Droit romain et jus commune.
Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers
in
Droit international et coopération internationale, Hommage à Jean-André Touscoz, Nice, France-Europe Editions, 2007, pp. 1225-1238
Michel Bottin
Faculté de droit
Laboratoire ERMES
Université de Nice-Sophia Antipolis
Pour citer cette étude :
Michel Bottin, « Droit romain et jus commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers », in Droit international et coopération internationale, Hommage à Jean-André Touscoz, Nice, France-Europe Editions, 2007, pp. 1225-1238.
L’affirmation du principe de la liberté des mers est indissociablement liée à l’œuvre de Grotius. Son Mare liberum, puissant plaidoyer en faveur de la compagnie néerlandaise des Indes orientales, se dresse dans toute la littérature juridique, et au-delà, comme un phare face aux tenants d’une mer interdite symbolisée par le Mare clausum de John Selden.
La controverse est connue. Elle fonde le mythe juridique sur lequel est bâti notre moderne droit de la mer, celui d’une mer libérée succédant à une mer interdite. C’est ainsi, et sans beaucoup de nuances, que la question sera désormais présentée
. Il semble dès lors vain d’aller chercher dans des temps plus reculés d’autres lumières sur la liberté des mers.
L’aventure n’a ainsi guère tenté les auteurs
tant il est vrai que remonter le temps vers le moyen âge ou vers l’antiquité ne semble pas le meilleur chemin pour trouver des traces d’une telle liberté originelle. Les Grecs eux-mêmes ne la pratiquaient pas
et Rome, maîtresse d’un empire qui fait de la Méditerranée un lac romain,
mare nostrum, ne semble pas la mieux placée pour favoriser cette
liberté. Et il paraît inutile de chercher dans les pratiques médiévales, partagées entre dominations exclusives des seigneurs riverains et monopoles commerciaux des cités maritimes, quelque solution à cette question.
Faire l’histoire du droit de la mer, et plus largement du droit international, avant Grotius paraît ainsi être une entreprise vouée à l’échec. Pourtant ici et là percent les doutes de quelques maîtres du droit international. « Grotius doit beaucoup à ses précurseurs
», particulièrement Vitoria, Vasquez et Gentili, affirmait il y a déjà plus d’un siècle Jules Basdevant à propos du droit des gens. Antoine Pillet doutait même des origines modernes de ce droit et avouait avoir été « dupe des opinions courantes » jusqu’à ce qu’il ait découvert chez les canonistes du moyen âge « les idées les plus fines et les plus profondes sur les droits des Etats
». Enfin, quelques expressions latines interpellaient les plus curieux et laissaient penser que Rome avait peut-être une place dans une préhistoire du droit international. Comment parler du moderne droit des gens sans rappeler qu’à son origine se trouve le
jus gentium, ce droit commun aux peuples que les Romains rapprochaient du
ius naturale ?
L’histoire du droit de la mer, ou plus exactement de ses fondements juridiques, souffre des mêmes insuffisances, mais comme les bases romaines sont ici plus assurées, la mise en perspective est peut-être plus facile. La démarche suppose qu’on remonte à ces fondements et qu’on trace les lignes de force de cette histoire jusqu’aux dernières évolutions du jus commune. Tentons l’exercice non sans avoir préalablement défini très sommairement la nature et la portée de cette mutation du droit romain en jus commune.
Le droit romain dont il est question ici est celui des compilations de Justinien, celui qu’on nomme jusqu’à l’époque moderne
jus civile et qui rassemble dans le
Corpus juris civilis, le
Code, les
Institutes, le
Digeste et les
Novelles, un immense corps de règles qui exprime la quintessence du droit romain de l’époque classique au VIe siècle. Sa redécouverte au XIe siècle en fait dans plusieurs pays de l’Occident européen un droit effectif
. Plus qu’un droit de raison, un « droit savant », ainsi que les auteurs français ont l’habitude de le présenter, il est un droit commun, un
jus commune.
Mais ce droit commun n’est pas un droit unique. Il n’occupe qu’une partie du champ du droit et doit tenir compte de deux autres ensembles juridiques qui enrichissent et complètent la matrice romaine.
D’une part celui des droits particuliers. Le
jus commune s’applique ici, selon les cas, comme droit supplétif ou subsidiaire à côté de ces droits, statuts urbains et coutumes stabilisées, les
jura propria .
