Les Guelfes et le guelfisme
 
 
 
Les Guelfes et le guelfisme
Les Grimaldi
 de Gênes à Monaco. XIIe- XIIIe siècle
 
 
Michel Bottin
1er décembre 1997
 
 
Pour citer : Michel Bottin, Les Guelfes et le guelfisme. Les Grimaldi, de Gênes à Monaco. XIIe-XIIIe siècles, conférence organisée par le Saint-Jean Club dans le cadre de la commémoration du VIIe Centenaire de l’établissement des Grimaldi à Monaco (1297-1997), 1er décembre 1997, Monaco, 1999, 12 p., mise en ligne février 2013, www.michel-bottin.com .
 
                                        Ghelfi, per sempre ghelfi[1]
       
        Il y a sept siècles, en 1297, les Grimaldi s'établissaient à Monaco. L’événement marque l'acte de naissance de ce qui deviendra la Principauté. Sa commémoration a permis toute long de l’année de mettre en valeur les remarquables qualités d'adaptation de la dynastie des Grimaldi incarnées dès l'origine par François Grimaldi surnommé Malizia.
        Cet anniversaire a été ainsi l’occasion d'une grande leçon d'histoire. Il faut remarquer que celle-ci ne commence, le plus souvent, qu’avec l'établissement des fondateurs de la dynastie sur le rocher. Je souhaite ici procéder autrement et commémorer ce VIIème centenaire en éclairant les raisons qui ont conduit les Grimaldi à quitter Gênes pour s’établir à Monaco.
        Comment éclairer le départ de Gênes d'une de ses plus importantes familles sans plonger au cœur de la politique italienne médiévale ? Les protagonistes sont connus : d’un côté les Guelfes, de l’autre les Gibelins. Les deux camps s’affrontent pendant près de deux siècles dans des luttes politiques parfois très violentes. L’histoire, dans ses simplifications, définit les Guelfes comme les partisans des libertés communales et de l’autorité pontificale et les Gibelins comme les soutiens de l'empereur du Saint-Empire romain germanique. Le terme guelfe vient de l'allemand Welf, nom d'Henri le Superbe, duc de Bavière, héritier de Welf et compétiteur dans les années 1130 pour la couronne impériale de Conrad de Hohensaufen, duc de Souabe. Les partisans du Staufen prirent de leur côté le nom du château où naquit Conrad, Weiblingen. La déformation du terme en italien donnera gibelin.
         Le conflit, allemand à l'origine, franchit les Alpes avec l'accession au trône impérial en 1152 du neveu de Conrad, Frédéric Barberousse. Ici commence la lutte des Guelfes et des Gibelins qui scande la vie politique de l'Italie jusqu'au XIVe siècle. Chaque ville est coupée en deux, soumise alternativement la domination de l'un ou l'autre parti: le perdant est chassé avec l'ensemble du clan familial et ses biens sont confisqués. A Gênes, après  bien des péripéties, le dernier mot revint aux Gibelins conduits par les Doria et les Spinola ; les Guelfes, Fieschi et Grimaldi, durent s'expatrier.
        Ainsi simplifiée la présentation offre peu d'intérêt. Elle ne définit guère le mouvement guelfe : celui-ci est complexe et ne saurait être réduit à une simple opposition pape-empereur (Première partie). Elle ne définit pas non plus la situation de Gênes : le particularisme politique génois est trop prononcé pour qu'on puisse lui appliquer les grilles de lecture valables pour la plupart des villes d’Italie du Nord. Etre guelfe ou gibelin à Gênes n'a pas tout à fait la même signification qu’ailleurs (Deuxième partie)
 
