Joseph Raybaud et les décrets de 1964
 
 
Journée d’études sur l’Exécutif local
16 avril 2013
Laboratoire ERMES
Faculté de droit et de science politique
Université de Nice Sophia Antipolis
 
 
Communication de Michel Bottin
 
 
Joseph Raybaud, Président du Conseil général des Alpes-Maritimes (1964-1967) : défense et illustration de l’institution départementale
 
       
        Les études sur les présidents du Conseil général des Alpes-Maritimes se suivent et ne se ressemblent guère. Celles publiées par Nice Historique en 2011 le montrent bien. Chaque présidence illustre une manière d’être président de conseil général.  L’étude que je présente ici en ajoute une autre, peut-être inattendue. Les trois années de présidence de Joseph Raybaud sont particulières. On y retrouve certes toutes les caractéristiques d’une présidence d’élu de terrain, particulièrement dans les domaines de l’équipement rural. C’est d’ailleurs ce que fait Joseph Raybaud dans son village de Levens depuis 1929 et dans son canton depuis 1934. Son élection au Sénat en 1956 n’a fait qu’amplifier cette image de gestionnaire avisé de l’intérêt local.
        L’étude de ses trois années de présidence apporte cependant un éclairage différent. Sur l’image du gestionnaire s’en superpose une autre, celle d’un président prioritairement préoccupé par la défense de l’institution départementale menacée par une réforme administrative de grande ampleur. Toute sa présidence se déroule en effet sous le feu des réformes qui se succèdent de 1964 à 1966.
 
        Ces réformes reposent sur cinq textes :
        Le premier est un des trois décrets du 14 mars 1964 : il renforce les pouvoirs du préfet par une forte déconcentration réalisée au moyen de délégations délivrées par les différents ministères. Ce décret modifie complétement une pratique qui remontait à la Restauration et qui permettait aux chefs de service départementaux de travailler directement avec leurs ministres ou directeurs généraux respectifs. Cette pratique était fort éloignée de celle fixée par la loi du 28 pluviôse an VIII et que Napoléon I avait défendue pendant tout le Premier Empire. Le préfet était selon les termes de l’article 3 « chargé seul de l’administration dans le département ». Seul Persigny, sous le Second Empire, avait tenté de revenir aux fondamentaux de l’an VIII au moyen d’une déconcentration partielle des pouvoirs du préfet. La loi du 10 août 1871 en était revenue aux pratiques antérieures : les chefs de service, coordonnés par le préfet, sont les gestionnaires des actions administratives dans le département, qu’elles soient déconcentrées ou décentralisées. La recentralisation opérée par ce décret est donc un événement.
        Le deuxième décret du 14 mars 1964 met en place, avec le préfet de région, une administration d’Etat au niveau régional. Le préfet de département lui est subordonné. Cette réforme s’inscrit dans le contexte du renforcement de la région comme cadre territorial d’élaboration et d’exécution du Plan quinquennal. C’est une grande nouveauté, sauf à la rapprocher de la création des préfets de région par le Gouvernement de Vichy.
        Le troisième décret du 14 mars 1964 crée des organismes consultatifs autour du préfet de région. Ceux-ci sont composés de fonctionnaires sauf la commission de développement économique régional, la CODER, qui comprend une moitié de socio-professionnels et un quart de représentants des communes et des conseils généraux de la région.
       Le décret du 26 mars 1965 crée les directions départementales de l’Agriculture, les DDA. Cette réforme s’inscrit dans un processus qui va progressivement révolutionner l’organisation des administrations de l’Etat dans le département. Des services jusque-là séparés sont réunis sous l’autorité d’un directeur unique. Cette réforme suit la création des directions des Affaires sanitaires et sociales par le décret du 30 juillet 1964 et précède la création des directions départementales de l’Equipement créées par le décret du 30 mars 1967 . On s’intéresse dans cette étude à la création des DDA parce que cette réforme préoccupe le Président Raybaut et parce qu’elle semble poser davantage de difficultés : il s’agit en effet de réunir dans une même administration sept ou huit services, souvent à forte identité administrative, dont le Génie rural, le service indispensable pour conduire une politique d’équipement rural.
        La loi du 6 janvier 1966 supprime la taxe locale sur le chiffre d’affaires. Le département avait obtenu en 1955 le partage de cette recette fiscale avec les communes. Cette taxe était devenue à côté des centimes additionnels la deuxième ressource fiscale du département ; son produit ne cessait d’augmenter, particulièrement dans le département des Alpes-Maritimes. Elle était en effet d’autant plus intéressante qu’elle dépendait de l’activité économique du département, ce qui n’était pas le cas des centimes. Le département avait enfin « son » impôt. Sa suppression onze ans plus tard est vécue comme un échec et une menace. Son remplacement par un versement représentatif de la taxe sur les salaires, le VRTS, n’apaise pas les craintes. Il y a bien une perte d’autonomie fiscale.
 
