Histoire maritime. Commercer en temps de guerre. Loano

 

 
 
       Commercer en temps  de guerre. Enquête sur l’activité maritime de loano de 1792 à 1793
 
 
           
 
 
Michel Bottin
 
Faculté de droit
Université de Nice Sophia Antipolis
Laboratoire ERMES
 
 
 
            Pour citer : Michel Bottin, « Commercer en temps de guerre. Enquête sur l’activité maritime de Loano de 1792 à 1793 », in Actes du Colloque Loano 1795 tra Francia e Italia dall’Ancien Regime ai tempi nuovi, organisé par l’Instituto internazionale di Studi Ligure, Bordighera, 1998, pp. 413-427, mis en ligne décembre 2012, www.michel-bottin.com
 
 
 
         La guerre qui commence le 29 septembre 1792 avec l’invasion du Comté de Nice par les soldats de la République française introduit une rupture majeure dans les relations maritimes entre la Ligurie et la Provence. Le conflit prend en effet en quelques mois la forme d’une guerre totale dans laquelle le Neutre doit choisir son camp. L’espace de liberté qui, au cours des conflits antérieurs, permettait de poursuivre des activités sous pavillon neutre disparaît. On ne peut plus alors commercer qu’en employant la force ou la ruse. Surveillé de très près par la flotte anglaise et les corsaires du roi de Piémont-Sardaigne, le commerce ligure devra s’adapter pour poursuivre ses relations avec la France et pour répondre aux pressants besoins en fournitures diverses de l’Armée d’Italie cantonnée dans le Comté de Nice[1].
         Les besoins de la France à Nice étaient en effet considérables. Il s’agissait d’y entretenir une puissante armée de 20 000 à 30 000 hommes capable de prendre les positions de résistance sardes dans la vallée de la Roya et au col de Tende, mais aussi de résister à une possible contre-attaque de la part d’un ennemi qui contrôlait encore une bonne partie de la province niçoise. Trop loin de ses bases, l’Armée d’Italie ne pouvait compter que sur les approvisionnements génois. La neutralité génoise, proclamée le 1er juin 1792, ne pouvait être un obstacle. C’est très naturellement que ce commerce se met en place au cours de l’hiver 1792-1793.
         Le durcissement du conflit au début de l’année 1793 avec l’entrée en guerre de l’Angleterre et de la Hollande le 1er février, puis de l’Espagne le 7 mars, modifie complètement les données. L’arrivée de la flotte anglaise dans ces parages à partir du mois de mars et la multiplication des armements en course sous pavillon de Savoie constituent une menace directe pour ce commerce neutre en direction de Nice et de Marseille ; les Anglais réussissent en effet à imposer à leur allié piémontais leur conception du commerce en temps de guerre : le Neutre, qu’il s’agisse de bâtiment ou de marchandise, n’a pas à être respecté lorsqu’il commerce avec l’ennemi. Les corsaires sous pavillon de Savoie multiplieront les démarches pour obtenir que la juridiction des prises de leur royaume -la Regia Delegazione, juridiction remplaçant le Consulat de Mer et le Sénat de Nice, alors repliée à Bourg-Saint-Dalmas- prenne une telle position. Après bien des hésitations, à la fin du mois de mars, la juridiction juge bonne la prise d’un bâtiment génois chargé de marchandises à destination de Nice. Bâtiment neutre, cargaison neutre, destination ennemie : la doctrine anglaise du droit des prises fait irruption dans la guerre.
         Encouragés, les corsaires sous pavillon de Savoie multiplient les prises de bâtiments de génois, napolitains, romains, toscans, etc. La logique militaire a triomphé : couper le commerce des Neutres et en particulier de Gênes vers la Provence et Nice, c’est affaiblir l’Armée d’Italie. La manœuvre compte pour beaucoup dans les difficultés françaises de l’été 1793. La prise de Toulon par les Anglo-Sardes au mois d’août semble même annoncer une victoire prochaine.
         Pourtant, réussissant à déjouer la surveillance anglo-sarde, le commerce ligure s’est poursuivi durant toute cette période. Par quels moyens ? La question est enveloppée d’un épais secret. Ni les Français, ni les Génois n’avaient la moindre raison de divulguer les techniques de passage. Seules les autorités du royaume de Piémont-Sardaigne avaient intérêt à mettre à jour ces pratiques. Leurs corsaires firent tous les efforts possibles pour expliquer aux magistrats de la Regia Delegazione les techniques les plus courantes utilisées par les Neutres pour approvisionner les ports français : pavillon de complaisance, destinations fictives, transbordements, etc. L’enquête judiciaire qui suit s’inscrit dans cette préoccupation. Elle vise quelques commerçants et armateurs du petit port de Loano soupçonnés d’avoir commercé avec l’ennemi.
 
