Louis XVI. Le budget de 1788
 
 
 
 
                                                                                                                                          
  Le budget de 1788 face au Parlement de Paris 
                                                                                   
                    novembre 1787-avril 1788                  
                                                                                                                                            
 
Michel Bottin
 
Faculté de droit
Université de Nice Sophia Antipolis
Laboratoire ERMES
 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Le budget de 1788 face au Parlement de Paris. Novembre 1787-Avril 1788 », in Etat, Finances et Révolution française, Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, Paris, Imprimerie Nationale, 1991, pp. 67-79.
Edition électronique sur www.michel-bottin.com Mise en ligne le 4 septembre 2012
 
 
 
         Parmi les événements qui jalonnent l’Histoire de la Pré-Révolution, la « séance royale du 19 novembre 1787 occupe une place centrale. Ce jour-là ; Loménie de Brienne, principal ministre, réussissait à faire enregistre, en présence du roi, une série de cinq emprunts annuels et successifs destinés à résorber le déficit et assainir progressivement les finances par une politique d’amortissement de la dette publique. Le plan quinquennal de redressement était lié à la convocation des Etats généraux. Celle-ci avait été prévue et promise par le roi pour 1792 en contrepartie de l’enregistrement par le Parlement de Paris de l’édit du 19 septembre 1787 rétablissant le premier vingtième et prorogeant le second pendant les années 1791 et 1792.
         Dans l’immédiat, l’enregistrement de l’emprunt et l’émission de la première tranche annuelle -120 millions pour 1788- devaient permettre au principal ministre d’atteindre l’objectif fixé par le roi devant l’Assemblée des notables au printemps : présenter avant la fin de l’année, sous la forme d’un « Compte rendu », un compte prévisionnel des recettes et des dépenses de 1788 en équilibre. In extremis, et après un été difficile marqué par le rejet par le Parlement de Paris, réuni en Cour des pairs, des nouveaux impôts -timbre et subvention territoriale-, le principal ministre rétablissait la situation. Peut-être un peu tardivement et dans des conditions précaires.
         Tardivement tout d’abord, parce qu’un mois ne suffirait certainement pas pour présenter ces comptes avant la fin de l’année. Les négociations d’abonnement des vingtièmes avec les assemblées provinciales étaient plus longues que prévues et en décembre on ne savait toujours pas quel était le supplément de recette fiscale produit par une perception plus stricte des vingtièmes, possibilité offerte par l’édit du 19 septembre.
         Dans des conditions précaires ensuite, parce que l’enregistrement de l’emprunt n’avait pas été obtenu selon la procédure normale d’enregistrement : la présence du roi avait, fait exceptionnel, transformé l’Assemblée des chambres du Parlement de Paris-Cour des pairs en « séance royale ». Ce n’était pas un lit de justice. Ce n’était pas non plus une Assemblée des chambres ordinaire. La présence du roi n’était, évidement, pas sans effets sur le déroulement de la séance. Celle-ci avait duré cinq heures au cours desquelles le roi entendit les avis et écouta les discours, puis, interrompant la procédure, il avait requis l’enregistrement, au grand étonnement d’une partie de la Cour qui attendait qu’on poursuive par le vote. L’Histoire a retenu la réaction du duc d’Orléans et la réponse du roi. Leurs interventions, lapidaires et spontanées, résument en fait les positions constitutionnelles de la Cour et du roi : « Sire, c’est illégal », lança le duc. « C’est légal parce que je le veux » rétorqua le roi.
         Après le départ du roi la Cour continua à siéger et rédigea un arrêté dans lequel elle n’entendait prendre aucune part à l’enregistrement de l’édit d’emprunt, la procédure ayant été irrégulière : pas de réduction des avis exprimés et pas de décompte des voix. Le roi réagit vivement contre ceux qu’on considérait comme les instigateurs de cet arrêté : le duc d’Orléans était exilé à Villers-Cotterêts et les conseillers Fréteau et Sabatier emprisonnés. Le surlendemain, une députation du Parlement-Cour des pairs était convoquée à Versailles, munie de la minute de la séance du 19 pour qu’on y supprime la mention de l’arrêté, le roi estimant, conformément à la coutume constitutionnelle que la décision de prendre un arrêté sur une telle question, non administrative, constituait un acte illégal. Le Parlement aurait dû utiliser la voie des remontrances[1].
         Pour Brienne la partie n’est donc pas encore gagnée : il lui faut réussir à placer rapidement, et en totalité, la première tranche de l’emprunt avant qu’une contestation publique de la séance du 19 ne risque d’écarter les épargnants. Il lui faut ensuite publier son Compte rendu sans tarder… et espérer que le Parlement s’abstiendra de dénoncer la légalité de l’emprunt. Toute remise en cause, même plusieurs mois après, aurait des effets très négatifs sur la crédibilité de son Compte rendu, sur le crédit public et sur le plan quinquennal de redressement budgétaire.
