Interprétations de la Révolution française
 

 

Les interprétations de la Révolution française

 

Approche historico-bibliographique

 

1790-1985

 

 
 
Michel Bottin
1985
 
Cette présentation historico-bibliographique a servi de support au thème d’une séance de travaux dirigés d’Histoire politique, institutionnelle et sociale que j’assurais au milieu des années 1980 en 2e année de droit. Il faut évidemment la replacer dans la perspective des débats qui marquaient l’approche du Bicentenaire de la Révolution. Le texte originel n’a fait l'objet que de retouches formelles.
                                                                                                    M. B. Mai 2021
 
1.       Présentation : les deux tendances dominantes de l’historiographie contemporaine.
 
La Révolution française est un phénomène fondamental et toujours présent dans la réflexion politique contemporaine ; deux présentations sont aujourd’hui dominantes :
 
-          La Révolution est fondatrice d'un ordre politique et social nouveau (Démocratie, Droits de l'Homme et du Citoyen, etc.) ... et destructrice d'un ordre ancien (Tradition, Privilèges, Ordre naturel, etc.).
-          La Révolution est l’aboutissement de l'évolution économique et sociale qui fit de la bourgeoisie la maîtresse du pouvoir économique et politique et aussi anticipation, dans sa phase la plus progressiste, de la Révolution de 1917.
 
2.       Objet de l'étude.
 
-          Pas question de trancher entre l'une ou l'autre proposition (ou partie de proposition) énoncée ci-dessus.
-          Pas question de s'interroger sur la portée réelle du changement social, politique, économique... entre un avant et un après. Mais seulement :
-          se borner à faire le point des interprétations du phénomène depuis deux siècles et proposer un état des controverses actuelles.
 
3.       Intérêt de l'étude.
 
-          Importance du problème dans le débat idéologique contemporain.
-          Intensification du débat dans le cadre de la célébration du Bicentenaire.
-          Evolutions récentes et fondamentales de l'historiographie révolutionnaire.
 
Une ''grille" est devenue nécessaire pour suivre le débat.
 
I   EVOLUTION DES INTERPRETATIONS
 
1.       Les données de base du débat sont déjà presque toutes en place dès l'époque de la Révolution.
 
.           Edmund BURKE, Réflexions sur la Révolution française, 1790.
Rejette la Révolution parce qu'elle porte atteinte à la Tradition.
.           Emmanuel KANT, écrits divers entre 1790 et 1795.
La Révolution est un témoignage philosophique jailli de la source de la justice. Déplore les outrances.
.           Johan FICHTE, Contributions destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française, 1793.
La Révolution est un témoignage philosophique. Admirateur de la Convention.
.           Joseph de MAISTRE, Considérations sur la France, 1796.
L'explication providentialiste : le châtiment divin.
.           Abbé BARRUEL, Mémoires pour servir à l'Histoire du jacobinisme, 1797-99.
L'explication par le complot maçonnique.
.           RABAUT-SAINT-ETIENNE, Précis historique, 1792.
L'explication par la "force des choses" - Souligne le cours fatal des événements.
.           BARNAVE, Introduction à la Révolution française, écrit en 1792, publié en 1843.
Première théorie économique pré-marxiste de la Révolution.
.           Benjamin CONSTANT, Des effets de la Terreur, 1797.
Une bonne chose... surtout sans la Terreur ! Une réaction de Thermidorien.
.           Jean de LACRETELLE, Précis d'histoire de la Révolution française, 1801.
Une bonne chose, sauf la Terreur. Il faut empêcher la contre-révolution de tirer profit des excès.
 
2.       L'interprétation bourgeoise et libérale prend le dessus (Restauration et Monarchie de juillet).
 
.           Louis de BONALD, Recherches philosophiques, 1818.
Met l'accent sur les persécutions et la Guerre de Vendée. Fixe la tradition contre-révolutionnaire.
.           Germaine de STAËL, Considérations sur la Révolution française, Posthume 1818.
Révolution nécessaire, y compris les excès. Livre-clé de l'histoire révolutionnaire libérale.
.           François GUIZOT, Cours sur l'Histoire de la civilisation en France, 1828-30.
Aboutissement de l'évolution socio-économique vers le règne de la bourgeoisie.
.           Adolphe THIERS, Histoire de la Révolution, 1823-1827.
Histoire bourgeoise qui réconcilie les deux révolutions (théorie de la "révolution-bloc"). La "vulgate" de l'histoire révolutionnaire bourgeoise.
.           Philippe BUONNAR0TI, Histoire de la conspiration de Babeuf, 1829. Déborde l'histoire libérale. Robespierre commence sa vie posthume.
.           Thomas CARLYLE, La Révolution française, 1837.
La célébration lyrique de la Révolution et l'apologie de 1793.
 
