Documents pour le cours d'histoire de la justice

      

    JUSTICE ET OPINION A PARIS SOUS LOUIS XVI

 Episodes de la Pré-Révolution judiciaire

 

Paru dans Justice et opinion publique, dir. J.J. Sueur, L’Harmattan, Paris, 2002, pp. 177-196.

                                                                              Michel Bottin
                                                                  Professeur d'Histoire du droit
                                                    Faculté de droit, Laboratoire ERMES, Université de Nice


          Les grands débats politiques et sociaux qui jalonnent le XVIIIe siècle français ont tous, directement ou indirectement, une dimension judiciaire. Le grand procès, chargé de valeurs et de symboles, y dépasse en effet le prétoire et le cercle étroit des juristes pour atteindre des dimensions inaccoutumées. Il contribue mieux que toute autre forme de débat à former l’opinion dans une succession de causes célèbres. Le phénomène est directement lié à la multiplication des salons et à la diffusion des gazettes ou des feuilles manuscrites. Il évolue au fil des hésitations puis des ouvertures de la censure. La nouveauté est réelle. Elle est servie par deux intérêts complémentaires : celui des cours de justice soucieuses d’affirmer leur puissance face au pouvoir royal ; celui des critiques politiques et sociaux pour qui le procès est une occasion unique d’ouvrir un débat qui ne pourrait être abordé par d’autres voies. Quelques grandes affaires scandent ainsi le règne de Louis XV : les procès liés à la liquidation du Système ou à la querelle janséniste, les affaires Calas, Sirven et La Barre popularisées par Voltaire, l’offensive parlementaire contre les Jésuites, l’affaire La Chalotais pour s’en tenir au plus connues.

 

          Les cours de justice dites souveraines, particulièrement les parlements, sont placées pendant tout le siècle au centre de cet immense débat. Cette histoire s’inscrit dans une forte tradition d’opposition au pouvoir royal, illustrée jadis par quelques épisodes fameux comme la Fronde parlementaire de 1648. Elle repose sur le pouvoir d’exercer à côté de leur fonction judiciaire un véritable contrôle sur les lois du roi à l’occasion de leur enregistrement au greffe de la cour. Louis XIV avait mis un terme à cette pratique que les magistrats concevaient comme un véritable contrôle de légalité, voire parfois d’opportunité, des décisions royales. La déclaration du 24 février 1673 imposait ainsi l’enregistrement préalable avant toute remontrance. Toutes les cours, même les plus frondeuses, et y compris le puissant Parlement de Paris, étaient entrés dans le rang. Pour un temps seulement. A la mort de Louis XIV la déclaration du 15 septembre 1715 rendait aux cours leurs prérogatives en matière d’enregistrement. Cette décision constitue l’acte politique fondateur du XVIIIe siècle politique français. Jusqu’à la Révolution, politique et justice seront enchevêtrées.

         La puissance des cours ne tient pas seulement à leur position constitutionnelle ; elle repose aussi sur l’influence des groupes sociaux liés au monde de la judicature. Les vieilles habitudes procédurières et les créations d’offices de justice ont progressivement renforcé leur présence dans toutes les couches de la société. Ce monde du Palais tient, tant à Paris que dans les capitales provinciales, une place centrale dans la diffusion des informations judiciaires et dans la formation de l’opinion. Cette puissance est particulièrement sensible à Paris : un Parlement de plus de 250 magistrats, avant la réforme de 1751, une Chambre des Comptes où le nombre des maîtres, auditeurs et correcteurs est supérieur à 200, une Cour des Aides de cinquante conseilleurs et présidents, à quoi s’ajoutent le Grand Conseil (53 personnes) et la Cour des Monnaies pour ne s’en tenir qu’au seules cours de rang souverain soit près de 600 magistrats. A cela il faudrait ajouter les juges du Châtelet, première juridiction de France au rang bailliager : une soixantaine de juges mais surtout 236 procureurs, 113 notaires, 50 greffiers… en tout pour le Châtelet et ses juridictions annexes on dénombre quelques 1550 charges. Mercier dans son Tableau de Paris note qu’on compte à Paris 550 avocats, 800 procureurs, 500 huissiers. A quoi il faut ajouter la basoche, cette foule de clercs, de secrétaires et d’étudiants en droit donne à la judicature ses couleurs les plus populaires…et les plus contestataires.

 Plusieurs milliers de personnes de rang strès divers vivent ainsi des activités du Palais. L’information y circule sans véritable obstacle et se répand hors de l’enceinte du Palais, des salons de la haute société aux faubourgs de l’est de Paris. Les affaires importantes y attirent la foule de ces professionnels du droit. C’est là que circulent les mémoires et les factums  d’avocats, le plus souvent illisibles par les non juristes. Les cercles de l’opinion éclairée peuvent alors jouer leur rôle. A l’autre bout de l’échelle sociale, des relais d’opinion moins bien connus, diffusent l’information jusque dans les quartiers populaires.