D’autre part celui du droit canonique. Le partage est ici fonctionnel et commandé par le principe évangélique de la séparation des deux Cités. Mais le droit romain entretient avec le droit canonique une relation dialectique ordonnée au Salut qui conduit le premier à une sorte de conversion par le second. Ce dépassement s’organise dans la recherche systématique de l’
aequitas, élément cardinal d’une justice supérieure créative
. C’est le
jus commune qui exprime cette fusion.
Ainsi le droit de Justinien, enrichi par la Glose puis par le Commentaire, prolonge, de façon jurisprudentielle, jusqu’à l’époque moderne, la présence effective du droit romain comme source du droit à part entière. Voyons à propos du droit de la mer ce que cette mise en perspective permet de préciser.
La mer est qualifiée en droit romain de
res communis, comme l’air, l’eau des fleuves et des rivières, les rivages.
Et quidem naturali iure omnium communia sunt illa : aer, aqua profluens, et mare et per hoc litora maris dit Marcien
repris presque mot pour mot par les Institutes
. On retrouve dans l’œuvre de Justinien la position du droit classique telle que l’ont exprimée les plus grands jurisconsultes du Haut-Empire, Marcien, Celse
ou Ulpien
. L’usage commun de ces biens est fondé sur le droit naturel. Chacun peut jouir de ces biens, construire sur le rivage ou établir une pêcherie par exemple, sans pour autant pouvoir prétendre à une quelconque
proprietas. Dans cette approche la mer est
res nullius quant aux richesses qu’elle peut offrir. Mais en matière de navigation l’usage commun est incompatible avec une quelconque occupation exclusive. Il implique la liberté.
A cette donnée de base, le droit romain en ajoute une seconde, propre à compléter la première. Elle concerne le pouvoir exercé par la puissance publique sur ces espaces. Elle n’est pas aussi explicite que celle qui définit le caractère commun, comme si les juristes romains avaient répugné à affirmer que l’Empire avait un pouvoir de surveillance sur ces espaces et sur les richesses qu’ils renferment. Elle comporte deux aspects :
Le premier aspect est éclairé par un fragment de Celse
qui fait du
Populus romanus l’
arbitror sur les rivages. Le terme
arbitror est peu précis et d’une portée limitée. Si le jurisconsulte avait voulu renforcer les droits de la puissance publique il aurait parlé d’
imperium. La nuance doit être soulignée. Les rivages, et donc la mer dont ils ne sont que le prolongement, sont donc insusceptibles de domination sous forme d’
imperium. Tout comme ils le sont sous forme de
proprietas. Cette double différence fonde la spécificité de ces espaces.
Le second aspect met en lumière le caractère « public » de ces espaces. Le
Digeste mentionne à plusieurs reprises la possibilité pour la puissance publique, en l’occurrence le préteur, de délivrer des autorisations pour construire sur le littoral
. Seule celle-ci peut délivrer des prérogatives exorbitantes de l’
usus omnium. Ce faisant elle pratique une assimilation avec les
res publicae c'est-à-dire les ports et les fleuves, explicitement qualifiés par ailleurs de
res publicae. On remarquera qu’il ne s’agit pas seulement du rivage proprement dit, que le droit romain définit par le plus grand flot d’hiver
, mais d’espaces maritimes, sans doute proches de la côte, mais partie intégrante de la mer. L’assimilation de la mer à une
res publica devient alors possible
.
La mer est donc en droit romain à la fois
res communis pour ce qui concerne l’usage commun et
res publica pour ce qui concerne les dérogations à apporter à cet usage commun
. On ne peut pas considérer, ainsi que le fait Gilbert Gidel, que le droit romain n’envisage la mer que sous l’angle du « pur droit privé
». La source romaine est infiniment plus riche et féconde. L’interconnexion du « commun » et du « public » impose le dépassement de l’analyse privatiste. Cette approche a toutefois le défaut de trop simplifier la question et de présenter le droit de Justinien comme un droit fini, ce qu’il n’est pas. On trouve dans l’œuvre de Justinien trop de contradictions apparentes et de solutions en évolution pour la considérer comme une codification ordinaire. L’œuvre est appelée à s’ouvrir et à s’épanouir. On ne peut guère comprendre les évolutions de ce droit au moyen âge si on n’a pas conscience de l’extrême richesse des sources justiniennes et la dynamique qu’elles renferment.
C’est de cet ensemble de données qu’héritent les Glossateurs. Ce n’est pas sans difficultés et contradictions qu’ils pénètrent dans la compréhension des textes romains tant l’effacement progressif du droit en Occident pendant près de six siècles a obscurci la plupart des notions. Mais peu à peu la lecture raisonnée des textes permet de dégager deux orientations.