3.       Les problèmes de la "Révolution-bloc" (milieu XIXe).
 
.           Jules MICHELET, Histoire de la Révolution française, 1847-1853. L'histoire totale du Peuple. Messianique et lyrique.
.           Louis BLANC, Histoire de la Révolution, 1862.
La Terreur est un mal nécessaire. La Révolution forme un bloc.
.           BLANQUI et PROUDHON , écrits divers.
La critique de Robespierre... et la découverte des Hébertistes.
.           Edgar QUINET, La Révolution française, 1866.
Les hommes de la Terreur ont broyé la liberté naissante.
.           Auguste COMTE, Cours de philosophie positive, 1854.
La réhabilitation de Danton.
.           Alexis de TOCQUEVILLE, L'Ancien Régime et la Révolution, 1856.
Un drame inscrit dans 1'Histoire de France. La Révolution confirme le génie autoritaire de l'Ancien Régime.
 
4.       La Sorbonne est prise.
 
Approches libérales :
.           Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française, 1901.
Le maître de la Sorbonne de 1885 à 1924. Le culte de Danton... mais, aussi le défenseur de la Révolution-bloc et de la Révolution fondatrice, couronnement des Lumières. L'optique de la bourgeoisie républicaine.
            Philippe SAGNAC, écrits divers entre 1924 et 1950.
Le successeur d'Aulard... et la tradition d'Aulard : priorité au rôle des Idées et dantonisme nuancé.
 
Approches marxistes :
.           Jean JAURES, Histoire socialiste de la Révolution française, 1901-1904.
Renoue avec l'explication pré-marxiste sur l'évolution des modes de production et l'avènement de la bourgeoisie.
.           Albert MATHIEZ, La Révolution française, 1922-1924.
Créateur du lien "Bolchevisme-Jacobinisme" (1917). Fondateur de la Société robespierriste. La Révolution soviétique de 1917 entre dans le débat : la Révolution française n'est qu'une étape.
.           Georges LEFEBVRE, écrits divers entre 1925 et 1945.
La "nouvelle histoire" entre en jeu. L'histoire quantitative au service de l'explication matérialiste. Le successeur de Sagnac en Sorbonne en1937.
.           Ernest LABROUSSE, écrits divers, années 1930.
Un économiste pour mesurer la conjoncture économique prérévolutionnaire : renforce l'histoire économique et sociale dans la filiation de Jaurès-Mathiez.
.           Daniel GUERIN, La lutte des classes sous la première République, 1946.
La recherche de l'embryon d'une révolution prolétarienne.
.           Albert SOBOUL, Les sans-culottes parisiens en l'an II, 1958.
L'unité profonde de la sans-culotterie... et toujours l'annonce de la révolution qui mettra fin à la domination bourgeoise.
 
5. La contestation de l'historiographie classique.
 
Les précurseurs :
.           Hyppolite TAINE, Les origines de la France contemporaine, 1875-93. L'érudition remplace le lyrisme. Critique de l'abstraction révolutionnaire. La Révolution est la cause de l'affaiblissement moral. L'idole des conservateurs.
.           Charles MAURRAS, Enquête sur la Monarchie, 1900.
Inverse l’ordre des mérites et réhabilite l'Ancien Régime.
.           Augustin COCHIN, Les sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne, Posthume, 1924.
L'analyse des mécanismes partisans et démocratiques des sociétés de pensée : la théorie du jacobinisme. La conscience révolutionnaire n'est pas un produit "naturel" de l'histoire mais une construction réfléchie et organisée.
 