         Du côté du Parlement-Cour des pairs, la situation n’est pas figée. La partie modérée de la Cour peut reprendre le dessus. La Grand Chambre a les moyens de contrôler les débordements possibles des chambres des Enquêtes et de la chambre des Requêtes. La conciliation du mois de septembre, alors que le Parlement était exilé à Troyes, a permis à Brienne de prendre la mesure exacte de l’opposition et de mettre en place des solutions propres à la contenir. Pour les adversaires les plus décidés de l’enregistrement toute la difficulté était, maintenant que le roi avait affirmé publiquement et sans concession sa position, de convaincre une partie de modérés de poursuivre la contestation. Faute de quoi ils ne retrouveraient pas la majorité qui s’était dégagée le 19 novembre dans le feu d’une séance très animée et très particulière. Une course de vitesse commence pour le principal ministre. Pour l’opposition parlementaire il s’agit d’une course de fond. Profiter de l’avantage pour le premier. Rechercher patiemment l’occasion de relancer le débat pour les seconds. Tout le jeu politique des quatre mois à venir est commandé par ces préoccupations.
 
La construction budgétaire
 
L’emprunt était attractif : pour chaque versement de 1000 livres en espèces le souscripteur recevait 4% d’intérêts en rentes perpétuelles ou 5% en rentes remboursables dans un délai maximum de 20 ans. Ces rentes pouvaient être converties, avant le 31 décembre 1788, en rentes viagères à 8% sur une tête ou à 7% sur deux têtes. Enfin un tirage au sort devait permettre de distribuer pour chaque fraction de 1000 livres, 3 6000 000 livres de rentes viagères réparties en 20 000 lots dont un gros lot de 40 000 livres et 18 000 lots de 120 livres[2]. L’emprunt fut ouvert le 20, lendemain de l’enregistrement, dans une relative indifférence : « Le premier jour il ne fut porté au Trésor royal que 3 000 livres » note la Gazette de Leyde[3]. Mais la publication le lendemain du texte de l’édit débloquait la situation[4] : le Trésor royal reçut 3 millions et le surlendemain, le samedi 24 novembre, « il y avait déjà pour 50 millions, soit en espèces, soit en soumissions des principales maisons de banque[5]. « On ne doutait pas que cet emprunt, vu les grands avantages qu’il présente, ne soit bientôt rempli »[6]. Le 28 novembre, Morellet, intime du principal ministre, pouvait écrire à son correspondant anglais Lord Shelburne que l’affaire était bien engagée : « L’emprunt de Monsieur l’Archevêque de Toulouse est rempli. Les besoins se trouvent par-là couverts pour cette année et vont aller diminuant par degrés jusqu’en 1792 ; il espère avoir comblé le déficit qu’il a trouvé et n’avoir plus à faire face qu’aux intérêts des nouveaux emprunts qui iront s’éteignant par le progrès des mêmes causes »[7].
         Le succès de l’emprunt levait une grande incertitude. Brienne était maintenant en possession de presque tous les éléments nécessaires à la rédaction du Compte rendu. Seules faisaient encore défaut l’évaluation des recettes des vingtièmes[8]. Pour fixer avec la plus grande exactitude les prévisions de recettes et de dépenses de l’année 1788, Brienne s’était entouré d’un secrétariat très étoffé, sans comparaison avec ceux de ses prédécesseurs au poste de principal ministre, Maurepas et Vergennes : un premier secrétaire, Pierre Soufflot de Mery et huit commis outre un comité consultatif réuni hebdomadairement chez lui pour débattre de la réforme du Trésor, indépendamment bien entendu des services ordinaires du Contrôle général. A la fin du mois de décembre le projet de Compte rendu était prêt et présenté au roi pour examen[9].
         La rédaction définitive du compte rendu sembla alors achopper sur la mise au point précise et détaillée des charges assignées aux différents postes de recettes. Ces charges, selon les pratiques comptables de l’époque ne figuraient pas en dépenses et le Trésor royal n’encaissait que le surplus après paiement de ces charges, le « revenant bon ». La multiplication des caisses de payeurs rendait difficile une présentation claire et incontestable. Bien des prédécesseurs de Brienne n’avaient pas réussi, et souvent pas même cherché, à surmonter la difficulté. L’arrêt du Conseil du 16 février aborde la question sans détour : il reconnaît « que les états des recettes et des charges que ces recettes supportent avant d’arriver au trésor royal présentent des détails dont la multitude et la complexité exigent des connaissances particulières ». L’arrêt confie ainsi « l’examen des états de recette et des charges assignées sur icelles dressées pour la présente année 1788 à quatre personnes (…) versées dans la connaissance desdites parties (…) et dont la réputation paraît la plus capable de fixer la confiance publique » : Saint Amand, fermier général, Baron, receveur général, Salverte, administrateur général des Domaines et Didelot, régisseur général. Les quatre vérificateurs devaient examiner ces états « conjointement », les arrêter et les signer. Ils ne devaient pas par contre s’occuper des états de dépenses, ceux-ci, « certifiés par les différents ordonnateurs » ne présentant «  aucune incertitude »[10].