I La politique italienne des XIIe et XIIIe siècles
 
        L’histoire a réuni sous l'expression de «  lutte du Sacerdoce de l’Empire » les différentes phases du conflit qui oppose les papes aux empereurs de 1056 à la mort de Frédéric II en 1250. Face à l’ambition impériale de réduire l’Eglise à un pouvoir subordonné, les papes définissent la place de chacun des pouvoirs dans sa sphère propre : au pape appartient l'autorité spirituelle ; à l'empereur appartient le pouvoir temporel à la réserve cependant que ces actes ne mettent pas en péril les voies et moyens du Salut, lesquels sont placés sous la responsabilité de l'autorité spirituelle.
         La lutte entre les deux pouvoirs tournera une première fois à l'avantage du pontife romain : l'empereur ne peut nommer les évêques à son gré et le pape reste garant de l'indépendance de l'Eglise même sur les terres de l’empereur. Telles sont les positions du pape Grégoire VII. Sa victoire est marquée par la soumission de l’empereur Henri IV à Canossa en 1077.
        La position pontificale est conforme à la tradition de l'Eglise en Occident. Elle ne fait que reprendre un thème récurrent qui remonte au quatrième siècle lorsque saint Ambroise, évêque de Milan, n'hésitait pas à se dresser contre l’empereur. Cette position est en effet théologiquement conforme au principe évangélique de séparation du temporel et du spirituel : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Grégoire VII rejette ainsi toute soumission. Il ne veut pas que l’empereur du Saint-Empire puisse bénéficier de la situation très avantageuse qui est celle de l'empereur d'Orient. A Byzance s’est en effet développée une totale domination impériale sur les patriarcats. L’histoire a qualifié cette déformation de « césaropapisme ». La victoire de Grégoire VII brise ainsi définitivement les rêves d’un Saint-Empire investi des deux pouvoirs.
        Les limitations imposées par Grégoire VII ne concernaient pas les questions strictement temporelles. Dans ce domaine l'empereur restait le maître, théoriquement du moins car son autorité était parfois limitée à une vague et lointaine suzeraineté. C’était en particulier le cas en Italie.
        Dans la péninsule son pouvoir était en effet depuis longtemps peu effectif et divisé entre plusieurs entités politiques autonomes. Le renouveau des villes au XIe siècle avait même renforcé cette tendance jusqu'à l'émiettement. Partout s'étaient formées de petites républiques indépendantes et fières, avec leurs institutions municipales et leurs finances. Leur conception de l'autonomie politique heurtait l'ambition unitaire de l'Empire. Deux empereurs,  Frédéric I Barberousse puis son petit-fils Frédéric II Roger tenteront de faire plier les pouvoirs communaux. Dans ce conflit l'influence pontificale sera déterminante.
 
Au temps de Frédéric Barberousse
 
        L’empereur Frédéric Barberousse entreprit à partir de 1152 de réaliser l’unité de l'Italie. L’occasion d’une intervention directe à Rome lui fut offerte par le coup de force d’Arnaud de Brescia, un tribun qui projetait de restaurer la République romaine. Le pape Adrien IV fut chassé de Rome. L’empereur rétablit l’ordre et en profita pour se faire couronner en 1154. Ce couronnement impérial à Rome marque de façon solennelle l’affirmation de ses droits sur l’Italie. Les villes lombardes résistèrent et Frédéric Barberousse dut conduire une expédition contre Milan, centre de la résistance. Victorieux, il convoque en 1158 à Roncaglia, près de Plaisance, les représentants des cités lombardes : là, il revendique les droits impériaux que les cités avaient usurpés tant en matière municipale que fiscale.
        Mais cela parut insuffisant à l’empereur. La papauté était un obstacle. Faute de pouvoir la dominer directement,  il restait la possibilité de la placer sous influence en faisant élire un candidat favorable. Frédéric Barberousse fut sur le point de réussir lors de l'élection de 1159 : le Sacré Collège, très partagé, n’élit que de justesse Roland Bandinelli, un juriste, ferme partisan de l'indépendance du Saint-Siège, sous le nom d'Alexandre III. Dépité l’empereur opta pour le candidat pro-allemand : il en fit un pape sous le nom de Victor IV. Alexandre III dut quitter Rome. Quatre antipapes se succèderont sous son pontificat sans réussir à entamer son autorité.
        C’est dans ce conflit que naît et se définit le guelfisme : le mouvement est une réaction des villes et de la papauté vis-à-vis de l’Empire.
 
