« Notes sur la pratique de la motivation des décisions de justice en jus commune »
in
Etudes d’histoire du droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Paris, Editions de La Mémoire du Droit, 2008, pp. 81-96
Michel Bottin
Faculté de droit
Laboratoire ERMES
Université de Nice-Sophia Antipolis
Pour citer l’étude :
Michel Bottin, « Notes sur la pratique de la motivation des décisions de justice en jus commune », in Etudes d’histoire du droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Paris, Editions de La Mémoire du Droit, 2008, pp. 81-96.
La jurisprudence des docteurs a, au moins jusqu’au XVe siècle, puissamment contribué à édifier le
jus commune. Au XVIe siècle cette
jurisprudentia doctorum s’essouffle et est relayée par une
jurisprudentia forensis exprimée par les cours majeures
. Les formes d’expression et les techniques d’élaboration ont changé mais l’objectif est resté le même, adapter la loi romaine aux conditions de l’époque. La jurisprudence n’est plus l’expression de l’autorité sage et savante de certains juristes. Elle découle des jugements des plus grands tribunaux. Ceux-ci prennent la forme de
decisiones, dissertations motivées sur le point de droit à l’origine du contentieux. Toutes les cours de l’aire du
jus commune procèdent ainsi à partir du début du XVIe siècle, selon des styles et des fréquences très diverses.
Expression jurisprudentielle de la cour qui les produit, ces
decisiones ont deux fonctions : unifier le droit dans le ressort, insérer cette jurisprudence dans l’ensemble global d’une
communis opinio juris. Chaque décision est l’œuvre personnelle de son rédacteur, le magistrat rapporteur. Elle exprime sa réflexion juridique, ses connaissances, sa culture.
La publicité de ces productions jurisprudentielles a été assurée, particulièrement au XVIe siècle et au début du suivant
, par des compilations imprimées de
decisiones, soit sous le nom de la cour, soit sous le nom d’un magistrat auteur ou compilateur des arrêts de sa cour
. On compte plusieurs dizaines d’ouvrages de cette nature. Ils forment la base du nouvel édifice jurisprudentiel. Autour de ces
decisiones gravite une vaste littérature juridique, produite parfois par les mêmes magistrats, parfois par les docteurs :
consilia, reponsa, questiones, allegationes, disceptationes et tractatus. Chaque grand tribunal a cherché à exprimer le meilleur de sa jurisprudence par ces moyens. Ces recueils assurent la réputation de leur juridiction dans toute l’aire du
jus commune. Cette floraison concerne toutes les cours même celles des plus petites principautés, comme par exemple Lucques ou Mantoue. Le phénomène s’étend hors de la péninsule italienne, en Catalogne, au Portugal, en Aragon, dans le Midi de la France
, à Bordeaux, Toulouse, Aix-en-Provence et Grenoble. Au sommet de cet ensemble de compilations la Rote romaine assure une fonction unificatrice dans de nombreux domaines
.
Ces recueils de
decisiones sont le résultat d’un travail effectué parfois longtemps après le jugement. Ils ne reproduisent pas mot pour mot le raisonnement du rapporteur au moment du jugement. Les solutions adoptées à l’issue du procès sont mieux argumentées et mieux motivées de façon à servir de modèles. Paola Casana a noté pour le Sénat de Piémont l’écart qui pouvait exister entre les
decisiones recueillies par Antonio Tesauro puis par son fils Gaspare Antonio et les originaux
. Parfois même l’arrêt paraît bien loin comme le remarque Anne Lefèbvre-Teillard à propos des
decisiones bordelaises de Nicolas Boerius
. Sur 356
decisiones 199 seulement se réfèrent à un arrêt. Considérons ces œuvres pour ce qu’elles sont, une expression juridique nouvelle qui de proche en proche inspire tous les juges pendant encore tout le XVIIe siècle et parfois bien au-delà. Elles immortalisent leurs auteurs au point de les établir auprès de leurs successeurs comme des magistrats « invisibles »
.
L’apothéose du genre est atteinte, dans une sorte de classicisme jurisprudentiel, au milieu du XVIIe siècle. Chaque
decisio apparaît alors, ou veut apparaître, comme une parfaite dissertation juridique sur un point de droit controversé ou délicat. L’adoption progressive du style rotal romain unifie ses formes et fixe un cadre rédactionnel commun à l’intérieur duquel chaque rédacteur peut développer son analyse : un
argumentum annonçant les questions de droit abordées, un
summarium annonçant un plan découpé en paragraphes, l’exposé des faits et des procédures antérieures, la présentation des moyens de droit, accompagnée d’abondantes notes dans le texte ou en bas de page, et enfin le dispositif du jugement.