         Le Compte rendu, dans sa présentation définitive, fut soumis au roi courant mars. Il ne fut remis à l’Imprimerie royale qu’au début du mois d’avril. Des difficultés de dernière heure, dues à l’impression urgente de plusieurs ordonnances militaires, en retardèrent la sortie à la troisième semaine d’avril[11].
***
         Le Compte rendu au roi de mars 1788 occupe une place à part dans la série des rapports sur l’état des finances remis aux rois par les différents contrôleurs généraux. D’abord par la qualité du travail accompli. Comme l’explique l’auteur de l’introduction de ce Compte rendu, celui-ci n’est «  ni un compte qui soit le bilan général des finances, ni un compte qui présente l’estimation d’une année commune (…). C’est l’état des recettes et des dépenses d’une année déterminée (…), l’aperçu des recettes et des dépenses de l’année 1788 »[12]. Il se présente sous la forme d’un ouvrage in-quarto de 184 pages, plus 14 pages d’introduction attribuées à Soufflot de Mery, et renferme de très nombreuses indications précises et détaillées. Aucun des comptes rendus présentés antérieurement n’offre de telles qualités. Necker, d’ailleurs, s’en inspirera largement dans son discours du 5 mai 1789 lors de l’ouverture des Etats généraux[13].
         Le travail des auteurs du Compte rendu doit être replacé dans le cadre de la réforme du Trésor royal alors en cours. La mise au point du document a en effet imposé un effort de clarification dont ont tiré parti les commissaires chargés de préparer le règlement du 30 mars centralisant les caisses de dépenses et de recettes. Couronnement de l’œuvre de Brienne, Compte rendu et réforme du Trésor sont étroitement liés et participent de la même logique réformatrice.
         La modernité du Compte rendu permet de l’analyser dans une optique budgétaire. S’agit-il d’un véritable budget, au sens actuel du terme, c’est-à-dire d’un acte de prévision et d’autorisation des dépenses et des recettes d’une année donnée ? La question a été abordée il y déjà a un demi-siècle. Contestant l’opinion de Marcel Marion selon laquelle l’ancien Régime ne pouvait avoir de budget, faute de principes et d’ordre, F. Braesch montra au contraire que le Compte rendu présentait toutes les qualités d’un budget[14]. Il est un effort sincère de prévision pour l’année 1788. Tout au plus peut-on lui reprocher de comporter des dépenses et des recettes n’appartenant pas à l’exercice 1788. Mais c’est là un effet de l’enchevêtrement des exercices propre à l’ancienne comptabilité. Cela ne suffit pas à effacer le caractère budgétaire du Compte rendu. D’ailleurs l’auteur de l’Introduction n’élude pas le problème : « Il n’est personne qui n’éprouve dans sa fortune, que tous les revenus d’une année ne sont jamais perçus dans l’année même, ni toutes les dépenses acquittées. On supplée à ces retards nécessaires par des chapitres de reprises qui avancent la comptabilité mais ne la complètent pas. Leur usage, introduit dans les comptes publics, en accélèrerait la reddition : mais quelque prompte qu’elle soit, ce ne sera jamais en 1789 qu’un pourra espérer rendre le compte de tout ce qui appartient à l’année 1788. Ce qu’on peut se promettre, et qui suffit pour le bon ordre, c’est de rendre compte des recettes faites et des dépenses acquittées en 1788, à quelque année que les unes et les autres puissent appartenir. C’est ce compte qui correspond à l’aperçu que celui-ci présente et qui en sera la vérification »[15].
         S’il est indéniable que le Compte rendu est un acte de prévision, il est moins évident qu’il soit un acte d’autorisation. C’est peut-être sur ce point qu’on peut le mieux contester son caractère budgétaire. Le Compte rendu n’a en effet aucune valeur juridique. Il n’est qu’un document de travail et d’information, voire de publicité. Il n’est revêtu d’aucune forme juridique. Il n’est ni un arrêt du Conseil, ni une lettre patente. Toutefois, il apparaît à l’analyse du texte que tous les chapitres de de dépenses et de recettes sont la traduction comptable d’autorisations antérieures, soit récentes, soit anciennes.