La première tend à rapprocher de façon forte et claire les termes
publica et
communis et donc à accentuer le caractère de
res publica des espaces maritimes. Ainsi pour Placentin
littora et maria dicuntur publica. Une glose sur un fragment de Paul nuance en limitant le caractère public à la mer côtière :
littora mari proxima publica sunt.
La seconde orientation concerne la nature des droits exercés sur ces espaces. Les Glossateurs introduisent des concepts nouveaux issus du droit féodal,
protectio et surtout
jurisdictio. On glose ainsi le terme
arbitror employé par Celse pour qualifier le pouvoir du peuple romain sur le rivage par
jurisdictio. Accurse ajoute que si les rivages sont des
res communes cela ne concerne que l’usage, la
protectio appartenant au « peuple romain »
.
Reste ensuite à savoir à qui appartient réellement cette
jurisdictio. Une glose de Jacques de Révigny sur Marcien la place entre les mains de César, c'est-à-dire de l’empereur du Saint Empire
, solution juridique moins irréaliste qu’il n’y paraît à une époque, fin XIIIe siècle, où l’aura impériale est encore très forte.
Considérons enfin que l’assimilation, faite par plusieurs auteurs, des rivages et de la mer étend de facto cette
jurisdictio à la mer
. Les Glossateurs ont ainsi traduit en solutions précises ce qui n’était encore qu’à l’état latent dans l’œuvre justinienne. Les espaces maritimes ne sont pas vides de pouvoir. Le fait que la puissance publique puisse y accomplir des actes juridiques suppose qu’elle y exerce une
jurisdictio. La rénovation juridique ne concerne pas seulement le droit romain. Elle touche aussi le droit canonique avec la compilation de Gratien et l’essor de la législation pontificale. La question de la liberté des mers est ici abordée indirectement à travers de multiples dispositions concernant la lutte contre les exactions des seigneurs, l’usage de la force ou la pratique de la paix. Le Troisième Concile du Latran de 1179 procède ainsi à une série d’interdictions dans ces domaines, trêve de Dieu, maintien de la paix, liberté de circulation, protection des itinéraires vers la Terre Sainte, etc
. Cette législation, à connotation morale, vient ainsi compléter un droit romain silencieux sur ces questions. Les deux droits se combinent, l’un éclairant le sens des actions à mener, l’autre offrant le support
juridique de ces actions.
On se bornera pour illustrer cette question de la liberté des mers à l’époque médiévale à mettre en valeur deux séries d’actions. La première concerne l’Empire ; elle met l’accent sur le caractère « public ».
Le pouvoir impérial réagit vigoureusement dès le XIe siècle contre les péages imposés sur la navigation fluviale mais aussi côtière, en se fondant sur le caractère public de ces espaces. Ces droits, ces
thelonia, étaient des
regalia relevant de sa seule autorité. Les seigneurs qui voulaient conserver ces droits devaient en justifier l’utilité, par exemple en les transformant en « taxes d’accompagnement » correspondant à un service de protection
. Ces droits sont très solennellement proclamés à la Diète de Roncaglia en 1158 par Frédéric I Barberousse dans le cadre de la constitution
De regalibus.
Gofffredo de Viterbo qui a mis en vers la liste de ces
regalia dans les
Gesta Frederici le dit de la façon la plus nette tant à propos du pécheur et de sa ligne que du marin et de son navire ; ces activités supportent des droits publics :
Quoquot habet lina mare, quot vehit unda carinas,
Et quod nauta geret, publica iura feret. La seconde série d’actions concerne l’Eglise ; ici l’accent est mis sur le caractère « commun ». L’intervention est fondée sur la liberté de circulation considérée comme un droit fondamental. Le Saint-Siège joue un rôle particulièrement actif en Méditerranée en veillant à ce que les traités signés entre les cités maritimes n’imposent pas de clauses générales d’interdiction de navigation aux cités les plus faibles. Ainsi agit Alexandre III en faveur de Montpellier en 1169 en dénonçant le caractère illégal d’un traité de commerce signé en 1143 entre cette ville et Gênes et empêchant quasiment les Montpelliérains de naviguer. Le pape dénonçait les arrestations que permettait ce traité et contestait qu’on puisse s’approprier des richesses sur la mer :
Non decet vos hujusmodi proprietates in mari requirere. Ces pratiques, fait-il remarquer, étaient d’ailleurs inconnues des « Païens » -c'est-à-dire des Romains- eux-mêmes
.
