Vallée du Var, voie de communication

Retour à Histoire de l'Eco Vallée

 

 

Michel Bottin

 

De la digue sarde à la RN 202

 La vallée du Var, voie de communication

 

dans

Un espace à percevoir, les Alpes d’Azur

Syndicat intercommunal touristique des Alpes d’Azur, SITALPA

 

La Documentation française

Paris

1995

pp. 41-50

 

Publication de la conférence tenue le 9 Décembre 1994 à Plan-du-Var (06670) sous l’égide de l’Association touristique du Canton de Levens

 

 

        Peu de régions sont aussi défavorisées que le littoral et le haut pays de Nice en matière de voies de communications. Pays de montagnes plongeant dans la mer, mais aussi pays de vallées barrées d’obstacles et de gorges. Pays de frontières aussi, qui porte la trace des fractures politiques léguées par les siècles. C’est encore le cas de la frontière avec l’Italie qui pèse depuis 1860 sur la politique transfrontalière de communications. Ce fut également le cas avec la frontière  du Var-Estéron qui sépara pendant cinq siècles, moins quelques occupations françaises, le royaume de France et les terres de la maison de Savoie. La viabilité de la vallée du Var a étroitement dépendu de ces deux contraintes : les obstacles naturels d’une part, la frontière d’autre part. Les handicaps techniques et les difficultés diplomatiques qui en résultent suffisent à expliquer l’absence de voies de communications commodes dans cette partie ouest du Comté de Nice jusqu’ à la fin du XIXe siècle.

        A l’est de la province la situation est différente. On y trouve déjà au tout début du XIXe siècle les éléments de base d’un réseau routier. La route royale vers Turin offrait en particulier, malgré les difficultés du relief, une grande facilité de communication. Construite à grands frais, elle avait été terminée en 1792, peu avant l’arrivée des Français. De Nice partait une seconde route, mais de catégorie provinciale, vers La Turbie. Elle avait été construite sous le Premier Empire, en particulier pour des besoins militaires, mais la poursuite des travaux nécessitait des sommes considérables. Il faut bien entendu ajouter la route de Nice à Saint-Laurent, rendue plus commode depuis que, sous la Révolution, les Français y avaient construit un pont en bois. Enfin  le gouvernement sarde avait entrepris, au début des années 1820, de construire une route de catégorie provinciale entre Nice et Levens. Elle est entièrement carrossable au milieu des années 1840. C’était tout ! Le reste n’était que sentiers et chemins muletiers.

        Le Var et ses affluents, ces voies de communications qui nous paraissent aujourd’hui naturelles, étaient totalement impraticables. Les chemins ne suivaient pas les vallées mais montaient ou descendaient au grès des obstacles. Ainsi le muletier qui désirait aller de  Nice à Puget-Théniers, devait-il prendre la direction de Saint-Roman-de-Bellet, redescendre vers Lingostière, suivre le bord du Var jusqu’au bac de Saint-Martin, remonter vers Bonson, contourner le Mont Vial et rejoindre Puget par le col Saint-Raphaël. Telle était encore la situation au début du XIXe siècle. Il en était de même pour les vallées de la Tinée et de la Vésubie : on prenait le chemin de Levens, pas encore carrossable, vers Duranus et Saint-Jean-la-Rivière et de là, soit on remontait la vallée de la Vésubie vers Lantosque, soit on prenait le chemin de la Tinée par Utelle et La Tour. Les gorges faisaient fonction de verrou. Les seuls qui osaient se risquer dans ces endroits hostiles étaient les employés chargés de guider le flottage des coupes de bois et quelques voyageurs pressés et alertes, qui à la bonne saison pouvaient préférer la fraîcheur des obstacles de la vallée au chemin de montagne.

        Comment explique l’absence d’aménagement routier dans cette partie de la province ? Certes les difficultés techniques étaient immenses, mais pas insurmontables. A condition d’y mettre le prix. Le gouvernement de Turin avait réussi à forcer dans la vallée de la Roya des obstacles qui valaient bien ceux de la Mescla, sans parler du col de Tende. Mais il s’agissait là d’une route vitale reliant Nice à la capitale et financée par des fonds d’Etat.