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         Loano est, avec Oneglia, une des deux enclaves de la Maison de Savoie sur la côte ligure. Le lieu, bien que dépourvu de port, connaît pendant les années 1792-1793 une activité commerciale importante. Loano vit au rythme des ports voisins génois. L’annexion du Comté de Nice semble d’autant moins concerner ses marins et négociants que le rapport d’un ancien président du Consulat de Mer de Nice, Lovera de Maria du 22 octobre 1792, préconisait d’autoriser la poursuite du commerce des patrons de Loano et d’Oneglia vers la France, tant du moins que le pavillon de Savoie serait respecté.
         L’état d’esprit des habitants d’Oneglia est très différent. La ville a été intensément bombardée par la flotte française à la fin du mois d’octobre puis mise à sac et incendiée par des soldats spécialement débarquée dans ce but. Après le départ des Français aucun habitant du lieu ne songera à commercer avec leurs correspondants Marseillais ou Niçois. Au contraire même, à partir du printemps 1793, la ville, ou ce qui en a été reconstruit, et les vallées de la principauté apporteront un soutien sans faille aux corsaires. A Oneglia on fait la guerre. A Loano on poursuit de commerce comme si rien ne s’était passé. C’est d’Oneglia que partiront les premières accusations contre les commerçants de Loano. Les actes de procédure étudiés ici sont l’écho judiciaire de cette protestation[2].
         L’enquête met ainsi en évidence les techniques employées par le commerce ligure en général, et par les commerçants de Loano en particulier, pour poursuivre leurs activités dans le nouveau contexte juridico-militaire marqué par un durcissement radical du droit des prises à partir du mois de mars1793. Le fait que les armateurs concernés par cette enquête soient Loanais, c’est-à-dire ressortissants d’un Etat en guerre avec la France, apporte un éclairage encore plus fort sur l’état d’esprit des habitants de la Riviera. Le commerce passe avant toute considération politique et se pratique ouvertement dans tous les ports de la Riviera. Seule Oneglia, pour les raisons vues ci-dessus, fait exception.
         Les magistrats chargés de l’enquête découvriront peu à peu, d’abord à Oneglia puis à Loano, ces pratiques commerciales. Mais comment dénoncer leur illégalité alors que les Loanais font ce commerce sous pavillon neutre ? Le manque de fidélité à leur souverain ne saurait constituer en cette matière un chef d’accusation. Tout change lorsque, au printemps 1793, Turin décide de changer de comportement vis-à-vis des Neutres commerçant avec l’ennemi, c’est-à-dire avec la France. La poursuite de ce commerce par les Loanais n’est alors possible que par contrebande. Mais comment le prouver ?
 