Ces perfectionnements formels répondent à une préoccupation, la même d’ailleurs que celle qui justifie l’usage du latin : permettre à tous les praticiens du droit de l’aire du
jus commune de passer d’un recueil à l’autre et d’y rechercher la référence juridique la mieux appropriée. Cette mise en commun des références jurisprudentielles construit progressivement une
communis opinio juris, à la fois démarche scientifique et mythe fondamental du jus commune. De Luca illustre parfaitement dans son
Theatrum veritatis et justiciae ce projet d’atteindre cette
communis opinio, expression de la vérité et de la justice. Porté par une
Respublica jurisconsultorum dans laquelle chacun partagerait les mêmes principes et les mêmes méthodes. Le projet réaliserait dans une harmonie baroque l’union de l’ordre commun et de la diversité des situations. La
decisio, norme flexible, plus que tout autre genre juridique, est au centre de cette construction.
Ces recueils imprimés de
decisiones ne sont que la partie visible d’une immense production judiciaire non diffusée ou en tout cas diffusée par d’autres voies. Rien ne permet de dire que cette partie imprimée est la meilleure ou la plus significative de la
jurisprudentia forensis. C’était peut-être encore le cas au XVIe siècle mais à partir du premier tiers du XVIIe siècle la situation change : les arrêts motivés sont plus nombreux et les rapporteurs trouvent dans les recueils imprimés un exemple formel et une source d’inspiration. D’ailleurs l’édition d’un recueil de
decisiones est souvent le résultat d’un concours de circonstances favorables : un tribunal qui veut s’affirmer, un disciple ou un parent qui souhaite offrir un hommage posthume. Combien d’excellents auteurs de
decisiones sont restés dans l’anonymat des archives de leur juridiction ? Comme le remarque Rodolfo Savelli les recueils imprimés masquent bien des réalités
.
Cette approche fait pénétrer au cœur même du mécanisme de la
decisio. Quelle est l’origine de la
decisio ? Toutes les sentences des cours majeures ne sont pas motivées et ne font donc pas l’objet d’une
decisio. Il faut faire la part du choix de la juridiction et, de plus en plus, de l’obligation faite par le souverain de motiver. L’étendue de l’obligation varie selon les législations, les époques, voire les pratiques de chaque tribunal. Il en est de même pour la forme, même si les cours ont de plus en plus tendance à se conformer au style rotal
. La
decisio doit être rédigée avec soin, solidement motivée, clairement présentée. Le rapporteur sait qu’il engage sa réputation. Mais tous n’ont pas le même talent.
L’analyse est ici développée à partir des archives du Sénat de Nice, cour souveraine créée en 1614 par le duc de Savoie Charles-Emmanuel I à l’instar de celles qui existaient déjà à Chambéry et à Turin
. Son ressort s’étend aux territoires savoisiens de la Provence orientale (Comté de Nice et Vallée de Barcelonnette) et de la Ligure occidentale (Marquisat de Dolceaqua, Principauté d’Oneglia, Vallées de Marro et diverses bourgades de l’arrière pays d’Albenga et de Savone). La juridiction fonctionne avec une chambre unique composée d’une demi-douzaine de magistrats. De forts liens institutionnels unissent les trois sénats des Etats de Savoie. L’autorité ducale y est d’autant mieux assurée que l’absence de vénalité des charges permet aux souverains de veiller à la bonne composition de ses cours. Ces magistrats font carrière
. Les changements de fonctions et de poste sont fréquents. Ce qui se pratique à Nice n’est pas très différent de ce qui se fait à Turin ou à Chambéry. Ces magistrats ont une culture juridique et une pratique de l’administration tout à fait semblable. Les archives sénatoriales niçoises
expriment ainsi une réalité commune. Cet aspect est d’autant plus marqué qu’on trouve à côté des
decisiones niçoises la plus grande partie des
decisiones de Turin copiées et déposées, justement pour mieux assurer l’information des magistrats. Bien des comparaisons et des rapprochements deviennent alors possibles.