        Pour la vallée du Var le problème était tout différent. Il existait déjà une route qui, par Avignon et Manosque, aboutissait à Entrevaux, place forte française à la frontière des Etats de Savoie. La crédibilité du dispositif militaire avait commandé la dépense. Mais comment la relier à Puget-Théniers sans offrir à la France un boulevard et affaiblir considérablement les défenses naturelles du Comté de Nice ? Fortifier la route était une solution, mais combien coûteuse. L’état-major sarde ne pouvait que s’y opposer. Sans autorisation militaire pas de financement d’Etat. Et sans financement d’Etat, pas assez de moyens pour forcer les passages difficiles.

        Tant d’obstacles à surmonter auraient pu reporter ces réalisations après le rattachement du Comté de Nice à la France en 1860 si Turin n’avait pas peu à peu réorienté ses positions après 1840. Cette nouvelle politique n’est pas le résultat d’une réflexion d’ensemble. Il n’y a là aucun plan concerté, mais un engagement progressif, d’abord très réticent puis plus affirmé.

 

        L’histoire de la transformation de la vallée du Var en voie de communication commence dans les années 1840 avec deux projets : le premier vise à endiguer la rive gauche du Var du Baou-Roux à la mer pour récupérer sur le lit du fleuve quelque 560 hectares de bonnes terres ; le second répond au souhait des habitants de la Tinée qui réclamaient un prolongement du chemin muletier de Nice-Saint-Martin vers La Chaudan jusqu’à la Mescla pour éviter le détour par Levens et Utelle. Il n’était pas encore question de prolonger ce chemin de La Mescla vers Puget. L’autorité militaire était rassurée. Elle n’avait pas de raison de s’opposer à ces deux projets, endiguement de la rive gauche du Var et franchissement des gorges par une voie muletière. Un premier pas, essentiel, était ainsi accompli. La vallée du Var commençait sa mutation en voie de communication.

 

L’endiguement de la rive gauche du Var

 

        Le Var marque depuis le traité de Turin du 24 mars 1760 la frontière entre la France et le Piémont-Sardaigne du confluent du Var/Estéron à la mer.  Cette frontière est fixée au plus gros bras du fleuve. Celle-ci serpente donc dans une vallée large de 500 mètres à un kilomètre. Elle est à peu près stable mais une grosse crue peut modifier le lit du « Gros Var » … et donc la frontière. De même l’action de l’homme peut rabattre ce gros bras vers l’une ou l’autre rive.

        Toute entreprise sur le lit du fleuve visant à l’endiguer ou à construire des épis de protection concerne donc l’autre rive. La moindre initiative peut prendre une tournure diplomatique. Ce n’est pas à Nice de traiter directement avec Saint-Laurent ou à La Roquette-saint-Martin de s’accorder avec Le Broc. L’effet frontière joue à plein et la moindre affaire remonte à Paris et à Turin. C’est pour résoudre ce type de difficultés que fut signé le 27 août 1825 entre Charles X, roi de France, et Charles-Félix, roi de Sardaigne, un traité fixant, de La Roquette-Saint-Martin à la mer, le tracé dans le lit du fleuve deux lignes parallèles distantes de 500 mètres. La distance entre ces « latérales » sera ramenée plus tard à 300 mètres. Chaque Etat était maître d’aménager le lit du fleuve dans la zone délimitée par la sa latérale.

        A Saint-Laurent on s’empressa de construire quelques défenses pour protéger les bords du fleuve. Du côté de Nice on vit plus grand : cet immense espace ouvrait des perspectives économiques. Il fallait construire une digue sur la latérale. Les projets d’endiguement vont se succéder. Mais aucun n’était vraiment au point. Turin chargea alors l’ingénieur Gardon de soumettre un projet de digue au Conseil supérieur des routes et eaux. Celui-ci présentait les caractéristiques suivantes : 22 km 800 du Baou-Roux à la mer ; une digue de 7 mètres de largeur, 4m 50 au dessus de l’étiage soit 1mètre 50 de « revanche » sur les plus hautes eaux ; un ensemble de digues secondaires pour encaisser les vallons affluents ; un systèmes de ponts, ponceaux, écluses, et canaux de drainage ; les terres ainsi gagnées sur le fleuve devaient être colmatées par alluvionnement. La dépense totale était estimée à 1 638 173 francs, chiffre très sous-évalué comme on le verra.