Au temps de Frédéric II
 
 
        Cette défaite impériale rejaillit sur l’élection du successeur de Frédéric. Celui-ci, le guelfe Othon IV de Brunswick, soutenu par le Pape Innocent III, perdit rapidement tout crédit, en particulier après sa défaite à Bouvines en 1314 face au roi de France Philippe Auguste. Innocent III reporte alors ses vues sur le petit-fils de Barberousse, Frédéric II, déjà roi de Sicile et apparemment disposé à ne pas reprendre la politique de son grand-père ; il s’engageait en outre à ne pas joindre la couronne impériale à celle de Sicile et à prendre la tête d’une croisade.
        Frédéric II mènera pourtant une politique ondoyante, parfois brutale. Appuyé sur le royaume de Sicile, il entreprend de restaurer les pouvoirs impériaux en Toscane et en Lombardie. Partout les Gibelins redressent la tête. Les Lombards sont défaits à Cortenuovo en 1237. Dans le même temps Frédéric conteste de plus en plus radicalement l'autorité pontificale, rejetant de façon manifeste la doctrine chrétienne sur l'origine, les moyens et la fin du pouvoir politique. Il devient ainsi le promoteur d’un pouvoir laïc autonome, précurseur de la toute-puissance étatique. Face à cette affirmation révolutionnaire Grégoire XI réagit en convoquant un concile pour condamner l'empereur.  Frédéric II réplique en employant la force : il enlève à Meloria en 1241 une partie des pères conciliaires qui se rendaient à Rome par la mer. Pour l’Eglise, Frédéric est devenu la bête de l’Apocalypse, le nouveau Léviathan. Innocent IV, élu en 1243, reprend l'initiative et convoque un nouveau concile à Lyon en 1245, loin des influences italiennes. On y prononce l'excommunication de Frédéric II. Partout en Italie du Nord les partis guelfes réagissent et brisent les pouvoirs gibelins.
         Cette défaite de l’empereur est aussi une victoire française non seulement parce qu'elle affaiblit l'Empire mais aussi parce qu'elle implique une nouvelle définition des pouvoirs temporel et spirituel proche de la construction française en l'occurrence celle de Saint-Louis (1226-1270). On comprend ainsi que la papauté ait choisi l’appui capétien en se déplaçant provisoirement à Lyon au temps du concile. Le résultat le plus net de ce rapprochement sera le choix en 1266 d’un capétien pour la succession de Frédéric sur le trône de Sicile en la personne de Charles d'Anjou frère de Saint Louis et comte d’Anjou et de Provence. Etre Guelfe c'est aussi maintenant être pro-français.
        Cette configuration politique très favorable aux Guelfes finit par passer. La révolte des Vêpres siciliennes en 1282 fait perdre la Sicile à Charles I Anjou au profit des Aragonais ; la papauté, jusque-là stabilisée par la présence d’un fort parti angevin, s'en trouve affaiblie. C’est dans ce contexte politique que les Gibelins reviennent presque partout au pouvoir.
 
 II La vie politique à Gênes aux XIIe et XIIIe siècles
 
        L’histoire de Gênes ne suit pas les grands mouvements qui rythment le débat politique italien. Elle connaît une évolution originale. Le particularisme génois est en effet très fort : il se traduit d’abord par le refus persistant de s'engager dans l'un ou l'autre camp. Cependant après la défaite de Cortenuovo les Génois doivent choisir. Mais au moment où s'effectue ce choix, les divisions politiques génoises, guelfe d'une part et gibeline d'autre part, sont imprécises. La différence avec la plupart des cités du nord de l'Italie est nette ; là les camps sont nettement tranchés de façon à peu près semblable : les partis guelfes s’appuient sur le popolo bourgeois. Les nobles sont plutôt gibelins. A Gênes les familles nobles sont divisées et le popolo, plus faible qu'ailleurs, penche pour les Gibelins. La situation est toujours pour le moins très instable.
 