Protections marseillaises et pavillon génois
 
         Depuis l’été 1793 circule à Oneglia une rumeur persistante accusant Simone Stella et trois ou quatre patrons de Loano d’avoir poursuivi leurs relations commerciales avec les Français bien après le début de la guerre, en particuliers à partir d’entrepôts établis dans le port voisin de Porto Maurizio, en territoire génois donc. Les faits sont tellement précis que le préfet-juge d’Oneglia, Gaetano Arrigo, décide l’ouverture d’une enquête auprès de quelques particuliers d’Oneglia connaissant bien Porto Maurizio. Le magistrat procède à une douzaine d’auditions les 8 et 9 novembre 1793. Les accusations sont claires : Gaetano Bruno, de Porto Maurizio, corsaire au service du roi de Sardaigne au cours des mois passés, affirme qu’il y a eu ces dernières semaines un trafic continu. Stella est un des principaux commerçants concernés. Lazare Vincenzo, marin sur la felouque de Gaëtan De May, lui aussi de Porto Maurizio, précise qu’il a entendu dire il y a deux ou trois mois que Stella naviguait avec deux pavillons selon les besoins, celui de Sua Maestà et celui de la Nazione. Il aurait obtenu un passeport français à Marseille dès le début de la guerre après qu’il eut été arrêté parce qu’il arborait le pavillon de Savoie. Il aurait été relâché après un arrangement. Ce commerce lui a rapporté 2 000 souverains. C’est de notoriété publique à Porto Maurizio, affirme Vincenzo.
         Les auditions suivantes confirment. Il y a effectivement de bonnes raisons de poursuivre l’enquête, mais Arrigo ne peut pas aller plus avant, d’abord parce que ces questions de commerce maritime ne sont pas de sa compétence mais de celle du Consulat de Mer, ensuite parce que il entrevoit des complications diplomatiques avec la république de Gênes. Il transmet donc le dossier à la Regia Delegazione  à Bourg-Saint-Dalmas.
         Les informations collectées par Arrigo semblent assez précises pour que les magistrats de la Regia Delegazione décident de poursuivre l’enquête. On charge donc l’avocat fiscal provincial Peyrani, assisté de l’avocat Moriez, délégué de la Regia Delegazione, de reprendre l’enquête à Loano auprès des intéressés et de leurs proches. Le travail des enquêteurs s’avère très vite difficile. Stella et les autres suspects sont absents. On doit se contenter de saisir les écritures de Stella, correspondance et comptabilité, et d’entendre les témoins.
         Les auditions commencent le 10 décembre 1793. C’est d’abord Paolo Bo, garde-plage à Loano, qui dépose : le commerce de Stella mais aussi des Frères Rocca et de Nicola Coxe, a continué jusqu’au début de l’été 1793 sans difficultés. D’ailleurs depuis le début de la guerre les papiers de mer n’indiquaient plus le lieu précis de destination mais seulement la direction ponente. Il était devenu impossible de savoir si la cargaison était destinée à un port génois, à Nice ou bien à un port provençal ou languedocien. Tomaso Marchesano, capitaine de plage confirme. Les négociants susnommés ont transporté d’importantes quantités d’huile vers Marseille au début de la guerre, à l’automne 1792, puis l’activité a été freinée vers la Noël 1792 après la prise par les Français d’un navire d’Oneglia sous pavillon de Savoie. Stella et ses capitaines, Giuseppe et Gio Batista Bellando de Loano, ont pourtant continué ce commerce sous pavillon de Savoie avec la mention ponente. Puis ils ont arboré le pavillon génois. Marchesano confirme bien que Stella a un magasin à Porto Maurizio ; mais il lui semble qu’il en a un autre à San Remo. Il ajoute enfin que deux de ses bâtiments ont été affrétés par des Génois pour transporter des grains à Toulon. Le commandant et les marins étaient des Génois. La marchandise n’a pas été vendue parce qu’elle était trop chère. Une partie des cargaisons a toutefois été vendue à Nice.
         Gio Accame, chirurgico et commis des Regie Poste, confirme le changement de pavillon de Stella, d’abord Savoie, puis Gênes. Il confirme aussi qu’il a bénéficié de passavanti délivrés par les municipalités de Nice et de Marseille lui permettant de naviguer sous pavillon de Savoie sur les côtes provençales. L’été dernier, alors que la course des Français venait de commencer, il a eu des ennuis à Marseille mais la municipalité l’a fait relâcher. Accame connaît également bien toutes les techniques de passage employées par Stella, y compris le nolisement à Gênes par des Génois. En ce qui concerne les magasins de Stella, il est au courant : il ne connaît pas son commis de San Remo mais il connaît celui de Porto Maurizio, un certain Paolo Agostino.
         Le notaire Nicola Antioco Rocca, interrogé à son tour, dit ne pas avoir beaucoup de contacts avec ce milieu. Il ne sait que ce qu’il se dit communément. Par contre il a eu l’occasion de s’occuper de l’expédition des rôles et des passeports. Il a remarqué qu’effectivement on ne mentionnait plus la destination précise.
         Peyrani et Moriez interrogent à nouveau le capitaine Tomaso Marchesano pour obtenir des détails sur les dates des voyages vers Nice et Marseille : Marchesano dit ne pas avoir d’information précise sur Stella, mais il sait qu’il y a environ deux mois un certain Nicola Coxe et Francesco Rocca ont transporté à Porto Maurizio une cargaison de blé pour la vendre à la commune. Or ils ne l’ont pas vendue. A son avis ce type d’opération cache un trafic avec la France.