Cette ouverture, à partir des archives, sur la pratique de la motivation des décisions de justice fait apparaître une réalité complexe. Elle permet d’une part d’apprécier l’effectivité de l’obligation de motiver et d’autre part d’éclairer les changements intervenus dans la rédaction des motifs
L’obligation de motiver
Il n’y a pas dans la doctrine du
jus commune d’obligation de motiver. « Iudex non tenetur exprimere causam in sententia » dit une maxime du
jus commune reprenant de façon incisive les principes posés par Guillaume Durand dans son
Speculum juris: la motivation n’est pas une condition de validité de la sentence. Elle n’est pas « pars sententiae »
. Elle est cependant nécessaire dans certains cas, principalement lorsque la sentence s’éloigne du
jus commune et en cas d’appel
. Longtemps laissée entièrement à l’initiative des juridictions
, l’obligation de motiver les décisions de justice ne se développe dans l’aire du
jus commune que dans le cours du XVIe siècle : ainsi en Catalogne en 1510 ou à Florence en 1532
. La force et l’étendue de l’obligation sont variables. En certains lieux on a pu considérer qu’elle était générale. En Aragon par exemple ainsi que l’exprime Crespi de Valdauro
: « Apud nos semper motiva exprimanda sunt
».
C’est là au demeurant une orientation générale qui semble bien répondre à un souci de clarté et de sécurité. En France, pays où la pratique est particulièrement réticente, les Etats généraux de 1560 réunis à Orléans en font la demande, ainsi explique t-on, « les juges s’étudieront à juger de mieux en mieux et lesdits arrêts et jugements serviront d’instruction à tous en semblables causes et il aura moins d’appellations ». La demande fut, on le sait, sans effet.
Il convient donc de nuancer cette évolution en faveur de la motivation. Elle ne touche pas tous les Etats et pas de la même façon. Les résistances resteront fortes jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La situation ne concerne pas seulement la France, pays au demeurant où la situation peut s’expliquer tant par la capacité d’opposition des parlements que par la finalité même de la motivation et la menace d’une cassation. Le cas napolitain est plus significatif dans la mesure où il concerne le
jus commune, c'est-à-dire un droit qui se nourrit directement le la production jurisprudentielle des tribunaux. Les hautes juridictions napolitaines se sont opposées de façon résolue aux
Dispacci de 1774 prescrivant la motivation des décisions de justice. Mais c’est là, pour l’Italie du moins, un cas extrême et tardif. La mesure était d’autant plus inacceptable qu’elle s’accompagnait de l’interdiction de citer les docteurs et mettait en place un recours au roi
. Les magistrats ne protestaient donc pas seulement contre l’obligation de motiver.
La situation des Etats de Savoie est sur ce plan plus intéressante, à la fois plus précoce et plus nuancée. L’obligation de motiver est établie par les Constitutions de Victor-Amédée I du 23 décembre 1632: la
decisio devait être rédigée par le
relatore pour toutes les causes civiles d’une valeur supérieure à 100 écus et pour toutes les causes criminelles où le ministère public requiert une peine de sang. La
decisio devait être contresignée par le premier président de la cour dans les quinze jours
. Un billet royal du 14 décembre 1641 y ajoutera les causes de révision réformant le jugement venu en appel
.
L’obligation paraît constante. Les Royales Constitutions de 1729 imposent la rédaction d’une « decisione delle sentenze » dans le délai d’un mois après le jugement
. Les Royales Constitutions de 1770 changeaient de position et fondaient l’obligation sur l’intérêt juridique de l’affaire ou le choix des parties: « Non sarano tenuti a compilare le decisioni, se non a richiesta delle parti, o per ordine di che regge il Magistrato, nei casi in cui cosi stime bene per trattarsi o d’articoli di momento, e non encora decisi, oppure di giudicati in circostanze che possano fare stato e conseguenza »
. Les parties pouvaient le demander mais pas au-dessous d’une valeur de 400L
.
Mais il ne suffit pas de définir le champ de l’obligation. La rédaction de la decisio a un coût. Elle accroît les frais de procédure. Le sénateur n’est pas encouragé à rédiger s’il ne perçoit pas ou peu d’épices, les « sportules », ou s’il n’est pas fermement incité à le faire par le pouvoir. Le plaideur peut de son côté être découragé d’agir en justice ou d’aller jusqu’au bout de son procès si les épices perçues à l’occasion du jugement sont trop élevées. Or, comme on le verra, la rédaction d’un arrêt motivé demande un travail important.