 

          Les grandes batailles politico judiciaires du règne de Louis XV culminent dans les années  1760 avec les grands conflits opposant le pouvoir royal aux parlements de Pau et de Bretagne. Ils sont marqués par une politisation croissante. C’est à cette poussée que répond l’initiative du Chancelier de Maupeou en 1771 de réformer profondément la justice : division du ressort du Parlement de Paris, changement du personnel de la cour parisienne, suppression de charges, suppression de la vénalité dans les tribunaux supérieurs nouvellement créés, etc… Elle brise la résistance des cours et le mouvement de politisation. Pas pour longtemps. A la mort de Louis XV le 10 mai 1774, le nouveau roi souhaite bâtir son règne sur un ordre judiciaire pacifié. Il rétablit l’ordre traditionnel non sans nouvelles dispositions : une stricte ordonnance de discipline, une suppression de chambres au Parlement de Paris réduit à moins de 150 membres, une cour plénière pour juger les magistrats coupables de forfaiture. L’ensemble fut enregistré sans présentation préalable au Parlement, directement en lit de justice, le 12 novembre 1774. La mesure a été considérée  comme la cause première de l’échec de Louis XVI. « Je lui avait fait gagner un procès qui durait depuis trois cents ans…il veut le reperdre…il est foutu » avait prophétisé Maupeou. C’est là en fait une approche qui ignore la plus grande partie du règne, de 1774 à 1787. Jusqu’à l’été 1787 et les premières turbulences pré-révolutionnaires on compte peu de conflits politiques liés à des opérations d’enregistrement. Durant cette période le Parlement de Paris n’est réuni que trois fois en lit de justice !

                           C’est donc une véritable période de pacification et de collaboration qui marque cette partie du règne de Louis XVI. C’est là le résultat de la politique de Vergennes et de Miromesnil. Le reflux des grandes affaires politiques est propice à une meilleure observation des questions judiciaires. Plus profondément peut-être il semble même que l’espace laissé libre par la baisse du nombre d’affaires politico judiciaires, le plus souvent liées à des opérations d’enregistrement, ait été compensé par la médiatisation de quelques procès. Voltaire a fait école !

                           Quelques grandes affaires ont ainsi servi de levier aux réformateurs et aux opposants. Toutes sont au cœur des débats des années 1780 : lettres de cachet, gestion des finances publiques, privilèges nobiliaires, fonctionnement de la justice, usage de la torture… Ces procès s’enchaînent de 1774 à 1787 dans un mouvement sans cesse plus puissant. Ils forment la trame d’une pré-révolution judiciaire qui trouvera sa traduction politique avec la réunion des Etats Généraux.

 

 

Les aventures judiciaires de Beaumarchais

Affaire Goëzman/Beaumarchais

 

 

 

                         Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, alors auteur sans succès, exerce dans les années 1760 les fonctions de fondé de pouvoir du financier Pâris-Duverney. Un arrêté de compte signé en avril 1770 entre Beaumarchais et le financier est dénoncé après la mort de celui-ci par son légataire universel, le comte de La Blache. Débouté en première instance en février, La Blache fait appel devant le Parlement de Paris façon Maupeou. L’instruction est confiée au juge rapporteur Goëzman. Beaumarchais pour faire valoir sa cause prend contact avec l’épouse du magistrat, lui verse 100 louis  et lui fait cadeau d’une montre. En vain. En avril 1773 le rapporteur conclut à la nullité de l’arrêté de compte. Beaumarchais est donc considéré implicitement comme un faussaire. Des suites financières et peut-être pénales sont prévisibles. La situation de Beaumarchais, déjà aux abois, se dégrade un peu plus. Enfin en mai il est condamné à la suite d’une rixe avec le duc de Chaulnes et incarcéré.

                         C’est dans ce contexte très difficile pour lui que Beaumarchais réagit et répand dans Paris le bruit qu’il avait versé au conseiller Goëzman 100 louis simplement parce qu’il ne parvenait pas à obtenir d’audience. En l’absence de résultat, il réclame la restitution des présents. Goëzman réagit en engageant un procès criminel contre Beaumarchais pour calomnie et demande à son épouse de restituer l’argent et la montre. Celle-ci, de sa propre initiative, conserve toutefois 15 louis pour couvrir des frais de secrétariat. Ne trouvant pas d’avocat pour le défendre, Beaumarchais assure lui-même sa défense en publiant à Paris chez Simon au mois de septembre 1773 un Mémoire à consulter où il décrit avec un grand talent d’auteur de théâtre le déroulement de l’affaire. Ce qui n’était pour Beaumarchais qu’une défense le dos au mur devient un succès de librairie. Il publie, un mois plus tard chez Guillou un Supplément au mémoire à consulter où l’affaire prend un tour de comédie sur fond d’enquête policière. Les époux Goëzman répliquent, tentent de ferrailler par mémoires justificatifs, s’embourbent. Beaumarchais profite de l’aubaine et réplique. Il publie coup sur coup deux autres mémoires, chez Clousier une Addition au supplément en décembre 1773 et en février 1774 un  Quatrième mémoire  quatre jours avant le verdict.