         La première de ces autorisations concerne la taille, la capitation et les accessoires de ces impositions établis à une somme fixe par la déclaration du 13 février 1780 et donc enregistrée en Parlement. Il n’y a plus désormais qu’un brevet général précisant la répartition en généralités et plafonné sans que la fixation de ces impositions puisse être modifiée « si ce n’est par les lois enregistrées » en parlement[16].
         La seconde concerne les vingtièmes et quatre sous pour livre. Ils sont prorogés par l’édit enregistré le 19 septembre passé. Les rédacteurs du Compte rendu ont simplement repris le montant de l’année précédente, sans tenir compte des augmentations que le nouveau système de perception peut laisser espérer. Celles-ci sont d’ailleurs plus limitées que prévu, le roi ayant « préféré des abonnements et des tempéraments » à « une très exacte perception »[17].
         Les recettes des états provinciaux, tant en impôts directs qu’indirects ou taxes font l’objet, régulièrement de transactions avec les états, autorités compétentes pour autoriser la recette. Les recettes affermées -Ferme générale, Postes, Messageries, Affinages, etc.- sont perçues sur la base d’un bail. Les recettes sont connues à l’avance. Le produit de la Régie générale est fixé par un arrêt du Conseil du 19 mars 1786, de même que le produit des Domaines[18]. Suivent d’autres chapitres d’importance moindre : leurs montants sont fixés par des arrêts du Conseil, soit récents, soit reconduits d’année en année sans modifications. Les rédacteurs du Compte rendu prennent d’ailleurs soin à la fin de chaque chapitre de faire ressortir la stabilité des revenus, ou la réduction des charges afférentes.
         Stabilité en recettes ordinaires, un peu plus de 472 millions, mais grande nouveauté en recettes extraordinaires : sur un total de 168 millions, l’emprunt du 19 novembre en occupe la plus grande part. Les autres postes concernent une dizaine de petits emprunts. Les commissaires n’entrent pas dans le détail, les conditions des prêts et des remboursements étant supposées connues par le public. Chaque emprunt a bien entendu fait l’objet d’une publication et d’une autorisation par l’organe compétent : Etats de Languedoc par exemple, ou Assemblée du Clergé, ou Parlement de Paris[19], etc. Les auteurs du Compte rendu font remarquer qu’on n’a pas tenu compte des intérêts des nouveaux emprunts[20], ni des frais de l’emprunt de 120 millions[21].
         En dépenses les nouveautés abondent : elles concernent les différentes réductions sur les départements ministériels, Guerre, Marine et Maison du roi particulièrement. Elles s’appuient sur les différents arrêts du Conseil échelonnés depuis le printemps 1787 qui les ont ordonnées. Au total, avec les remboursements d’emprunts cela donne 633 millions. Avec 640 millions en recette -472 plus 168 millions- le compte est donc en équilibre.
         Juridiquement, la démarche des rédacteurs s’inscrit donc dans le strict cadre du droit public : dépenses et recettes ont pour origine des autorisations accordées par les diverses autorités compétentes, Conseil du roi, parlements, états ou Assemblées du Clergé, à des époques différentes et souvent d’ailleurs pour une période de plusieurs années. Les auteurs ne pourraient d’ailleurs pas innover de leur propre autorité sans risquer de discréditer leur travail. Le Compte rendu à donc une base juridique certaine ; il n’est pas le résultat d’une démarche arbitraire de l’administration des Finances ; il est la somme des autorisations antérieures.
         Cette démarche budgétaire ne laisse apparaître, en matière d’autorisation, qu’un point faible : l’édit d’emprunt du 19 novembre 1787. Son enregistrement est-il légal ? Question essentielle, propre à déstabiliser la construction budgétaire de Brienne puisqu’il est évident, le Compte rendu le prouve, que l’équilibre n’est atteint qu’avec cet emprunt. Démontrer l’absence d’enregistrement, c’est faire apparaître un déficit et relancer l’idée d’une convocation rapprochée des Etats généraux. C’est la démarche qu’emprunteront au sein du Parlement de Paris les pairs et les magistrats les plus résolus.
 
La contestation de l’emprunt
 
         La suppression par le roi le 21 novembre de l’arrêté du Parlement du 19[22] provoqua une vive réaction de la Cour. Le 22 elle se réunit, sans les pairs écartés sur ordre du roi, pour entendre le compte rendu de ce qui s’était passé la veille à Versailles. Le rapport de la députation parut assez négatif pour que l’Assemblée des chambres décidât d’une part de faire des remontrances « sur la forme de la séance tenue par le roi » et d’autre part d’adresser des supplications « sur la situation où se trouvent Monsieur le duc d’Orléans et Messieurs Fréteau et Sabatier ». Des commissaires étaient nommés pour rédiger les remontrances et les supplications. Il s’agissait des conseillers clercs Bourgogne, Tandeau, Lecoigneux et Constance ; des conseillers « lays » Lefebvre, Fredy, Robert, Dupuis, Nouët, Dionis, Bruant et d’Outremont, « et des enquêtes et des requêtes les doyens de chaque chambre »[23], soit en ajoutant les présidents de Grand Chambre membres de droit, 24 commissaires. Ceux-ci devaient s’assembler le soir même « à 7 heures en l’hôtel de Monsieur le Premier Président »[24].