Tous les traités signés par les cités et principautés chrétiennes, et ils sont nombreux, peuvent être éclairés par la mise en œuvre de ce principe de liberté.
Les clauses d’interdiction imposées par la puissance dominante sont toujours partielles et relatives. Les traités de la période distinguent ainsi fréquemment les routes
terratenus et les routes de haute mer,
per pelagus. Certaines clauses portent plus précisément sur les routes
versus orientem.
Les limitations de navigations qui sont imposées à une cité dans le cadre d’un traité ne sont jamais totales. Lorsqu’on s’interdit les routes
per pelagus la navigation
terratenus est toujours possible
. Ainsi dans le traité de Portovenere signé entre Gênes et Pise en 1169 les Pisans n’avaient plus le droit d’utiliser les routes
per pelagus de Savone à Tarragone. Les autres routes n’étaient pas concernées
.
Ce système d’accords internationaux construit ainsi un ordre maritime dans lequel la liberté de navigation se fraie progressivement un passage. Le
jus commune qui émerge des analyses de la Glose et des innovations du droit canonique comble les lacunes, donne davantage de sens au droit romain et crée une nouvelle dynamique. Mais il est clair que ce droit commun, supplétif et subsidiaire, laissait subsister ici et là, sous la forme de
jura propria, de multiples droits particuliers, résistances juridiques à l’ordre nouveau. D’ailleurs l’échec de Frédéric I Barberousse face aux Guelfes offre avec la Paix de Constance (1183)
de nouvelles possibilités politiques aux cités et principautés assurant ainsi la pérennité de nombreux
jura propria contraires au
jus commune. Le cas le plus connu est celui de Venise qui prétendait à une domination exclusive, sous la forme d’un
dominium, de « son Golfe » et même de toute la mer Adriatique
.
C’est donc une nouvelle page qui s’ouvre avec l’affaiblissement du pouvoir impérial, surtout après Frédéric II, suivi, un siècle plus tard, par l’entrée en crise du Saint-Siège et les turbulences conciliaires du XVe siècle. Qui donc peut désormais s’opposer aux prétentions de domination de telle ou telle cité ou tout simplement au pouvoir d’un seigneur se rendant maître de la mer bordant sa seigneurie ? Une nouvelle évolution du jus commune, toujours à partir de ses bases romaines, était nécessaire. Elle fut l’œuvre des Commentateurs. Leur approche, profondément réaliste, innove dans deux domaines.
La première innovation distingue la mer adjacente et la haute mer. C’est Bartole qui le premier au début du XIVe siècle énonce cette distinction dans son traité
De insula en accordant au prince riverain la
jurisdictio de l’espace marin entre la côte et l’île
. Si l’île est trop éloignée, c'est-à-dire à plus de deux jours de voyage soit cent milles, cette juridiction du riverain laisse la place à celle de l’empereur
qui omnium dominus est. Ainsi apparaît dans le
jus commune la distinction entre une mer territoriale soumise à la
jurisdictio du riverain et une haute mer soumise à la
jurisdictio , tout à fait théorique et vite oubliée, de l’empereur. La solution de Bartole était réaliste. Elle revenait tout simplement à reconnaître l’existence d’espaces particuliers soumis au pouvoir d’un riverain et correspondant à des zones géographiques bien définies par la navigation à la vue de la côte. Les cités maritimes italiennes ont ainsi chacune leur
riviera, sorte de
fleuve côtier dont ils assurent le contrôle.
La diffusion de cette doctrine juridique en Méditerranée constitue l’apport majeur des Commentateurs à la liberté des mers. Il fondait la liberté de la haute mer. En Méditerranée elle achevait d’une certaine façon l’évolution du droit romain. On pourra d’ailleurs toujours penser que si les romains avaient procédé eux-mêmes à cette distinction tout aurait été plus simple.
La seconde innovation concerne les pouvoirs considérables accordés au riverain sur les eaux adjacentes par le
jus commune. Il n’était pas concevable que chaque petit seigneur puisse en disposer. Les docteurs mirent ainsi au point une théorie permettant de réserver l’exercice de la
jurisdictio aux seuls princes « souverains » c'est-à-dire à ceux qui ne reconnaissent aucun supérieur. Cette théorie du prince
superiorem non recognoscens permettait ainsi à l’intérieur de l’Empire de n’autoriser que les titulaires du vicariat impérial à exercer cette
jurisdictio. Les principes dégagés alimenteront pendant trois siècles de multiples controverses juridiques : sur la largeur de la mer territoriale, sur la nature des droits applicables par le riverain, sur la possibilité de prescrire certains droits comme les péages, sur la qualité de prince capable d’exercer la jurisdictio, etc. La jurisprudence des grands tribunaux, la jurisprudentia forensis, qui prend la suite à partir du milieu du XVIe siècle de la jurisprudentia doctorum de l’époque précédente, a développé sur ces questions maintes applications jusqu’au XVIIIe siècle.