        Il restait à trouver le financement. La ville de Nice et les communes riveraines de la rive gauche se constituèrent en « consorzio », forme d’association qui leur permettait de prendre la direction des travaux et de rechercher les financements. L’Etat, sollicité, refusa toute aide. Après maintes difficultés, le consortium accepta, au début de l’année 1844, la proposition de deux Français, Boisset et Jussieu : les deux preneurs s’engageaient à suivre le projet Gardon et obtenaient en contrepartie le propriété des terrains gagnés par alluvionnement sur la partie endiguée. Le tout devait être terminé dans les cinq ans. L’Etat ne versait rien. Le « consorzio » et la province de Nice versaient 540 000 francs sur cinq ans. Le 15 mai 1844 une ordonnance royale officialisait le contrat. Le 11 février 1845 les travaux étaient inaugurés en grande pompe à Saint-Martin. Les difficultés commençaient.

        Il apparut très vite que le coût avait été sous-estimé, et que, dans tous les cas, la vente des terrains alluvionnés, « colmatés » comme on disait, ne produirait un revenu suffisant qu’à partir de La Manda, là où le fleuve s’élargit. Pendant dix kilomètres il y aurait peu de rentrées et beaucoup de frais. On avait par exemple sous-estimé le coût de l’enrochement établi par le cahier des charges à huit mètres cube par mètre de digue. Or la vallée creusée dans le poudingue est très pauvre en belles roches. Seules les carrières de La Roquette-Saint-Martin, au nord du Baou-Roux et au vallon de l’Abeigl, pouvaient fournir le chantier. Le transport étai assuré par un chemin de fer dont le matériel était tracté par des mulets, le « railway ». Ce matériel, wagons, grues, rails, avait coûté plus de 250 000 francs. Avec l’avancement du chantier, le transport, même ainsi organisé, devint de moins en moins rentable. On chercha une carrière plus proche de Nice. Seule celle de La Gaude, sur la rive droit pouvait convenir, même au prix de la construction d’un pont sur le fleuve. C’est elle qui complètera l’approvisionnement du chantier jusqu’à la mer.

        Confrontés à des difficulté croissantes, Jussieu et Boisset se virent dans l’obligation de chercher un associé. Ils firent affaire avec un ancien avoué parisien, Villain-Moisnel, qui apporta 550 000 francs dès le printemps 1845. Puis après de nouvelles difficultés, Jussieu et Boisset se retirèrent, laissant Villain-Moisnel seul maître de l’opération à partir du 1er avril 1846. Les travaux avançaient. Un bel espace avait été dégagé devant Saint-Martin ; la vente des terrains commençait et le rétrécissement du lit du fleuve avait permis la construction d’un beau pont, entre La Roquett-Saint-Martin et Gilette. Ce pont, dit de « La Madeleine, du nom du quartier de Gilette situé en bordure du fleuve, prendra bientôt le nom de « Charles-Albert », le souverain des Etats de Piémont-Sardaigne.

