Naissance des châteaux dans le pays de Nice

Michel Bottin

« Toretas de Chiabaudi. Seigneurs et pouvoir seigneurial à Tourrette. XIe-XVIIe siècles »

 Nice Historique

 Tourrette-Levens et son château

 2007, n° 3 et 4, pp. 215-233.

 

Extrait pp. 215-218

 

         Les villages perchés font partie de notre décor familier. Nous n’y prêtons guère attention. C’est à peine s’il nous arrive quelquefois de nous interroger sur les raisons qui ont pu pousser nos ancêtres à s’établir en ces lieux inaccessibles et incommodes. Une fois la question posée on connaît la réponse : une insécurité généralisée aurait conduit les populations à se rassembler sous la protection d’un seigneur maître d’un château. Dans le cas qui nous intéresse ici, le pays de Nice, la construction des châteaux et le perchement des populations serait tout simplement la conséquence des invasions sarrasines des IXe et Xe siècles.
            Le mythe sarrasin est en effet devenu depuis longtemps le modèle de l’explication historique. Une solution passe-partout à toutes les interrogations. Chaque village a son histoire de sarrasins. Comment faire la part des choses. Pendant tous ces siècles qu’on qualifie un peu commodément d’obscurs, la vie de la région semble bien en effet avoir été rythmée par les exploits de ces envahisseurs, particulièrement ceux installés à la Garde Freinet au fond du Golfe de Grimaud. Là protégés par des marécages et les épaisses forêts du massif des Maures ils ont étendu leurs exploits et leurs forfaits de la Provence aux cols des Alpes jusqu’en Suisse. C’est pour se défendre contre cette menace que le pays se serait couvert de châteaux.

         Cette histoire est connue. Mais notre mémoire prend ici quelques raccourcis et quelques libertés avec la réalité. Au moment où sont construits ces châteaux, les Sarrasins ont été chassés de leurs repaires et la paix est déjà rétablie depuis une trentaine d’années grâce à l’action énergique du comte de Provence et de ses chevaliers.

         Le phénomène castral est donc lié à une autre explication. On pensera bien sûr à une dissuasion destinée à empêcher tout retour de l’insécurité. On pensera aussi à l’intervention soudaine et brutale de puissants personnages qui ont trouvé dans ces constructions le moyen de dominer les populations avoisinantes. Peut-être, mais tout cela n’éclaire pas les raisons qui auraient poussé les populations concernées à accepter cette domination. Imaginer que ces populations ligures, volontiers rebelles, aient pu accepter une telle soumission relève tout de même de l’improbable.

         Les anciens historiens de la Provence apportaient un élément d’explication : l’organisation du régime seigneurial, et donc la construction des châteaux, est une conséquence directe de l’expulsion des Sarrasins. Les vainqueurs ont puisé dans leur succès une légitimité assez forte pour établir un pouvoir nouveau, celui du seigneur dans son château. Marc Bloch, le célèbre historien de la société féodale, le confirme : c’est dans la lutte contre les invasions, sarrasines ici, normandes ailleurs, que se forge la nouvelle société féodale.

         C’est là un événement majeur qui correspond à l’effondrement des notions romaines, ou mêmes carolingiennes, d’ordre public. Le château privatise l’ordre public. Il faut prendre toute la mesure de cette rupture particulièrement dans une Provence, où plus qu’ailleurs en Gaule la mémoire de Rome s’est conservée[1].

 

Naissance des châteaux en pays de Nice

 

         Tout ceci n’éclaire pas vraiment le fond de la question. Cette privatisation de l’ordre public correspond à un changement de comportement  des responsables administratifs et des puissants. Il y a en effet bien longtemps que la personnalisation des relations publiques gagne du terrain. La fin de l’Empire carolingien marque la naissance d’une société politique nouvelle fondée sur le développement d’un lien de fidélité entre les personnes détentrices du pouvoir et donc d’une certaine façon sur la privatisation de la prérogative publique. La féodalité n’est pas loin. Le fractionnement de l’Empire de Charlemagne en royaumes concurrents a fait le reste.

         La Provence en est un exemple. Le cadre politique dans lequel évolue cette partie de l’Empire, celui du royaume de Bourgogne, découpage de la part de Lothaire dans la division opérée par le Traité de Verdun en 843, est totalement instable.  Le désordre politique s’y est installé à la faveur des luttes de succession entre Carolingiens et Bourguignons[2].

         C’est dans ce contexte que se produisent les attaques des Sarrasins. Mais les résistances sont inégales. La basse vallée du Rhône, la partie la plus riche de la Provence, a été efficacement défendue par le pouvoir comtal et par les grands propriétaires, même si ce fut sans doute au prix d’arrangements financiers et de lourdes compromissions. Les Bourguignons en ont profité pour chasser les anciens cadres aristocratiques et les grands propriétaires.