         Stephano Isnardi, patron, est affirmatif et loquace. Il y a eu commerce de la part de Coxe, des Frères Rocca et de Stella. Les capitanes de ce dernier, Giuseppe Elice et Carlo (sic) Bellando, faisaient vers Marseille des voyages de riz, de châtaignes, de vermicelles, s’arrêtant à Nice en fonction du temps. Il ne s’étonne pas qu’ils aient utilisé le pavillon de Savoie car celui-ci était traité avec dolcezza par les Français. En ce qui concerne l’utilisation du pavillon génois, il est sûr que Coxe a fait au moins un voyage à Marseille dans ces conditions par l’intermédiaire d’un certain Giuseppe, de Voltri, lequel prenait ses papiers de mer à Gênes. Stella lui employait les services des Frères Boggiani d’Alassio. En ce qui concerne les entrepôts, tout ce que le juge a déjà appris est exact. Isnardi peut même ajouter qu’un marin lui a dit que Coxe et Rocca faisaient des voyages entre Porto Maurizio et la Madonna della Ruota, une crique entre Vintimille et Bordighera. Le juge lui demande d’être plus précis. Y a-t-il dans ce cas transbordement avec des bâtiments français ? Isnardi avoue ne pas en savoir plus.
         Gio Battista Vaccarezze se fait lui aussi l’interprète de la voce publica en confirmant les voyages à Marseille et les changements de pavillon. Il ajoute que Stella chargeait le plus souvent à Loano. Quant à Coxe ; il a effectivement fait un voyage à Marseille mais il ne sait pas s’il avait utilisé la pavillon génois ou « tricolore ».
         Le patron Genardi Isnardi, interrogé à son tour, a entendu parler de tout cela mais ne sait rien de précis. Par contre le patron Bertola, de Sestri Levante, habitant Loano, confirme que Stella et les Frères Rocca utilisaient bien pour leurs bâtiments des passavants délivrés à Marseille et ainsi pouvaient aller et venir sans craindre les corsaires français. En ce qui concerne l’entrepôt de Porto Maurizio il se souvient que Stella y a fait transporter une tartane de blés et que de là il y a eu un transbordement sur un bâtiment génois pour Nice.
         Les questions du juge se font alors de plus en plus précises. La mémoire des témoins est ravivée. Benedetto Brunengo, corsaire sous pavillon de Savoie, dans sa déposition, le 21 décembre, précise que sont concernés par ces agissements, Simone Stella, Gio Battista et Giuseppe Rocca, Nicola Coxe et aussi Bernardo da Colla. Les capitaines de Stella étaient le plus souvent les Frères Antonio et Giacomo Boggiani d’Alassio, celui de Rocca était Francesco Boggiani et celui de Coxe un patron de Voltri. Pour Colla il ne sait pas ; il peut seulement dire qu’il utilisait le pavillon de Massa Carrara. En tout état de cause tous ont cessé ce trafic avec le début de la course sous pavillon de Savoie. Le risque était trop grand. Par contre ils pouvaient toujours porter ou faire porter leurs cargaisons jusqu’à la Madonna della Ruota et de là les faire transborder vers Nice. Il cite l’exemple d’un certain Pignon, patron de Bordighera, qu’il a pris en course le mois dernier et qui assurait ce passage en contrebande.
         Interrogé le lendemain 22 décembre, Giuseppe Brunengo, corsaire également, confirme. Les suspects avaient, au début de la guerre des passeports de la nazione francese ; ils chargeaient à Livourne ou à Gênes pour Porto Maurizio ou San Remo et de là pour Marseille. Mais comme il est resté en course continuellement depuis sept mois, il n’a plus de renseignements. Il est incapable de de dire si depuis cette époque ces patrons ont fourni des grains à l’ennemi.
         Francesco Menardi, fachino - portefaix- ne sait rien. Il n’a plus fréquenté le milieu maritime depuis 14 mois en raison d’une longue maladie. Giacomo Campogrande, fachino lui aussi, n’est au courant de rien parce que depuis plusieurs mois il est muletier entre oneglia et le Piémont. Bartolomeo Rossi, fachino également, a simplement entendu dire dans cette marina que les cargaisons destinées à la Riviera de Ponent étaient pour Nice. Mario Rossi, fachino, en sait un peu plus : il explique que les marchands d’Oneglia, dont en particulier un certain Bernardi, mercante, traitaient les gens de Loano de « sans-culottes ». Encouragé, le juge pose la question qu’il réserve à tous ceux qui semblent bien connaître le problème. Stella et les autres faisaient-ils passer les marchandises en vicine riviera et de là vers Nice ? Rossi répond par l’affirmative, sans hésiter, puis parle des livraisons de Rocca et Coxe à Bordighera et à Vintimille. Mais, commente-t-il d’un air chargé de sous-entendus, ces lieux n’avaient pas besoin d’autant de grains.
         Le 23 décembre le juge interroge Nicola Brunengo, négociant en vins. Celui-ci rappelle que Stella possède bien deux bâtiments, un pinque et une felouque, que Colla n’a probablement fait qu’un seul voyage, que Coxe et Rocca ont fait de la contrebande avec des spedizioni de la république de Gênes qu’ils se procuraient par l’intermédiaire des frères Boggiani d’Alassio, préposés à leurs bâtiments comme capitaines. Stella, lui, faisait de même avec des patrons d’Alassio. Il énumère les voyages des uns et des autres : un pinque avec une cargaison de fromages sardes, chargée à Sassari pour Loano, une felouque de grains chargée à Livourne, puis encore cinq voyages de grains, stockfisch et autres pour Oneglia, Diano, San Remo, etc. Tout cela fait effectivement beaucoup pour cette partie de la Riviera mais il ne sait pas si ces marchandises étaient destinées à l’ennemi. Il sait seulement que Stella a nolisé un pinque génois pour Toulon mais l’opération s’est faite après la prise de Toulon par les alliés anglo-sardes. Le sovracarico -subrécargue- était un certain Alciatore Elessandro qui n’a pas trouvé acheteur et a ramené la cargaison sur la Riviera. La déposition est précise. Le juge encouragé pense que Brunengo doit probablement connaître l’entourage des suspects. Il lui demande le nom des marins ayant participé à ces opérations, surtout ceux ayant un intérêt financier dans l’affaire. Brunengo cite une bonne trentaine de noms.
         Les dernières auditions de la journée n’apportent rien de plus : Bartolomeo Martin, Antonio Malnato, Luigi Lavagna, Gio Battista Lavagna, tous portefaix, assurent ne pas être au courant.
 