         L’Assemblée des chambres du lendemain, vendredi 23, examina le travail des commissaires et approuva le texte des supplications, devenues entre temps « itératives représentations » ; elle ne trouva point d’accord sur les remontrances[25]. La séance, longue et prolongée tard dans l’après-midi, fut « fort orageuse »[26]. L’ordre du jour fut en outre perturbé par l’examen de deux documents imprimés la veille : l’un était l’édit d’emprunt, au bas duquel était indiquée la mention de l’enregistrement. Il portait la signature d’Ysabeau, un des greffiers de Grand Chambre. L’autre était le rapport de l’abbé Tandeau, rapporteur du Parlement, sur ce même édit ; interrogé par ses collègues, le conseiller avait précisé qu’il avait remis son texte au garde des Sceaux pour examen et que son impression relevait de l’initiative du ministre[27].
         Il est évident que ces deux publications introduisaient un élément nouveau propre à modifier l’attitude des commissaires et de la Cour. En prenant l’initiative de la publication, Brienne s’assurait un avantage décisif : en contestant l’enregistrement, l’opposition contestait maintenant l’emprunt lui-même … avec tout ce qu’il pouvait avoir d’avantageux pour les préteurs. Ceci suffit à expliquer qu’on n’ait point abouti le 23 et simplement arrêté, semble-t-il, de procéder à une nouvelle rédaction des remontrances dont les commissaires devaient rendre compte le mercredi 28 novembre[28]. Mais gênés par le succès rapide de l’emprunt, les commissaires éprouvèrent de grandes difficultés à rédiger un texte susceptible d’emporter l’adhésion de chaque chambre, puis de l’Assemblée des chambres. Le 28, la Cour se borna à délibérer de questions mineures et à entendre la lecture par un des commissaires de la déclaration de Madame Fréteau sur l’arrestation de son mari[29].
         Il est possible, sinon probable, que les commissaires, ou du moins certains d’entre eux, aient continué à travailler et à rechercher l’accord des différentes chambres. Les procès-verbaux des Assemblées des chambres n’en soufflent mot, de même que les gazettes. A partir de la fin du mois de novembre et jusqu’au début du mois d’avril, l’attention politique se fixe d’abord sur l’enregistrement de l’édit concernant l’état civil des protestants puis sur la critique des lettres de cachet et enfin sur l’enregistrement de la déclaration sur l’Ordonnance criminelle. Quatre mois d’activité débordante pour le Parlement de Paris : 21 assemblées des chambres, des remontrances, parfois renouvelées, sur la réforme de la procédure criminelle et sur les lettres de cachet, neuf nominations d’assemblées de commissaires, parfois réunies quotidiennement comme ce fut le cas pour l’édit sur le Protestants, etc. Au total plus de 50 réunions rassemblant soit la totalité des pairs et conseillers, soit les plus actifs et engagés, sans compter les réunions des Chambres des Enquêtes et des requêtes. Et tout ceci ne tient pas compte du service judiciaire[30] ! Le ministère et la Grand Chambre auraient voulu trouver un exutoire aux opposants qu’ils de s’y seraient pas pris autrement ! L’attitude de la Cour sur l’usage des lettres de cachet est éclairante : durant quatre mois, représentations et remontrances se succèdent à un rythme régulier, composant avec les réponses du roi un dialogue assez tendu pour occuper la meilleure part de l’actualité politique. Il faut attendre l’Assemblée des chambres du mardi 26 février pour que la question des remontrances sur la séance du 19 novembre soit à nouveau évoquée, mais la cour a décidément trop à faire avec l’examen de la réforme criminelle –renvoyé d’ailleurs le même jour à une assemblée de commissaires- et la lecture des remontrances sur les lettres de cachet[31].
         Dans le courant du mois de mars interviennent plusieurs changements : en premier lieu, à la suite des résistances de la Cour, le garde des Sceaux Lamoignon décide à la fin du mois de retirer la déclaration sur l’Ordonnance criminelle[32]. En second lieu, l’Assemblée des chambres du 4 mars éprouve des difficultés à s’accorder sur les remontrances concernant les lettres de cachet. Le 11 elles sont enfin votées, mais sur un texte moins cassant qu’on pouvait le penser, surtout de la part de l’auteur présumé, le conseiller d’Epremesnil[33]. On y voit une tentative de conciliation[34]. Plusieurs décisions concordantes le confirment : le duc d’Orléans est autorisé à se rapprocher de Paris, Sabatier sort de prison et est placé « en exil » chez lui[35].