         La stratégie des Sarrasins change alors. Ils s’en prennent à la Provence orientale, moins bien défendue, aux terroirs moins bien organisés. Ce mouvement atteint son paroxysme dans les années 920-930. Les populations se mettent à l’abri sur des sites défendables, parfois très haut, mais loin de tout, coupés du monde, réoccupant d’anciens castellaras ligures ou des sites fortifiés lors des périodes d’insécurité de l’époque mérovingienne, comme Revel au dessus de Tourrette-Levens ou Castelviel au dessus de Saint-Martin-du-Var, ou comme les nombreux sites situés à une altitude de 600-800 mètres au dessus de Falicon, d’Aspremont, de Castagniers, de Saint-Blaise ou encore de l’autre côté du Var sur les baous au dessus de Vence ou de Saint-Jeannet[3].

         Il n’y a plus rien à piller ou à rançonner. La vie économique a disparu. Les Sarrasins reportent alors leurs actions, avec la complicité de quelques puissants personnages locaux, vers les cols des Alpes, passages très fréquentés et riches en butin. Il arrive même qu’ils perçoivent eux-mêmes les péages de ces cols ! Le produit de ces expéditions est rapporté en Espagne et revendu avec la complicité active du Califat de Cordoue.

         Les Bourguignons ne pouvaient rester sans réaction. La fermeture des cols des Alpes leur portait trop préjudice. La capture par les Sarrasins de quelques personnages importants, dont Mayeul l’abbé de Cluny, provoque la réaction décisive. Une intervention diplomatique auprès du Calife Abderhaman prive les pirates du Freinet de leur soutien. Dans le même temps une expédition placée sous le commandement des comtes de Provence Guillem –Guillaume dit le Libérateur- et Roubaud réussit en 972 à éliminer le péril. Les comtes reprenaient le contrôle d’une Provence orientale affaiblie, partiellement dévastée. Les pouvoirs locaux avaient disparu ou, complices des Sarrasins, faisaient partie des vaincus. La place était donc libre. Elle fut prise, par « droit de conquête »[4], par la famille et les compagnons de Guillaume le Libérateur. Leur maîtrise fut particulièrement forte en Provence orientale. Elle porte sur une bande de territoire large d’une  trentaine de kilomètres allant de Toulon à Nice et quelques larges zones en Provence septentrionale. Les vainqueurs se partagent les meilleures terres, biens d’Eglise ou autres. Le grand bénéficiaire fut dans les diocèses de Nice et de Vence Annon de Reillane puis après son décès sa fille Odile. Le comte Guillaume ne conservait que le château de Nice. Odile et ses successeurs maîtres du pays n’en avaient que la garde, la castellania[5].

         Les descendants d’Annon, et plus particulièrement les enfants d’Odile et de son second époux Laugier de Mévouillon, avaient toute latitude pour dominer les alentours de Nice et y exercer un pouvoir propre, complémentaire à celui qu’ils détenaient à Nice par l’intermédiaire du comte. Ils entourèrent Nice d’une couronne de fortifications autant destinées à rassurer les habitants et à les faire descendre de leurs abris d’altitude qu’à montrer au comte qu’ils prenaient leur part à la mise en sécurité des environs de Nice. Cette première génération de châteaux, soit tenus directement par la famille seigneuriale de Nice soit par des alliés, est contemporaine de l’an mille. Ils sont construits sur des crêtes rocheuses étroites, longues d’une centaine de mètres et larges d’une vingtaine de mètres, facilement défendables par une petite garnison. Une tour domine les parties fortifiées. Ces caractéristiques sont communes. On les retouve à Aspremont-Villevielle sur un contrefort du Mont Cima à 800 mètres d’altitude, à Chateauneuf-Villevielle, à La Roquette, à Levens et à Tourrette[6]. Dans cet ensemble ce dernier château occupe une position stratégique : c’est le premier poste sur la route traditionnelle vers la Vésubie et surtout il est assez proche de Nice pour servir de lieu de repli, en cas de danger ou de fortes tensions politiques, pour le seigneur, sa famille et ses fidèles.

 

Les Chiabaud, bourgeois à Nice, seigneurs à Tourrette

 

Le pouvoir des premiers châtelains s’est rapidement affaibli.  Suite dans Nice Historique..



[1] Jean-Pierre Poly, La Provence et la société féodale (879-166), Paris, 1976.

[2] Jean-Claude Poteur, « De la curtis au château. La fortification privée au haut moyen âge en Provence orientale. VIe-Xe siècle », n° 11 de  Châteaux forts d’Europe, Castrum Europe, Editions Accès, Strasbourg, 1999, aux pp. 9-11.

[3] Ibidem, pp. 23 sq.

[4] Jean-Claude Poteur, « Châteaux forts de l’an 1000 en Provence orientale » in n° 18 de  Châteaux forts d’Europe, Castrum Europe, Editions Accès, Strasbourg, 2001, p. 12.

[5] Alain Venturini, « De la Provence à la Savoie » in Nouvelle Histoire de Nice, Privat, Toulouse, 2006,  p. 42.

[6] Jean-Claude Poteur, « Le réseau castral du pays de Nice » in Recherches régionales. Côte d’Azur et contrées limitrophes, 1983, n°3, pp. 169-185 et  « Châteaux forts de l’an 1000 en Provence orientale », op.cit., pp. 19. sq.

 
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