Le moderne droit de la mer est pratiquement entièrement constitué dans ce débat juridique. Nombreux sont les juristes italiens qui, déjà à la fin XVIe siècle, contestent qu’on puisse acquérir des espaces maritimes par
longuissimi possessione temporis. Même la limite des 100 milles est discutée lorsqu’elle ne correspond pas à une zone effective de protection. Ces débats auraient pu être élargis aux espaces océaniques, nouveaux horizons du droit de la mer. Mais trois séries de pratiques ont empêché, ou gêné, cette expansion du
jus commune au-delà de la Méditerranée.
Ce sont celles d’abord des mers septentrionales marquées par les entreprises de domination exclusive de très vastes espaces : elles concernent l’Ecosse et surtout le Danemark et la Norvège qui revendiquent la maîtrise complète de l’Océan septentrional au nord des îles Shetland. C’est dans ce contexte, celui d’un espace maritime approprié, que les cités marchandes, particulièrement celle de la Ligue Hanséatique, ont dû se frayer un passage le long des côtes pour naviguer librement, dégageant les espaces côtiers de toute domination exclusive : le
stromm flamand
, le
king’stremme anglais, etc
.
La deuxième série de pratiques résulte des concessions pontificales en faveur du Portugal et de l’Espagne. La bulle Romanus pontifex du 8 janvier 1454 de Nicolas V réserve aux Portugais le droit exclusif de pêche dans le Golfe de Guinée et interdit la navigation sans licence vers ces régions. Les deux bulles Inter coetera d’Alexandre VI des 3 et 4 mai 1493 ont une portée plus générale. Elles accordent aux souverains de Castille et d’Aragon toutes les terres et îles découvertes ou à découvrir à l’ouest d’une ligne imaginaire allant d’un pôle à l’autre et situées à 100 mille des Açores et du Cap-Vert. Le Traite de Tordessillas 7 juin 1494 déplacera cette ligne plus à l’ouest de 370 lieues. La quête de ces nouveaux horizons fait exploser les principes du jus commune, pour des raisons strictement matérielles bien sûr mais surtout pour des raisons étroitement liées aux préoccupations d’évangélisation. Le droit canonique, droit de la norme morale, imposait une réinterprétation du droit romain en créant une exception. Les juristes espagnols et portugais ont abondamment disserté de ces questions.
La troisième série de pratiques est liée aux prétentions anglaises sur la Manche et sur la mer d’Irlande, déjà manifestées sous les Tudor et étendues par les Stuart sur l’Atlantique-Nord. On a appliqué en cette occasion la théorie d’Albéric Gentili, un docteur formé à l’école bartoliste et établi comme professeur royal à Oxford. Celui-ci pour défendre la liberté des mers mise en péril par les exactions des Hollandais contre des bâtiments espagnols défend le principe d’une large
jurisdictio au profit de l’Angleterre
. Celle-ci s’étend au sud jusqu’aux limites de la domination espagnole et à l’ouest jusqu’aux
Regna indica d’Amérique. Cette position sera développée de façon plus « vénitienne », c’est à dire conçue comme un
dominium, par l’écossais Welwod dans l’
Abridgment of all Sea-Lawes en 1615 puis
énoncée de façon encore plus doctrinale et argumentée par Selden dans le
Mare clausum (1618). Cette doctrine fonde les prétentions britanniques sur l’Atlantique-Nord.
