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                 Les trésoriers généraux,                
                                                                             
    comptables publics au service du roi « dépensier »     
                                                                                                
 
 
Michel Bottin[1]
 
 
Pour citer l’étude : Michel Bottin, « Les trésoriers généraux, comptables publics au service du roi "dépensier" », in Les trésoriers payeurs généraux et receveurs des Finances : les hauts fonctionnaires d’un grand service public (1865-2012), Les éditions Gestion et Finances publiques, Paris, 2012, pp. 32-43.
 
 
La gestion des finances publiques est assurée avant la Révolution par deux catégories d’agents royaux, les receveurs généraux et les trésoriers généraux. Les premiers centralisent la recette des impôts directs, les seconds font la dépense des différents départements ministériels. Leur situation n’est pas symétrique. Les receveurs généraux ne font qu’une partie de la recette fiscale, un peu moins de la moitié au XVIIIe siècle, la plus grande part étant réalisée par les fermiers généraux, gestionnaires de la fiscalité indirecte. Les trésoriers généraux assurent de leur côté la quasi-totalité des dépenses des ministères, soit plus de 200 millions, c’est-à-dire environ les deux tiers du budget de l’Etat, le dernier tiers correspondant au service de la dette.
Cette étude n’aborde donc qu’une partie de la gestion des Finances publiques, financièrement un peu plus du quart des flux de recettes et de dépenses de l’Etat. Cette considération met en évidence l’importance de cette fonction comptable. Elle ne permet cependant pas de souligner sa profonde particularité politique : les fermiers généraux et les receveurs généraux entretiennent une relation étroite avec le contrôle général des Finances. C’est avec lui que se négocient les baux des fermes et c’est par ses services que les impositions directes sont réglées. Le contrôle général est le ministère de la recette publique. Par contre on ne peut pas considérer qu’il est le ministère de la dépense publique. Il ne l’est qu’en partie, pour la gestion des remboursements d’emprunts et pour quelques parties de la dépense des administrations qui dépendent de lui ou des intendants des Finances, tels les Ponts et Chaussées. Le reste relève des ministres dits « dépensiers » : Guerre, Marine, Maison du roi, Chancellerie, Affaires étrangères.
Les orientations « autonomiques » de ces ministères sont constantes. Elles ont pu être freinées par quelques contrôleurs généraux très soucieux de réguler, et de brider, la marche des Finances publiques, tel Colbert. Mais ces tendances se renforcent au long du XVIIIe siècle. Les trésoriers généraux, placés sous l’autorité de leurs ministres respectifs, procurent les moyens de cette liberté d’action. Ces comptables publics sont aussi les gestionnaires de la dépense publique.
 Au regard des principes développés au XIXe siècle par les théoriciens des Finances publiques classiques il y a là un dysfonctionnement grave. Le jugement est sans appel. Mais est-ce bien ainsi que les choses sont comprises dans l’ancien droit des Finances publiques ? Celles-ci sont-elles commandées par des préoccupations de bonne gestion familiale, commerciale ou même bancaire ? Le « service » du roi répond à d’autres exigences, celles de la nécessité politique : la guerre, la diplomatie, le contrôle des grands nobles. La dépense passe avant la recette. Le roi est d’abord un « dépensier »[2]. Dans cette optique, chaque trésorier général, comptable public (I), apparaît comme le gestionnaire des besoins du « roi dépensier » (II).
 