                          La portée du débat est immense. D’abord parce que la tournure littéraire des mémoires plaît au public des salons et trouve des échos bien au-delà du cercle étroit des lecteurs des factums d’avocats. Beaumarchais y apparaît comme un chroniqueur littéraire de grand talent. Les arcanes de la procédure et les subtilités juridiques y sont présentées avec exactitude. Manifestement Beaumarchais est un bon connaisseur. Voltaire, pourtant favorable à la réforme de Maupeou, dira du Quatrième mémoire qu’ « il n’y a point de comédie plus plaisante, point de tragédie plus attendrissante, point d’histoire mieux contée et surtout d’affaire épineuse mieux éclairée ».   Ses attaques et justifications soulèvent un intérêt d’autant plus fort qu’elles sont tournées contre un magistrat du Parlement-Maupeou. Tout le public hostile à la réforme du chancelier et aux mesures autoritaires du triumvirat Maupeou-Terray-d’Aiguillon suit l’affaire avec délectation. Goëzman n’est-il pas un proche du duc d’Aiguillon ? Beaumarchais est condamné au blâme, c’est-à-dire à la perte des droits civiques. Il est fêté dans tout Paris. Après l'avènement de Louis XVI il retrouve une certaine faveur. Il reprend le procès devant le nouveau Parlement et obtient en 1776 l’annulation de la sentence. En 1778 il réussit enfin à faire condamner La Blache. Entre-temps, et grâce aux mémoires contre Goëzman, Beaumarchais est devenu un auteur à succès. Sa nouvelle gloire parisienne, et la protection du prince de Conti, lui a permis de faire jouer Le Barbier de Séville le 26 janvier 1775. Le ministère Maupeou-d’Aiguillon le lui refusait depuis 1773.

 

 

Réflexions critiques sur l’usage des lettres de cachet

Affaire Latude

 

 

                         Le débat sur l’usage des lettres de cachet prend une ampleur inconnue jusque-là à partir du règne de Louis XVI. Il s’agit moins de critiquer l’arbitraire du roi ou de ses agents que de faire apparaître les multiples dysfonctionnements judiciaires que provoque la pratique. Il faut régler l’usage des lettres de cachet dans un souci de meilleure justice. C’est la position que défendent les magistrats. L’affaire Latude, en contribuant à populariser la question, donne à la critique une dimension nouvelle.

                        Latude, de son vrai nom Jean Daney, est né en 1725 en Languedoc. Après une carrière de chirurgien militaire on le retrouve démobilisé en 1748 après la guerre de Succession d’Autriche, sans emploi et sans argent à Paris, à la recherche d’une bonne affaire. Il imagine alors un stratagème propre à le rendre riche. Il adresse un faux colis piégé à la marquise de Pompadour et dans le même temps dénonce l’existence d’un complot. Il en attend une forte récompense. Mais la manœuvre est rapidement découverte. On l’enferme à la Bastille sur lettre de cachet. Ici commence une longue carrière d’enfermement ponctuée d’évasions rocambolesques, de folies simulées et de mystifications de toutes sortes. Il n’en sort qu’enen 1777. Mais un mois plus tard, arrêté pour vol, il est conduit toujours par lettre de cachet, à Bicêtre. Entre-temps il a trouvé une protectrice, Madame Legros, qui tient un salon à la mode où on parle de lui et où on raconte ses aventures. Latude devient célèbre. Il est finalement libéré en mars 1784 à 59 ans après 35 ans de prison sur lettre de cachet. Il devient alors la coqueluche des salons et multiplie les procédures pour obtenir des réparations. Il publiera en 1789 et 1790 ses récits d’évasion. C’est dans ce contexte, où se mêlent curiosité et critique, que le Parlement de Paris est saisi de plusieurs affaires portant sur l’usage des lettres de cachet.

                       La première concerne Jean-Baptiste Favriot, un commerçant arrêté par lettre de cachet et incarcéré dans des conditions inhumaines. L’affaire dénoncée devant la cour par un conseiller de la Chambre des Enquêtes en juillet 1778 aboutit à une protestation officielle du Parlement. Le 21 août le premier président d’Aligre à la tête d’une délégation se rend à Versailles pour porter au roi les remontrances du Parlement.

                           La protestation est renouvelée en janvier 1779 à la suite de l’affaire Rigault, un ancien maire de Marseille, dont les magasins avaient été incendiés. Plusieurs personnes avaient été condamnées en première instance. Mais en appel le Parlement de Toulouse saisi de l’affaire avait prononcé leur acquittement. L’affaire fut alors évoquée aux Requêtes de l’Hôtel à Paris et les coupables présumés furent enfermés à la Conciergerie. Le Parlement de Paris proteste une nouvelle fois, par l’envoi d’une délégation à Versailles, contre le détournement de procédure et l’usage des lettres de cachet.

                           Une troisième affaire éclate alors avec la dénonciation par un membre des Enquêtes de l’incarcération de deux physiocrates renommés, les abbés Baudeau et Roubeau, à la suite de critiques répétées contre certains entrepreneurs parisiens accusés de collusion dans la passation des marchés. L’un des pamphlétaires aurait été incarcéré au Chatelet. La cour, pourtant très critique envers les idées libérales, s’élève officiellement contre la mesure.

                                 D’autres affaires semblables suivent. Elles trouvent un puissant relais avec les aventures survenues à Gabriel Honoré de Riquetty, marquis de Mirabeau. Celui-ci, après avoir accumulé dettes et scandales, est enfermé en 1773 par lettre de cachet à la demande de son père afin de le soustraire aux rigueurs de la justice. Mais les facilités de sa détention à Dôle lui permettent une liaison avec l’épouse du premier président de la Chambre des Comptes de Dôle, Sophie Monnier. Découvert, il s’enfuit avec elle en Suisse en 1776 puis en Hollande. Ils sont arrêtés. Sophie est enfermée à Paris dans une maison de discipline. Mirabeau est condamné à mort pour rapt et adultère. La peine fut finalement commuée en trois ans de captivité au Château de Vincennes. C’est là qu’il écrira son Essai sur les lettres de cachet en 1783.

