Droit de la mer. Grotius et la liberté des mers

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Grotius et la liberté du commerce maritime

Itinéraire d’une contradiction  

                                                                                              

Michel Bottin
Professeur émérite
Faculté de droit
Laboratoire ERMES
Université de Nice-Sophia Antipolis

 

Pour citer : Michel Bottin, « Grotius et la liberté du commerce maritime. Itinéraire d’une contradiction », in Actes de la Journée d’études sur Le commerce maritime organisée par le LexFEIM, Université du Havre, coord. Cédric Glineur, 13 novembre 2014, in Annuaire de droit maritime et océanique, T. XXXIII, 2015.

         L’action des marins et armateurs hollandais menée au tournant des XVIe et XVIIe siècles pour obtenir le droit de faire du commerce dans les régions bordant l’Océan indien marque d’une très forte empreinte l’histoire du commerce maritime. Il s’agissait, rappelons-le, de se frayer un passage à travers les dominations maritimes établies par le Saint-Siège en faveur des Portugais et des Espagnols[1]. A l’Espagne revenaient toutes les terres et îles découvertes ou à découvrir à l’ouest d’une ligne imaginaire allant d’un pôle à l’autre et situées à 100 milles des Açores et du Cap-Vert, c’est à dire les Amériques ; au Portugal revenaient les côtes africaines, les Indes et l’Extrême Orient. Le traité de Tordesillas du 7 juin 1494 signé entre l’Espagne et le Portugal fixera définitivement ce partage territorial et océanique. Les autres nations se trouvaient donc exclues de toute possibilité de faire du commerce sur la plus grande partie du globe, sauf à le faire dans le cadre de la piraterie ou à obtenir une autorisation accordée par l’une des deux super puissances. Les Hollandais pratiqueront successivement l’une et l’autre méthode.

         Cette aventure commerciale hollandaise commence en 1581 avec l’union des royaumes de Portugal et d’Espagne sous Philippe II, union dont faisaient donc partie les Pays-Bas. Sujets du roi d’Espagne, les Hollandais se voyaient ouvrir officiellement les espaces portugais. L’intervention se heurta à l’hostilité des Portugais déjà bien implantés dans ces régions. L’opposition prit une tournure de plus en plus violente. La prise dans le détroit de Malacca le 25 février 1603 d’une grande caraque portugaise par deux navires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales marque le point d’orgue de ces affrontements. Cette prise était-elle légale ? La Hollande, territoire espagnol, n’avait aucune personnalité juridique sur la scène internationale. Quant à ses marins, ils étaient sujets du roi d’Espagne et du Portugal. Sans doute. Mais il s’agissait de sujets révoltés depuis le 25 juillet 1581, depuis que sept des 17 provinces des Pays-Bas espagnols avaient unilatéralement proclamé leur indépendance. Mais cette situation d’insurrection pouvait-elle justifier les prises ? Pas davantage. La situation devint encore plus difficile à partie de la création de la Compagnie des Indes orientales, la Vereenigde Oost-Indische Compagnie, en 1602. Il fallait donner à cette société une façade de respectabilité et éviter de froisser les actionnaires les plus attachés à la morale économique. Il fallait impérativement justifier ces actions violentes.

         C’est à cela que va s’employer un jeune conseiller de la compagnie, Hugo De Groot. Il a 21 ans lorsqu’il s’engage dans la rédaction d’un traité sur le droit des prises, De jure praedae. L’œuvre, remarquable pour un auteur de cet âge, emploie tous les arguments pour justifier la position hollandaise. Non, les Portugais n’ont pas de titres pour exclure les autres. Non, le pape n’a pas pu avoir le pouvoir temporel de diviser les océans. Oui, la guerre des Hollandais est une guerre de course. Et même si ce n’est pas la guerre publique menée par un Etat, c’est une guerre privée légitimement menée par une compagnie maritime.