Le particularisme génois
 
        Gênes occupe une place à part parmi les cités d’Italie du Nord des XIIe et XIIIe siècles. Ses ambitions maritimes sont  précoces. Quasiment rejetée à la mer par la montagne, Gênes n'est qu'un port. La comparaison avec Venise s’impose. Elle est pourtant superficielle : à la différence de sa rivale qui a toujours bénéficié de puissants points d’appui sur la « terre ferme », Gênes est isolée. Plus que Venise, Gênes est une « île ». Son expansion outre-mer, vers la mer Egée et la mer Noire, à l'époque de la première croisade, laisse apparaître un dynamisme hors du commun. Sur ce point encore la comparaison avec Venise est à l'avantage de Gênes. Venise,  dernier maillon de l'empire romain d'Orient en Occident, avait conservé de multiples contacts avec Byzance ; il lui suffisait de les réactiver. Gênes avait davantage de difficultés à surmonter.
         Ce lien exclusif qui attache Gênes à la mer passe par le commerce. Toutes les activités de la cité sont organisées en fonction de cet objectif : construction navale, transport maritime, entrepôt, banque, assurance, etc. Gênes est avant tout un intermédiaire. Il y a là une différence majeure avec les cités de Lombardie, de Toscane ou de Vénétie enrichies par la transformation des produits : les métiers organisés -les arti- y sont des acteurs politiques majeurs comme par exemple à Florence. A Gênes au contraire ils sont faibles et peu structurés.
        Le dynamisme génois ne résulte pas comme c'est souvent le cas ailleurs, d’une puissante impulsion communale. Il naît d'initiatives individuelles, ou plus exactement familiales. Il repose sur l'initiative de plusieurs dizaines de familles nobles où se côtoient commerçants, juristes, militaires, marins. Sans doute en est-il de même dans d’autres cités italiennes mais à Gênes la caractéristique apparaît plus nette et plus durable : d’abord en raison de la faiblesse des arti, ensuite en raison d'une forte organisation familiale en clans, en alberghe. Chaque alberghe est dans la cité un véritable pouvoir, maître d’un quartier placé sous la protection d'une tour haute de plusieurs dizaines de mètres faisant fonction de donjon. Famille et clients vivent là, autour d’une piazzetta et de l'église gentilice.
        L’horizon de ces familles ne se borne pas à Gênes. Au contraire, toutes ont des intérêts dans les comptoirs et colonies outre-mer ainsi que des possessions foncières en Ligurie mais aussi en Piémont ou en Toscane. Enfin, pour assurer leur puissance, ces familles recherchent des fiefs dans les vallées ligures et des fonctions municipales dans les ports des riviere de Levant et de Ponant. La précaution est bien utile pour supporter les à-coups de la vie politique génoise !
         La situation politique, au cours du XIIe siècle, période de très fort enrichissement est en effet très instable : le consulat qui dirige la commune est un objet de lutte permanente entre les différentes factions. Il faut en venir en 1190 à la solution radicale de l'arbitrage par un magistrat indépendant et étranger, le podestat. Le même problème se retrouve  d'ailleurs un peu partout en Italie du Nord à cette époque. L'institution du podestat devient annuelle en 1217, preuve que les luttes de factions ne cessent pas. Enfin, en 1239, sur l'initiative du podestat, on établit deux capitaines du popolo, un pour la cité, l'autre pour le Bourg, afin de défendre les intérêts du popolo, c'est-à-dire des bourgeois.
        Ces luttes qui opposent le popolo aux nobles ou les nobles entre eux, se déroulent sur fond de politique italienne. Gênes a en effet réussi à rester neutre le plus longtemps possible entre le pape et l’empereur. Elle n’a pas, en particulier, participé à la Ligue lombarde ; ses intérêts commerciaux en auraient pâti, particulièrement en Sicile. La papauté de son côté, ménage Gênes  en raison de ses fortes positions en Orient et de sa capacité à fournir les moyens navals pour une éventuelle croisade. Gênes tire parti de cette situation pour obtenir du pouvoir impérial les titres assurant sa domination sur la Ligurie : en 1191 Henri VI octroie une bulle d'or ratifiant ses privilèges et lui reconnaissant le droit de lever des contingents de Portovenere à Monaco, avec le droit d'édifier un château sur le rocher.
        Arrive le moment du choix. Après la défaite des Lombards à Cortenuovo contre Frédéric II en 1237, la neutralité n'est plus possible. Chaque ville doit choisir son camp. On imagine les déchirements politiques que ce choix a provoqués un peu partout. Gênes se range du côté de la papauté en 1239. On explique communément ce choix par des considérations commerciales : Pise étant fidèle à l'empereur, Gênes sa concurrente, choisissait le pape. Peut-être. Il n’en reste pas moins que Gênes y perdait toutes ses positions en Sicile. L’explication est sans doute moins simple. Gênes voulait probablement mettre au pas la très gibeline Savone et briser une fois pour toutes ses tentations d’indépendance. La Commune avait besoin de l'appui de Milan et de Piacenza, noyau dur de la résistance anti-impériale. Un accord fut conclu ce sens en 1240.
        Une partie des nobles rompt alors avec la commune afin de protéger leurs domaines extérieurs : les Doria pour la Sardaigne, les Spinola pour leur fiefs d’outre-Appenins. Le camp gibelin se dessine. Après la victoire du camp guelfe en 1241 une partie des Gibelins, les Doria, les Spinola et les De Mari, s’exile.
 