La quantité d’arrêts motivés dépend ainsi étroitement du statut des juges. Dans les Etats de Savoie celui-ci est marqué par une forte considération politique et sociale et d’autre part par un niveau de rémunération très moyen pour une telle fonction. Ce qui explique par exemple les réticences de certains sénateurs piémontais nommés à Nice se plaignant des coûts occasionnés par le déménagement et la vie chère
. Cette rémunération se compose essentiellement de gages et accessoirement de quelques sportules. Et encore sur ce point la position du pouvoir n’est-elle pas constante. Pour lui l’absence de sportules est une situation normale, garantie de bonne justice. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’édit de Charles-Emmanuel Ier du 22 janvier 1619 prohibant les sportules
. Mais cette règle, comme celles interdisant la vénalité des offices, a au cours du XVIIe siècle, été aménagée pour faire face aux contraintes financières. Il en va ainsi pour le financement des
decisiones. On souhaite ne pas décourager les magistrats de rédiger ou de le faire sans soin. Ce même édit permettait ainsi au rapporteur de percevoir une taxe spéciale d’un et demi pour cent de la valeur de l’affaire, la somme ne pouvant excéder 10 écus d’or
. Ce billet royal du 14 décembre 1641 prévoyait en outre que les parties pouvaient demander une
decisio et que dans ce cas elle devait être rédigée à leurs frais
.
La situation est encore moins favorable à Nice : des gages sensiblement inférieurs à ceux des sénateurs de Piémont et aucun autre avantage
. Mais dans les années 1640 un
diritto della decisione a tout de même été autorisé. Un magistrat piémontais consulté sur le fonctionnement de la justice à Nice concluait qu’on pourrait autoriser les sportules aux frais des plaideurs qui le désireraient et que ce serait un encouragement pour les rapporteurs à mieux rédiger leurs
decisiones. D’ailleurs les plaideurs préfèreraient, selon lui, payer la rédaction plutôt que de voir leur affaire jugée sans éclaircissement « per diffetto della relatione », particulièrement lorsque l’affaire est complexe et comporte plusieurs questions de droit. Il faudrait en outre que soit établie une péréquation afin que ce revenu ne profite pas qu’à certains.
. Mais un
Memoriale adressé par la Cité de Nice en 1648 proteste contre ces frais élevés de justice. En réponse le duc déclare que les sportules pour les jugements, ou plus exactement la taxe spéciale qui en tient lieu, pourront se prendre seulement lorsqu’il y aura un point de droit contestable et lorsque la valeur du litige dépassera 200 écus d’or. Le taux sera d’un et demi pour cent et le total ne pourra excéder 12 écus d’or
.
Dans tous les cas la rédaction d’une
decisio renchérit donc le coût des procès. C’est ce que critique, en réponse au projet de réforme du sénateur piémontais Vacca de 1685, le sénateur niçois de Gubernatis, futur grand chancelier du royaume
. Il faudrait à son avis ne rédiger la
decisio que dans le cas où les parties le demanderaient et à leurs frais, et seulement pour des affaires importantes. Gubernatis ajoute qu’un sénateur pourrait toujours le faire bénévolement comme le faisaient autrefois Tesauro, Osasco et Fabre « per immortalare il loro nome e rendersi benemerite apresso il loro sovrano ». Ces critiques aboutiront à l’édit du 14 janvier 1701 qui précise qu’on ne pourra exiger « a titolo di decisione cos’alcuna » excepté si les parties en font la demande
.
Les épices seront rétablies par les Royales Constitutions de 1723 pour les jugements définitifs au tarif 2%
. Un décret du Sénat de Nice fixe la répartition : un tiers au rapporteur, les deux autres tiers en commun. En 1729 les sportules passent à 4%
.
Comme on le voit de multiples considérations financières entourent la rédaction des decisiones : les sénateurs voudraient bien le faire le plus souvent possible mais pas gratuitement… et au risque de décourager de nombreux plaideurs d’engager une procédure devant le Sénat. Au bout du compte le rapporteur, s’il s’estime peu ou mal rémunéré pour la « fatica » ira au plus pressé et bâclera la rédaction en une ou deux pages. Il peut donc y avoir un écart entre l’obligation de motiver et la réalité de la motivation. Les archives sénatoriales niçoises permettent d’éclairer, sinon de mesurer, cette réalité.