 

 

La robe et l’épée. La critique sociale au Palais

Affaire Pernot/Moreton

 

 

                           Les manifestations de supériorité nobiliaire sont dans les années 1780  de plus en plus mal perçues par le public. Le succès du Mariage de Figaro en porte témoignage. La pièce a été créée à la Comédie Française le 27 avril 1784 mais elle a été présentée aux  Comédiens Français le 29 septembre 1781 ; elle circule depuis dans le public et on en joue des scènes dans les salons. Entre-temps, Mirabeau est confronté aux rigueurs de la censure et doit corriger et amender certains passages. Le public suit avec intérêt le parcours d’obstacles.

                              C’est dans ce contexte qu’éclate en1782 une affaire sans lien direct avec la pièce, mais propre à en souligner l’actualité. Le 9 avril 1782, à la Comédie Française survient avant que le spectacle ne commence, un incident entre un certain Pernot-Duplessis, procureur auprès le Parlement de Paris et un jeune noble Moreton-Chabrillard, capitaine des gardes du comte de Provence, frère du roi.  Celui-ci réclame la place occupée au balcon par le procureur, arguant qu’elle lui revient de droit. Pernot-Duplessis réplique poliment qu’il ne la quittera pas. Le jeune noble insulte alors le procureur, le traite de « foutu robin » et menace de le jeter en prison pour la nuit s’il ne cède pas sa place. Face à la résistance de Pernot-Duplessis le capitaine des gardes met sa menace à exécution.

                         La scène, en présence de la meilleure société parisienne est une caricature vivante de l’opposition de la robe et de l’épée. D’un côté un noble hautain en habit rose, épée au côté et chapeau à plumes, de l’autre un procureur réservé vêtu de noir et un perruque longue. Pour le Parlement l’incident est grave. Il y voit une atteinte portée à l’ensemble des personnes travaillant au Palais. Le jeune noble a insulté la Robe. L’affaire vient à la Tournelle du Parlement le 31 juillet 82  « en présence d’une grande multitude de spectateurs de tous rangs » note le libraire Hardy. Chabrillard eut les plus grandes peines à trouver un avocat. Celui de Duplessis, Blondel, n’eut par contre aucune peine à plaider, plutôt que l’injure faite à la Robe en général, l’insulte faite à un simple citoyen. Il rangeait ainsi l’ensemble des critiques derrière la cause de son client. La cause de la Robe devenait celle de tout le public. Chabrillard fut condamné à payer 6000 livres de dommages.

 

 

 

L’affaire  du  collier

Affaire Rohan/La Motte

 

 

                            

                              Le cardinal Louis de Rohan, prince-évêque de Strasbourg et grand aumônier de France semblait être parvenu au faîte des honneurs. Il ambitionnait pourtant d’obtenir quelques faveurs financières supplémentaires afin de soutenir le nom des Rohan avec tout le faste nécessaire à une illustre maison. Selon lui et selon son entourage ses projets ne pouvaient aboutir du fait d’une vieille animosité de la reine elle-même. Rohan était prêt à tout pour rentrer en grâces auprès de Marie-Antoinette. Cette reconnaissance lui vaudrait alors tous les laissez-passer pour approcher le roi et les ministres dans les meilleures conditions.

                               Une occasion survint à la suite de la présentation à la reine par les joailliers  Böhmer et Bassange d’un magnifique collier de diamants d’une valeur de plus d’un million et demi de livres. Le prix fit hésiter la reine. L’épisode qui n’avait rien de secret donna l’idée à une intrigante, la comtesse de La Motte d’organiser une incroyable machination. Elle entra dans la confiance du cardinal et au moyen de quelques fausses lettres et de mises en scène lui expliqua que la reine ne pouvant acheter elle-même le collier, la chargeait de trouver un intermédiaire capable de se porter garant auprès des joailliers. Rohan enthousiasmé par la perspective de rendre ce service à la reine accepta l’offre. Le collier fut livré au cardinal qui chargea La Motte de le porter à la reine. Ce qui ne fut évidemment pas fait. Le collier fut dépecé, certains diamants furent conservés par l’intrigante ; d’autres, les plus gros, furent vendus à Londres par son mari complice. La comtesse continua à faire croire à Rohan que le collier avait été livré et que la reine, qui le remerciait, attendait la première occasion pour le manifester publiquement.

                              La reine alertée par les bijoutiers, qui ne voyaient toujours pas venir les échéances prévues, fit part de l’affaire aux ministres et au roi. L’escroquerie est alors découverte. Le cardinal prend alors conscience de la machination et tente trop tard de promettre de payer lui-même le prix du collier, ce qui manifestement était bien au-dessus de ses moyens.