         Enfin, au début du mois d’avril « le bruit se répand que l’assemblée des états généraux sera fort rapprochée, qu’elle aura peut-être lieu cette année. On va même jusqu’à assigner la ville de Tours pour la convocation et on ajoute que S.M. se rendrait au château de Chanteloup »[36]. La nouvelle, dénuée de tout fondement, montre qu’une partie de l’opinion méconnaît, ou est prête à remettre en cause, l’accord du 19 septembre passé sur l’échéance 1792, et donc sur le plan quinquennal de redressement des finances.
         A partir de la mi-mars se produit une accalmie politique, due pour partie aux tentatives de conciliation et pour partie à l’interruption du travail de la Cour pendant la Semaine sainte[37] : entre le 17 mars et le 8 avril, n’a lieu qu’une seule Assemblée de chambres, le 2 avril, sur un objet secondaire[38]. Mais le 8 avril la tension remonte : le Parlement délibère sur la réponse du roi aux remontrances arrêtées le 17 mars sur les lettes de cachet ; la Cour proteste également contre l’arrestation de Catelan avocat général au Parlement de Toulouse. Des commissaires sont nommés[39].
         Mais la surprise survient le 11 avril. La Grand’Chambre, en accord avec les autres chambres, met à l’ordre du jour de l’Assemblée des chambres la lecture des remontrances sur la séance du 19 novembre, remontrances rédigées par les commissaires nommés le 22 novembre. Le procès-verbal est fort peu explicite. Il se borne à préciser « que les commissaires nommés le 22 novembre dernier pour la rédaction des remontrances arrêtées ledit jour tant sur la forme de la séance tenue par le roi le 19 dudit mois de novembre que sur le registre ont fini leur travail, qu’il en avait été rendu compte dans les chambres et que si Messieurs le jugeaient à propos, il leur serait fait lecture desdites remontrances »[40]. Une présentation formelle qui ne dit pas, qu’en fait, elles donnèrent lieu à beaucoup de discussions[41]. Les remontrances sont finalement votées[42]. C’est un texte sévère où d’une part les commissaires font ressortir l’illégalité de la séance et d’autre part dénoncent le retrait par le roi du greffe du Parlement des minutes de l’arrêté de protestation. Il y était en particulier démontré que la séance n’avait pas été complète puisqu’on avait enregistré sans « réduire les opinions et sans voter sur les opinions ainsi réduites : « Point de réduction, point de calcul des voix, point de pluralité, point de délibération, point de résultat, point d’enregistrement ». La position des commissaires était conforme à celle adoptée le 19 novembre au soir dans l’arrêté supprimé par le roi.
         On ignore le nom du rédacteur du texte, ou des rédacteurs. On ignore surtout les raisons précises qui ont conduit l’Assemblée des chambres à placer cette lecture à l’ordre du jour. La publication imminente du Compte rendu n’est sans doute pas étrangère à ce changement d’attitude. On a vu que le texte du Compte rendu est remis à l’Imprimerie royale au début du mois d’avril. Une fuite est tout à fait possible. On peut imaginer la réaction de certains conseillers furieux de mesurer concrètement les conséquences de l’enregistrement de l’emprunt. C’est grâce à lui que les difficultés financières ont disparu !
         La publication de ces remontrances pouvait relever d’une certaine irresponsabilité. Si l’emprunt était illégal, quel était le sort des sommes prêtées ? Quel était l’impact sur le crédit public ? Les commissaires étaient conscients de la difficulté. C’est sans doute une des raisons qui expliquent qu’ils aient eu autant de mal à convaincre leurs collègues. Les commissaires proposent donc au roi une solution pour pallier la difficulté : « Votre Parlement n’ignore pas que des capitalistes de bonne foi, rassurés par les caractères extérieurs de l’édit supprimé ont porté leurs fonds à l’emprunt de 120 M ouvert pour cette année. Leur confiance a-t-elle été trompée ? Ce n’est pas l’intention de votre Parlement. Il est possible d’assurer leur créance. A la vérité le moyen n’est plus entre les mains de votre Parlement, mais il reste aux prêteurs une ressource dans l’Assemblée des Etats généraux. Les Etats généraux pèseront dans leur sagesse les circonstances publiques ; ils sentiront tout ce qu’exige la dignité de la nation et leur zèle éclairé confondra sans doute l’emprunt déjà rempli avec les dettes consacrées par la loi »[43].