Les aspects comptables
 
Les « trésoriers des deniers royaux » payent les dépenses des différents départements ministériels. Leurs caisses sont approvisionnées par le Trésor royal, soit directement, soit par assignations sur les différentes caisses de recettes. La prévision est assurée par  l’ « état du roi », document général décliné en  « états particuliers », eux-mêmes répartis en « états généraux de distribution »[3]. L’ordonnateur ne peut agir que dans ce cadre et le comptable ne doit payer que ce qui est prévu.
La pratique est évidement plus complexe. Les caisses de dépenses sont multiples et différentes les unes des autres. Leur organisation n’est pas territoriale comme l’est celle des receveurs généraux. Leur multiplication a suivi l’évolution des pratiques administratives. On compte aux XVIIe-XVIIIe siècles une trentaine de caisses tenues par des trésoriers, le plus souvent qualifiés de « généraux ». Leur activité de caisse peut varier de 50 millions de livres pour le trésorier général de l’Extraordinaire des guerres à quelques milliers pour certains comptables dépendant de la Chancellerie.
Il n’y a pas de liste officielle des trésoriers généraux. Peut-être suffit-il de s’en tenir à l’Almanach royal. Au milieu du XVIIIe siècle, sur les 25 trésoriers généraux mentionnés, sept relèvent du département de la Maison du roi, huit de celui de la Guerre, deux de celui de la Marine, trois de l’administration des Ponts et Chaussées, un de la Justice et quatre gèrent des dépenses diverses[4]. Il est possible d’élargir. L’édit de février 1770 qui fixe «  le rôle de la finance » qui doit être payé par les comptables ajoute une dizaine de trésoriers généraux, principalement en matière judiciaire : trésorier payeurs des gages du Parlement de Paris, de la Cour des aides, de la Chambre des comptes, etc.[5].
Cette diversité correspond à des pratiques différentes. Tous ces trésoriers résident à Paris, mais certains n’ont que des services parisiens, ou versaillais, alors que d’autres, les trésoriers généraux de la Guerre, de la Marine ou des Ponts-et Chaussées ont des services en province. Ils ont sous leurs ordres des trésoriers particuliers[6], progressivement remplacés par des commis. Ceux-ci sont nommés et payés par le trésorier général qui se trouve ainsi placé à la tête d’une administration para-publique.
La coexistence au sein de chaque département ministériel de plusieurs trésoriers généraux est constante. Leur nombre varie dans le temps. L’édit de novembre 1691 en prévoit six pour la Marine : deux pour la Marine et les Colonies, deux pour les Fortifications côtières, deux pour les Galères[7]. Mais l’Almanach royal de 1750 n’en compte plus que deux, un pour la Marine et un pour les Invalides de la Marine. Le département de la Guerre en compte huit au milieu du XVIIIe siècle : Ordinaire des guerres, Extraordinaire des guerres, Artillerie, Invalides, Gratifications des troupes, Ligues suisses, Fortifications[8]. C’est à la Maison du roi que la démultiplication est la plus forte : pour un budget sensiblement inférieur à celui de la Marine et surtout à celui de la Guerre, on compte sept trésoriers[9].
Chaque trésorier est flanqué d’un « contrôleur » -ou de plusieurs- chargé de vérifier la conformité de la dépense avec les états de distribution. Il s’agit d’un contrôle administratif qui doit théoriquement remonter jusqu’au contrôle général.  Les contrôleurs s’appuient sur le travail des commissaires ordonnateurs. L’édit de juillet sur les Invalides de la Marine précise ainsi que le contrôleur général « à la recette du trésorier général de la Marine » contrôlera « jour par jour la recette et la dépense dudit trésorier général, ensemble les quittances qu’il fournira aux trésoriers généraux de la Marine, des galères ou autres »[10].
Le contrôle administratif est strict. La déclaration d’avril 1682 ordonne aux commis des trésoriers généraux de l’Extraordinaire de guerres de tenir un registre journal sans laisser de feuilles vierges, de faire arrêter la recette et la dépense chaque mois par l’intendant, d’envoyer mensuellement un bordereau de compte au trésorier général  et de transmettre au ministère de la Guerre, chaque mois, un état de sa recette et de sa dépense[11]. Le système comptable est donc réglé. Enfin, les comptes de tous ces comptables doivent être présentés devant la Chambre des comptes.
 