La collection de
decisiones niçoises ne commence qu’en 1646, soit quatorze ans après l’édit de 1632, avec 48 arrêts motivés dans l’année ce qui, pour un ressort peu peuplé et peu fortuné, est considérable au regard des critères énoncés ci-dessus. Puis, dès l’année suivante, le nombre chute à moins d’une demi-douzaine pour remonter à près d’une quinzaine par an entre 1663 et 1666. La moyenne s’établit alors à moins d’une
decisio par an jusqu’en 1729. La publication des Royales Constitutions de 1729, avec son obligation réactualisée, fait remonter ce chiffre à 18 en 1730. La moyenne est inférieure à six par la suite
. La réalité de la motivation est donc bien différente de ce que laissent penser les réglementations : important retard dans l’application de l’édit de 1632, influence de la protestation pour la hausse des frais de rédaction, réaction et hausse soudaine dans les années 1663-1666 puis quasi-disparition comme si les plaideurs étaient découragés d’aller jusqu’au bout des procès… ou que le seuil pour percevoir
des épices était trop élevé pour motiver.
Comparons avec le total des copies des trois séries de
decisiones du Sénat de Piémont conservées à Nice
: une seule
decisio en 1633, entre 4 et 7 jusqu’en 1640 puis 34 en 1641 et 105 en 1642 l’année même où se termine la guerre civile entre Madamistes et Principistes. Le nombre
d’arrêts motivés reste élevé jusqu’en 1650, de l’ordre d’une centaine, puis baisse considérablement par la suite pour atteindre à partir des années 1660 une moyenne inférieure à 20, à l’exception d’une augmentation dans les années 1672-1680
. Le nombre de
decisiones remontera brusquement à une centaine en 1730-1731 à la suite de la nouvelle obligation imposée par les Royales Constitutions de 1729 puis baissera progressivement.
L’évolution pour les deux sénats est assez parallèle : production importante des années 1642 et suivantes jusqu’en 1650 (seulement 1646 pour Nice) suivie d’une longue et forte baisse. Il est clair que sur la longue période l’édit de 1632 n’a été appliqué que de façon très partielle. Les années qui suivent, à Turin comme à Nice, le pic de decisiones des années 1730-1731 illustrent aussi une nouvelle fois les réticences ou les difficultés à motiver. Le renchérissement des frais de procédure doit être considéré comme un facteur majeur de cette évolution.
La situation niçoise, économiquement moins favorable que celle du Piémont, le confirme plus nettement. Trop peu d’affaires peuvent, pour des raisons économiques évidentes, supporter de tels frais. Ce qui a été fait en 1646 n’a pas pu être poursuivi.
La rédaction des motifs
La forme et le fond de la rédaction des motifs dépendent étroitement de l’existence, ou non, d’un contrôle exercé par la justice retenue du souverain. C’est un tel contrôle qui explique l’attitude des parlements français. L’ombre de la cassation plane sur la motivation. C’est le Conseil du roi qui réclame la motivation lorsqu’il le juge utile et celle-ci n’est pas destinée à la connaissance des parties
. Gilbert de Voisins dans son
Mémoire sur les cassations de 1767 dit sans détour « que c’est un acte de supériorité que le roi exerce sur ses cours en leur demandant ainsi raison de leurs jugements »
. Joly de Fleury, procureur du Parlement de Paris, expliquait même à Louis XV que ce qui intéresse ici « c’est l’intérêt public et le respect de la loi, plus que l’intérêt de la partie, que l’on consulte ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « on a toujours tenu pour principe au Conseil que la cassation a été plutôt introduite pour le maintien des ordonnances que pour l’intérêt des justiciables
». Tout est dit. On ne motive pas dans l’intérêt des justiciables et si, à l’occasion, on le fait c’est au risque d’un pourvoi en cassation. On comprend les réticences des parlements. Certains auteurs en arrivent, comme Jousse, à conseiller de ne pas « exprimer ces motifs, afin de ne pas donner lieu à des chicanes de la part de celui qui aurait perdu sa cause
». Au mieux les arrêts seront conservées dans les greffes, sans publicité, afin « d’assurer un minimum de discrétion aux parties, de maîtriser l’exploitation malencontreuse d’une jurisprudence non motivée, d’éviter la confusion des arrêts ordinaires et des arrêts de principe »
.
On comprend ainsi combien il est difficile en droit français de procéder à une motivation de qualité, le rédacteur ne sachant pas s’il doit rédiger pour le Conseil du roi ou pour les parties. Ainsi ces motivations sont-elles souvent peu claires, mêlant les faits et les moyens de droit à des éléments de plaidoirie. D’Aguesseau s’élève contre ces motivations où les arrêts « sont l’ouvrage des conseils de ceux qui ont obtenu ces arrêts plutôt que des juges qui les ont rendus ». Il conseille : « Plus les motifs sont réduits à ce qui est essentiel, plus ils auront de succès lorsqu’il paraîtront sous les yeux du Conseil et plus ils feront honneur à ceux qui les ont dressés
». C’est à partir de ces insuffisances et de ces réticences que la littérature arrêtiste s’est développée, avec ses défauts et ses contradictions puisqu’elle ne permettait pas de reconstruire le raisonnement juridique du juge
.