        Chacune de ces réformes porte atteinte à la nature même de l’institution départementale, celle qui repose sur la collaboration du préfet et du conseil général :
        Elle renforce beaucoup trop les pouvoirs du préfet au risque d’altérer la relation qu’entretiennent les services extérieurs de l’Etat et le conseil général.
        Elle affaiblit le conseil général qui ne peut plus travailler en confiance avec chaque service.
        Elle affaiblit le préfet de département désormais placé sous la coupe du préfet de région.
        Elle affaiblit le conseil général au plan budgétaire par une « régionalisation » budgétaire.
        Il s’agit donc d’une véritable révolution administrative, sans doute la plus importante depuis l’an VIII.
        Joseph Raybaud a compris tout cela. Il ne dispose pas encore au début de l’année 1964 de tous les éléments mais il est au courant des projets de réforme de l’administration préfectorale ; il sait ce que pourrait avoir comme conséquences la mise en œuvre d’une régionalisation du Plan ; il sait que la suppression de la taxe locale est programmée par le gouvernement ; il est au courant des bruits de réforme qui courent dans les couloirs du ministère de l’Agriculture et il sait au bout du compte que c’est le Génie rural qui en fera les frais et qu’il ne pourra plus travailler avec autant d’efficacité au développement des cantons ruraux. Parce que tout se tient et que Joseph Raybaud est un élu de terrain conscient des réalités locales.
        Mais il faut se méfier de cette façon de voir les choses. Joseph Raybaud ne s’intéresse pas à ces réformes parce que, sur tel ou tel point, elles risquent de l’empêcher de travailler correctement. Il s’intéresse à ces réformes parce qu’elles expriment une approche autoritaire de l’Etat et que le département, bastion des libertés locales, est directement visé. Il faut donc défendre le département.
 
        Où Joseph Raybaud a-t-il forgé cette analyse ? Au Sénat sans doute. Il y siège depuis huit ans et il y montré sa capacité à maîtriser les questions les plus délicates. Il est un spécialiste reconnu du droit budgétaire et des collectivités locales. Mais cela ne suffit toujours pas à éclairer complètement la réflexion de Joseph Raybaud sur ces questions. Il faut y ajouter l’expérience acquise au cours de la IVe République dans les cabinets ministériels, ceux de François Tanguy-Prigent à l’Agriculture, ceux de René Pleven à la Défense nationale, celui d’Edgar Faure à la Présidence du Conseil, celui de Cornut-Gentille aux Travaux publics. Il participe à ces cabinets de façon quasi continue pendant douze ans, de 1944 à 1956. Son élection au Sénat en 1956 met un terme à cette carrière.
        La question ainsi présentée, on peut convenir que personne, ou presque, ne peut mieux que Joseph Raybaud entrevoir le changement qui se prépare. Il faut résister et encourager tous les conseils généraux de France à le faire. Il faut en particulier que l’Assemblée des présidents des conseils généraux s’empare de la question. Voilà le levier. Mais pour être efficace, il faut y entrer et pour y entrer, il faut être président. C’est là sans doute la clé de sa candidature à la présidence du Conseil général des Alpes-Maritimes. Il y a une part de supputation dans cette   présentation. Joseph Raybaud n’a jamais dit qu’il s’était porté candidat dans ce but. Mais la coïncidence est troublante et les contacts qu’il a pris avec les présidents de conseil général renforcent l’hypothèse. Le fait qu’il n’ait pas rencontré dans cette entreprise le succès espéré est une autre histoire.
 