Tous ces trésoriers généraux, à l’époque moderne, sont officiers. Le prix de la finance de chaque office varie selon l’importance des sommes maniées : plus d’un million pour le trésorier de la Marine, autour de 100 000 livres pour les titulaires des petites caisses. Chaque trésorier général est rémunéré par des gages qui correspondent aux intérêts de leur finance, par un pourcentage variable sur le montant des sommes maniées et par des indemnisations qui compensent les frais engagés pour faire fonctionner leur service.
Chaque charge comptable a son histoire. Le XVIe siècle est une période de consolidation. Les fonctions ne sont plus assurées par des commissaires mais par des officiers. Les édits de création de ces offices expliquent «  que ceux qui sont pourvus en office sont plus attentifs que ceux qui sont nommés par commission »[12]. L’édit de décembre 1553 crée ainsi une série impressionnante d’offices, particulièrement en matière militaire, par transformation des commissaires. Plusieurs de ces offices sont alternatifs, chaque officier exerçant  une année et employant l’année suivante à rendre ses comptes. Là encore il s’agissait de pratiques déjà mises en œuvre par les commissaires. La mesure était présentée comme une garantie de bonne administration[13]. Elle introduisait une sorte de collégialité  dans l’exercice de la charge et supposait une forme d’auto surveillance. La mesure pouvait avoir des effets particulièrement positifs pour l’administration des commis.
Les contemporains n’ont pas manqué de souligner les aspects fiscaux de ces créations d’offices. L’historiographie qui a prospéré sur ce thème a particulièrement mis en évidence le caractère exclusivement financier  de ces opérations. Les vagues de création d’office en tous genres de la fin du règne de Louis XIV on beaucoup accrédité cette perspective historique. Mais cette explication est-elle applicable aux offices des grands comptables publics ?
Cette multiplicité des caisses a été critiquée, tant pour son coût de fonctionnement que pour l’obscurité qu’elle entretenait dans la comptabilité. Necker a engagé  en 1778-1779 une réforme radicale : un seul trésorier général pour la Guerre, un autre pour la Marine et remplacement des trésoriers généraux de la Maison du roi par un trésorier payeur général unique[14]. Ces mesures sont abolies dès l’arrivée de Joly de Fleury au contrôle général. L’état antérieur est restauré, sauf quelques aménagements[15].
 