Si l’utilité des motifs en droit français est étroitement liée à la procédure de la cassation tel n’est pas le cas en
jus commune où la motivation est essentiellement et fondamentalement conçue pour éclairer le justiciable, moins celui dont l’affaire est jugée d’ailleurs que tous ceux qui un jour seraient tentés d’engager une procédure sur une question semblable. Jules-César Lascaris, sénateur à Nice au début du XVIIIe siècle, l’exprime ainsi en introduction de sa
decisio du 9 août 1706
à propos d’une question de nullité de donation : la « consuetudo » qui demande aux magistrats suprêmes de composer une
decisio est un bienfait parce qu’elle permet de connaître et de faire connaître les « fundamenta » de l’affaire et de décourager tout procès sur une question identique, évitant ainsi incommodités et frais. Lascaris citait en référence le recueil de
decisiones catalanes de Fontanella
. Il n’y voit pas une obligation, mais une possibilité offerte pour un meilleur service de la justice.
Lascaris sait très bien, comme tous ses collègues de Nice et d’ailleurs, qu’il n’y a pas dans la doctrine du
jus commune d’obligation de motiver et qu’il ne sert à rien de motiver des sentences qui s’inscrivent parfaitement dans le
jus commune et dont on peut retrouver ailleurs le « précédent ». A l’inverse il faut motiver dès qu’il y a une innovation juridique, même minime, et il faut le faire avec soin, c’est-à-dire avec un exposé des faits clair et concis et avec une présentation précise et détaillée des moyens de droit afin de bien signaler l’adaptation. Il est évident que ces
decisiones ne sont pas toutes de même qualité et que les questions de droit elle-mêmes ne présentent pas toutes le même intérêt. On notera toutefois que la publicité donnée à ces textes, et ils sont destinés à cela, tend à atténuer les risques de laxisme ou d’incompétence. Ces
decisiones peuvent faire ou défaire la réputation de leur auteur tant vis à vis de ses collègues que du pouvoir lui-même. Turin surveille d’assez près le travail de ses magistrats
pour qu’on puisse penser que les sénateurs sont conscients de l’enjeu d’une rédaction motivée. Certains, peut-être parce qu’ils n’attendent plus rien, seront parfois peu scrupuleux ; d’autres, soit plus consciencieux, soit plus ambitieux, feront un travail de qualité. On se limitera ici à une analyse globale et formelle de la question
Que nous apprennent les archives niçoises et turinoises sur ce point ?
On y remarque d’abord une tendance à accroître la longueur des rédactions. Un peu plus de deux pages en moyenne avant 1632, sept à neuf après, avec par exemple un arrêt motivé du sénateur turinois Tapoco du 8 juillet 1638 de 72 pages
. C’est un record. La moyenne des
decisiones niçoises pour 1646 est de 4, 7 pages. Elle s’élève par la suite pour se rapprocher de celle des arrêts de Turin. Cet accroissement quantitatif correspond à un perfectionnement de la structure des
decisiones : l’exposé des faits, réduit à presque rien en début d’évolution, finit par occuper entre un sixième et un cinquième de la rédaction. La mention des références juridiques, toujours abrégées, d’abord dans le texte, apparaît de plus en plus en bas de page
à partir de 1640-1641, de même que l’
argumentum détaillé en cas d’affaire complexe et le découpage du texte en paragraphes numérotés
. Les
decisiones imprimées sont encore très rares
. Mais cette évolution n’est pas du tout continue et de nombreux sénateurs rédigent toujours sans ces améliorations formelles. Les sénateurs de Nice suivent ce mouvement. Gubernatis est le premier, et pendant longtemps le seul, à adopter la présentation en paragraphes
.