Transbordements à la Madonna della Ruota
 
         Peyrani et Moriez ont compris après ces interrogatoires qu’ils ne pourraient fonder une accusation sur de simples changements de pavillon. Il fallait prioritairement enquêter sur le comportement de ces commerçants après l’interdiction du commerce avec la France, c’est-à-dire après le début de la course sous pavillon de Savoie en mars 1793. Si l’activité de ces commerçants s’est poursuivie après cela n’a pu l’être que sous la forme de contrebande : passages de nuit, transbordements hors contrôle, fausses polices de navigation, sociétés prête nom, etc. Les magistrats vont alors distinguer plus nettement dans leurs interrogatoires deux périodes, avant et après le début de la course et chercher à savoir comment le commerce a pu se poursuivre durant cette période.
         Le 24 décembre le juge interroge Saverio Elice. A la première question, désormais toujours la même, « y a-t-il eu poursuite du commerce pendant la guerre ? », il répond par l’affirmative : le commerce a continué vers Marseille sous pavillon de Savoie, de Gênes ou de France, selon les périodes et les lieux. Mais ces pavillons, ainsi que les passeports étaient délivrés par une autorité compétente. A la deuxième question, « y-a-t-il eu poursuite du commerce avec Nice par d’autres moyens ? », Elice dit seulement avoir entendu parler des transbordements à la Madonna della Ruota. Enfin le juge demande une liste des marins concernés. Elice cite une dizaine de marins soliti -habituels- de Stella : Alciatore, Bellando, Gio Bertolotto, etc.
         Interrogé à son tour, le patron Giuseppe Rossi répond de la même façon à la première question et ajoute qu’il y a eu un arrangement entre les suspects et les Marseillais en octobre 1792, au moment des premières tensions, lorsqu’une tartane française commandée par un capitaine corse fut conduite de force à Oneglia. Les Frères Rocca étaient à Marseille à cette époque-là. On les aurait menacés d’arrestation mais grâce à l’intervention d’un sensale -un courtier- nommé Gio Battista Badi on les a relâchés. Quant à savoir s’ils ont fait du commerce avec Nice, il a effectivement entendu dire, vociferarci même, qu’ils avaient fait passer des blés à Nice au cours de l’été 1793 par la Madonna della Ruota et Bordighera.
         Les auditions se poursuivent le jour de Noël. Les magistrats paraissent pressés d’en finir. Le notaire Paolo Gio Porro n’apporte guère de précisions supplémentaires. Bartolomeo Elice, négociant, reprend la description du mécanisme de transport vers Marseille et ajoute que Stella est en société avec un certain Servo de Porto Maurizio avec lequel il organise des opérations de vente de grains à crédit. Gio Battista Elice, négociant, absent de Loano depuis longtemps ne sait rien de précis. Mais après avoir lu la déposition précédente, il ajoute que les grains expédiés vers Bordighera ne s’y consommaient pas et allaient vers Nice. Le commerce se faisait à partir de Porto Maurizio où des Génois achetaient les blés à crédit à un mois ou quarante jours et les portaient à Nice. Dans d’autres cas le prix n’était réglé qu’au retour une fois la vente faite.
         Le 26 décembre l’enquête se poursuit par l’audition de Carlo Orzo, négociant, toujours à Loano. Il sait seulement, parce qu’il est allé habiter Diano pendant plusieurs mois après le bombardement d’Oneglia, que Stella et les autres ont utilisé pavillons, capitaines et équipages génois vers Marseille. Il connaît les préposés de Stella: à Porto Maurizio c’est Agostino Costa, à Oneglia Giacomo Arduino et à San Remo, Stefano Bigio. Il confirme en outre l’opération de crédit. Il ajoute qu’il va souvent à Oneglia et que les commerçants d’Oneglia accusent les patrons de Loano d’être des « sans-culottes ».
         Le chirurgico et agent des postes, Gio Accame confirme dans une nouvelle déposition les allers et retours vers Marseille, mais aussi vers Toulon avant la prise de cette ville par les Alliés, avant le mois d’août donc. D’ailleurs tous les patrons de Loano en faisaient autant. Interrogé sur les intéressements et l’organisation de la société, il apporte quelques lumières au juge. Il lui explique que c’est l’épouse de Stella, Maddalena, qui dirige les affaires. Il est au courant pour avoir vu souvent les lettres et autres papiers qu’elle portait à son uffizio delle poste. Il reconnaît d’ailleurs l’écriture de Maddalena dans les papiers saisis que lui présente le juge.
         Après trois jours d’interruption, les auditions reprennent le 29 décembre avec Gio Battista Isnardi, patron. Celui-ci apporte une précision : celui qui procure les passeports français à Gênes est un certain Gio Battista, de La Pietra. Il a entendu dire à Gênes il y a environ un an, que les gens de Loano pouvaient prier pour lui. Elice confirme. D’ailleurs le trafic se poursuit. Rocca a fait ces derniers jours un voyage de morues vers Bordighera. Il en a retiré un bénéfice de 5 000 L. 
         Le 30 décembre 1793 Saverio Elice dépose de nouveau après avoir lu le procès-verbal. On y apprend que Coxe a fait à fait à Nice, il y a cinq ou six mois, un voyage de grains achetés à Gênes avec Bartolomeo Elice, ou encore que, en avril, Gio Bertora de Loano a nolisé à Gênes le bateau d’un patron de Savone, d’une portée de 600 émines et qu’il a transporté à Marseille une cargaison de grains, granone -maïs-, et corani -cuirs- avec l’aide de son fils Antoine Bertora ; on y apprend également qu’il y a environ six mois Gio Battista Isnardi a fait transporter une cargaison à Monaco par son beau-frère Agostino Ramella et enfin que Maddalena Stella qui dirige les affaires de son mari est la fille de Paolo Orzo de Loano.