         Le De jure praedae ne sera pas édité et restera inconnu jusqu’à ce qu’on le découvre dans des archives en 1867[2]. Mais l’œuvre a certainement été lue par les premiers concernés, les actionnaires de la Compagnie. On pouvait en tirer des arguments de défense. Le chapitre XII était particulièrement incisif. On en fit une édition au printemps1609, sans nom d’auteur, sous le titre Mare liberum sive de jure quod Batavis competit ad Indicana commercia dissertatio[3]. Ce Mare liberum, un opuscule de quelques dizaines de pages, sera quelques années plus tard réédité sous le nom de son auteur, devenu célèbre entretemps, en même temps que la publication en 1625 d’un De jure belli ac pacis. Ce De jure connut un exceptionnel succès d’édition. Il fut réédité et traduit des dizaines de fois. Très souvent, le Mare liberum lui est associé et placé en tête de l’ouvrage[4]. C’est ainsi que ce petit ouvrage est devenu la référence absolue en matière de liberté des mers.

         Le succès du Mare liberum fut d’autant plus marqué que l’opuscule de Grotius se trouva très vite au cœur d’une controverse célèbre, celle qui l’a opposé aux partisans d’un dominium maritime, à l’écossais Welwod dans son De dominio maris[5] en 1615 d’abord, puis, et surtout, à John Selden et à son Mare clausum écrit en 1618 et publié en 1636. Tout cela contribua à faire de Grotius le porte étendard d’un nouveau droit de la mer ( I ). Mais peut-on réduire l’action de Grotius à la seule liberté de navigation ? Sa pratique du droit commercial et maritime impose qu’on aille au-delà du mythe pour découvrir un autre Grotius. Derrière le grand juriste se cache un politique avisé, ferme défenseur des droits de la Compagnie des Indes Orientales et des Provinces-Unies des Pays-Bas ( II ).

Le promoteur de la liberté de navigation 

         Le droit de la mer sur lequel Grotius s’appuie est assurément nouveau par rapport au droit existant, celui exprimé par le jus commune. Ce droit accorde aux puissances maritimes d’importants pouvoirs de police et de justice, de jurisdictio, sur des espaces maritimes parfois très étendus[6]. Mais Grotius ne trouve pas dans ce droit une protection suffisante pour la défense des intérêts bataves puisque les Provinces-Unies ne sont pas constituées en entité politique reconnue. Il choisit donc dans le Mare liberum de retourner aux origines mêmes de ce droit, c’est à dire au droit romain qui proclame sans détour la liberté des mers.

L’argumentation du Mare Liberum

         Le Mare liberum[7] se présente sous la forme d’un mémoire d’avocat divisé en 13 courts chapitres. Après un premier chapitre où Grotius explique qu’en vertu du droit des gens la navigation est libre entre les peuples, il aborde les six raisons qui font que les Portugais sont démunis de titres pour interdire la navigation vers l’Inde : ils n’ont aucun droit de propriété au titre de la découverte, ni par suite de la « donation du souverain pontife », ni pour raison de guerre. Les Portugais n’ont également aucun droit exclusif de navigation, que ce soit au titre d’occupation, de donation, de prescription ou de coutume. Et enfin au chapitre VII, Grotius peut affirmer que, « en vertu du droit des gens, le commerce est libre entre tous ». Il n’est pas l’exclusivité des Portugais, que ce soit là encore à titre d’occupation, de donation, de prescription, de coutume ou d’équité. Le chapitre XIII conclut : « Les Hollandais doivent se maintenir dans le droit de commercer avec l’Inde, soit en paix, soit en trêve, soit en guerre avec ceux qui s’y opposent ».

         Ce denier chapitre était une porte ouverte à la négociation. Celle-ci aboutit dans le cadre du traité d’Anvers signé entre l’Espagne et les Provinces-Unies le 9 avril 1609. Les Hollandais obtenaient le droit de commercer librement dans toutes les colonies sauf celles de l’Espagne et après accord du roi d’Espagne. On ne connaît pas précisément l’influence du texte de Grotius sur la négociation mais on doit raisonnablement penser que le Mare liberum a été extrait du manuscrit du De jure praedae et édité pour l’occasion. L’opuscule de Grotius n’en présente que plus d’intérêt.

