Droit de Villefranche et sécurité de la navigation

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Le Droit de Villefranche et la sécurité de la navigation

1558-1620

 

Communication faite dans le cadre de la commémoration du cinquième centenaire de la construction de la caraque la Santa Anna en 1522 à Villefranche et à Nice

Villefranche, le 17 décembre 2022

 

Michel Bottin,

Professeur émérite d’Histoire du droit, Laboratoire ERMES, Université Côte d’Azur

 

Les éléments ayant servi à composer le texte qui suit proviennent pour la plupart de Michel Bottin, Le Droit de Villefranche, Thèse droit Nice, 1974.

 

 

Le Droit de Villefranche est un péage perçu de 1558 à 1792 sur les navires passant au large de Nice et Villefranche ou accostant dans ces ports et dans les abris des lieux environnants. Son taux est de 2% de la valeur de la cargaison. Ce péage a été établi par le duc de Savoie Emmanuel Philibert pour financer la sécurité de la navigation.

L’édit de création ne fait pas référence à des précédents mais on peut considérer que ce type de péage a existé de façon intermittente et qu’il trouve son origine dans la fondation même de Villefranche en 1295.

L’histoire de ce péage est fertile en incidents de toutes sortes. Il n’est en effet pas très naturel de percevoir une telle imposition en mer ouverte comme c’est le cas ici.

Le cadre géographique dans lequel s’applique le « Droit de 2% » est en effet difficile à définir. La limite de contrôle et d’intervention est fixée à 100 milles de la côte. La tentation de passer le plus au large possible pour éviter de payer est forte. On comprend mieux ce type de perception lorsqu’il se pratique dans un espace resserré, tel un détroit.

On pourrait citer des exemples de tels droits de mer, mais là n’est pas le sujet. L’analyse montrerait que ces péages du type « Droit de mer » sont beaucoup moins nombreux qu’il n’y paraît. Le Saint-Empire et l’Eglise se sont employés dès le XIe siècle à faire disparaitre ces péages qui s’étaient multipliés pendant les périodes d’insécurité.

 

L’édit de création du Droit de Villefranche est daté du 28 février 1558 et il est publié à Bruxelles dans le château du duc de Brabant. Que fait donc Emmanuel Philibert à Bruxelles ? Une brève mise en perspective historique est nécessaire parce qu’elle éclaire l’origine du Droit de Villefranche. Emmanuel Philibert est duc de Savoie depuis la mort de son père Charles III en 1553. Mais il est un prince sans terres. Hormis Nice et quelques villes en Piémont il a perdu tous ses territoires. Depuis 1521, les guerres dites de « Rivalité » sont passées par là. Les Français ont envahi la Savoie puis le Piémont. Rien n’a pu freiner le conflit entre François I et Charles-Quint.

C’est en exil, loin de son duché, qu’Emmanuel Philibert exercera ses talents d’administrateur et de militaire, d’abord comme gouverneur des Pays-Bas, puis comme commandant des armées impériales. Il sait que son avenir politique passe par la victoire des Impériaux sur les champs de bataille des Pays-Bas et du nord de la France. Le 10 août 1557 il remporte la victoire à Saint-Quentin dans le Cambrésis contre les armées d’Henri II. La défaite française est sans appel.

Fort de cette victoire, Emmanuel Philibert presse le pas. Philippe II ne peut rien lui refuser. Il l’aide à préparer son retour dans ses Etats. La fortification de Villefranche est un objectif prioritaire. C’est par ce moyen que son duché deviendra une puissance méditerranéenne reconnue et qu’il pourra poursuivre la guerre aux côtés de Philippe II contre les Ottomans. Le duc consulte, multiplie les démarches auprès du Trésor espagnol, fait tracer des plans de fortifications par les meilleurs ingénieurs militaires. Les premières sommes sont débloquées. A Nice, un fidèle parmi les fidèles, André Provana de Leyni, orchestre les opérations. Mais le Trésor espagnol ne peut pas tout faire. Il faudra après le traité de paix trouver d’autres ressources dans le budget des Etats de Savoie reconstitués. En attendant le duc crée le Droit de Villefranche. Le moment du retour arrive enfin. Le 13 avril 1559, le Traité du Cateau-Cambrésis rétablit le duc dans ses Etats.