         Complément de déposition aussi pour Nicola Brunengo : les chargements vers Marseille ont commencé fin 1792, début 1793, puis se sont poursuivis pendant six mois jusqu’à l’ouverture de la course française suivie par l’armement en course de De May et de ses amis sous pavillon de Savoie. A partir de ce moment-là ces patrons ont encore fait deux ou trois voyages à Marseille sous pavillon génois. Ce sont les Marseillais qui ont fait pression sur les patrons de Loano pour qu’ils prennent le pavillon génois afin de poursuivre leurs activités.
         Les questions se font plus précises. Le 31 décembre, le capitaine Giuseppe Brunengo dépose à nouveau : oui, Coxe a bien transporté une cargaison de blé à Nice il y a six mois ; oui, Gio Bertora est allé à Marseille avec une cargaison de blé en mars ou avril 1793 ; oui, il y avait une société avec des marchands génois ; oui, Bertora a prêté son bâtiment à un Génois de La Pietra pour faire des voyages à Nice et à Marseille. Il en est certain parce qu’il connaît bien son pinque. Bertora a même fait passer des émigrés à Gênes.
         Francesco Rocca, marin, confirme l’organisation, il y a trois mois entre Stella et les commerçants de Porto Maurizio d’une filière permettant de faire passer des blés à Nice, mais il ne sait rien de précis. Le patron Bernardo Ferro, interrogé sur cette question, dit avoir été trop longtemps absent pour le savoir.
         Le 1er janvier 1794, les témoins attendus sont absents. Le 4 les magistrats interrogent Giuseppe Isnardi. Leurs questions ne portent plus sur la période allant du mois de décembre 1792 au printemps 1793, mais sur la période postérieure : sait-il si le commerce des patrons de Loano a continué après le début de la course sous pavillon de Savoie ? Isnardi ne sait pas. Sait-il si Stella s’est servi de son entrepôt pour faire passer du blé aux Français ? Isnardi sait qu’au mois de septembre il avait en magasin deux cargaisons de blé. Il en a vendu une partie aux négociants de Porto Maurizio, pour le reste il ne sait pas. Y a-t-il une société entre les commerçants de Porto Maurizio et Stella ? Il ne se souvient pas en avoir entendu parler.
         Le 5 janvier le capitaine de plage Tomaso Marchesan dépose à nouveau. Au magistrat qui a des doutes sur l’époque de l’entrée en course, il précise que les armements ont commencé par ceux de De May et de Fougasssières à Oneglia , 15 jours avant ceux de Loano. Coxe a-t-il transporté il y a cinq ou six mois une cargaison à Nice avec Bartolomeo Elice ? Pour Porto Maurizio plutôt précise Marchesano, pas pour Nice. Il ne sait pas si après elle a été conduite à Nice. Sait-il aussi si en mars 1793 Gio Bertora a chargé à Gênes sur un bâtiment de Savone une cargaison de granaro et corami, de grains et de cuirs, pour Marseille ? Oui mais le granaro n’a pas trouvé preneur.
         Tomaso Marchesano est à nouveau convoqué le lendemain pour d’autres compléments : connaît-il la date précise du début de la course ? Fin février début mars 1793 à Oneglia. Il a vu d’ailleurs à Loano une tartane appartenant à un patron de Villefranche que les corsaires venaient de prendre. De May, Fougassières et également Solaro sont venus presque tout de suite à Loano pour assister à l’inventaire de leurs prises par le juge local. Par contre les armements en course des patrons de Loano n’ont commencé que deux mois après. Gio Bertora a-t-il prêté son bâtiment de 300 cantares à un patron de La Pietra. Oui. Il a même été arrêté quelques jours plus tard par les corsaires qui n’ont rien pu faire parce qu’il arborait un pavillon génois et qu’il était vide. Allait-il charger du vin pour Nice ? Peut-être mais il n’y aucune preuve. Enfin, il y a cinq ou six mois Gio Battista Isnardi a-t-il expédié par Agostino Ramella une cargaison de blés à Monaco ? Oui mais c’était à l’époque où la principauté n’était pas encore envahie par les Français.
         Pendant deux jours encore le juge procède à une dizaine d’auditions pour vérifier le nombre, les dates et la nature des voyages postérieurs à l’entrée en course. L’enquête marque alors le pas. Les éléments probants font défaut. L’avocat fiscal Peyrani fait le point avec la Regia Delegazione. Une ordonnance du magistrat Raiberti soussignée Leotardi, di vota, lui demande de poursuivre par les voies les plus utiles. Peyrani fait alors procéder à des perquisitions chez Coxe et Rocca et saisit des écritures, puis il se transporte à Oneglia pour y poursuivre l’enquête au début du mois de février après une interruption de près d’un mois due à une maladie.
          Le 5 février il interroge Carlo Calzamiglia, regio armatore, corsaire du roi. En ce qui concerne le début de la course il se souvient avoir armé peu de temps avant les fêtes de Pâques ; le 3 avril 1793. De May avait commencé depuis 25 jours. Mais il ne sait rien de précis sur les pratiques commerciales des gens de Loano parce qu’il n’est que de passage, étant presque toujours en croisière vers Toulon. Mais, Muraglia, un collègue corsaire, lui a raconté que, alors qu’il faisait route vers Toulon il y a un peu plus d’un mois, juste avant son évacuation par les Anglo-Sardes, il a été contraint par le vent de revenir à Nice ; son collègue y a formellement reconnu un patron de Loano sur un bateau génois. Agostino Calzamiglia, lieutenant sur le brigantin de son frère, n’en sait pas plus.