         L’argumentation de Grotius n’est pas fondamentalement nouvelle. Elle est celle de touts les adversaires des entreprises de domination maritime. On trouve sur le sujet une abondante littérature nourrie par de nombreuses controverses dont les premières remontent au Moyen Age avec les interventions pontificales contre les actions menées par certaine cités italiennes pour empêcher d’autres cités d’utiliser telle ou telle route maritime. Celles d’Alexandre III sont les plus connues et les confrontations entre Gênes et Pise en sont la meilleure illustration[8]. D’autres controverses, récurrentes, opposent les riverains de la mer Adriatique à Venise et à ses prétentions de dominium sur l’ensemble de cette mer, bien au delà du Golfe de Venise proprement dit.

         Toute cette argumentation repose sur les principes romains de liberté d’usage de la mer, res communis. La mer est libre comme l’air répètent les jurisconsultes cités par le Digeste. La portée de ces textes n’est pas seulement théorique. Ces textes sont effectifs et doivent être appliqués. C’est ce que répètent les Glossateurs puis les Commentateurs. Mais ceux-ci ne se contentent pas de répéter, ils adaptent et introduisent une nouveauté par rapport au droit romain. Celui-ci ne prévoyait l’intervention d’aucune autorité sur la mer. Estimant qu’il s’agissait d’un vide juridique dommageable en cas d’insécurité, les Commentateurs soumettent ces espaces à une jurisdictio appartenant aux princes riverains investis des pouvoirs impériaux, c’est à dire seulement à quelques uns. Cette jurisdictio est un pouvoir de police et de justice qui n’inclut pas le pouvoir d’interdire. « L’usage de la mer est commun à tous, la propriété n’est à aucun, la juridiction est au prince », telle est la position des Commentateurs civilistes. C’est la position de Balde reprise par tous les juristes jusqu’au XVIIe siècle. On s’accordera, à la suite de Bartole, pour donner à cette jurisdictio une étendue de 100 milles, ce qui dans certaines configurations géographiques permettait au souverain de dominer un espace maritime important. On pense à Gênes, maîtresse de la Corse, qui clôt en quelque sorte une mer génoise ; on pense à l’Aragon au XIVe siècle, maître des Baléares et de l’Italie du sud et qui domine ainsi la plus grande partie de la Méditerranée occidentale[9].

Le rejet des solutions du jus commune

         Grotius connaît tout cela. Il pourrait en reprendre tous les arguments, mais cela ferait le jeu des Portugais. Dans cette optique, bartoliste, il faudrait démontrer que leur pouvoir ne serait pas un dominium mais une simple jurisdictio. Mais une telle argumentation laisserait tout de même aux Portugais un pouvoir de police ... qu’ils pourraient interpréter rigoureusement. Cette argumentation a été développée à la même époque par Albéric Gentili, un juriste de l’école bartoliste, à propos des droits de l’Angleterre sur l’Océan atlantique nord. Gentili, qui est professeur royal à Oxford, développe en 1604 l’idée que cet espace délaissé par l’Espagne doit être mis en sécurité pour éviter que chacun puisse y agir selon sa volonté. C’est à l’Angleterre d’exercer cette jurisdictio, particulièrement à propos des prises qui pourraient y être faites. Mais cette mer, insiste Gentili, n’en est pas moins « communissimum »[10].

         Mais Grotius a une autre raison de ne pas s’engager dans la solution anglaise de Gentili. Les Provinces-Unies n’ont pas une existence juridique bien assurée et pas de façade maritime suffisante pour prétendre à une quelconque jurisdictio océanique. Grotius choisit donc la solution de celui qui est démuni. Et cette solution est radicale. C’est celle du retour au droit romain.