Les aspects politiques
 
Chaque trésorier général administre sa caisse dans le cadre d’un département ministériel. Ses moyens d’action sont définis par l’ « état de distribution des fonds » et il doit, pour l’appliquer, obéir aux ordres du ministre ou de ses agents ordonnateurs en province. Le pouvoir a su organiser un tel  contrôle administratif à partir des années 1670. L’impulsion de Colbert a été déterminante. Elle concerne plus particulièrement les comptabilités des trésoriers généraux des ministères de la Marine et de la Guerre. La déclaration d’avril 1682 ordonne ainsi aux commis de l’Extraordinaire des guerres de transmettre un bordereau mensuel non seulement  à leur trésorier général mais aussi au ministère. On trouve des mesures analogues pour la Marine.
La situation des trésoriers généraux de la Maison du roi est plus complexe. Son secrétaire d’Etat dispose de moins de moyens que ses collègues de la Guerre et de la Marine pour s’imposer. Le pouvoir d’ordonnancement des officiers de la Maison du roi est très fort. Les chefs des différents services –Grandes écuries, Menus plaisirs, Garde-meubles, Vénerie, etc.- se comportent comme autant de ministres de leurs départements. C’est cette situation que réforme les édits de juillet 1779  et de janvier et  août 1780[16] : les trésoriers généraux sont remplacés par un trésorier général de la Maison du roi et les dépenses sont centralisées par un Bureau des dépenses de la Maison du roi présidé par le ministre.
Les autres dépenses d’administration –interventions économiques, secours, ponts et chaussées, etc.- sont assurées par des trésoriers généraux ou des payeurs dépendant directement du contrôle général ou d’un intendant des Finances, tel celui des Ponts et Chaussées. Le contrôle général apparaît dans ces domaines comme un ministère de l’économie et de l’aménagement du territoire.
Cette organisation ministérielle, même si elle comporte de nombreux dysfonctionnements, est cohérente. Chaque trésorier général participe, par l’exacte utilisation des fonds prévus, à la bonne marche de son département ministériel. Son travail est complexe. Il doit trouver les sommes assignées auprès des receveurs généraux ou du Trésor royal. Il doit assurer l’approvisionnement des caisses de ses commis en province. Il doit même assurer la dépense dans des territoires éloignés de toute source d’approvisionnement en numéraire, colonies ou zones de conflits militaires. Il est évident que les états de distribution ne peuvent prévoir le détail d’autant d’opérations. Tout repose in fine sur l’initiative du trésorier général et de ses commis. Et les ministres vont progressivement solliciter de plus en plus leurs trésoriers. Leurs exigences finiront par dépasser de beaucoup ce qu’on peut attendre d’un administrateur puisque les ministres  en viendront à leur demander des avances.
         Les premiers trésoriers ainsi sollicités ont été ceux de l’Extraordinaire des guerres et de la Marine. Le contrôleur général des Finances Chamillard les autorise à emprunter à partir de 1702[17]. Le trésorier général devient le banquier de son ministère. Il sollicite ses relations, emprunte aux banquiers, mobilise sa fortune personnelle. Ces services sont évidemment payants, et bien rémunérés. Tout le monde est gagnant. Le ministre y trouve une grande souplesse de gestion. Le trésorier général développe ses fonctions. Et celles-ci l’occupent de plus en plus. Y compris durant l’année où il n’est pas en exercice. Il doit l’employer à mettre sa comptabilité en ordre, solder les comptes et aussi préparer l’exercice à venir en  cherchant des associés et des bailleurs de fonds[18].
Avec cette innovation il devient donc possible de délivrer des fonds en dehors de toute prévision. Il suffit que le trésorier émette, sur son propre crédit, des billets en paiement des dépenses Ces billets portent intérêt et son négociables.
Mais on peut très vite passer de la commodité de trésorerie, opération finalement sans conséquence sur l’équilibre financier, au dépassement de crédits. Ces opérations sont faites à l’initiative du ministre ou d’un administrateur local. Mais le trésorier général peut aussi  les encourager à le faire, tout simplement parce qu’il cherche à placer l’argent de ses relations. Le public ne fera pas la différence entre les billets. Seul le crédit du trésorier général compte. Leurs affaires peuvent même se développer en dehors de leurs fonctions comptables. Un trésorier des Ponts et Chaussées, Gabriel Prévost, place en 1778 12 000 livres dans une filature à Sens, 30 000 dans des forges à Beaumont, etc.[19]. Tous, à la mesure de leur charge, font de même. L’étendue des activités de Baudard de Sainte James, trésorier général de la Marine[20] ou de Mégret de Sérilly, trésorier général de l’Extraordinaire des guerres, éclaire bien la situation. Les offices de trésoriers généraux sont devenus des banques d’affaires assurant la trésorerie de leurs ministères respectifs. De même que les receveurs généraux anticipent le paiement des recettes fiscales, les trésoriers généraux anticipent le paiement des dépenses publiques. Ces opérations sont cumulables … et pas forcément coordonnées.
La guerre est une cause majeure d’ « anticipations ». Avant de la financer par des emprunts à long terme, on la finance par la trésorerie, en fonction des besoins quotidiens. Les dépenses de la fin du règne de Louis XIV ont été assurées en grande partie par ce moyen. Les trésoriers généraux ne sont pas seuls concernés. Il faut ajouter les avances des receveurs généraux et des fermiers généraux. Tout ce financement est suspecté d’avoir profité aux « faiseurs de service ». Le Régent réagit et engage une opération de réduction par visas sur une masse de près de 600 millions. Elle est réduite à 250 millions[21]. Il en ira de même pour le financement des guerres suivantes jusqu’à celle dite d’Amérique. Les ministres dépensiers ont usé et abusé des commodités de trésorerie offertes par les grands comptables publics. Les trésoriers généraux, davantage que les receveurs généraux, sont en première ligne.
 