Les approches récentes :
.           R.R. PALMER, écrits divers, années 1950.
Nie le caractère national de la Révolution : met en évidence une Révolution "occidentale" ou" atlantique" (années 1770-1820).
.           Alfred COBBAN, The social interpretation of the French Revolution, 1964
Conteste la réalité des classes sociales. Critique les concepts de bourgeoisie et de féodalité.
.           Jacques GODECHOT, La Grande Nation, 1956.
Reprend la thèse de Palmer... et la diffuse en France.
.           Denis RICHET - François FURET, La Révolution, 1965.
Une révolution des élites : il y a eu convergence tactique contre l’absolutisme. La "théorie du dérapage" : il y a plusieurs révolutions dans la Révolution. La Révolution est un phénomène contingent. Renoue avec l'intuition de Tocqueville.
 
II   ETAT DES CONTROVERSES ACTUELLES
 
1. L'offensive contre l'historiographie classique.
 
PALMER, COBBART, EISENSTEIN, TAYLOR … GODECHOT.
-          à partir des années 1950. Sa caractéristique commune : critique des concepts de féodalité et de bourgeoisie.
-          le problème de la ''révolution atlantique" : ne peut s'expliquer que par un avènement généralisé de la bourgeoisie sur la période 1770-1830. Peut donc servir l'optique marxiste... mais dessert tous ceux qui considèrent l'histoire de la Révolution comme un phénomène unique.
-          pénétration en France au niveau de la recherche dans les années 1960-70 (Chaussinand-Nogaret, Roche, ...).
-          voir la sévère contre-attaque de SOBOUL, « L'historiographie classique de la Révolution française ; sur des controverses récentes », in La Pensée n° 177, oct. 1974.
-          L'ouvrage de COBBAN, The social interprétation of the French Révolution, 1964, a été traduit en français : Le sens de la Révolution française, Julliard, Paris, 1984.
 
2. L'ombre de Tocqueville et de Cochin.
 
-          François FURET, Penser la Révolution française, Gallimard,
1ère éd. 1978, 2ème ed. revue et corrigée 1983.
Reprend les attaques contre 1'historigraphique classique et critique la "vulgate" de Soboul-Mazauric.
-          Et surtout propose une autre réflexion qui replace le politique au premier plan de l'explication. Pour cela il s'appuie sur deux auteurs, souvent laissés pour compte et aux œuvres inachevées :
.           Tocqueville, pour les effets d'entrainement (la Révolution poursuit l'Ancien-Régime, les blocages de la Royauté, les dérapages internes à la Révolution...).
.           Cochin, pour le déroulement du processus révolutionnaire (le rôle des sociétés de pensée dans la diffusion des principes démocratiques, la théorie du "jacobinisme"...).
-          Cette orientation rejoint le courant d'études constitutionnelles, politiques, administratives sur le XVIIIe siècle, très fécond... depuis Tocqueville et occulté par l'historiographie classique : Elie CARCASSONNE, Montesquieu et le problème de la Constitution française au XVIIIe, 1927; Jean EGRET, La pré-Révolution française (1787- 1789),1962, et tout un courant de l'Histoire du droit (dont en particulier François OLIVIER-MARTIN).
-          La redécouverte d'Augustin Cochin -ou plutôt la découverte- avec des rééditions et surtout des inédits (Cochin est mort au Front en 1916 laissant une importante œuvre non terminée et non publiée).
-          L'historiographie républicaine a donc été contrainte de réagir :
.  Interventions officielles : exemple : Max GALLO dans un article paru dans Le Monde (26 juillet 1983), alors qu'il était porte-parole du gouvernement. (Max Gallo était antérieurement professeur d'Histoire contemporaine).
.  Appel lancé par un spécialiste de l'histoire de la République, Maurice AGULHON, "La révolution française au banc des accusés", in Vingtième Siècle, janvier-mars 1985.
-          Ajoutons à cette accélération de "l'hagiographie contre-révolutionnaire" (Aguhlon), le retour du christianisme dans le débat après une occultation plus que centenaire (Jean DUMONT, La Révolution française ou les prodiges du sacrilège, 1984). La Révolution française est-elle avant tout orientée vers la déchristianisation ?
 