                             La reine se considérait comme offensée. Le roi était courroucé. Les ministres, Vergennes, Miromesnil et Breteuil estimaient qu’au point où on en était arrivé il ne s’agissait plus d’une affaire entre Rohan, La Motte et les joailliers, mais que la reine était indirectement et bien involontairement impliquée. Le 15 août 1785 le cardinal fut arrêté à la sortie du cabinet du roi, dans la Galerie des glaces, et conduit à la Bastille. Le roi proposa alors à Rohan de choisir entre un traitement en justice retenue par une commission extraordinaire du Conseil ou un jugement en Parlement. Rohan choisit la seconde solution. L’affaire fut donc portée devant la Grand Chambre et la Tournelle du Parlement de Paris. Après une instruction en bonne et due forme par les rapporteurs Titon de Villotran et Dupuy de Macé, la cour jugea que le cardinal était persuadé qu’il avait fait la transaction pour le compte de la reine et qu’il avait été abusé par la comtesse de La Motte. Le 31 mai 1786, après une dernière séance de dix-huit heures, la cour déchargeait par trente voix contre vingt le cardinal de toute accusation ; elle condamnait La Motte à avoir les deux épaules marquées au fer rouge de la lettre V comme « voleuse » et à être emprisonnée à perpétuité à la Salpétrière. Les biens des époux La Motte étaient en outre confisqués au profit de Rohan à titre de dommages.

                             L’affaire avait été suivie avec une attention extrême par le public. Les bruits les plus fous avaient couru, y compris évidemment  la complicité de la reine. Le verdict fut salué par une foule en délire qui acclama longuement Rohan par des « vivat » ! Lorsque le peuple présent vit que le cardinal remontait dans le carrosse du gouverneur de la Bastille pour passer une dernière nuit en prison, une émeute faillit éclater.

                           Le verdict déplut au roi dans la mesure où le complet acquittement ne permettait pas de dénoncer le comportement pour le moins irresponsable de Rohan vis à vis de la reine. Le lendemain Breteuil demandait au cardinal sa démission de la charge de grand aumônier et l’exilait dans son abbaye de la Chaise-Dieu.

           Ce véritable fait divers était bien une affaire d’Etat. Dans le public informé à travers les mémoires d’avocats elle était devenue l’affaire du « collier de la reine ».  Il éclaire les relations entre le pouvoir politique, la justice et l’opinion d’une façon très nouvelle. Le traitement en justice ordinaire de cette affaire est une première. En d’autres temps pour une affaire aussi délicate on aurait utilisé les voies de la justice retenue en Conseil. Le Parlement de Paris a probablement été surpris qu’on lui attribue l’affaire. Il s’en trouvait rehaussé et placé au centre d’une affaire particulièrement médiatisée. A cela s’ajoutait le fait que le Parlement jugeait indirectement la reine et même le pouvoir royal. On se garda cependant d’avancer le moindre élément qui eut pu faire croire, sinon à une complicité du moins à un penchant bien connu de la reine pour les bijoux, même si ces arguments auraient pu servir la cause de Rohan. En politisant directement l’affaire la cour risquait de se voir dessaisie au profit du Conseil. Il n’empêche que le Parlement en acquittant Rohan, en faisant de lui une victime et en refusant de considérer l’affaire autrement qu’au plan civil, plaçait la reine dans une situation difficile. La cour parisienne, qui ne se privait jamais dans les grandes occasions de donner une tournure politique aux affaires se gardait de critiquer ce Rohan qui compromettait la reine de France. Indirectement le Parlement faisait le procès de la reine en laissant le public libre de penser qu’après tout sans l’escroquerie de La Motte la reine aurait pu accepter et payer le collier. C’était aussi le procès du roi peut être capable de financer une pareille opération !

 

 

La justice criminelle en accusation

L’affaire des condamnés à la roue

 

 

            Les débats autour de l’usage de la torture et de l’application des peines mutilantes n’ont cessé de se développer tout au long du XVIIIe siècle. Il eut pour résultat un net recul de l’application de ces peines par les tribunaux. La question préalable supprimée par la déclaration du 24 août 1780 n’était en fait que fort peu utilisée depuis une trentaine d’années. La suppression de la question préparatoire, très peu utilisée elle aussi, par la déclaration du 1er mai 1788 mettra un terme définitif à cette partie du débat.

             Celui-ci reste ouvert en ce qui concerne les peines corporelles comme la mutilation ou les modes particuliers de mise à mort comme le bûcher ou surtout la roue. La peine introduite en 1524 pour les voleurs de grand chemin fut étendue aux crimes les plus graves comme le parricide. La peine est encore assez souvent appliquée au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle et provoque toujours l’émotion du public. Celle-ci est d’autant plus forte que plusieurs erreurs judiciaires ont en quelques années fait reculer dans l’esprit public la certitude que ces peines terribles punissaient des coupables qui méritaient ce châtiment. Dans certains cas le doute plane même sur le bon déroulement de la procédure. La dureté de ces peines favorise ainsi une prise de conscience du risque d’erreur judiciaire.

               La cause de Marie-Françoise Salmon, servante condamnée au feu comme empoisonneuse par le Parlement de Rouen le 17 mai 1772 a beaucoup fait progresser le débat. Soutenue par un entourage convaincu de son innocence elle bénéficia d’un sursis à  exécution puis obtint une révision du procès. Elle fut alors condamnée à la prison. La sentence fit l’objet d’un pourvoi en cassation au Conseil du roi. L’affaire bénéficia alors l’objet d’une très importante publicité. Le Mémoire justificatif de son avocat rouennais Lecauchois et la Consultation d’un des avocats les plus réputés de Paris, Fournel, tous deux publiés en 1786 s’arrachèrent chez les libraires en quelques jours. Après cassation l’affaire fut renvoyée devant le Parlement de Paris qui par arrêt du 22 mai 1786 déchargeait Marie Françoise Salmon de toute accusation. Tout Paris fêta la jeune servante. Elle en devint une célébrité et, accompagnée de son avocat Lecauchois, on put la voir dans tous les spectacles de Paris, du Théâtre Français à la Comédie italienne en passant par le Vaux-Hals, Ruggieri et les Boulevards.