Ce système de financement de la trésorerie est sans doute efficace. Il n’est certainement pas limpide. Le contrôle général ne dispose pas de véritables moyens de surveillance et de contrainte pour discipliner les trois grands ministères dépensiers : la Guerre et la Marine parce que leurs ministres sont trop puissants ; la Maison du roi parce que son ministre n’a pas les moyens de se faire respecter par ses propres ordonnateurs.
On touche ici à une question essentielle, celle de la maîtrise des dépenses par le contrôle général ou du moins leur visibilité. Mais le contrôleur général n’a pas l’autorité politique pour s’imposer. Il ne peut le faire que dans le cadre du Conseil royal des Finances, créé par Louis XIV pour connaître de toutes les affaires de Finances. Le contrôleur général y rapporte les affaires et peut par ce moyen faire plier un ministre dépensier. C’est ce que faisait Colbert. Mais le Conseil royal des Finances cesse de fonctionner correctement après sa mort[22]. Le « chef » de ce conseil, qui occupe une fonction officieuse de premier ministre ne cherche guère à s’imposer. On tente à quelques reprises de réactiver de ce conseil. Ainsi en 1772 l’examen des états au vrai de l’Ordinaire et de l’Extraordinaire des guerres passe du ministère au Conseil royal[23]. Mais la résistance reste très forte. La création en 1783, à l’instigation de Joly de Fleury, d’un Comité des Finances placé sous l’autorité de Vergennes, « chef du Conseil royal des Finances », n’eut pas davantage de succès. Castries et Ségur, respectivement ministres de la Marine et de la Guerre, furent très vexés qu’on cherche à examiner leur gestion. Ils refusèrent d’obtempérer sans un ordre exprès du roi. Ce que le roi se garda bien de faire[24]. Cet ordre, le roi n’aurait pu le donner sans risquer de déstabiliser la trésorerie des deux ministères.
Il faut attendre le règlement du 5 juin 1787, dans un contexte de crise aigüe des Finances,  pour que les pouvoirs du Conseil royal soient restaurés. Loménie de Brienne en devient le « chef » ; il est nommé trois mois plus tard « principal ministre », c’est-à-dire chef du gouvernement. Bouvard de Fourqueux, qui succède à Calonne au Contrôle général, est son subordonné direct. Face à cette offensive politique, patronnée par le roi, Castries et Ségur démissionnent. Brienne peut mettre en place son plan d’économies et ses projets de refonte du Trésor royal. Le règlement du 30 mars 1788 supprime tous les trésoriers généraux et les remplace par cinq administrateurs. L’unité de trésorerie est ainsi réalisée[25]. Ces deux réformes, Conseil royal des Finances et Trésor royal, forment les deux piliers sur lesquels reposera la nouvelle architecture politique des Finances publiques à la Restauration : le Ministre des Finances contrôle les ministres dépensiers et détient la maîtrise des services du Trésor[26].
 
Conclusions
 
Cette étude était presque terminée –il n’y manquait  que la conclusion- lors de la parution du maître-livre de Marie-Laure Leguay, La banqueroute de l’Etat royal. La gestion des finances publiques de Colbert à la Révolution française[27]. Il est tentant d’y puiser la matière d’une conclusion : les résistances de l’ordre comptable traditionnel ont empêché l’Etat de contrôler la gestion de ses Finances. Les innovations comptables, les progrès de la science administrative, les avancées néo-colbertistes n’ont jamais modifié cette situation en profondeur. Cette gestion défectueuse des Finances publiques porte en elle la banqueroute de l’Etat. Le temps était venu de passer de la pratique des « affaires » à celle de l’organisation administrative. « From business to bureaucracy » selon l’expression de John Bosher.
Cette perspective apparaît en effet inéluctable. Elle ne permet toutefois pas d’imaginer ce que serait devenu l’option « business », la gestion traditionnelle de la trésorerie, si elle n’avait pas été progressivement disqualifiée dans les années 1780. Changeons donc de perspective. Considérons que l’Etat royal a su, et voulu, résister au changement parce qu’il entrevoyait dans les réformes entreprises au cours du XVIIIe siècle un frein à sa capacité de dépenser. C’est-à-dire à son pouvoir d’engager des actions non prévues, sans recourir à des procédures lourdes et peut-être politiquement risquées. Le « droit royal de dépenser » est un fondement de l’action monarchique. Il est sans doute bon que cela s’inscrive dans un ordre comptable. Mais pas au point de lier l’action politique et administrative à court terme.
Les offices de finances garantissent ainsi la liberté d’action du roi. Les trésoriers généraux sont les fers de lance de cette liberté. Mais leur efficacité dépend aussi en grande partie de l’activité des autres gestionnaires de la trésorerie publique. Les comptables publics sont, d’une certaine façon, solidaires dans la production des « anticipations ».  En pratique, ces offices fonctionnent en réseau –c’est particulièrement vrai pour les receveurs généraux-. On peut y voir –nonobstant tout anachronisme- une sorte de « circuit du Trésor », avec ses « correspondants » que sont les officiers comptables, ses billets qui circulent d’une caisse à l’autre, ses banques mi privées-mi publiques, sa capacité à collecter l’épargne jusqu’au fond des provinces. Les possibilités d’intervention du système sont considérables. Mais celui-ci est fragile parce qu’il vit du crédit public. On ne peut, sans risque, chercher à trop le discipliner voire à l’amputer. Il est certain que le va-et-vient des réformes depuis Necker a usé plusieurs mécanismes. Les explications critiques de Necker dans son traité De l’administration des finances de la France, paru en 1783, sur le coût de cette administration comptable et sur son opacité ont porté préjudice aux trésoriers généraux que Joly de Fleury venait de rétablir. Le crédit s’est altéré. La médiatisation des affaires politico-financières au cours du premier semestre 1787[28] a discrédité les officiers, même les plus intègres et compétents. Enfin la réforme du Trésor royal au mois de mars 1788 a bouleversé les circuits habituels de financement.
Lorsqu’au mois de juillet 1788 Loménie de Brienne doit affronter une très difficile crise de trésorerie, il ne trouve pas de secours. Il a besoin de 240 millions d’ « anticipations ». Le montant est élevé, pas davantage toutefois que les années précédentes. Mais les « faiseurs de services » ne sont pas au rendez-vous. Pour ranimer le crédit public il se résout à annoncer le 8 août 1788 la réunion des Etats-généraux pour le 1er mai 1789. En vain. Il reste la solution de l’emprunt forcé. L’arrêt du Conseil du 16 août 1788 crée des billets du Trésor royal portant intérêt à 5% destinés à acquitter, partiellement et provisoirement, les dettes de l’Etat. Le public y entraperçoit le spectre de la banqueroute[29]. Le roi appelle Necker, le banquier, pour remplacer Brienne. La confiance revient.
 