         Francesco Pietralata, marin sur la felouque de De May, puis sur celle de Luigi Muraglia, dit avoir rencontré au large de Saint-Laurent-du-Var deux bâtiments loanesi faisant route vers Nice et chargés de grains avec pavillon de Savoie. Contrôlés, ils ont affirmé faire route vers Arma. Pavillon ami, destination neutre, tout était donc en règle. Par ailleurs il précise qu’il était sur le bâtiment de Luigi Muraglia contraint de se réfugier à Nice pour cause de vent. Ils ont cherché à obtenir un passeport auprès du consul de Gênes en se faisant passer pour des Génois. Mais celui-ci les aurait reconnus comme étant d’Oneglia ou de Loano et aurait voulu les faire arrêter. Ils n’ont pas regagné le bord et préféré fuir par la montagne. Ceci dit il n’a pas vu le patron dont parle Muraglia. Benedetto Brun, marin sur le bâtiment de Muraglia confirme. Muraglia, auditionné quelques jours plus tard le 11 février à Loano pense de son côté avoir vu Coxe à Nice ce jour-là. Il fait aussi remarquer que le consul de Gênes à Nice avait autorisé les Français à arrêter tous les Loanesi et Onegliesi qui se trouveraient sur des bâtiments génois.
         C’est en vain que Peyrani tente de trouver quelques témoignages précis sur d’éventuelles opérations commerciales après le début de la course. Les réponses sont trop incertaines et tributaires de la voce publica. Interrogé parmi les derniers, le causidaco -avoué- Vilani ne peut guère répéter que tout le monde était au courant et que les patrons d’Oneglia avaient protesté contre ce trafic. Sous quelle forme se faisait-il ? Il ne sait pas vraiment mais Benedetto Brunengo, lui a raconté qu’un jour de mauvais temps il avait été contraint de s’abriter à la Madonna della Ruota et qu’il y avait vu Stella parmi plusieurs bâtiments de diverses nationalités et de toutes tailles, mais surtout des gondoles, barques et autres petits moyens de transport. Les transbordements pouvaient s’y faire en toute tranquillité, les corsaires de Savoie ne pouvant intervenir dans les eaux territoriales de Gênes.
         Là était en effet le nœud de la question : les corsaires avaient réussi depuis l’été à empêcher la plus grande partie du trafic vers la France, du moins celui passant au large. Mais ils étaient sans efficacité pour les transports longeant la côte. La seule difficulté pour les commerçants génois, ou toscans, ou d’ailleurs, était de de transborder sur ces petits bâtiments le plus près possible des lignes françaises. San Remo était trop éloignée ; Bordighera et Vintimille n’étaient pas des lieux assez discrets ; la Madonna della Ruota était l’endroit idéal.
         Là était aussi le nœud du problème pour Peyrani et Moriez : comment mener une enquête complète en étant contraint de la limiter à Oneglia et Loano ? La réponse se trouvait dans les ports génois, de Porto Maurizio à Vintimille. La neutralité, bienveillante et craintive, de Gênes envers la France interdisait évidement toute collaboration judiciaire entre les deux Etats. L’enquête ne pouvait pas aller plus loin. Un examen minutieux de la comptabilité et de la correspondance de Stella ne permit d’y trouver que des opérations parfaitement légales vers les ports génois de la Riviera de ponent. Quant aux voyages effectués à Marseille ou à Nice avant le début de la course ils étaient en règle : il n’y avait rien à redire contre les changements de pavillon dans la mesure où ils étaient délivrés par une autorité compétente. Sans doute ces pavillons étaient-ils accordés de façon laxiste dans tous les ports des Rivières de Gênes. Mais ce n’était pas nouveau. En tout cas ce n’était pas un argument soutenable.
         Les renseignements obtenus par Peyrani et Moriez n’étaient finalement pas très abondants. Résumons : Stella, Coxe et Rocca ont fait du commerce avec la France après l’invasion du comté de Nice en septembre 1792, soit sous pavillon neutre, celui de Gênes, à peu près légalement accordé, soit sous pavillon de Savoie sous protection française particulière. De plus en plus gênés dans leurs activités, ils ont utilisé leurs entrepôts de Porto Maurizio et de San Remo comme dépôts pour les petits bâtiments venant charger à destination de Nice et la Provence. L’origine des marchandises était d’autant plus difficile à définir qu’elle se confondait avec d’autres dans le cadre des sociétés crées pour l’occasion. Parallèlement ces commerçants faisaient aussi transborder leurs marchandises sur de petits bâtiments dans une crique discrète, proche de la frontière. Ce système avait déjà été dévoilé par De May et ses camarades corsaires … à plus grande échelle. Les techniques employées par les Loanais étaient en effet les mêmes que celles de tous les Génois, Toscans ou autres qui commerçaient avec la France. Des dizaines de bâtiments faisaient chaque jour ce trafic, d’abord ouvertement sous pavillon neutre puis en contrebande via les entrepôts ou abris discrets où les passeurs s’approvisionnaient.
 