        Les difficulté financières s’aggravèrent à partir de La Manda. Villain-Moisnel fit une première fois face en trouvant un financement en 1850 auprès d’un banquier de Frankfort, Schmidt, à hauteur de 1 500 000 francs. Il y avait là de quoi terminer la digue jusqu’à la mer. Mais Schmidt ne versa que 585 000 francs et se retira de l’affaire. Villain-Moisnel dut se rendre à l’évidence, il ne pouvait terminer l’affaire tout seul. Il renonça en 1853 à la concession. Son contrat fut résilié le 16 février par une sentence de la Chambre des comptes de Turin. Une commission royale était chargée de trouver un nouveau concessionnaire, et entre-temps, de poursuivre les travaux indispensables. Villain-Moisnel avait déboursé un million de francs pour la digue et 250 000 francs pour le matériel. Le consortium avait versé au titre de la subvention 380 000 francs sur les 540 000 prévus. La digue était construite sur une longueur de 11 kilomètres 500, jusqu’au vallon de La Comba, et avait permis de gagner près de 200 hectares de terres agricoles. Il restait autant à faire -mais pour plus de 350 hectares de terres- outre les frais pour aménager complètement le tronçon déjà construit : remblayer la digue dans les parties où elle n’atteignait pas sept mètres, terminer l’endiguement des vallons et poursuivre le colmatage des terrains.

        Ces travaux avaient provoqué de grands changements : les chantiers, celui de la digue et celui du pont, avaient bouleversé l’économie locale provoquant dans ces lieux un essor économique sans précédent. Les voies de communication étaient complètement modifiées : depuis la cessation des travaux en 1853, le « railway » était accessible aux particuliers et un service d’omnibus reliait Nice au vallon de La Comba. On pouvait enfin circuler en voiture sur toute la longueur de la basse vallée du Var ! Parmi les rares excursions au départ de Nice, le Guide des Etrangers, édition 1858, en proposait une vers Levens par la route construite dans les années 1820-1840, avec déjeuner à Levens, descente par les sentiers vers Saint-Martin où on prenait le « railway, « un chemin de fer, dit le Guide des Etrangers, réduit à ses éléments les plus simples et tel qu’on aurait pu le construire aux temps des mérovingiens […]. Le convoi se compose d’un unique et grossier tombereau […]. Les voyageurs se placent en avant ou en arrière, les jambes pendantes […]. Le convoi est remorqué à la montée par un mulet. A la descente c’est le mulet qui est remorqué à son tour […]. Il faut près d’une heure pour descendre les 11 kilomètres […]. On a tout loisir d’admirer sur la rive française les villages de Carros et du Broc » conclut le Guide. L’omnibus attend les voyageurs en bout de digue au vallon de La Comba et emprunte la route d’accès au chantier jusqu’ à la route qui longe la côte. L’excursion coûte moins de trois francs : 1, 25 pour le trajet Saint-Martin/Nice. On notera que les muletiers devaient continuer à emprunter le sentier muletier habituel en pied de collines.

 

        Les travaux sommeillèrent plusieurs années faute de concessionnaire. Manifestement le financement par la vente de terrains n’était pas possible. Il fallait une intervention directe de l’Etat. La situation ne se débloqua qu’au lendemain du Rattachement de la province niçoise à la France. Une déclaration d’utilité publique du 18 août 1860 imputait les dépenses nécessaires sur le budget des améliorations des cours d’eau. Le nouveau souverain français ne pouvait pas faire moins envers des populations qui avaient voté « oui » lors du plébiscite dans l’espoir que la France prendrait les travaux à sa charge. C’était en quelque sorte le cadeau de bienvenue de Napoléon III. C’est ainsi du moins que le comprirent les populations concernées qui parlèrent longtemps d’un mythique « wagon d’or » pour terminer les travaux.

        Un wagon d’or peut-être pas. Mais l’opération fut rapidement terminée sans qu’ on regarde beaucoup à la dépense. Le 27 avril 1861, les aménagements et les finitions du tronçon Baou-Roux-La Comba étaient concédés à l’entreprise Deluca de Saint-Martin pour 800 000 francs. Le 30 décembre, le second tronçon de La Comba à l’embouchure était adjugé à l’entreprise Sarlin et Rabattu pour 4 400 000 francs. Il y eut encore des problèmes et les travaux seront finalement confiés à une régie. Très vite, et sans attendre la fin du chantier, à la demande pressante des populations, la digue fut ouverte dès 1863 à la circulation des charrettes et des voitures. On avait pour cela déplacé la voie ferrée vers le perré en réservant  3 mètres 50 pour le chantier et 3 mètres 60 pour la circulation.