3. Comment se présente la célébration du Bicentenaire ?
 
La célébration du Centenaire s'était faite autour de la "Révolution-Bloc". (1789 et 1793). Comment se présente le Bicentenaire ? Voir FURET, "Faut-il célébrer le bicentenaire de la Révolution française ?", in l'Histoire, 1983, n° 52.
-          La "ligne de défense" de l'historiographie classique a cédé, mais l'Université (Facultés des Lettres) continue à privilégier les recherches sociales (communautés paysannes, populations urbaines...).
-          Le recul de l'historiographie classique place Robespierre et l'œuvre de la Convention "à découvert". D'où le caractère plus percutant des critiques de 1793 : exemple le film de WAJDA sur Danton.
-          Une série d'études a depuis quelques années replacé la "Vendée militaire" au premier plan (Paul BOIS, Paysans de l'Ouest, 1960, etc.). Révolte anti-bourgeoise, anti-urbaine... Interrogation au cœur même de la Révolution. Culmine aujourd'hui avec les controverses sur le "génocide" et les "500 000 morts" (Pierre CHAUNU, "L'historien dans tous ses états", 1984.  Controverse engagée : François LEBRUN, "La guerre de Vendée : massacre ou génocide ?", in   L'Histoire 1985 n° 78
-          Une autre recherche vient perturber l'explication traditionnelle du processus révolutionnaire fondé en partie sur la faiblesse et « l'incapacité du roi » : voir les études de P. et P. GIRAULT de COURSAC, L'éducation d'un roi, 1972 ; Enquête sur le procès du roi Louis XVI, 1982 ; Sur la route de Varennes, 1983 ; Le voyage de Louis XVI autour du monde, 1984, et les articles de la revue "Découverte" depuis une dizaine d'années.
 
-          Face à cette offensive critique, la défense "classique" de la Révolution se met en place. Une "Commission de recherche historique pour la Célébration du Bicentenaire de la Révolution française" a été créée : Président : Ernest Labrousse Secrétaire général : Michel Vovelle. Comité directeur : M. Aguhlon, L. Bergeron, F. Furet, J. Godechot, Cl. Manceron, Cl.Mazauric, B. Plongeron, M. Reberioux, D. Roche, J.R. Suratteau.
Son objectif : définir des programmes de recherches, coordonner les actions, encourager les initiatives, le tout dans un cadre de recherches intégrant le maximum de données politiques, économiques, sociales, géographiques. 
Deux ouvrages font le point de la situation et présentent les très nombreux colloques et congrès prévus (La lutte des classes sous la première République, n° 1 novembre 1983 et n° 2 juin 1985, Paris, CNRS).
 
 
Lire : Alice Gérard, La Révolution française, mythes et interprétations. 1789-1970, Flammarion, 1970.
 
Post-scriptum mai 2021
 
La commémoration du Bicentenaire a donné lieu à de très nombreuses manifestations dont la parade du 14 juillet mise en scène par Jean-Paul Goude fut le clou. Toute la France semblait se retrouver autour de l’événement fondateur.
Mais cette recherche de l’unanimité ou du rassemblement cachait mal les controverse sur la nature de la Révolution, le Jacobinisme, la Terreur, la Vendée. Tout cela n’était pas surprenant. Les publications des années 1970 laissaient penser que le Bicentenaire aurait du mal à rassembler.
 
Scientifiquement le Bicentenaire souleva ainsi un grand débat sur la nature de la Révolution et sur la place des Droits de l’homme dans un discours historique marqué par la Terreur. Ce bouillonnement critique marque l’historiographie de la période. Il y eut affrontement.
D’un côté Michel VOVELLE, tenant de la ligne jacobino-marxiste, successeur de Soboul, directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution française à la Sorbonne et organisateur du grand congrès mondial tenu en Sorbonne à la mi-juillet 1989 sur l’image de la Révolution française
De l’autre François FURET, tenant d’une ligne critique déjà bien balisée. Il prit le dessus ainsi qu’en témoigne le succès du Dictionnaire critique de la Révolution française qu’il codirigea avec Mona Ozouf.
Avec Furet la Révolution changeait de signification. Elle n’était plus l’avant programme d’une mutation libératrice. Elle réintégrait la politique. Et elle perdait ainsi son caractère messianique.
 
Lire :
Michel Winock, « Révolution : la querelle du Bicentenaire », in L’Histoire, N° 220, avril 1998, pp.74-77.
Michel Vovelle, La bataille du Bicentenaire de la Révolution française, Ed. La Découverte, 2017.
 
 
 
 
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