         On craignit alors à Versailles que ces remontrances « ne fassent trop de sensation dans le public et que les effets s’en ressentissent »[44]. Mais l’intérêt à un maintien des cours fut assez fort pour écarter tout pessimisme sur la suite des événements. Tel est le sentiment du correspondant de la Gazette de Leyde : « Quoique le Parlement méconnaisse le dernier emprunt, le public a trop confiance dans l’administration pour craindre qu’on le distingue à tout jamais de tous les autres et qu’il puisse avoir un autre sort. Aussi malgré les réclamations des magistrats, le crédit n’a point souffert d’altération et les effets publics se sont soutenus à un taux plus élevé qu’ils n’étaient la semaine dernière »[45].
         Voire ! Cette analyse concerne le court terme. Politiquement, les remontrances étaient une mine placée au bon endroit et mise à feu au bon moment. Le Compte rendu était rendu public dans de mauvaises conditions. Des remontrances ultérieures à sa publication auraient en effet imposé aux opposants une approche différente, une critique du document, assurément plus difficile. Une majorité ne se serait peut-être pas trouvée pour voter contre un Compte rendu qui comportait par ailleurs bien des points susceptible de satisfaire les plus critiques. On se serait contenté de regretter les conditions de l’enregistrement du 19 novembre. Il aurait fallu en outre s’employer à retourner une opinion probablement séduite par les qualités du Compte rendu. Bref, il était plus simple de reprendre le discours sur l’illégalité de la séance du 19 novembre. Même avec cinq mois de retard !
         A y regarder de plus près, les conséquences de la remise en cause de l’emprunt étaient importantes sur deux plans. D’abord parce que ces remontrances, en contestant l’emprunt, disqualifiaient le Compte rendu. L’opération publicitaire que Brienne était en droit d’attendre tournait court. D’autant plus qu’avec la publication de ces remontrances on entre dans une zone de turbulences politique. De retard en retard la publication du Compte rendu passe au second plan de l’actualité : désormais, à partir du début avril, circulent avec imprécision, mais avec insistance, des rumeurs concernant une réforme profonde de l’organisation judiciaire et même d’une réactivation de la Cour plénière créée au début du règne, et jamais réunie, pour juger les forfaitures des juges et enregistrer les lois générales[46].
          Les conséquences sont importantes en second lieu parce que ces remontrances font peser des menaces sur la levée de la deuxième tranche à l’automne. Il faut d’urgence réformer le Parlement pour qu’il accepte de collaborer à l’automne prochain. Les menaces, récurrentes, de surplomber les parlements par une Cour plénière ne risquaient guère d’aboutir tant que Brienne pensait pouvoir compter sur la collaboration du Parlement de Paris, tant pour l’enregistrement de l’emprunt lui-même que pour son soutien ultérieur. Les remontrances du 11 avril changent les données de la question : le Parlement de Paris était un interlocuteur difficile mais indispensable. En rejetant sa responsabilité en matière d’emprunt sur les Etats généraux, il devenait inutile. Son attitude hypothéquait gravement la levée de la deuxième tranche de l’emprunt et donc l’équilibre du budget 1789. Raison de plus pour l’abattre, ou plus exactement pour le réduire à sa Grand Chambre et aux pairs, auxquels on ajouterait une cinquantaine de personnalités choisies par le roi pour en faire cette fameuse Cour plénière dont on  brandissait la menace depuis le début du règne. Ce sera chose faite le 8 mai en lit de justice. On sait que l’opération échoua. Si elle avait réussi on peut penser que cette Cour aurait tout fait pour assurer le succès de la deuxième tranche de l’emprunt.
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         Gazetiers et mémorialistes se sont peu intéressés à la remise en cause du 11 avril. Ils avaient déjà manifesté le même peu d’intérêt envers la réforme, pourtant fondamentale, des services du Trésor rendue publique le 30 mars. Ils ne porteront pas davantage attention à la publication du Compte rendu après la mi-avril. L’œuvre financière de Brienne, qui devait trouver son point d’orgue entre la fin du mois de mars et la mi-avril, ne rencontra qu’un faible écho, dérisoirement faible comparé à l’immensité du travail accompli. Les questions financières et budgétaires qui étaient restées au premier plan de l’actualité, du printemps 1787 au mois de novembre 1787, n’agitaient plus autant le public. Le Compte rendu, déjà présenté au roi dans la plus grande discrétion, sans le moindre écho dans le public, sortait de l’Imprimerie royale dans l’indifférence.
         Les préparatifs des Edits de mai et la crise qui s’ensuivit feront le reste. En quelques semaines le travail de Brienne sera rendu caduc par l’accélération des événements et implicitement remis en cause dès le mois de juillet par l’annonce de la convocation des Etats généraux. On comprend que les historiens de la période, largement inspirés par les gazettes et les mémoires, lui aient accordé aussi peu de place. C’est là le véritable échec du Compte rendu de 1788. L’histoire l’a oublié. Trop tôt. Et il manque peut-être une pièce majeure à notre compréhension de la genèse de la Révolution.