Il faut voir dans Grotius, à travers cette défense des intérêts bataves, un continuateur de la jurisprudence romaine lorsqu’il s’appuie sur les clarissimi jurisconsulti, Ulpien, Paul, Marcien et autres, pour défendre la liberté des voies de navigation ; ou lorsqu’il affirme que libera essent naturaliter itinera en faisant référence à Balde[11]. Son opuscule est enrichi, dans la plus pure tradition des auteurs de decisiones et de consilia du jus commune, de plusieurs dizaines de renvois à l’œuvre de Justinien, particulièrement au Digeste[12]. On peut difficilement faire mieux dans la fidélité au droit romain lorsqu’il définit ainsi l’eau, l’air et l’eau qui court : « Ces choses sont donc de celles que les jurisconsultes romains appellent communes à tous en vertu du droit naturel, ou ce que nous avons dit être la même chose, publiques selon le droit des gens ; aussi appellent-ils leur usage tantôt commun et tantôt public » [13] . « Mare igitur sunt illa quae Romani vocant communia omnium jure naturaliaut idem esse diximus, publica iurisgentium, sicut et usum eorum modo communem modo publicum vocant »[14]. La définition est claire et parfaitement fidèle aux apports antérieurs. Grotius s’inscrit donc dans la tradition juridique romaine[15]. Qu’il le fasse dans le style littéraire humaniste de son temps ne change rien à l’analyse.

Grotius éclaire en effet cette orientation romaine par de multiples références à la littérature et à la philosophie antique afin de renforcer le caractère naturel de cette liberté de naviguer et de commercer. Sophocle, Aristote, Cicéron, Sénèque, Tite Live et bien d’autres sont ainsi convoqués par l’auteur pour prouver qu’on est bien là dans le domaine du droit naturel.  Grotius connaît bien ses classiques grecs et romains. Il multiplie les références et les citations tant pour convaincre le lecteur que ce droit naturel est une réalité bafouée par les Portugais que pour capter l’attention de son lecteur. Et tant pis si parfois l’intérêt juridique de telle ou telle citation est mince ou même douteux. Ainsi cette référence aux Métamorphoses d’Ovide où Latone, mère d’Apollon, répond aux paysans de Lycie qui lui interdisaient de boire l’eau d’un ruisseau : Usus communis aquarum est.  Nec solem proprium natura, nec aera fecit. « L’usage de l’eau est commun. La nature n’a pas fait le soleil et l’air pour l’usage privé ». Défendre le caractère commun de l’eau d’un ruisseau au même titre que celui du soleil ou de l’air, on avouera que Grotius ne reculait devant rien pour démontrer la nature commune de tous les biens donnés à l’homme a profusion[16]. Il est clair que les espaces maritimes en font partie, océaniques surtout, parce qu’ils ne peuvent être bornés.

Le défenseur du monopole commercial néerlandais

De toute évidence Grotius venait de profondément bousculer les positions en matière de droit de la mer. On a surtout retenu sa confrontation, finalement victorieuse, avec les tenant des thèses de la domination absolue, celle du dominium. On n’a pas vraiment remarqué que les positions bartolistes, celles de la jurisdictio, étaient tout aussi malmenées. La liberté de naviguer, et son corollaire la liberté de commercer, pouvaient devenir, ou redevenir, réalité.

Mais l’affirmation est sans nuance et ne peut qu’alimenter le mythe juridique construit autour du Mare liberum car on sait bien, avec le recul que cette conception édénique du droit de la mer ne correspond ni aux réalités commerciales ni aux réalités juridiques. Et c’est Grotius lui-même qui va offrir les moyens de s’attaquer à ce mythe. Grotius a en effet changé de position entre la rédaction du Mare Liberum en 1604 et celle du De jure belli ac pacis en 1625. Deux questions doivent être éclairées.

La notion d’effectivité maritime

La première question concerne les espaces maritimes qui peuvent être bornés et où le pouvoir effectif du riverain peut s’exercer, mers côtières ou espaces identifiables. Grotius ne faisait pas cette distinction dans le Mare liberum. Dans le De jure belli ac pacis il change de point de vue et affirme que « la juridiction sur une portion de la mer paraît pouvoir s’acquérir de la même manière que les autres juridictions, c’est à dire [...] par le moyen des personnes et par celui du territoire. Par les personnes lorsqu’une flotte, qui est une armée maritime, stationne sur quelque point de la mer. Par le territoire, lorsque du continent on peut donner la loi à ceux qui passent sur la partie voisine de la mer, non moins que s’ils se trouvaient sur la terre elle-même »[17]. Les commentateurs de Grotius ont évidemment fait tout leur possible pour minimiser la portée d’une telle analyse[18]. Il n’en reste pas moins qu’au moyen de cet argument d’effectivité Grotius réduit considérablement la liberté maritime.

