Lettre de Carlone à Pietri
Lettre d’Auguste Carlone à Pierre Marie Pietri [1]
 
Arch. dép. Alpes-Maritimes, 7 J 36, ancienne cote 6 J 21 fonds Levrot,  26 janvier 1861
 
«Sans être  doué de don prophétique, j’ai pu  vous annoncer  ce résultat dès le premier moment où la pensée qui devait diriger l’action du gouvernement s’est fait jour et que pour tout programme donné à ceux par qui elle devait s’exercer, il n’y avait que le mot conciliation. Le premier côté fâcheux de ce programme était le manque de clarté. Les uns, un peu confiants, y ont vu l’intention de rapprocher les parties et de faire la part de tous sans tenir compte du drapeau sous lequel on avait marché au milieu des luttes récentes. Les autres, moins charitables ont cru à la froide résolution de tourner le dos à ceux qui étaient tout acquis par des antécédents de parti et d’attirer à soi, de se concilier par des préférences marquées, leurs anciens adversaires »
          « Qui avait raison ? Je le dis à regret si les premiers avaient bien compris les intentions du gouvernement, les seconds ont eu pour eux la ligne de conduite suivie par ses agents les plus immédiats. Ils on propagé le mécontentement dans la rue et ravivé l’opposition de l’ancien camp hostile à l’annexion.
« Au milieu de ce paroxysme que faisait la préfecture à Nice ? Non contente des effets multiples de l’élection de Lubonis, elle s’engageait dans les élections pour le Conseil général, et sur le terrain où la lutte devait avoir un caractère politique, elle traitait simultanément avec tous les partis, tout en annonçant qu’elle allait faire acte de courage et arborer les couleurs de la France ; puis sans nul souci de la foi donnée,  elle acceptait et abandonnait successivement ses deux candidats et par une dernière et inconcevable volte face elle s’attachait à la fortune du candidat de  l’opposition italienne et le faisait triompher ».
  « Et lorsque tout confus d’avoir été pris au piège M. Paulze d’Ivoy veut se donner un bill d’indemnité, il parle d’une lettre ministérielle (quelqu’un m’a soutenu l’avoir vue) qui lui donne pour instruction de renier absolument le vieux parti français et de faire cesser l’opposition italienne à tout prix, même en l’acceptant comme parti gouvernemental, la magistrature ayant, d’autre part, pour mission de surveiller l’action préfectorale ! »
 « Ah ! Si les hommes qui tiennent en leurs mains les rênes du gouvernement de la France en sont à recourir à de tels expédients, qu’on garde un peu mieux d’aussi tristes secrets ! »
« Mr. Paulze d’Ivoy a quitté Nice. L’a-t-on rappelé pour n’avoir point su se ménager des succès par l’application du système qui lui avait été tracé ? Il importe peu. Mais ce qu’il doit être permis de dire que ce serait insulter au caractère de son successeur que de croire,  avant preuves, qu’il ait consenti à reprendre sur de nouveaux frais la mission assignée à Mr. Paulze d’Ivoy ou, pour parler plus exactement, à son singulier cénacle féminin ».
« Ici je fais résonner une corde nouvelle bien à contre cœur. Là où il existe un éditeur responsable, on peut se dispenser de remonter aux causes qui l’ont influencé. Si je ne m’arrête pas devant cette considération, c’est qu’il me faut maintenant aborder un autre côté du rôle de Mr. Paulze d’Ivoy qui pour ne rentrer que très indirectement dans sa mission politique et administrative n’en a pas moins pour autant une très grande importance dans les  conditions exceptionnelles de Nice, je veux dire le monde des salons qui y occupe une si grande place, au moins pendant l’hiver. De ce côté encore, l’intervention de son conseil intime a soulevé le mécontentement, le blâme et même une juste moquerie » […]
« Le successeur de M. Paulze d’Ivoy trouvera donc tout à faire ou à refaire et sa position  sera bien autrement difficile pour lui que  celle que vous avez laissée en raison de  promesses innombrables et insensées. Car il ne faut pas oublier que dès les premiers jours de son administration, M. Paulze d’Ivoy a enfourché ce dada et qu’il n’en est plus descendu ; que après s’être évertué à démonter  à tous ceux qui avaient confiance en l’avenir, qu’ils avaient été pris pour dupes, qu’il fallait se résigner à ne voir se réaliser aucune des espérances données, il est parti en se retournant à la façon des Parthes pour lancer ce dernier trait : la justice de l’Empereur donnera satisfaction aux réclamations fondées et en même temps elle ne pourra s’empêcher d’écarter avec fermeté ces prétentions exagérées qui ne sauraient faire illusion à personne et par lesquelles s’expliquent cependant tant d’attaques passionnées,conséquences d’inévitables déceptions » […]
 « Le remplacement de M. Pauze d’Ivoy par M. Gavini[2], les brillants antécédents de cet administrateur permettent de croire que le mal sera prochainement réparé. Je ne doute pas que pendant son dernier voyage à Paris il n’ait voulu s’aider de vos appréciations au sujet d’un pays où votre action s’est exercée avec autant de rapidité e de puissance, et que, alors mieux inspiré que son prédécesseur, au lieu de se poser en détracteur obstiné et malencontreux de votre œuvre, il saura la reprendre et faire bénir de tous le jour qui nous a rendu à notre mère patrie ».
 


[1] Envoyé extraordinaire de Napoléon III à Nice au printemps 1860.

[2] Le nouveau préfet prend ses fonctions le 24 janvier

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