        Joseph Raybaud a exprimé sa critique des réformes dans onze discours, sessions ordinaires ou extraordinaires, soit un total de 180 pages. Sur ce total une moitié porte sur des thèmes habituellement abordés par un président de conseil général, salutations aux nouveaux conseillers généraux et aux nouveaux chefs de service, hommages divers, définition des objectifs départementaux, analyses budgétaires, etc. L’autre moitié concerne les réformes précitées. Joseph Raybaud les annonce, les commente, les critique. Il se sert de sa présidence comme d’une tribune ; ses propos s’adressent autant à ses collègues qu’au préfet. Ils prennent même un relief particulier dans ce cas lorsque le président donne au préfet une leçon de bonne administration départementale.
        Ainsi dès son premier discours, le 20 mars 1964, il attaque directement le préfet Pierre-Jean Moatti, lui reprochant d’être intervenu dans les élections cantonales au profit des candidats du gouvernement, présentés sous étiquette UNR.
        Une autre fois il prédit au préfet que lorsque le premier des décrets du 14 mars sera mis en application, celui-ci occupera une fonction semblable à celle de Joseph Florens, le premier préfet des Alpes-Maritimes sous le Consulat. Le préfet souhaite-il devenir un préfet napoléonien ?
         Une autre fois il rappelle au préfet Moatti que celui-ci est à l’origine de la taxe locale alors qu’il était directeur des collectivités locales au ministère de l’Intérieur. Ils en ont souvent parlé ensemble à la fin des années quarante alors qu’ils fréquentaient les mêmes ministères. Moatti lui disait qu’il en était très fier. Serait-il prêt à renier sa création sans rien dire ?
        Une autre fois le Président Raybaud fait entrevoir au préfet Moatti les désagréments qu’il rencontrera lorsqu’il sera sous la coupe du préfet de région.
        Une autre fois il lui reproche de ne pas mettre en place la conférence départementale d’équipement. Or cette commission serait le seul moyen pour qu’il soit correctement conseillé s’il souhaite pouvoir défendre les Alpes-Maritimes face au préfet de région.
         Il lui arrive aussi de montrer au préfet qu’il est au courant de certaines réunions discrètes voire secrètes au ministère de l’Intérieur. Comment le sait-il ? Mais tout simplement parce qu’il siège au comité de l’Association des maires de France.
        On le voit, Joseph Raybaud défend mieux que quiconque l’institution préfectorale et à travers elle l’institution départementale : l’administration du département doit être dirigée par un préfet qui défend son département et collabore avec le conseil général.
 
        Tout cela va voler en éclats. Joseph Raybaud nomme les responsables : ce sont « Messieurs les technocrates ». L’attaque revient plusieurs fois dans ses discours. Ces technocrates, froids, calculateurs, désincarnés, s’occupent de questions qu’ils ne connaissent pas. Ils empêchent les élus de terrain de travailler. Deux conceptions du département s’affrontent.

        La bataille ne lui a pas laissé un bon souvenir. Vingt ans plus tard, en 1984, dans le discours qu’il prononce pour le 50e anniversaire de son élection au Conseil général, il se souvient : « J’ai été président du Conseil général à une mauvaise époque, celle des décrets de 1964 qui ont sonné le déclin de la liberté, le déclin de la République, en mettant en place la région, avec la CODER dont on garde un si mauvais souvenir ».
        Il faut sans doute corriger cette appréciation. La résistance de Joseph Raybaud et de quelques autres, n’a pas été vaine. Le département a résisté aux effets de la recentralisation technocratique. Il n’a ni été absorbé par la région ni supprimé. L’essoufflement de la planification y est certainement aussi pour quelque chose mais encore fallait-il préalablement bloquer la charge sans complexe des technocrates. De nouveaux horizons s’ouvriront bientôt avec la fin de la république gaullienne.
 
        Un mot encore sur Joseph Raybaud. Il y a une grande cohérence dans la réflexion administrative qu’il poursuit au long de ses discours pendant ses trois années de présidence. Il y a aussi beaucoup d’originalité. Il suffit d’entreprendre la lecture de ces discours avec les catégories communément reçues pour analyser ce genre de littérature. Joseph Raybaud est indéniablement républicain, il le répète souvent. Mais est-il jacobin ou girondin ? On peut lire et relire ces discours, on n’aura pas la réponse. Cette réponse il nous la donne vingt ans plus tard, dans ce discours où il se penche sur ses cinquante ans de présence au Conseil général : il est, nous dit-il, « jacobin-décentralisateur ». Voilà sans doute la bonne clé de lecture de ses discours.
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