Les jardins du Var à Saint-Martin-du-Var
 

Les jardins du Var

Michel Bottin

Paru dans la Revue du Canton de Levens, n°3, juin 1995, pp. 8-9

 
         On pouvait encore voir aux bords du Var, il y a peu de temps, en face de la mairie annexe de la Roquette-sur-Var au Baou-Roux, quelques jardinets amoureusement entretenus, protégés des eaux du fleuve par un muret de pierres sèches. La crue du Var du mois de novembre dernier[1] les a emportés. Ils étaient le dernier vestige, dans cette partie de la vallée du moins, d’une pratique vielle de plusieurs siècles. On en trouvait encore il y a une trentaine d’années dans les endroits les plus favorables du lit du Var, à l’écart du gros bras du fleuve. C’était par exemple le cas en face de Saint-Martin-du-Var où le lit du fleuve s’élargit considérablement et où le « Gros Var » se déportait vers Le Broc. Ils ont été emportés depuis, sous le double effet de l’endiguement de la rive droite et de l’extraction massive de graviers. Resserré et creusé, le fleuve a fait place nette.
         La disparition de ces derniers jardins offre l’occasion de rappeler les extraordinaires efforts que firent les habitants de cette basse vallée pour arracher au Var ces lopins de terre. Fertiles et irrigables, ils produisaient en abondance fruits et légumes. Chacun pouvait profiter de ce bienfait ; il suffisait d’aménager et d’entretenir. Rien n’était cependant définitif ! Dans un lit aussi large le fleuve pouvait toujours changer son cours.
         Ces jardins ont assuré pendant longtemps, et jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, une bonne partie de la prospérité du terroir de la commune de La Roquette-Saint-Martin. On peut se faire une idée de la surface cultivée à partir d’un plan dressé par l’ingénieur Guibert en 1678 : ces jardins couvraient une vingtaine d’hectares, à partir de l’actuel quartier des Moulins jusqu’à Saint-Joseph. L’endroit est, il est vrai, propice. Le lit du fleuve s’élargit et le « Gros Var » est déporté vers Le Broc par la « bauma » de l’Abeigl située en aval du Baou-Roux. L’ensemble était protégé par un canal de desserte –une « bealiera »- qui captait l’eau au Rasclaou, au nord de Saint-Martin,  et la conduisait aux scieries et moulins de Récastron et de  Saint-Joseph. Le canal formait digue. Il préfigurait, modestement, ce que sera l’endiguement à partir de 1845. On reste admiratif devant les efforts déployés, à partir des moyens techniques et financiers de l’époque, pour aboutir à une telle réalisation.
         Au cours des années 1740-1750 une série de crues détruisit ce que l’homme avait laborieusement organisé. Une enquête menée sur place en 1759 par les ingénieurs topographes Cantu et Durieu chargés de définir la frontière entre la France et le royaume de Piémont-Sardaigne, fournit les éléments  permettant de reconstituer la chronologie du désastre : au début des années 1740, une « bealiera » longeant le pied de colline, et prenant elle aussi son eau au Rasclaou pour la conduire aux moulins de Saint-Martin, situés à l’emplacement de l’actuelle Avenue Antoniucci, est obstruée à plusieurs reprises par les graviers. On renonce finalement à la dégager. Il faudra simplement construire d’autres moulins ailleurs, vers Saint-Joseph ! En 1747 une crue emporte la scierie dite « Le Cortil »  au Trencas. En 1749 c’est l’embarcadère du bac situé en contrebas des Merettes et permettant de traverser le Var qui est emporté à son tour ; la « barque du Var » restera hors d’usage pendant une dizaine d’années. En 1754 une autre crue emporte la scierie du sieur Tomatis à Récastron.
         La catastrophe survient en 1755. Cette année là le Var emporte tout : la « bealiera » qui faisait fonction de digue, les jardins et même quelques maisons, dont l’église, situées à cette époque en pied de colline vers le quartier des Moulins ainsi que l’indique le plan de 1678. Le « Gros Var », qui jusque là coulait le long de la rive droite, avait changé de lit ! Il passait maintenant devant le village de Saint-Martin, le long de l’actuelle avenue Antoniucci, où les maisons faisaient maintenant fonction de digue.
         Le paysage avait changé. Les riants jardinets avaient maintenant laissé place à une immense étendue inhospitalière de graviers. On peut incriminer la puissance des crues. Peut-être. Les ingénieurs Cantu et Durieu avancent une autre explication. Le « Gros Var » avait changé de cours en raison des nombreuses concentrations de bois de flottage faites au dessous du Broc, côté France donc. Ils expliquaient que plusieurs commerçants en bois  travaillant pour l’arsenal de Toulon avaient pris l’habitude de regrouper ces troncs dans cette  partie du fleuve pour les  rassembler en radeaux. Année après année, le « Gros Var » avait été dévié vers les bras secondaires et finalement vers Saint-Martin. Ils proposaient la construction d’un épi juste avant le village pour détourner le fleuve vers Le Broc. La commune tentera en vain à plusieurs reprises de mettre en place une telle défense.
         Le « Gros Var » passera ainsi devant les maisons de Saint-Martin pendant près de 80 ans, continuant à menacer le village. Le Docteur Fodéré, de passage à Saint-Martin à l’automne 1803 dans le cadre d’une enquête statistique sur le département des Alpes-Maritimes, notait que le Var « passe au milieu du village » et qu’il a encore « pris » 50 sétérées –soit 7000 m²- depuis 1790. « Non seulement, ajoute-t-il, il s’empare des terrains cultivés, mais encore du sol des habitations, creusant par en dessous dans un terrain qui est meuble ». Il propose lui aussi la construction d’une digue.
         Ces défenses seront progressivement mise en place sous l’Empire et au début de la Restauration sarde. Dans les années 1820, le village paraît à peu près à l’abri même si le « Gros Var n’est pas bien loin. Une carte de 1825 indique même en face du village quelques espaces cultivés. Mais on est bien loin des jardins d’autrefois.
 
 
Sources
Plan du Var de Bonson à la mer dressé sur les instructions du Président Mellarède (1759) par Antoine Cantu et Joseph Durieu, ingénieurs topographes du roi de Sardaigne, Archives départementales des Alpes-Maritimes, Città e Contado, Fiume Varo, mazzo 5, dossier 6. La partie comprise entre le Baou-Roux et les moulins d’Aspremont (aujourd’hui Castagniers) a été publiée, accompagnée d’un commentaire, par l’Association Vivre à Saint-Martin en 1987.
Tipo del Fiume Varo dal vallone di S. Biaggio al ponte di Baussone con tutte le sue giuste misure, par l’ingénieur Guibert, 20 juillet 1678, Archives départementales des Alpes-Maritimes, Città e Contado, Fiume Varo, mazzo 1, dossier 30.
Michel Bottin, « Les moulins de La Roquette-Saint-Martin au XVIIIe siècle », in Nice Historique,  1983, pp. 132-136.
 
 
 

[1] Il est question ici de la grande crue du 5 novembre 1994.
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