Les principes romains semblent ici complètement oubliés ! Et c’est finalement un des mérites de Grotius de les avoir rappelés. Cette réflexion n’a rien de paradoxal. Il faut en effet tout simplement revenir à Grotius et relire le
Mare liberum autrement que comme une proclamation totalement innovatrice ou uniquement préoccupée de la défense d’intérêts matériels. Il faut voir dans Grotius, à travers cette défense des intérêts bataves, l’authentique continuateur de la jurisprudence romaine lorsqu’il s’appuie sur les
clarissimi jurisconsulti pour défendre la liberté des voies de navigation ou lorsqu’il affirme que
libera essent naturaliter itinera en faisant référence à Balde
. Son opuscule, de moins d’une centaine de pages, est enrichi, dans la plus pure tradition des auteurs de
decisiones et de
consilia du
jus commune, de plusieurs dizaines de renvois à l’œuvre de Justinien, particulièrement au Digeste
. On peut difficilement faire mieux dans la fidélité au droit romain mais aussi au
jus commune lorsqu’il définit ainsi l’eau, l’air et l’eau qui court : « Ces choses sont donc de celles que les jurisconsultes romains appellent communes à tous en vertu du droit naturel, ou ce que nous avons dit être la même chose, publiques selon le droit des gens ; aussi appellent-ils leur usage tantôt commun et tantôt public
».
Mare igitur sunt illa quae Romani vocant communia omnium jure naturali aut idem esse diximus, publica iurisgentium,
sicut et usum eorum modo communem modo publicum vocant.
La définition est claire et parfaitement fidèle aux apports antérieurs. Grotius s’inscrit donc dans la tradition juridique
. Il serait très excessif de le présenter dans ces matières comme un innovateur. Il faudrait par exemple reprendre toute les controverses qui à la même époque opposaient Venise et ses voisins. On trouve sous la plume de certains juristes napolitains ou espagnols des critiques tout aussi violentes contres les pratiques maritimes de la Sérénissime. Tel ce
consilium de Johannes Battista Valenzuela Velasquez contestant que Venise ait sur la mer Adriatique un quelconque
imperium ou
dominium justifié par la longue possession
. Le Hollandais connaissait toute cette littérature juridique. Son argumentation sur l’impossibilité pour les Portugais d’acquérir des espaces maritimes par prescription n’a rien de bien nouveau. Suarez, par exemple, estime que l’acquisition par coutume ou par prescription est contraire au droit divin, au droit naturel et au
jus gentium.
Non consuetudo sed usurpatio appellatur ! Grotius ne dira pas mieux.
Il reste le style. Formellement l’œuvre de Grotius est une
dissertatio. Le genre n’impose pas les mêmes contraintes juridiques que les
consilia ou les
decisiones du
jus commune. Là où les auteurs du
jus commune prennent soin de rester dans les limites de la stricte référence juridique, Grotius n’hésite pas à émailler sa
dissertatio d’abondantes citations empruntées aux classiques grecs et latins. La lecture en est assurément rendue plus plaisante…et c’est peut-être une raison du succès de l’œuvre. Mais il faut sans doute voir plus loin. Ces références sont pour Grotius, l’humaniste, poète à ses heures, bien davantage qu’une illustration. Elles sont la preuve que le droit romain classique exprime un fonds culturel. Et c’est aussi une façon de conforter la source juridique romaine. Laissons donc à Grotius le soin –mais aussi la responsabilité !
- d’illustrer lui-même l’antiquité de cette liberté avec ces célèbres vers d’Ovide:
Quid prohibetis aquas ? Usus communis aquarum est.
Nec solem proprium natura, nec aera fecit
Nec tenues undas in publica munera veni.
Sur la problématique du Jus commune : Manlio Bellomo, L’Europa del diritto comune, Il Cigno Galileo Galilei, Roma, 1994 ; Mario Caravale, Alle origini del diritto europeo. Ius commune, droit commun, common law nella dottrina giuridica della prima età moderna, Monduzzi Editore, Bologna, 2005.
Institutes. 2,1, pr.1 : Et quidem naturali iure communia sunt omnium haec : aer et aqua profluens et mare et per hoc litora maris.
Dig. 47, 10, 13, 7 : Et quidem mare commune est et litora sicut aer, et est saepissime rescriptum non posse quem piscari prohiberi.
Dig. 43, 8, pr. Litora, in quae populus Romanus imperium habet, populi Romani esse arbitror.
Ulpien, D. 39, 2, 24. pr. Fluminum publicorum communis est usus, sicut viarum publicarum et litorum. In his igitur publice licet cuilibet eadificare et destruere dum tamen hoc sine incommodo cuiusquam fiat.
Michel Bottin, « Les développements du droit de la mer en Méditerranée occidentale du XIIe au XIVe siècle », in Recueil des mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit des anciens pays de droit écrit, XII, 1983, pp. 11-28, à la p. 17.
Michel Bottin, « Frontières et limites maritimes au XVIe siècle », in Actes des journées internationales d’Histoire du droit de Bayonne, La frontière des origines à nos jours, P.U. Bordeaux, 1998, pp. 27-41, à la p. 38.