          C’est dans ce contexte émotionnel que survint la condamnation en 1785 pour vol nocturne par le bailliage de Chaumont de trois vagabonds Bradier, Lardoise et Simare, aux galères à vie. Le Parlement éleva la peine à la roue. Les avocats des condamnés formèrent un pourvoi en cassation. L’affaire prit alors une tournure plus publique. Un Mémoire justificatif anonyme  suivi d’une consultation signée de Legrand de Laleu fut diffusé. Bientôt tout le monde su que l’auteur du Mémoire était Charles Dupaty président à mortier au Parlement de Bordeaux. Le magistrat y dénonçait des erreurs de procédure et la cruauté de la sentence. Il soulignait en outre que la décision avait été prise par une simple Chambre des vacations. La cause attira les littérateurs : les Moyens de droit pour Bradier, Simare et Lardoise, condamnés à la roue , à Paris, Imprimerie de Philippe Denys Pierre, 1786, connut également un grand succès. Mais le Mémoire de Dupaty, en raison de la personnalité du magistrat, eut un retentissement majeur. On le vendit avec le portrait de l’auteur partout en France et même en Europe. Certains marchands assuraient même qu’il était vendu au profit des condamnés.

           Plusieurs critiques et attaques de Dupaty contre la loi et la justice ne pouvaient être laissées sans suite. Le Parlement réagit. L’avocat général Louis Séguier prononça des réquisitions le 11 août 1786 condamnant le Mémoire à  « être brûlé par la main du bourreau comme calomnieux contre tous les tribunaux et injurieux aux magistrats » . Il fut suivi par la cour. Le Parlement au sein duquel Dupaty comptait de nombreux partisans, fut cependant très troublé. L’opinion s’émut encore davantage. L’affaire des condamnés à la roue était devenue l’affaire Dupaty. Elle ébranlait l’opinion et servit selon l’opinion du conseiller d’Etat Vidaud de La Tour les vues de tous ceux qui veulent « forcer le gouvernement à faire une nouvelle législation criminelle ».

           Dans l’immédiat l’intervention de Dupaty portait ses fruits. La procédure fut entièrement reprise et les prévenus acquittés.

 

 

Les comptables publics devant le juge

Affaires Marvoin, Sainscy, Bourboulon, Sainte James et Mégret de Sérilly

 

 

            Le système financier public, antérieurement à la réforme du Trésor de mars 1788, repose sur un ensemble de comptables publics, pourvus d’offices et compétents non seulement pour encaisser les revenus publics et acquitter les dépenses publiques, mais aussi pour faire au Trésor les avances nécessaires. Le système comporte des défauts souvent dénoncés, par Necker entre autres, mais il a aussi ses avantages;  il offre en particulier une grande capacité de mobilisation des crédits à court terme. L’ensemble dans sa partie la plus puissante, celle des receveurs généraux, forme un efficace groupement de moyens financiers capable de soutenir le Trésor.

             Cette organisation se fragilise dans les années 1784-1786 pour deux séries de raisons. Les unes tiennent à la liquidation des immenses emprunts contractés pendant la guerre maritime contre l’Angleterre de 1778 à 1783 et à l’accumulation des échéances. Les autres tiennent aux pratiques des comptables eux-mêmes qui ont souvent étendu démesurément leurs activités : plusieurs ont investi des capitaux considérables dans l’industrie ou l’agriculture ; d’autres ont pris des engagements boursiers risqués. Leur objectif était principalement d’accroître leur puissance financière et par suite leur capacité de prêter au Trésor. Ils l'ont fait avec l'aval, au moins tacite, sinon les encouragements discrets,  des contrôleurs généraux des Finances successifs. Le défaut fut d’accroître la confusion entre deniers publics et deniers privés et de geler trop de deniers publics dans des entreprises privées. La pression consécutive au retour à la paix et à la médiocre conjoncture économique provoquent au cours du premier semestre 1787 une série de faillites et de banqueroutes retentissantes.

 

              La première affaire survient le 20 janvier avec la fuite à Anvers d’un receveur général des Finances François-Joseph Marvoin. La Chambre des Comptes de Paris engage une procédure criminelle qui jette le trouble parmi les financiers et les créanciers de l’Etat.

               La seconde affaire survient quelques jours plus tard avec la banqueroute de Claude Baudart de Sainte James, un des deux trésoriers généraux de la Marine et un des plus puissants financiers de Paris. Sainte James a développé un véritable empire industriel en liaison avec les besoins de la Marine. Il est un des fondateurs du Creusot. Il est aussi administrateur de la Caisse d’Escompte, de la Compagnie générale des Eaux… Voulant éviter un procès difficile en Chambre des Comptes ou en Cour des Aides, Sainte James se constitue prisonnier à la Bastille le 2 février. Son cas est jugé par une commission du Conseil, en dépit des protestations de la Chambre des Comptes. Le passif s’élève à 28 millions. Ses biens sont vendus. Sainte James décède à sa sortie de la Bastille le 3 juillet 1787.