Epilogue
 
Necker restera deux ans[30] à la tête des Finances. La préparation des Etats-généraux commande son action jusqu’au printemps 1789. Il abandonne ainsi la mise en place des assemblées provinciales d’où aurait émergé une solution proche de celle existant dans les pays d’états : un trésorier général assurant la recette et la dépense par province. A partir de l’été 1789 Necker doit compter avec l’Assemblée constituante qui cherche à placer l’Exécutif sous sa dépendance. L’Assemblée dicte ses solutions en matière d’emprunts et d’assignats. En matière administrative, le roi et Necker résistent aux pressions répétées de l’Assemblée qui veut obtenir la totale maîtrise de la trésorerie. Fatigué de lutter, Necker démissionne le 3 septembre 1790. L’Assemblée a désormais le champ libre pour prendre le contrôle des circuits de trésorerie.  Elle procède en deux temps. La loi du 24 novembre 1790 tout d’abord : celle-ci établit dans chaque district un receveur nommé par le directoire de district pour six ans. Par commodité ce comptable est chargé d’assurer les dépenses[31]. On compte donc 544 comptables directs. La fonction, considérablement rabaissée, est ainsi largement ouverte à tous les manieurs d’argent[32]. La loi du  30 mars 1791 ensuite : celle-ci crée un Comité de Trésorerie nationale placé sous la surveillance de l’Assemblée. Ce Comité distribue les fonds des ministères en conformité avec les prévisions et tient la comptabilité administrative des Finances[33]. L’Exécutif est ainsi réduit à l’impuissance. Il doit désormais travailler sous le contrôle étroit des commissaires de la Trésorerie et, comme si cela n’était pas suffisant, il est totalement dépourvu de moyens administratifs pour surveiller plusieurs centaines de comptables de district !
L’œuvre révolutionnaire en matière de trésorerie rompt donc radicalement avec l’ordre antérieur. Jusqu’aux réformes de la Restauration du moins. Il faut toutefois noter que la solution de l’agent comptable unique exerçant au niveau du district a été rapidement remise en question. L’incompétence et la malhonnêteté dont ces comptables ont fait preuve a conduit la Trésorerie nationale elle-même à réclamer une réforme. La loi du 12 octobre 1791 crée ainsi des « payeurs généraux » de département nommés par la Trésorerie et « chargés d’acquitter les dépenses de la guerre, de la marine et autres »[34]. Les receveurs de district sont maintenus. Ils deviendront « départementaux » sous le Consulat. Les objectifs des Constituants n’avaient donc pas été atteints en matière d’administration comptable : l’unité de caisse au plan local n’était pas réalisée et la situation des comptables n’était pas aussi rabaissée qu’on le souhaitait. Sur chacun de ces deux points, la fonction et le statut, la création des trésoriers-payeurs généraux de département en 1865 marque un changement majeur.
 