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         Peyrani et Moriez avaient terminé leur enquête. Ils transmirent les pièces à la Regia Delegazione dans le courant du mois de février 1794 au moment où l’armée d’Italie éprouvait les plus grandes difficultés à se ravitailler. A Paris on songeait de plus en plus à prendre Oneglia pour éloigner les corsaires et rétablir la voie maritime. Le temps pressait. C’est dans ce climat teinté d’incertitudes et d’espoirs que la Delegazione assumait sa fonction de juge des prises, recevant jour après jour les avocats des marchands génois, romains, florentins, napolitains ou d’ailleurs victimes de prises des mois passés. Face à ces affaires, soutenues par d’importants intérêts financiers, tant de la part des corsaires que des marchands, sans parler des complications diplomatiques, l’affaire Stella n’était ni urgente, ni très assurée. Le 4 avril la Delegazione mettait un terme à la procédure estimant qu’il n’y avait pas de motif fondé à poursuivre. L’affaire Stella tournait court au moment même où les Français décidaient de passer à l’offensive. Le surlendemain, le 6 avril 1794, l’armée d’Italie pénétrait en territoire génois.
 

[1] M. Bottin, « La course sous pavillon de Savoie dans le Golfe de Gênes en 1793 », in Rivista di storia del diritto italiano, 1993, pp. 75-106.
Pour une vue commerciale d’ensemble, R. Tresse ; « Le commerce entre Nice et Gênes de 1792 à 1795 », in Actes du Congrès historique Provence-Ligurie, Bordighera, 1966, pp. 253-272.
Pour la chronologie, Krebs et Moris, Campagnes dans les Alpes pendant la Révolution, 2 vol., 1895.
Pour l’histoire de Nice pendant la Révolution, le numéro spécial de Nice Historique, 1992, n°3-4. Voir en particulier les études de H. Barelli (Armée), P-L Malausséna et O. Vernier (Sénat) et M. Ortolani (Intendance).
[2] Archives départementales des Alpes-Maritimes, Sénat de Nice, B 429.
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