Guelfes contre Gibelins
 
        Le combat politique s’engage. Du côté guelfe, les Fieschi et les Grimaldi prennent la tête du camp nobiliaire. Leur puissance s’accroît en 1243 avec l’élection au trône pontifical de Sinibaldo Fieschi sous le nom d’Innocent IV, l’inflexible adversaire de Frédéric II. Les Fieschi, fortement possessionnés dans les confins est de la riviera di Levante, vers Portovenere, y gagnaient un surcroît de puissance. Au cours des dernières années de son règne, Frédéric II cherchera à abattre les Guelfes de Gênes, avec le soutien de Pise, de Savone la rebelle, des Doria, des Spinola. En vain. La puissance pontificale et le soutien de Saint Louis furent des facteurs  déterminants de l'échec impérial.
         Après la mort de Frédéric II en 1250, la paix redevient possible. Savone se soumet et une intervention pacificatrice d’Innocent IV rapproche les camps nobiliaires. Mais les luttes ont laissé des traces. Elles ont affaibli profondément les positions des familles nobles. Un peu partout en Italie, à Florence par exemple dès 1250, s'affirme le popolo, institution représentative des arti. Il est le plus souvent de tendance Guelfe.               
        A Gênes  l’évolution est différente : le popolo, soutenu par la noblesse gibeline, accède au pouvoir en 1256. Guglielmo Boccanegra, un popolano allié à la noblesse, est proclamé capitaine du peuple pour dix ans. Il ne conserve la fonction que jusqu'en 1262 et est renversé par une coalition nobiliaire en raison de son hostilité au pape. La lutte reprend alors les Gibelins menés par les Doria et les Spinola et les Guelfes rassemblés autour des Fieschi et des Grimaldi, mais cette fois sur fond d’influence angevine.
         Charles d'Anjou développe en effet depuis qu’il est comte de Provence (1246) une politique expansionniste en Piémont et en Ligurie occidentale. Cette poussée aboutit en 1262 à la signature d'un accord avec Gênes. Charles abandonne ses prétentions sur Vintimille, Menton, Roquebrune et Monaco. Mais pour les Gibelins de Gênes le comte de Provence est toujours un voisin embarrassant, surtout à partir de 1266 lorsqu'il devient roi de Sicile. Son ascension politique favorise par contre le camp guelfe.
         C’est dans ces circonstances favorables que les Grimaldi réussissent  à consolider leurs positions en Ligurie occidentale : la nomination en 1270 de Luchetto Grimaldi comme podestat de Vintimille est le signe le plus fort de ce renforcement. Les Gibelins du lieu réagissent, provoquant une émeute qui aura des prolongements graves à Gênes. Oberto Spinola et Oberto Doria sont élus capitaines du peuple avec l’appui du popolo. Les Grimaldi et les Fieschi sont expulsés et Gênes entre en guerre contre Charles d’Anjou. Ainsi s’explique le repli provençal des Grimaldi.
        La situation génoise est maintenant défavorable au Guelfes. Une intervention d’Innocent IV en 1276 rétablit la paix entre les deux camps sans pouvoir remettre en cause le gibelinisme populaire. L’élection d’un Fieschi au pontificat en 1276, sous le nom d’Adrien V, pour très peu de temps d’ailleurs, ne modifie pas le rapport de force. En outre l’étoile de Charles I d’Anjou pâlit. Une coalition organisée par les Aragonais avec Venise et Gênes aboutit à son échec en 1282. La défaite angevine qui suit les Vêpres siciliennes est aussi le succès des Gibelins génois, nobles et bourgeois. Leur avantage s'accentue au cours des années suivantes avec une victoire génoise décisive sur Pise en 1284 à Meloria, puis sur Venise dans l'Adriatique à Curzola en 1298. Gênes atteint son apogée économique et militaire. Le pouvoir gibelin est légitimé par la victoire.
        On comprend ainsi que les tentatives de retour au pouvoir des Guelfes n’aient pu aboutir : c’est le cas en 1189 à la suite d'une insurrection soutenue par le clergé, alors que Opizio Fieschi, patriarche d’Antioche administrait le diocèse ; c'est le cas encore en 1295 après une nouvelle tentative guelfe. Les Grimaldi et les Fieschi sont à nouveau expulsés. Les Grimaldi se replient sur leurs positions provençales. Mais Charles II d’Anjou, nouveau comte de Provence, est soucieux cette fois de ménager Gênes et refuse sa protection, plaçant ainsi les Grimaldi en danger. C'est dans ce contexte que François Grimaldi Malizia décide de s'emparer du château de Monaco, en territoire génois. Pour les Grimaldi ce n’est cependant encore qu'une simple position de repli.
        En effet les Grimaldi établis outre-Roya, ceux de Monaco, de Cagnes et de Beuil pour ne parler que des branches principales, continuent à suivre de très près les affaires génoises, guettant une occasion favorable pour retrouver leur place. Le passé l'a montré, l’histoire de Gênes présente toujours des surprises.
        L'occasion survient en en 1314. Le front gibelin se brise et une nouvelle alliance se dessine : les Doria s’allient aux Grimaldi et les Spinola à quelques Fieschi ; en 1317 les Guelfes reviennent au pouvoir : Carlo Fieschi et Gaspare Grimaldi sont capitaines du peuple. Les Doria et les Spinola se réfugient à Savone, toujours accueillante aux Gibelins. Mais l’instabilité est toujours très forte. Le dernier basculement, définitif cette fois, survient avec la proclamation en 1339 de Simone Boccanegra - le petit-fils de Guglielmo- comme doge à vie, chef de la cité au nom du peuple. Une nouvelle histoire commence.
 