On peut aussi tenter de mesurer le travail des sénateurs sur une longue durée, 1646-1734 soit 68 ans. Ainsi à Nice : 27 sénateurs, dont 17 d’origine niçoise, ont rédigé 220
decisiones. Si on met à part le cas des sénateurs d’origine piémontaise Vivaldi (31
decisiones pour 142 pages) et Bottigla di Bossa ( 21 pour 106 pages) les plus constants rapporteurs sont Jérome-Marcel de Gubernatis, le futur ministre, ( 27 pour 159 pages) et Honoré Léotardi, par ailleurs spécialiste de l’usure
, (18 pour 116 pages). On notera que Jacques Portanier est plus succinct avec 17
decisiones pour 40 pages. Toutes laissent d’ailleurs une impression de rapidité. Son fils Pierre, qui lui succède en coadjutorerie
, ne rapporte que sur deux affaires, mais chacune de 20 pages.
Pour le Sénat de Piémont un examen portant seulement sur l’année 1646 fait apparaître que 15 sénateurs ont rédigé 104
decisiones : Barberi 24 pour 209 pages, Della Chiesa
20 pour 156 pages, Beccaria 11 pour 59 pages. Ces quelques notes permettent d’entrevoir l’importance de cette littérature juridique.
Sur le fond, la pratique de la motivation est tout à fait semblable : le fonds documentaire de tous ces sénateurs est le même, qu’il s’agisse de bibliothèques personnelles ou propres aux sénats. Les références sont peu nombreuses, voire quasi absentes avant 1633. La moyenne passe à une dizaine par page après cette date. Elles portent sur deux catégories de sources : le texte romain d’abord, Code, Digeste et Novelles, décliné au moyen de références, principalement extraites de recueils de
decisiones ou de
consilia. Les références à Antoine Fabre, premier-président du Sénat de Savoie au début du XVIIe siècle
, sont nombreuses ; c’est principalement par ce moyen qu’à Turin, comme à Nice, on procède à l’harmonisation des jurisprudences entre les trois sénats. Les renvois aux docteurs de l’époque précédente, Bartole, Balde, Paul de Castro, sont plus rares. On constate vers la fin du siècle davantage de références à des
tractatus.
On prendra comme illustration de ce travail de rédaction la
Decisio Niciensis nullitatis donatio du 9 août 1706 du sénateur niçois Jules-César Lascaris. Elle est exemplaire à plusieurs titres : un milieu intellectuel très favorable, les Lasacaris « principalissime famille » de la province selon l’expression même de Victor-Amédée II ; son père François était déjà sénateur
. Lui-même sera nommé premier-président du Sénat de Casal
puis accomplira une carrière dans la diplomatie. La période est en outre intéressante puisque le Comté de Nice est alors sous domination française et que le Sénat continue de fonctionner presque normalement
.
La rédaction de cette decisio est parfaitement classique ; c’est une des dernières de ce type, à une époque où les critiques en faveur d’une simplification de la motivation commencent à se multiplier. Considérons la decisio de Lascaris comme une défense et une illustration du genre : 42 pages manuscrites dont neuf pour l’exposé des faits, pas de découpage en paragraphes ; les références sont dans le texte. Un décompte de ces références donne les résultats suivants : 69 renvois au corpus romain, 29 à différentes oeuvres d’anciens docteurs (Bartole, Balde et Paul de Castro), 36 de decisiones se rapportant à 20 ouvrages, 45 de consilia pour 27 ouvrages, 30 de responsa, allegationes ou autres tirées de 15 ouvrages, 65 références extraites de 22 tractatus, plus quelques divers, Cicéron, Valère Maxime et Aulu Gelle. Au total 277 références et 90 ouvrages pour motiver une question de donation !
Une dernière remarque : ces sénateurs sont relativement peu spécialisés. Ils rapportent le plus souvent en droit civil, particulièrement dans les questions successorales, mais aussi en droit commercial, en droit pénal et parfois en droit public, fiscal ou international, ce qui les conduit à faire appel à des auteurs allemands, hollandais ou autres. Les références à Grotius ou à Puffendorf par exemple ne sont pas exceptionnelles. Quelques auteurs français sont fréquemment cités comme Tiraqueau ou Dumoulin, sans parler de ceux qui comme Boerius ou Guy Pape font directement partie de la mouvance du
ius commune. Cujas est étrangement absent. Enfin on soulignera la bonne connaissance du droit français que peuvent avoir certains sénateurs lorsqu’une affaire nécessite d’y faire appel. Gubernatis dans une
Decisio donationis propter nuptias mettant en jeu des intérêts familiaux de part et d’autre de la frontière entre Nice et Provence motive ainsi abondamment au moyen de références provençales et françaises, les Statuts de Provence de Mourgues, le recueil d’arrêts de Papon, les questions de droit de Charondas, les coutumes de Bretagne de Bertrand d’Argentré, les arrêts de Maynard, etc
.