L’étude qui suit ne porte que sur les soixante premières années d’exploitation du péage sur 250. Ce choix chronologique, 1558-1620, permet d’une part d’éclairer la nature originelle du péage et d’autre part de faire apparaître les premières déformations. 

Il s’agit de montrer que dans une première période, jusqu’à 1604, le lien entre les galères, la garde du Droit de Villefranche et la sécurité de la navigation reste fort, conformément au projet du duc. Les galères ducales assurent deux fonctions, la garde du Droit contre les fraudeurs et la police côtière contre les pirates et les Barbaresques.

Puis dans une seconde période, à partir de 1604, les conditions d’exploitation changent. Le fermier du Droit est prêt à payer davantage si on lui permet de faire directement des prises. La garde du péage est alors assurée par l’armement du fermier. Le plus souvent il s’agit d’une felouque, bâtiment rapide et très manœuvrable. Mais il revient toujours aux galères ducales d’assurer la sécurité de la navigation.  Cette dissociation entre la garde du Droit et la protection de la navigation est une évolution majeure dans l’Histoire du Droit de Villefranche.

Les galères du duc

 

             Le projet d’Emmanuel Philibert était ambitieux.

Sur terre d’abord : la mise en sécurité de la rade était prioritaire. Le siège franco-turc de 1543 avait montré que faute d’équipements défensifs elle était un lieu particulièrement dangereux. Les Turcs en avaient fait leur base arrière pendant toute la durée du siège !  Le duc connaissait suffisamment les lieux pour savoir ce qu’il convenait de faire : bâtir une citadelle au fond de la rade, le Fort Saint-Elme, d’ailleurs en cours de construction. Construire entre Nice et Villefranche un fort de liaison, le fort du Mont-Alban. Bâtir au bout du cap Ferrat, à la pointe Saint-Hospice, un fort qui empêche les pirates d’utiliser comme abris les deux criques de Fosse et de Fossette.

Sur mer ensuite : construire, ou acheter, une dizaine de galères pour assurer la sécurité des espaces environnants ainsi que de la voie maritime qui longe la côte.  Faute de finances suffisantes le duc devra se satisfaire de trois ou quatre bâtiments, parfois cinq.

 

Le financement de la sécurité de la voie maritime

Il est difficile de connaître le montant total des coûts engendrés par une défense côtière globale, c’est à dire terrestre et maritime. On peut par contre connaître le coût de la mise en sécurité de la voie maritime. Il suffit de connaître le coût de fonctionnement d’une galère, bâtiment de référence pour ce type d’intervention. On prend ici comme exemple l’un des modèles les plus courants, la galère de 25 bancs soit 200 hommes de chiourme et pouvant embarquer une soixantaine de soldats.

            Les dépenses annuelles de fonctionnement d’une galère de ce type sont importantes, entre 4 800 et 5 400 écus d’or.

            Le général des galères de Savoie, Provana de Leyni, percevait par exemple en 1562 pour cinq galères, 75 600 livres, soit à trois livres par écu d’or au soleil, 25 291 écus, soit 5     000 par bâtiment.

A quoi il faut ajouter le coût de construction ou le prix d’achat : en 1561 le Génois Spinola vend sa galère au duc pour 8 000 écus... Le prix d’une galère est de 10.000 écus quelques années plus tard.

On peut ainsi tenter d’estimer le coût sur dix ans, durée de vie d’une galère régulièrement entretenue. On n’est pas loin de 70 000 écus ! Soit 7 000 écus par an et par galère.

Combien le fisc savoisien peut-il obtenir du Droit de Villefranche ? Celui-ci est affermé. L’exploitation est rarement placée en régie.

De 1561 à 1573 la ferme du Droit verse au Trésor chaque année environ 9 000 écus d’or au soleil, soit entre 66 et 68 000 livres valeur 1734.

De 1574 à 1596 le prix du bail baisse autour de 55 000 livres valeur 1734 soit 9 000 écus d’or mais « d’Italie ».

Que les versements soient faits en écus « au soleil » ou en écus « d’Italie » ne change pas les choses. Le revenu du Droit permet de mettre en œuvre une galère. Ce qui n’est déjà pas mal.

On remarquera toutefois que toutes les galères peuvent être employées à la garde du péage. Il n’y a pas une galère spécialisée dans ce travail. Toutes y participent.