 
 

[1] Sur cette célèbre séance : Mémoires pour servir à la République de Lettres, vol. 36, p. 174. Mes loisirs ou journal d’événements par S.P. Hardy, 1764-1789, au 19 novembre 1787, Bib. Nat. Mss. Fr. 6686. G.M. Sallier, Annales françaises depuis le commencement du règne de Louis XVI jusqu’aux Etats généraux, Paris, 1813, pp. 116 sq.
Sur la question fiscale et budgétaire : L. Meyniel, La querelle des impôts au Parlement de Paris en 1787-1788, Paris, 1907. Jean Egret, La Pré-Révolution française. 1787-1788, Paris, 1962.
[2] Texte supprimé dans les procès-verbaux des Assemblées des chambres du Parlement. Il est reproduit dans Archives parlementaires de 1787 à 1860 par Mavidal et Laurent, T.1, Paris, 1867, pp. 261 sq.
[3] . Gazette de Leyde. Nouvelles extraordinaires de divers endroits (abrév. Leyde) au 4 décembre.
[4] Leyde au 30 novembre. Le texte est publié par la Gazette de France le 27 novembre (Leyde au 7 décembre).
[5] Leyde au 4 décembre.
[6] Ibidem.
[7] Cité par Egret, op. cit., p.192. Les nouvelles à la main, Bib. Nat. Res. LC2 2225, indiquaient déjà à la date du 17 toutes les caractéristiques de l’emprunt.
[8] Sur le travail des assemblées provinciales en matière d’abonnement, P. Renouvin, Les assemblées provinciales de 1787, Paris, 1921, pp 163 sq.
[9] J.F. Boscher, French Finances. 1770-1795, From Business to Bureaucracy, Cambridge, 1970, pp. 201-202.
[10] Arrêt du Conseil publié dans Leyde du 11 mars 1788.
[11] « L’état de recette et de dépense paraîtra cette semaine », Leyde au 22 avril.
[12] Compte rendu au roi au mois de mars 1788 et publié par ses ordres, Paris, Imprimerie royale, 1788, p. 111.
[13] F. Braesch, Finances et monnaies révolutionnaires, 2e fascicule, Paris, 1936, « Le Compte rendu au roi de mars 1788 » (p. 62 sq.) et « Le dernier budget de l’ancien régime » (pp. 187 sq). On y trouve une analyse financière et comptable du document.
[14] Ibidem, pp. 59-60.
[15] Compte rendu, op .cit., p 111, note 1.
[16] Recueil des anciennes lois par Jourdan, Isambert et Decrusy, T.26, p. 271.
[17] Compte rendu, op .cit., pp. 16-17.
[18] Ibidem, pp. 18 et 22.
[19] Ibidem, p. 85.
[20] Ibidem, p. 177.
[21] Ibidem, p. 173.
[22] Suppression annoncée à l’Assemblée des chambres du 21 novembre (procès-verbaux : Arch. Nat. XI. B 8987, du 1er août 1787 au 24 janvier 1788 et XI.B 8988, du 1er février au 9 mai 1788). Il n’y a donc pas de procès-verbal à la date du 19.
[23] PV Assemblée des chambres du 22 novembre. On n’y trouve aucun pair, ceux-ci ayant été écartés sur ordre du roi.
[24] PV, Assemblée des chambres du 22 novembre.
[25] PV de l’Assemblée du 23.
[26] Leyde au 4 décembre.
[27] PV de l’Assemblée du 23.
[28] Leyde au 4 décembre. Le PV est, c’est le moins qu’on puisse dire, très discret sur la question.
[29] PV de l’Assemblée du 28 novembre.
[30] Le décompte est approximatif.
[31] Leyde au 7 février. Le PV est muet sur la question.
[32] Egret, op.cit., p. 125.
[33] Leyde au 28 mars.
[34] Ibidem au 18 mars.
[35] Ibidem, 4, 8 et 18 avril.
[36] Nouvelles à la main, op.cit., au 8 mars.
[37] Noter que le premier président d’Aligre est à Rome pour le mariage de sa fille, Nouvelles à la main au 4 avril.
[38] PV de l’Assemblée du 2 avril.
[39] PV de l’Assemblée du 8 avril.
[40] PV de l’Assemblée du 11 avril.
[41] Leyde au 22 avril.
[42] Annexées au PV de l’Assemblée du 11 avril.
[43] Ibidem.
[44] Leyde au 25 avril.
[45] Ibidem.
[46] Nouvelles à la main au 4 avril. Mais les rumeurs concernant le rétablissement de la Cour plénière sont assez nombreuses depuis l’automne. M. Bottin, La réforme constitutionnelle de mai 1788. « L’édit portant rétablissement de la Cour plénière », Nice, 1988, pp. 36 sq.
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