        Le second tronçon fut inauguré le 3 juillet 1869. L’endiguement de la rive gauche était terminé : le chantier avait duré 25 ans dont 8 années d’interruption. Il avait coûté plus de 8 millions de francs, soit cinq fois plus que l’estimation du projet.

 

Le percement des gorges

 

        La construction de la digue avait fait naître de grands espoirs. Tous ceux qui pressentaient qu’elle serait un jour une véritable voie de communication spéculaient sur les possibilités d’ouvertures de routes dans les vallées.

        Le débat avait été lancé dès le début de la Restauration, bien avant que ne débutent les travaux d’endiguement. Très vite on avait abandonné l’idée de tracer une route par vallée en raison des difficultés techniques. On avait finalement opté pour une route « centrale » par la Tinée qui desservirait par des raccordements muletiers une partie de villages de la Vésubie et du Var. En ce qui concerne la route d’accès de Nice à la Tinée on s’était rallié au projet de l’ingénieur Gardon qui, en 1819, avait écarté l’idée d’emprunter la vallée du Var de l’embouchure à la Mescla : il eût fallu élargir le chemin muletier de Nice à Saint-Martin et à partir de là, creuser dans le roc sur plus de 10 kilomètres. Le coût était considérable et le communes concernées étaient peu nombreuses, pas très riches et pas toujours prêtes à financer l’opération. Or celle-ci ne pouvait être réalisée sans le concours financier d’un consortium de communes. Il fallait trouver une autre solution.

        Gardon eut l’idée de construire une route qui partirait de Saint-André vers Tourrette et Levens, puis de là rejoindrait Duranus, Saint-Jean-la-rivière, Utelle, et La Tour. Le financement par le moyen du consortium était possible. Le 9 décembre 1823 la route était en outre déclarée « provinciale » et donc admissible au financement provincial. Les travaux commencèrent à Levens en 1827. En 1846 débutait le chantier Levens-Duranus-Saint-Jean-La-Rivière.

        La haute vallée du Var était particulièrement handicapée par ce schéma routier. Il fallait toujours passer le Var à Saint-Martin puis emprunter le périlleux chemin du Mont Vial pour rejoindre Puget-Théniers. Le passage du Var à Saint-Martin a particulièrement été critiqué. C’est de là qu’est née la légende de ces gueyeurs saint-martinois qui menaçaient de noyade le voyageur qui refusait de payer la somme réclamée. Une amélioration importante fut apportée en 1827 avec le prolongement du chemin muletier de Nice/Saint-Martin jusqu’à Plan-du-Var, lieu encore inhabité, et la construction d’un pont en bois vers le Gabre de Bonson. Mais ces travaux ne modifiaient pas le problème. Plus grave même, ils signifiaient que la route de Puget passait toujours par le Mont Vial et que cette route empruntait un simple chemin muletier.

        L’autorité militaire avait pesé sur le choix. Elle était, on l’a vu, hostile à tout projet de route. Face à cette contrainte l’intendant général de la région de Nice, Ferneix, décida de poursuivre le chantier du chemin arrivant à Plan-du-Var jusqu’au Chaudan d’Utelle puis jusqu’à La Mescla. Un tel chemin, réduit à deux mètres, ne pouvait inquiéter l’état major. L’intendant général chercha un financement, mais ne le trouva ni auprès de l’Etat ni auprès de la Province. Il restait la solution du consortium de communes. Ferneix rassembla les communautés de la vallée de la Tinée et, après avoir promis l’aménagement du tracé de La Mescla à Malaussène, les communautés de la vallée du Var. Le 4 février le projet était approuvé par Charles-Albert lui même à l’occasion d’un voyage à Nice.

        Le coût était élevé : 187 000 francs rien que pour le tronçon du Chaudan. Et il était uniquement supporté par le consortium. Les travaux commencèrent en 1841, trois ans donc avant le début de l’endiguement. Le tronçon du Chaudan à La Mescla était terminé en 1843. L’état major s’opposa alors à la poursuite des travaux vers Malaussène, n’autorisant que ceux vers Roussillon dans la vallée de la Tinée. On imagine la déception et la colère des habitants de la vallée du Var. Il fallait toujours emprunter la route du Mont Vial.