 

Les galères assurent ainsi directement ou indirectement le revenu du péage ; par leur seule présence elles incitent l’éventuel fraudeur à déclarer et à payer le Droit. La galère est en effet un bâtiment efficace car elle n’est pas soumise aux aléas du vent. Mais les conditions de cette efficacité ne sont pas toujours réunies. Il faut que la mer soit calme. La galère ne prend pas la mer par gros temps. On peut considérer ainsi qu’elle ne navigue pas durant l’hiver.

Le fermier de son côté peut toujours tirer profit de la présence des galères pour faire respecter le règlement du Droit de 2%. Il a toujours la possibilité, prévue par le bail, de demander « la mise à disposition » d’une galère pour arrêter un contrevenant. Mais le temps d’embarquer plusieurs dizaines de soldats, le fraudeur est déjà loin.

Ceci dit, le trafic le long de la voie côtière est important et les prises sont fréquentes.

Tout cela est à ajouter au prix de l’affermage. Mais seulement après que les capitaines et le général des galères aient pris leur part. Le fermier n’a donc qu’un rôle secondaire en ce qui concerne le contrôle en mer. Il lui reste le contrôle de tous ceux qui accostent. Il dispose pour cela d’une petite administration de contrôleurs et de receveurs.

 

La faible disponibilité des galères

La présentation ci-dessus ne vaut que lorsque les galères sont présentes à Villefranche. Or c’est rarement le cas.  La guerre contre les Turcs impose ses contraintes. Chaque année, aux beaux jours, commencent les premières escarmouches. C’est l’époque de l’année où on dresse la liste des possibilités offertes par les puissances chrétiennes pour participer à l’effort commun. Les diplomates s’activent. L’affrontement général a lieu le plus souvent à la fin de l’été. Les galères de Savoie participent ainsi régulièrement à ces concentrations navales à partir de 1560 et de la défaite espagnole de Djerba. Le duc y tient beaucoup. Il y gagne un poids diplomatique incontestable. Mais la sécurité n’est plus assurée parfois durant des mois. Il faut alors trouver des solutions de remplacement avec les pays voisins, Gênes et la France.

L’intervention des galères françaises de Marseille doit être soulignée. La France, alliée des Turcs, il faut le rappeler, ne participe pas au conflit. Ses galères font ainsi plusieurs séjours dans la rade de Villefranche entre 1560 et 1565. Cette collaboration n’est d’ailleurs pas exceptionnelle. Elle s’inscrit dans le contexte de la lutte contre les Barbaresques et associe les galères de France, de Savoie et de Gênes.

            Mais dans tous ces cas la garde du péage n’est pas considérée comme une priorité. C’est ce que pense le fermier.

 

 

La felouque du fermier

 

Les moyens de la mise en sécurité de la route maritime côtière, et de la garde du péage, ont donc d’abord été militaires. Le pouvoir de police est exercé par les commandants de galères. Mais on vient de voir combien sa mise en œuvre est compliquée. Cette organisation disparait au début du XVIIe siècle pour laisser la place à un système plus souple. C’est le fermier lui-même qui fournit les moyens du contrôle en mer en armant à ses frais un bâtiment. Le fermier était auparavant un financier et un gestionnaire ; il devient un corsaire. Pour la sécurité de la voie maritime rien n’est changé, elle est toujours assurée par les galères.

 

Nouvelles méthodes de garde

L’analyse du prix du bail éclaire cette évolution des pouvoirs du fermier en matière de contrôle.

Période de baisse :

De 1597 à 1603, le produit des affermages chute d’environ 30%, entre 46 000 et 58 000 livres valeur 1734.

On peut voir dans ces mauvais résultats une conséquence de la guerre qui sévit en Provence à partir de 1597 entre Charles Emmanuel I et Henri IV. Dans ces cas-là, une fois de plus, les galères servent à de multiples taches, de la guerre au transport. Elles n’assurent pas la police du péage. Chacun peut aller et venir à sa guise. La recette baisse et les enchères du bail suivant sont à la baisse. Ce qui ne fait pas l’affaire de l’administration fiscale du duc. Il faut donc corriger et ne plus compter sur les galères pour faire les contrôles.