               La troisième faillite survient le 17 février. Elle concerne Louis-René Marchal de Sainscy, régisseur des économats, chargé de collecter les revenus des bénéfices vacants et des propriétés ecclésiastiques confisquées, telles celles des Jésuites.

                La quatrième faillite survient le 5 mars 1787 avec la mise sous scellés de l’hôtel du trésorier du comte d’Artois, frère du roi, Antoine Bourboulon. Celui-ci s’enfuit en Angleterre au moment ou la Chambre des comptes décrète son arrestation.

                La cinquième faillite, aussi grave que celle de Sainte James, est celle d’Antoine François Mégret de Sérilly, un des deux trésoriers généraux de la Guerre. L’affaire éclate le 1er juin. Le 4 juin les enquêteurs de la Chambre des Comptes après examen de sa comptabilité mettent à jour un déficit de 5,4 millions de livres. Il n’y aura plus d’autres faillites dans les deux années qui suivent.

               Ce véritable séisme a provoqué une immense émotion dans les milieux financiers et entrainé de fortes turbulences à la Bourse. A ce titre ces affaires, très techniques, concernent directement le public. Elles surviennent à une époque où le débat sur les finances publiques se popularise. L’édition réduite du célèbre Traité de l’administration des finances de Necker a été ainsi un très grand succès de librairie. La série d’affaires survient en outre dans un contexte politique particulièrement difficile : celui de la convocation de la première Assemblée des Notables, du renvoi de Calonne et de l’ascension politique de Loménie de Brienne. L’intervention de la Chambre des Comptes, habituellement plus discrète que le Parlement, permet de pénétrer au cœur des mécanismes financiers et lève les premier voiles sur des questions habituellement hors de toute publicité. Deux mois plus tard le Parlement de Paris osera demander la communication des états de finances et engagera des poursuites judiciaires contre Calonne. Ici encore c’est l’institution judiciaire qui nourrit et canalise le débat d’opinion.

 

 

Conclusion

De l’opinion populaire à l’opinion publique

 

 

                 On a vu dans ces épisodes une pré-Révolution judiciaire préparant la pré-Révolution politique qui commence avec la réunion de l’Assemblée des Notables au printemps 1787. Le Parlement de Paris en est l’acteur principal : dans un premier temps il développe une critique à partir de ses pouvoirs judiciaires, dans le second il s’appuie sur son pouvoir d’enregistrement des lois et de gardien de la constitution. Ce sont là cependant les deux faces d’une même réalité : le Parlement de Paris est le lieu focal vers lequel convergent les tensions d’une société en mutation. Aucune autre institution ne lui est comparable car aucune ne dispose d’un champ d’action assez large pour assurer le débat. Les autres cours souveraines, de Paris et de province, apparaissent de plus en plus avec la montée du débat social et politique comme des relais de la cour parisienne. Quant au Conseil du roi, simple « conseil du prince » comme disait Montesquieu, il n’a pas vocation à développer une critique qui aurait des échos dans le public.

                  Si ce rôle central du Parlement de Paris dans le débat d’idée qui agite le pays n’est pas douteux, il ne peut guère être que passif. On imagine mal en effet ce conservatoire de l’ordre social procéder à des remises en causes propres à propager les Lumières. Son égoïsme, bien servi par son esprit de corps, a été depuis longtemps amplement souligné par les historiens : les uns lui reprochent son enracinement dans un ancien régime impossible à réformer, les autres voient en lui le pouvoir hostile qui a empêché la monarchie d’opérer à temps sa modernisation. Le Parlement ne saurait être que fermé ou au mieux, lorsqu’il agit positivement, que calculateur ou intéressé. Lorsqu’il critique les lettres de cachet c’est pour dénoncer l’absolutisme ; lorsqu’il défend Rohan c’est pour montrer au ministres qu’ils ne sont pas les maîtres ; lorsqu’il protège Beaumarchais c’est en hommage à celui qui a déstabilisé le Parlement-Maupeou ; lorsqu’il défend les Jansénistes c’est pour prendre le contre-pied du roi ; lorsqu’il s’oppose aux innovations fiscales c’est pour protéger les privilèges de ses membres. On a depuis longtemps pris l’habitude de cette présentation. Ce n’est donc qu’involontairement et presque contre son gré que la cour parisienne aurait joué le rôle de relais d’une opinion publique élaborée et pétrie ailleurs, dans les salons, les librairies et les sociétés de pensée.

            Une autre approche est possible, sans doute plus  conforme à la réalité. La très haute idée que ces magistrats ont de la justice -et aussi de leur fonction de juge- les rend parfois capables des positions les plus indépendantes. Ils épousent alors les idées de l’époque avec d’autant plus de facilité qu’ils ne dédaignent pas le soutien du peuple. Le lien qui unit le Parlement et la population parisienne est fort et ancien. Il existe entre eux une complicité qui remonte à la Ligue et à la Fronde. Le Parlement est populaire, popularis, au sens où on l’entendait à Rome des hommes aimés par le peuple et appelés à en réaliser les aspirations. Entre lui et ce peuple, le monde des gens de justice assure le lien et réduit l’immense distance sociale qui les sépare. Opposant politique par nature et par devoir, le Parlement sait écouter l’opinion, celle du peuple de Paris. Aucun pouvoir ne ressent mieux que lui ses pulsions et ses désirs. Il est, bien avant le roi, le véritable souverain de Paris. Il connaît sa puissance et sait fort bien que sa fonction de « défense », selon la terminologie constitutionnelle de l’époque et par opposition à la fonction de « représentation » assurée par les Etats généraux, ne consiste pas seulement à vérifier la conformité des lois du roi par rapport aux lois fondamentales mais aussi à refuser l’enregistrement en cas d’atteinte aux libertés individuelles.