Les Royales Constitutions de 1723 puis de 1729 marqueront en deux temps une rupture complète avec cette pratique de la motivation
. Les premières interdisent dorénavant de faire référence à l’opinion des docteurs et aux jurisprudences qui seraient contraires aux lois. Les secondes bannissent l’usage des citations étrangères
. Le souci de simplifier les citations, et donc la rédaction des
decisiones est évident. Si les références au droit romain abondent toujours, celles qui sont faites à la jurisprudence des docteurs et des cours se réduisent aux sources « nationales ». Elles doivent en quelque sorte passer à travers le filtre des
decisiones de la Maison de Savoie anciennes ou récentes
. Calasso note que le droit « si regionalizza »
.
A vrai dire le phénomène n’était pas totalement nouveau. Les ducs de Savoie Emmanuel-Philibert et Charles-Emmanuel I avaient encouragé dès le XVIe siècle cette orientation en donnant une valeur quasi officielle aux
recueils de Tesauro et d’Osasc
. Mais les sénateurs ont toujours cité sans aucune réticence les auteurs étrangers. Ils semblent même y avoir trouvé une réelle satisfaction comme s’ils avaient voulu ainsi manifester leur appartenance à la
Respublica jurisconsultorum. C’était aussi une manière de montrer que les sénateurs de la Maison de Savoie, leurs prédécesseurs et collègues, pouvaient côtoyer et égaler les plus grands jurisconsultes du
jus commune. Après 1729 « la construction d’un droit territorial »
réduit leur horizon intellectuel en même temps que la jurisprudence se cloisonne.
Cette réforme de la jurisprudence réalisée par Victor-Amédée II est pionnière dans l’aire du
jus commune. Elle épouse la passion du siècle pour une nouvelle rationalité juridique et aura des prolongements ailleurs. Il faut l’apprécier à la mesure d’une certaine perte de confiance envers la jurisprudence traditionnelle. Elle scelle ainsi le sort de la
Respublica jurisconsultorum. La critique incisive et décisive de la jurisprudence popularisée par Muratori
puise ses origines dans ces premières remises en cause. L’ordre législatif est proche. Mais on pourra toujours en fin de compte se demander si ce que la nouvelle jurisprudence gagnait en clarté et en simplicité elle ne le perdait pas en ouverture et en capacité d’adaptation.
Gérard D. Guyon, « Un arrêtiste bordelais. Nicolas Boerius », in Annales de la Faculté de droit et science politique de Bordeaux, 1976, pp. 17 sq. et Guillaume Leyte, « Notice sur Guy Pape », in Revue drômoise, T. XCIV, 2002, pp. 228 sq.
Paola Casana, « Note biografiche su un giurista del XVI secolo : Antonio Tesauro », in Bollettino storico-bibliografico subalpino, anno XC, 1992, fasc. 1, pp. 281-309 ; Un esempio di corte suprema nell’età di diritto comune. Il Senato di Piemonte nei primi decenni di attività, Torino, Giappichelli, 1995 et « Les décisions du Sénat de Piémont et les récoltes d’Antonino et Gaspare Antonio Tesauro », in Senati Sabaudi fra antico regime e Restaurazione-Les Sénats de la Maison de Savoie, ancien régime-Restauration, a cura di Gian Savino Pene Vidari, Torino, Giappichelli Editore, 2001.
Tony Sauvel, « Les demandes de motifs adressées par le Conseil du roi aux cours souveraines », in Revue historique de droit français et étranger, 1957, pp. 529-548.
Guillaume Leyte, « Le droit commun de la France. Observations sur l’apport des arrêtistes », in Droits, Revue française de théorie, de philosophie et de culture juridiques, n°38, 2003, p. 54.
Gian Savino Pene Vidari, « Legislazione e Giurisprudenza nel diritto sabaudo », in Il diritto patrio tra diritto commune e codificazione (secoli XVI-XIX), a cura di Italo Birocchi e Antonello Mattone, Ius Nostrum, Università « La Sapienza », Roma, Ed. Viella, 2006, pp. 201-215 à la p. 208.
Gian Savino Pene Vidari, « Introduzione : Giudici e processo nelle raccolte legislative sabaude settecentesche », in Costituzioni sabaude.1723, Testi e documenti per la storia del processo, a cura di Nicola Picardi e Alessandro Giuliani, Milano, Giuffré Editore, 2002, pp. IX-XL, à la p. XXXIII.