Le fermier connait la solution. Il l’a déjà expérimentée. Il lui suffit d’armer un bâtiment pour faire lui-même les contrôles en mer, une felouque de préférence. Il embarque un peu d’artillerie et quelques solides gaillards bien entrainés à la pratique de l’abordage.

 

Période de hausse :  

Le résultat se fait très vite sentir. La recette, c’est-à-dire le prix du bail, augmente de plus de 20% à partir de 1604. Les enchères s’envolent. Les candidats à la ferme du Droit acceptent de payer davantage parce qu’ils savent que le règlement du Droit pourra être appliqué rigoureusement et qu’ils pourront faire des prises. Le coût de l’armement de la felouque, entre 10 et 20 000 livres, est lui aussi compensé par ces possibilités.

Les galères ne servent plus à traquer les contrevenants mais seulement à assurer la sécurité de la voie maritime. C’est maintenant le fermier qui fait la chasse aux fraudeurs, mais en pleine mer. Jusque-là il n’effectuait ses contrôles qu’au port ou au rivage. Le système se perfectionne. Le contrat de bail prévoit cette possibilité. A partir de 1615-1620 on passe à l’obligation : le fermier doit fournir un bâtiment armé. On prévoit même qu’un auditeur de la Chambre des comptes de Turin s’assure de la qualité de l’armement avant de délivrer le bail.

Ainsi s’explique le nouveau rendement du péage. Le risque dissuade les fraudeurs éventuels. Malheur au patron ou au capitaine qui n’obtempère pas. Tous les contrôles ne tournent pas à la bataille navale. Mais un incident de temps à autre finit par façonner l’image du corsaire. Toute l’histoire du Droit de Villefranche est émaillée de ces faits plus ou moins glorieux et de leurs prolongements judiciaires. Car arraisonner un présumé fraudeur est une chose, obtenir un jugement de bonne prise en est une autre. Le Consulat de mer de Nice, la juridiction compétente, fait de son mieux pour appliquer le droit et éviter les ennuis diplomatiques.

Le fermier ne commence à être bénéficiaire qu’après avoir payé le prix du bail, les frais de gestion et le coût du bâtiment de garde soit environ 100 000 livres.

 

La réaction des Marseillais

Les années 1604-1620 correspondent ainsi à une application nouvelle du Droit de Villefranche. On est passé d’une situation qui laissait le soin aux capitaines de galères d’arrêter les fraudeurs à une solution qui confie tout le pouvoir de contrôle et de prélèvement à un fermier qui du matin au soir traque les fraudeurs mais aussi éloigne les pirates et les Barbaresques.

 Les méthodes changent. Le fermier pourchasse maintenant systématiquement dès que les limites de la zone d’imposition sont franchies. Son autorité de tutelle, le Consulat de mer, lui demande de pousser les contrôles jusqu’à 50 milles, pas au-delà. C’est déjà beaucoup. Tout le monde est visé mais tous les patrons, capitaines ou armateurs ne se plaignent pas de la même façon. Les protestations ligures sont plutôt tempérées. Le fermier transige souvent. Elles sont par contre particulièrement véhémentes côté français. Les Provençaux paraissent particulièrement visés.

Les contraventions se multiplient. Au cours de l’année 1615 neuf patrons provençaux au moins sont condamnés. Le fermier procède à des arrestations bien au-delà des zones antérieurement surveillées par les galères : une à 50 milles au large de Nice et une autre à 40 milles au large de Saint-Hospice. Les poursuites vont loin. Un patron de Martigues est arrêté 30 milles au large de Menton en 1615. Etc.

Les Français réagissent. En 1604 le bâtiment de garde du droit est pourchassé par une galère française. En 1613 des galères françaises retiennent l’équipage pour protester. En 1613 le bâtiment de garde est coulé sur ordre du duc de Guise gouverneur de Provence. Cette année-là, les consuls de Marseille, Toulon, Antibes, Saint-Tropez, La Ciotat, Six-Fours protestent.  Les représailles se multiplient.

La position marseillaise se radicalise. La création en 1599 d’un « Bureau du commerce » par la Ville de Marseille, justement pour lutter contre la piraterie, encourage les réactions et fédère les ports de Provence et de Languedoc. On répète que les prises du fermier sont sans fondement. Elles sont autant d’atteintes à la liberté de navigation.