        Cette position officielle fut confirmée par la décision de construire un pont sur le Var entre Gilette et La Roquette-Saint-Martin en remplacement du pont du Gabre de Bonson déjà impraticable. Le pont est mis en service en 1846. C’était un beau pont suspendu, assez large pour le passage de voitures. Il avait tout de même coûté 400 000 francs. Le financement avait été assuré pat l’Etat, la Province et un consortium des communes de la vallée de l’Estéron. Pour les communes de la haute vallée du Var, le message était clair : ce pont devait desservir une future route, un chemin muletier plus probablement, dans la vallée de l’Estéron, et au-delà vers Puget, en passant par le col Saint-Raphaël ! C’est l’opinion d’un bon connaisseur de ces dossiers routiers, l’Abbé Désiré Niel de Touët-sur-Var. Cet ardent défenseur des intérêts de la vallée du Var, futur représentant à la Chambre des députés à Turin, a développé une critique argumentée du projet. Il estime qu’on aurait mieux fait de dépenser 100 000 francs pour faire un pont sur le Var à La Mescla et d’employer les 300 000 francs restants pour la construction d’un chemin muletier vers Malaussène. Manifestement le consortium de la vallée de l’Estéron avait plus d’appuis que celui de la vallée du Var.

 

        Tous ces choix étaient commandés par le projet conçu dans les années 1820 de faire de la route Nice-Utelle par Levens l’axe central des communications dans l’ouest de la province. La construction de la digue bouleversait l’approche de ces questions. Elle faisait ressortir tous les défauts de la route « centrale » et faisait apparaître le caractère en quelque sorte naturel du passage par les vallées. Après bien des hésitations le Conseil provincial de Nice se rallie à ce projet. Le 27 septembre 1850 il demande quatre millions pour construire ces routes. Mais la proposition ne fait pas l’affaire des communes déjà desservies par la route « centrale », Levens en particulier. Elle est mal défendue à la Chambre des députés à Turin. Le projet est rejeté.

        La situation aurait pu tester longtemps sans changement si un événement extérieur à ces questions routières n’avait pas complètement modifié les données politiques du problème. Il s’agit de la publication le 14 juillet 1851 d’un nouveau tarif général des douanes sardes. On y trouvait deux dispositions majeures pour le Comté de Nice : d’une part la suppression du port franc pour l’automne 1851, d’autre part le report au 1er janvier 1854 de la frontière douanière, fixée depuis le XVIe siècle sur le Mercantour, sur le Var-Estéron. Ces mesures furent accueillies avec colère. Elles provoquèrent l’union des députés de la province et encouragèrent de nombreuses démarches dans les ministères turinois pour obtenir des compensations. Le sous-équipement routier de la province fut particulièrement mis en évidence.

        C’est de ce trouble politique que sortit la Loi sur les routes de la province de Nice du 26 juin 1853. Elle prévoyait la construction d’une route dans chaque vallée, Estéron, Var, Tinée et Vésubie. La Roya, on l’a vu, était déjà équipée. Le coût estimé était de quatre millions de francs répartis sur dix ans avec un financement par l’Etat pour la moitié, la Province pour un quart et les communes concernées pour le quart restant. Il était bien précisé qu’en aucun cas la part de l’Etat ne dépasserait deux millions de francs.