           Tout ceci peut paraître théorique et peu réaliste. Il n’empêche que de la déclaration des vingt-sept articles du 15 juin 1648 à l’arrêté du 3 juin 1788 on pourrait recenser une impressionnante liste de décisions parlementaires allant dans le sens de ce qu’on appellera plus tard la défense des droits de l’Homme. Le Parlement de Paris c’est aussi cela.

          On ne manquera certes pas d’objecter que sa défense de la liberté contre ce qu’il qualifie volontiers de « despotisme » des ministres, son opposition aux lettres de cachet qui détournent le cours de la justice, ses réticences de plus en plus marquées envers l’usage de la question jugée d’autant plus inhumaine qu’elle apparaissait inutile, ses protestations contre les empiétements de la justice retenue, ne feront jamais oublier, entre autres choses, que L’Emile fut condamné à être brûlé par le bourreau. Censure, peines corporelles, défense des privilèges, le Parlement ne paraît guère acquis aux Lumières, telles que les expriment l’opinion publique naissante. Il perçoit mal cette nouvelle exigence de l’esprit, voire du sentiment. Il préfère écouter Paris et ses désirs concrets et immédiats. Si, au moment où le gouverneur de La Bastille raccompagnait Rohan pour une dernière nuit de prison, une émeute avait éclaté qui peut être sûr que le Parlement aurait soutenu une opération de maintien de l’ordre ? 

            Comment pourtant penser que la cour est restée imperméable à la pénétration des idées nouvelles ? A l’hostilité foncière des grands chambriers répond l’attitude contestataire de nombre des conseillers des Enquêtes. D’ailleurs la cour, on l’a vu, ne fonctionne pas en vase clos. Les avocats, en particulier, ont pressé le Parlement de devenir la voix de la Nation. Cela ne pouvait que le flatter. Mais cela lui imposait aussi d’épouser l’opinion publique  et plus seulement l’opinion du peuple de Paris.

            La crise de conscience qui frappe alors le Parlement est à la mesure des enjeux. Il ne s’agissait pas seulement d’ajouter à sa fonction originelle de « défense » des lois celle de « représentation » de la Nation. La cour pratiquait ce dédoublement depuis longtemps en matière fiscale grâce à la théorie de l’interstice. Il lui fallait aussi adopter le discours des Lumières de la fin du siècle, passer de Montesquieu à Rousseau, de Muyard de Vouglans à Beccaria. C’était certainement beaucoup demander. La suite des événements l’a montré. Considérer pourtant que cela fut fait sans déchirements serait excessif. Les difficiles débats internes de la pré-Révolution politique font apparaître la progression des idées nouvelles. Le moment viendra alors où le Parlement, en quelque sorte sommé par l’opinion publique de choisir entre la réforme et la révolution, éclatera sous la pression de la contradiction.

 

 

 

Indications bibliographiques

 

         Sur les causes célèbres et sur leur influence sur l’opinion au XVIIIe siècle, particulièrement sous Louis XV, Sarah Mazah, Vies privées, affaires publiques. Les « causes célèbres » de la France pré-révolutionnaire, Paris, 1996, traduit de l’anglais. Sur l’influence des avocats voir les développements de Jean-Pierre Royer, Histoire de la justice en France, Paris, PUF, 1995, et M.P Fitzsimmons, The parisian order of Barristers and the french Revolution, Harvard, 1997

        Pour le règne de Louis XVI. Sur le Parlement de Paris, Stone Bailey, The Parlement of Paris.1774-1789, U.North Carolina, Chapel Hill, 1981.

        Sur les affaires judiciaires, J-F, Boscher, French finances. 1770-1795.From buissiness to Buraucracy, Cambridge, 1970 ; Michel Bruguière. Gestionnaires et profiteurs de la révolution. La gestion des finances française de Louis XVI à la Révolution, 1986 ; Jean Egret, La Pré-révolution française.1987-1988, Paris PUF, 1962 ; Frantz Funk-Brentano, L’affaire du collier, Paris, 1901 et Les lettres de cachet à Paris, Paris, 1903 ; Abbé Georgel, Mémoires pour servir à l’histoire des événements de la fin du dix-huitième siècle, Paris, 1817, au T. 2 ; Claude Petitfrère, 1784. Le Mariage de Figaro, prélude à la révolution française, Bruxelles, 1989 ; Claude Quétel, De par le Roy. Essai sur les lettres de cachet, Toulouse Privat, 1991 ; Roger  Wahl, La folie Sainte-James, Neuilly, 1955.

        Sur les questions de droit pénal soulevées par ces affaires, Jean-Marie Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, Paris, 2000 ; A. Esmein, Histoire de la procédure criminelle en France et spécialement de la procédure inquisitoire depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, Paris, 1882 ; André Laingui et Arlette Lebigre, Histoire du droit pénal, 2 vol., Paris Cujas, 1979-1980.

 

 

 

 

 

 

 

 

       

            

 

 

  

 

                                       

                                 

 

 

 

 

 

 

 

       

            

 

 

  

 

                                       

                                 

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