Première situation, la domination de la mer par un Etat est justifiée s’il dispose des moyens navals suffisants. Cela signifie-t-il que la forte présence des armadas espagnoles et portugaises sur les côtes américaines justifie les restrictions de liberté maritime et commerciale dans les Caraïbes ou ailleurs plus au sud le long des côtes du Brésil ? Grotius ne le pense certainement pas. Mais peut-être pense-t-il aux intérêts hollandais dans l’Océan indien et particulièrement en Indonésie ! La présence d’une flotte permanente de bâtiments hollandais dans ces parages donne un relief particulier à la position de Grotius[19].

Deuxième situation, la domination de la mer est justifiée si le riverain peut à partir de sa côte exercer un pouvoir sur la mer. On pense bien évidemment à ce qui peut être placé sous le feu de l’artillerie côtière. On pense moins à tous ces espaces côtiers placés sous le contrôle du riverain qui possède des moyens navals suffisants pour étendre parfois très loin vers le large leur domination ... et on oublie peut-être que la mer territoriale n’est pas encore définie et limitée à la portée du canon. Ce n’est qu’en 1702 dans le De dominio maris que Bynkershoek introduira cette solution de délimitation[20]. En 1625, lors de la parution du De jure belli ac pacis, les solutions sont plus ouvertes. La formulation de Grotius est assez imprécise pour justifier la domination de véritables mers intérieures, pour peu que le découpage de la côte s’y prête. C’est d’ailleurs ce que pratiquent les Anglais avec les King’s Chambers, larges espaces maritimes délimités par des lignes imaginaires allant de cap à cap. Dans ces espaces la pêche et le commerce sont évidemment placé sous le contrôle de l’Etat riverain.

 Grotius avait ainsi dû composer avec les réalités de son temps, même si cela n’allait pas, dans le cas anglais, dans le sens des intérêts hollandais. Mais sur ce point encore la formulation du De jure belli ac pacis pouvait servir les positions bataves en Indonésie. La nature même de l’archipel indonésien -plus de 17.000 îles situées autour de plusieurs mers intérieures- en fait un espace maritime propice aux contrôles côtiers. Il suffit d’établir suffisamment de batteries côtières. C’est d’ailleurs ce que les Hollandais ont commencé à faire à l’époque où Grotius écrit son De jure belli ac pacis[21].

Les droits commerciaux néerlandais

La seconde question concerne le droit d’établir des monopoles commerciaux. « Je me souviens, dit Grotius dans le De jure belli ac pacis, qu’il a été mis en question, s’il est permis à un Peuple de faire avec quelque autre un Traité, par lequel celui-ci s’engage à ne vendre qu’à lui seul certaines sortes de denrées qui ne croissent point ailleurs ? Pour moi je ne vois pas de mal à cela »[22]. Grotius faisait ici allusion au rôle qu’il avait été amené à jouer dans les négociations avec l’Angleterre sur le commerce des épices à partir des îles Moluques. Plusieurs sources datant de cette époque montrent en effet que Grotius « avait des doutes sérieux sur la supériorité du commerce libre par rapport au principe de souveraineté »[23].

 Ces doutes ont été particulièrement exprimés à l’occasion de sa participation aux négociations entre Anglais et Hollandais au sujet des zones d’influence réciproques en Indonésie. Cette négociation trouvait son origine dans la plainte de marchands londoniens de la East India Company qui accusaient les Hollandais de les empêcher par la violence d’accéder à ces marchés. Une conférence réunissant des représentants des deux puissances et des deux compagnies maritimes fut tenue à Londres du 6 avril au 21 mai 1613. Hugo De Groot était le second de la délégation néerlandaise en tant qu’avocat fiscal de Hollande mais aussi représentant de la Compagnie des Indes. Il était en outre porte-parole et rédacteur de sa délégation[24]. Il y justifia l’établissement des Hollandais aux Indes orientales, refusant tout accès aux Anglais qui retrouvaient là, dans l’Océan indien, tous les interdits de navigation et de commerce qu’ils rencontraient dans l’Océan atlantique face aux Espagnols et aux Portugais et que leurs corsaires, tel Francis Drake, tentaient de contourner depuis plusieurs dizaines d’années.