        Plus de deux années s’écoulèrent avant le début des travaux. Le contrat fut signé le 11 avril 1856 avec l’entreprise Laurent Magnan pour les tronçons Baou-Rous-Mescla-Roussillon et Mescla-Malaussène. Le 7 avril 1858 un autre contrat était passé pour la construction d’un pont sur le Var à La Mescla. Les travaux avancèrent rapidement, facilités par le chemin muletier existant qu’il s’agissait d’élargir de deux à cinq mètres. Mais Magnan s’y épuisa. Le 18 avril 1859 il cessait les travaux. Ses dépenses étaient supérieures de 50% à celles prévues par le cahier des  charges. Il n’avait accompli que la moitié du travail prévu. Une régie prit la suite. Pour les syndics de la faillite Magnan, il était clair que celui-ci avait eu tord de faire aveuglément confiance aux ingénieurs du Génie civil. « Mais cette famille Magnan, expliquaient-ils, était celle qui depuis de longues années exécutait les travaux les plus considérables dans cette province. Elle avait acquis une grande déférence pour l’administration et une grande confiance dans les projets des ingénieurs ». On peut se demander, dans ce cas comme dans d’autres, si le système du consortium, qui suppose l’approbation des communes concernées, n’avait pas conduit l’administration à sous-évaluer les coûts.

        Au moment du rattachement à la France, la régie qui avait pris la suite de Magnan avait pratiquement atteint l’objectif fixé par le contrat : dans la Tinée la route allait jusqu’à Roussillon : dans le Var le travail était terminé jusqu’au pont de Malaussène. Le plus gros de l’ouvrage était donc réalisé. Le verrou des gorges avait sauté. Il restait à poursuivre. C’est ce que demandèrent les Niçois à Napoléon III.

        Les travaux furent donc poursuivis. Ils n’avancèrent pas très vite dans la vallée de la Tinée où la route était pourtant devenue en 1860 « Route impériale 205 de Nice à Barcelonnette ». L’objectif était d’atteindre Saint-Etienne-de-Tinée et de passer dans la vallée de l’Ubaye par le col de Pelouse. Il fallut plus de 40 ans pour parvenir à Saint-Etienne ! Et lorsqu’il fut le moment de commencer les travaux de la route du col, l’autorité militaire, française cette fois, s’y opposa. La route était trop près de la frontière !

        Dans la vallée du Var, la route avait été classée en 1867 « Route nationale d’Avignon à la Mescla ». Les travaux avanceront plus rapidement que dans la Tinée. La partie comprise dans le département des Alpes-Maritimes était livrée à la circulation en 1873.

        Les oppositions militaires à une route des Alpes par la Tinée poussèrent à rechercher un passage plus à l’ouest, par la haute vallée du Var, le Val d’Entraunes et le col de La Cayole. Cette route devint la « Route nationale 210 du Pont-de-Gueydan à Barcelonnette ». Elle ne fut livrée à la circulation qu’à la fin de la Grande Guerre. La vallée du Var était ainsi devenue une voie de circulation. Le 16 décembre 1920 une décision ministérielle affectait le numéro « 202 » à la route d’Evian à Nice à travers les Alpes. Cette mesure entraînait donc dans les Alpes-Maritimes le changement d’appellation de la RN 210 de Barcelonnette au pont de Gueydan, de la RN 207 du Pont-de-Gueydan à La Mescla et de la RN 205 de La Mescla à Saint-Agustin, à Nice où elle rejoignait la RN 7.

 

Conclusion

 

        Le Var voie de communication ? De l’évidence géographique à la réalité routière, la distance se mesure en siècles. Les difficultés techniques étaient sans doute réelles. Elles ne constituaient pourtant pas un obstacle absolu. La route Nice-Tende prouve qu l’Etat sarde disposait des moyens nécessaires pour tracer une telle route. Seule la volonté politique a manqué, pour des raisons tout à fait légitimes d’ailleurs, puisqu’il s’agissait de la défense du royaume.

        Quelle que soit l’opinion qu’on ait sur la question, il reste un fait objectif : la vallée du Var n’est devenue que très tardivement la voie de communication que la nature l’appelait à être. Napoléon Bonaparte, bon connaisseur de notre région pour y avoir plusieurs fois séjourné, et capable de lire une carte mieux que quiconque, prédisait que cette vallée deviendrait la plus courte vers Avignon en passant par Entrevaux, Manosque et Apt. Certes. Mais cette route Napoléon ne l’a pas construite. La vallée du Var est ainsi totalement dépourvue de route au moment où se met en place le réseau primitif des grandes routes, milieu XVIIIe-début XIXe siècle. Cet handicap qui ne pouvait être surmonté. Cinquante ans plus tard, l’occasion de devenir une grande voie de communication était passée. La RN 7 avait tracé sa voie et occupait désormais une position dominante dans la desserte de Nice.