L’administration ducale réplique sous la plume de ses juristes les plus renommés et les plus respectés. Le Droit de Villefranche est parfaitement légal et la position française sans fondement. Preuve en est qu’ils sont les seuls à contester. En effet, les Génois sont soumis aux mêmes procédures de contrôle et d’arrestation. Ils protestent mais sans remettre en question l’existence même du péage. Ils recherchent des arrangements avec le fermier. Enfin, on remarquera qu’aucune organisation, semblable au Bureau du commerce de Marseille, ne coordonne les actions des ports génois des « riviere » de Levant et de Ponant. On pourrait s’en tenir à cette explication et conclure que la contestation marseillaise est le résultat de l’action de ce « Bureau du commerce ». Sans cette institution, préfiguration de la Chambre de commerce de Marseille, rien n’aurait été possible.

Cette conclusion a toutes les apparences d’une vérité historique. Il faut pourtant la vérifier. En effet.

La raison qui explique que les Génois ne réagissent pas comme les Marseillais n’est pas institutionnelle mais juridique. Les uns et les autres n’ont en effet pas la même conception du droit de la mer.

 

Conclusions. Que dit le droit de la mer de l’époque ?

 

Deux conceptions du droit de la mer s’affrontent ici. L’une dominante, encore au XVIe siècle, s’inscrit dans la grande tradition juridique médiévale, l’autre est totalement nouvelle.

Commençons par la doctrine dominante, celle qui est applicable dans les régions du bassin occidental de la Méditerranée y compris l’Adriatique et bien entendu le Golfe de Gênes.

 On y applique ce qu’on appelle le « jus commune », c’est-à-dire une construction juridique fondée sur le droit romain, celui exprimé par l’empereur Justinien au début du VIe siècle dans les Institutes, le Digeste, le Code et les Novelles. Ce corpus de textes a fait l’objet d’interprétations jurisprudentielles au long du moyen âge et de l’époque moderne, d’abord par les docteurs puis par les grands tribunaux. Qu’en est-il du droit de la mer ?

Le droit romain affirme de façon lapidaire que « la mer est libre comme l’air ». Ce principe est incontestable. Par contre il est possible de l’adapter aux réalités en considérant que la mer côtière est un espace spécifique sur lequel le prince riverain à des obligations, en particulier celle d’assurer la sécurité. Ce pouvoir de police, cette « jurisdictio » si on préfère, s’étend jusqu’à 100 milles des côtes. Il ne s’agit pas d’un droit de propriété ou d’un « dominium ».  Les juristes du « jus commune » le répètent à la suite de Balde lui-même commentateur de Bartole, le maître de cette école jurisprudentielle : « La propriété n’est à aucun, l’usage est commun à tous mais la juridiction est au prince.

La côte méditerranéenne de la France fait-elle exception ? Il ne semble pas, du moins jusqu’au XVIe siècle. Il faut ici faire état de la position de Jean Bodin, l’éminent juriste de la fin du XVIe siècle qui dans un chapitre de son maître livre Les six livres de la République précise le droit français. Après avoir souligné que les particuliers peuvent avoir des droits sur la mer, telles les salines, Bodin en vient aux droits de la mer. « Mais les droits de la mer n’appartiennent qu’au Prince souverain qui peut imposer charges jusqu’à trente lieues de sa terre s’il n’y a prince souverain qui ne l’empêche, comme il a été jugé pour le duc de  Savoie ».

Bodin cite en note la decisio -l’arrêt motivé- de Cacheran d’Osasc, un juriste piémontais, approuvé par le Sénat de Turin puis repris par les grands tribunaux de l’aire du « jus commune ». Cet   arrêt fixe à propos du Droit de Villefranche une jurisprudence imprégnée de « jus commune ».

Ce point de droit est présenté par Bodin dans l’édition de 1577. Il expose le droit de la mer applicable en France à la fin du XVIe siècle. C’est donc en toute légalité que le duc de Savoie exerce son droit de police dans la zone des 100 milles. Son devoir de police devrait-on même dire. Cette doctrine et cette pratique sont constantes.