 « The Use of the Sea and Air is common to all »[25] répètent les diplomates anglais. Les Hollandais répliquent « que la liberté du commerce pouvait être modifiée par les traités obtenus des princes indonésiens qui leur accordaient un monopole du commerce »[26]. La position des Hollandais était d’autant plus fondée que ce commerce n’avait été rendu possible, comme on l’a vu, que par la mise en sécurité de tout cet espace au moyen de lourds investissements, des fortifications et une flotte permanente. Ce n’est qu’à ce prix que les Espagnols et les Portugais avaient cessé leurs interventions, explique Grotius[27]. L’argumentation était efficace. Les diplomates anglais lui reprochèrent bien entendu d’avoir soutenu le contraire dans son Mare liberum. Mais Grotius balaya la contradiction en affirmant que les traités « supprimaient la liberté du droit des gens »[28].

Conclusion : l’autre Grotius

Les plus récentes études sur Grotius ont souvent expliqué sa position en faveur de la liberté des mers par un intérêt économique. Grotius serait « un intellectuel à la solde des intérêts économiques de certains Etats européens et de leurs entreprises lancées dans la course à la colonisation des peuples d’Amérique, d’Afrique et d’Asie »[29]. Son nouveau droit de la mer faisait en effet une place à toutes les puissances exclues du grand commerce maritime par les Hispano-portugais.

La présente étude n’aborde pas cette question de la mise en œuvre, de l’utilisation, par les Etats concernés de la doctrine de Grotius. Elle limite les motivations économiques de Grotius aux seuls intérêts de sa patrie batave. Que ceux-ci aient changé entre 1609 et 1625 est une évidence. Grotius a dû adapter sa formulation ... au prix de quelques contradictions. Un nouveau droit de la mer, différent de celui porté par le jus commune, en est issu. Il y a donc deux Grotius, le théoricien radical d’un nouveau droit de la mer et le praticien d’un nouveau droit international. Mais la préoccupation est toujours unique. Il s’agit de défendre sa patrie.

La mise en perspective du Mare liberum, de la Conférence de Londres de 1613 et du De jure belli ac pacis, permet en effet de souligner la nature de la défense des intérêts néerlandais. D’abord liée à une application radicale de la liberté de navigation, elle se déplace vers la défense d’un monopole commercial. La contradiction est tellement évidente que les commentateurs de Grotius ont préféré oublier la seconde approche pour ne valoriser que la première, sans doute pour éviter d’altérer le mythe juridique.

Et pourtant la seconde approche, celle du commerce international organisé sous les auspices d’un Etat, est bien dominante au XVIIe siècle. Tout s’y entreprend sous son contrôle, qu’il s’agisse de l’achat, de la vente ou du transport. La pratique n’est assurément pas nouvelle. Les cités marchandes de la Baltique ou de la Méditerranée occidentale au Moyen Age ne commerçaient pas autrement. Mais au XVIIe siècle l’encadrement international a gagné en efficacité. Il est maintenant assuré par des Etats qui prennent conscience, mercantilisme oblige, que la puissance commerciale sert directement la puissance politique.

Ainsi, au moment où s’organise le nouvel ordre international, celui des Etats, l’aventure juridique de Hugo De Groot est parfaitement éclairante. Née dans la révolte commerciale, celle qu’il exprime dans le De jure praedae et le Mare liberum, elle aboutit à la maîtrise d’un commerce international organisé. Le vecteur de cette transformation fut la  Vereenigde Oost-Indische Compagnie, matrice de l’Etat néerlandais, mais c’est bien Grotius qui en fut l’artisan majeur.



[1] Michel Bottin, « Droit romain et jus commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers », in Droit international et coopération internationale, Hommage à Jean-André Touscoz, Nice, France-Europe Editions, 2007, pp. 1225-1238. Pour une approche générale, Dominique Gaurier, Histoire du droit international de l’Antiquité à la création de l’ONU, PU Rennes, 2014.