***
 
        Le conflit guelfe-gibelin s’éloigne, laissant place à d'autres batailles politiques. Il a cependant profondément marqué la réflexion politique. Le guelfisme, sous sa double caractéristique du pluralisme politique et de la distinction, ni confusion ni négation, des pouvoirs temporel et spirituel a favorisé l'élargissement et l'approfondissement du débat politique. Il a mis la liberté au centre de cette réflexion. Le guelfisme à de cette façon empêché la formation en Europe occidentale d’un l'empire de type oriental. Les voies potentiellement totalitaires du gibelinisme  ont été coupées, pour quelques siècles au moins. C’est tout le sens de la lutte contre Frédéric II.
         Pour le reste, la mémoire s’est estompée. Il n’est guère resté de ce conflit que l'image des luttes de factions des cités italiennes popularisées dans Roméo et Juliette par Shakespeare, après Boccace et Luigi Da Ponto, à travers l'opposition des Capulets et des Montaigu. Mais l’épisode des amants de Vérone n’illustre pas très bien le sujet ; les deux familles sont gibelines.
         Le passé a pourtant ressurgi au milieu du XIXe siècle dans le contexte du mouvement vers l'unité italienne. Le guelfisme ressuscite avec les événements de 1848 qui voient Charles Albert, roi de Piémont-Sardaigne, prendre la tête d'une guerre destinée à chasser l'empire d'Autriche d’Italie du Nord. L'ombre de la bataille de Legnano et de la Ligue lombarde a plané sur les combats au point que Verdi en fit dès 1849 le sujet d’un l'opéra : La battaglia di Legnano. Le guelfisme était tout aussi présent dans l'esprit de ceux qui appelaient le pape à être le rassembleur de l'Italie. A des siècles de distance, d'histoire c'est un peu répétée.
         Revenons pour terminer aux Grimaldi d’outre-Roya. Leur installation en Provence orientale y a entraîné une redéfinition très durable des positions politiques. D'abord parce que leur établissement à Monaco donnera naissance à une principauté indépendante englobant Menton et Roquebrune. Ensuite parce que les différentes branches de l’alberghe Grimaldi établies outre-Roya ont joué un rôle de premier plan dans les événements qui conduisent à la division de la Provence. Jean Grimaldi, seigneur de Beuil, gouverneur de Nice, a été en 1388 le principal artisan de cette « dédition » de Nice à la Maison de Savoie.
        A Nice comme à Monaco, les Grimaldi, forts de leur expérience politique génoise, marquaient le cours de l’histoire.
 
 
 
 
Bibliographie utilisée
 
Léon-Honoré Labande, Histoire de la Principauté de Monaco, Monaco-Paris, 1934.
 
Yves Renouard, Les villes d’Italie de la fin du Xe au début du XIV e siècle, fasc. VII, Gênes, 1969.
 
Jean Baptiste Robert, « Sur l’origine et l’évolution du droit successoral de la Maison des Grimaldi » in Annales monégasques, n°3, 1979, pp. 171-186.
 
Vito Piergiovani, « Le istituzioni politiche : dalla Compagna al Podesta » in Genova antica e medievale, Milano, Elio Selino Editore, 1993.
 
Jean Baptiste Robert, « A l’origine d’une dynastie sept fois séculaire : le 8 janvier 1297, les Grimaldi s’emparent de Monaco » in Annales monégasques, n°20, 1996, pp. 175-194.
 
René Vialatte, « Le rôle de l’albergue dans la fondation de la dynastie des Grimaldi de Monaco » Annales monégasques, n°21, 1997, pp. 211-250.
 


[1]  Laurent Anselmi, Président du Saint-Jean Club dans l’avant-propos du livret  Les Guelfes et le guelfisme, Monaco 1999.
1 -