Cet ensemble jurisprudentiel de règles et de principes s’inscrit toutefois du côté français dans un environnement juridique qui devient de plus en plus hostile à ce « jus commune », ce que les Français appellent un peu péjorativement le « bartolisme ». On est ici sur la ligne de fracture qui oppose le « mos italicus » et le « mos gallicus », la manière italienne de concevoir le droit et la manière française. Les juristes de la Renaissance du droit romain, Jacques Cujas en tête, ont en effet ébranlé l’édifice médiéval. Ils accusent d’une part Tribonien, le préfet des Offices de Justinien, d’avoir retouché les textes romains originaux et d’autre part ils réduisent le « jus commune » et ses commentaires à une simple doctrine sans effectivité juridique.

Rabelais qui fait dans le Tiers livre  au chapitre XLIIII un portrait extrêmement critique de Tribonien traduit un sentiment très répandu. Comment le « jus commune » aurait-il pu résister ? Il devient dans le royaume de France un simple droit savant enseigné dans les universités. Face au « droit français » naissant, la position de Jean Bodin ne pouvait tenir longtemps. Peut-être cette perte de respectabilité, d’autorité, du « jus commune » suffit-elle à expliquer le rejet marseillais.

 

 

Mais si cela ne suffisait pas on pourrait ajouter ce dernier épisode juridique qui au tout début du XVIIe siècle jette à bas les solutions du « jus commune » en matière de droit de la mer.

Cet épisode juridique est connu. Il éclaire et peut-être explique la radicalité marseillaise.

A l’autre bout de l’Europe, aux Pays-Bas, à l’époque où se déroulent les faits ci-dessus présentés, un autre droit de la mer est en train de naître. Les Pays-Bas font partie de l’empire hispano-portugais de Philippe II. Ils réclament pour leur Compagnie des Indes orientales le droit de naviguer librement dans cet espace, particulièrement en Indonésie, partie elle-même de cet empire. On le leur interdit. La guerre d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne commence alors. Les provinces du nord des Pays-Bas se révoltent en 1581. Sur mer, les Hollandais font des prises de Portugais et d’Espagnols, au risque de passer pour des pirates ! Il faut donc impérativement justifier ces prises. La Compagnie des Indes orientales engage les services d’un jeune juriste, Hugo de Groot, plus tard connu sous le nom latinisé de Grotius[1], pour justifier ces réactions.

 Grotius entreprend la rédaction d’un traité sur le droit des prises, le De jure praedae. L’œuvre est un catalogue des arguments qui justifient la position hollandaise. Non, les Portugais n’ont pas de titres pour exclure les autres. Non, le pape n’a pas pu avoir le pouvoir temporel de diviser les océans. Oui, la guerre des Hollandais est une guerre de course. Et même si ce n’est pas une guerre publique menée par un Etat, c’est une guerre privée légitimement menée par une compagnie maritime.

 

            Le De jure praedae ne sera pas édité et restera inconnu jusqu’à ce qu’on le découvre dans des archives …  en 1867. Mais l’œuvre a évidemment été lue par ceux qui étaient les premiers concernés, les actionnaires de la Compagnie maritime hollandaise. On pouvait en effet en tirer des arguments de défense. Le chapitre XII était particulièrement incisif. On en fit une édition séparée d’une centaine de pages dès le printemps1609, sans nom d’auteur, sous le titre Mare liberum sive de jure quod Batavis competit ad Indicana commercia dissertatio, qu’on peut traduire ainsi : la mer libre ou le droit qui appartient aux Hollandais de faire du commerce avec les Indes orientales. Grotius y reprend la rhétorique romaine de la liberté absolue et balaie toutes les constructions du « jus commune » qui ressembleraient à une appropriation. Il y exprime une conception radicale de la liberté de navigation.

Le Mare liberum est rapidement devenu célèbre dans tous les ports d’Europe. Son petit format ainsi que la clarté de son argumentation ont évidemment facilité sa diffusion.

            On imagine sans peine que les membres du Bureau du Commerce de Marseille se procurèrent sans tarder l’opuscule en question. 

 

 

 

 

 



[1] Le développement qui suit est emprunté à Michel Bottin, « Grotius et la liberté du commerce maritime. Itinéraire d’une contradiction », in Actes de la Journée d’études sur Le commerce maritime organisée par le LexFEIM, Université du Havre, coord. Cédric Glineur, 13 novembre 2014, in Annuaire de droit maritime et océanique, T. XXXIII, 2015. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com 

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