[2] Hugo Grotius, Le droit de prise (De jure praedae), ouvrage entièrement inédit, texte latin publié pour la première fois d’après le manuscrit autographe par Ger. Hamaker, Paris-La Haye, 1869. Le commentaire de Robert Fruin, An unpublished work of Grotius, paru en 1873 dans le Nederlandische Spectator a été réédité en 2003 par The Lawbook Exchange LTD, Clark, New Jersey.

[3] Lugduni Batavorum, ex officina Ludovici Elzevirii

[4] Exemple cette édition d’Amsterdam de 1667 ou celle d’Iéna de 1673. Les éditions antérieures des années 1630-1640 ne comprennent pas le Mare liberum. C’est ce qui ressort d’un rapide examen des éditions du De Jure.

[5] Une traduction récente par Dominique Gaurier dans les publications du Centre de droit maritime et océanique de la Faculté de droit de l’Université de Nantes, 2011.

[6] Michel Bottin, « Frontières et limites maritimes au XVIe siècle », in Actes des journées internationales d’Histoire du droit de Bayonne, La frontière des origines à nos jours, Coord. M. Lafourcade, P.U. Bordeaux, 1998, pp. 27-41.

[7] Une traduction a été publiée dans la Collection Les introuvables par les Editions Panthéon-Assas en 2013, introduction par Charles Leben.

[8] Michel Bottin, « Les développements du droit de la mer en Méditerranée occidentale du XIIe au XIVe siècle », in Recueil des mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit des anciens pays de droit écrit, XII, 1983, pp. 11-28.

[9] Bottin, « Les développements du droit de la mer », op. cit.

[10] Bottin, « Frontières maritimes », op. cit.

[11] Mare liberum sive de iure quod Batavis competit ad Indicana commercia, dissertatio, Cap. 1.

[12] Grotius procède à 204 renvois en note : 44 se rapportent aux textes romains, Institutes, Code et Digeste, pour un total de 85 références dont 70 pour le seul Digeste.

[13] Grotius, Mare liberum. De la liberté des mers, traduction d’Antoine Courtin (1703), extrait des Annales maritimes et coloniales, 1845, p. 681, Université de Caen, 1990. Au chapitre V.

[14] Ici, en note, huit références au Digeste et aux Institutes.

[15] Benjamin Strauman, «Ancient Caesarian Lawers in State of Nature. Roman Tradition an Natural Rights in Hugo Grotius’s De jure praedae », in Political Theory, 2006, 34, pp. 328-350.

[16] Bottin, « Droit romain et jus commune », op. cit., in fine.

[17] Le droit de la guerre et de la paix par Grotius, nouvelle traduction précédée d’un essai biographique et historique sur Grotius et son temps, accompagnée d’un choix de notes, etc., par Paul Pradier-Fodéré, T. 1, Guillaumin, Paris, 1867, p. 448.

[18] Exemple ibidem, en note 1, p 449.

[19] George Norman Clark et Jan Mari Eysinga, The colonial Conferences between England and Netherlands in 1613 and 1615, 2 vol., 1940, au vol. 1, p. 10.

[20] De dominio maris dissertatio de Cornelis van Bynkershoek, Dissertation sur la propriété de la mer, une traduction. Présentation, traduction et notes de Dominique Gaurier, Centre de droit maritime et océanique de la Faculté de droit, Université de Nantes, 2010, p. 40.

[21] The colonial Conferences, op. cit., p. 10.

[22]Le droit de la guerre et de la paix par Hugues Grotius, nouvelle traduction par Jean Barbeyrac, T. 1, Bâle, 1766, p. 244.

[23] Charles H. Alexandrowicz, « Le droit des nations aux Indes orientales (XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles) », in Annales, Economies, Civilisations, 1964, p. 1068.

[24] Clark, The colonial Conferences, op. cit. pp. 1-6.

[25] Ibidem, p. 9.

[26] Alexandrowicz, « Le droit des nations aux Indes orientales », op.cit., p. 1069.

[27] Clark, The colonial Conferences, op. cit. p. 10.

[28] G. N. Clark, « Grotius’s East Indian Mission in England», in Transactions of the Grotius Society, T. 20, 1935, cité par  Alexandrowicz, op. cit., p. 1069.

[29] Charles Leben, Introduction à la traduction du Mare liberum, op. cit.

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