        Mais vers 1800 la partie était encore égale : la Haute Provence, d’Apt à Entrevaux était encore un milieu économique florissant. Cette route aurait pu concurrencer celle passant par le centre de la Provence, par Grasse et Draguignan.

Une dernière remarque enfin : la future RN 202 au départ de Nice, n’arrive à Entrevaux qu’en 1878. C’est d’autant plus tardif, qu’à cette époque le chemin de fer, le Paris-Lyon-Méditerranée, est arrivé à Nice depuis treize ans.

 

        Une nouvelle occasion de faire de la vallée du Var une grande voie de communication se présenta avec le plan Freycinet mis en œuvre à partir des années 1880. Ce plan prévoyait pour les Alpes-Maritimes trois voies ferrées d’utilité publique, Nice-Cuneo par Tende, Nice-Meyrargues, et peut-être Avignon, par La Manda et Grasse et Nice-Digne. Les projets tardèrent à se concrétiser. L’état major fit arrêter les travaux de la ligne Nice-Tende et imposa aux lignes Nice-Meyrargues et Nice-Digne la construction d’une voie à écartement réduit. Officiellement il s’agissait de ne pas faciliter la progression de l’ennemi en cas d’attaque. Mais les intérêts économiques marseillais pesèrent fortement sur ces choix : ils ont arrêté la ligne traversant la Provence à Meyrargues pour éviter toute jonction avec le PLM à Avignon ; ils ont également fait échouer le projet de raccordement de ce même PLM au port de Nice ; l’absence de raccordement à Digne au réseau ferroviaire général relève de la même politique.

        C’est la seconde occasion manquée pour la vallée du Var. On sait que la troisième est d’ores et déjà passée : avec la future autoroute Sisteron-Grenoble on se rendra à Grenoble par Aix en faisant le tour de la Provence.

        Telle est l’étonnante destinée de cette vallée qui s’enfonce profondément dans le massif alpin et qui n’a jamais joué le rôle de grande voie de communication promis par la nature. La récente crue du Var n’est qu’un obstacle de plus sur une route qui n’en a pas manqué.

        Certains jugeront qu’une histoire encombrée d’autant de difficultés ne peut qu’être marquée du sceau de la fatalité. D’autres penseront au contraire que la seule leçon qui puisse être tirée de cette aventure est celle d’une persévérance têtue, seul moyen de rassembler les énergies.

 

Bibliographie et sources

 

NIEL Désiré, La viabilité de la vallée du Var, Nice, 1853

VIGAN, Mémoire historique et technique sur les travaux d’endiguement et de colmatage de la rive gauche du Var, 1871

LAIROLLE Ernest, Principaux rapports, discours et conférences, Nice 1901

IMBERT Léo, « Les communications dans l’ancien Comté de Nice sous la Restauration sarde », Nice Historique, 1954

CECCARELLI Henri, La basse vallée du Var. Travaux d’endiguement et de colmatage. Etude de géographie physique, DES Géographie, Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, 1957

HILDESHEIMER Ernest, « Les voies de communication dans l’ancien Comté de Nice… de 1860 jusqu’à 1940 », Introduction au Répertoire numérique de la série S, Archives départementales des Alpes-Maritimes, Cannes, 1959

 

Archives départementales des A-M, Série S, 27 et 456

 

Addendum août 2010 : LIBERGE Olivier, «  Le désenclavement routier de la vallée du Var , Recherches régionales Côte d’Azur et contrées limitrophes, 1997, n° 141, pp. 17-62. Deux remarques par rapport à l’étude ci-dessus : l’Auteur ne cite pas mon travail ; il est davantage documenté sur la haute vallée du Var.

1 - 2 -