 
 
 
 

[1] Professeur d’histoire du droit, Faculté de droit, Laboratoire ERMES, Université de Nice-Sophia Antipolis.
[2] Robert Hertzog, “Le pouvoir dépensier”, Revue française de Finances publiques, 1993, p. 98-111 ; Alain Guéry, « Le roi dépensier. Le don, la contrainte et l’origine du système financier de la monarchie française sous l’Ancien Régime », Annales ESC, 1984, p. 1241-1269.
[3] Bernard Lutun, entrée “Trésorier général de la Marine”, Dictionnaire historique de la comptabilité publique. Vers 1550-vers 1850, dir. Marie-Laure Leguay, Presses universitaires de Rennes, 2010.
[4] Almanach royal 1750.
[5] Le Courrier, 27 avril et 1 mai 1770.
[6] Marie-Laure Leguay, entrée « Trésorier général de la Guerre », Dictionnaire historique de la comptabilité publique, op. cit, p. 412.
[7] Bernard Lutun, entrée “Trésorier général de la Marine”, Dictionnaire historique de la comptabilité publique, op. cit.
[8] Almanach royal 1750
[9] Ibidem.
[10] René-Josué Jousse, Nouveau commentaire sur l’ordonnance de la Marine du mois d’aout 1681, T1, 1760, p. 695.
[11] M.-L. Leguay, entrée « Trésorier général de la Guerre », op. cit.
[12] Edit du 18 septembre 1531, Henri Legohérel, Les trésoriers généraux de la Marine (1517-1788), Paris, Editions Cujas, 1965, p. 36.
[13] Legohérel, Les trésoriers généraux de la Marine, op.cit., p. 39.
[14] Entrée « Trésorier », Encyclopédie méthodique. Finances, tome 3, Panckouke, Paris, 1787.
[15] Ibidem.
[16] René-Marie Rampelberg, Le ministre de la Maison du roi. 1783-1788. Baron de Breteuil, Paris, Economica, 1975, p. 55.
[17] M.-L. Leguay, entrée « Trésorier général de la Guerre », op. cit. ; Bernard Lutun, entrée “Trésorier général de la Marine”, op. cit., p. 418.
[18]M.-L. Leguay, entrée « Trésorier général de la Guerre », op. cit.
[19] Roland Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, tome 2, Paris, PUF, 1974, p. 209.
[20] Denise Ozanam, Claude Baudard de Sainte James, trésorier général de la Marine et brasseur d’affaires. 1738-1787, Genève-Paris, Droz, 1969.
[21] Michel Bottin, Histoire des Finances publiques, Paris, Economica, 1997, p. 26 sq.
[22] Michel Antoine, Le Conseil royal des finances au XVIIIe siècle et le registre E 3659 des Archives nationales, Genève-Paris, Droz, 1973.
[23] M.-L. Leguay, entrée « Trésorier général de la Guerre », op. cit.
[24] Michel Antoine, Le cœur de l’Etat. Surintendance, contrôle général et intendances des Finances. 1552-1791, Paris, Fayard, 2003, p. 531.
[25] J.-F. Boscher, French Finances. 1770-1795. From business to bureaucracy, Cambridge, 1970, p. 210.
[26] Michel Bottin, « Gestion publique et contrôle des finances publiques sous la Restauration », in L’invention de la gestion des finances publiques. Elaboration et pratiques du droit budgétaire et comptable au XIX siècle (1815-1914), dir. Philippe Besse, Florence Descamps , Sébastien Kott, Lucile Tallineau, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2010, p. 159-168 .
[27] Paris, Editions de l’Ecole pratique des hautes études en sciences sociales, octobre 2011.
[28] Michel Bottin, « Justice et opinion au temps de Louis XVI. Episodes de la Pré-Révolution judiciaire », in Justice et opinion publique, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 177-196.
[29] Jean Egret, La Pré-Révolution française. 1787-1788, Paris, PUF, 1962, p. 312-314.
[30] Excepté l’intermède ministériel du Baron de Breteuil.
[31] Rougier-Labergerie dans Réimpression de l’ancien Moniteur, tome 12, Paris, 1847, p. 84.
[32] Pierre-François Pinaud, « Le service de la trésorerie de 1790 à 1865 : les payeurs généraux », La Revue du Trésor, juin 1982, p. 319-328.
[33] Bottin, Histoire des Finances publiques, op. cit., p. 40-41.
[34] Pinaud, « Le service de la trésorerie », op. cit., p. 320.
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