Droit de la mer. La mer territoriale en Méditerrannée
 
 

La mer côtière en Méditerranée occidentale 

 Réalités géographiques et encadrement juridique.

Moyen âge-XVIIIe siècle

 
 
Michel Bottin 
Faculté de droit
Université de Nice Sophia Antipolis
Laboratoire ERMES
 
Pour citer : Michel Bottin, « La mer côtière en Méditerranée occidentale : réalités géographiques et encadrement juridique, Moyen Age-XVIIIe siècle », in Actes du colloque de Nice, Laboratoire CMMC, 15-17 novembre 2012, dir. Anne Brogini et Maria Ghazali, La Méditerranée au prisme des rivages. Menaces, protections, aménagements en Méditerranée occidentale (XVIe-XXIe siècles), Bauchène, Paris, 2015, pp. 263-273.
 
         La mer côtière est un espace maritime particulier. Vu de la terre cette mer apparaît comme le prolongement du territoire. Le riverain cherche à y imposer ses lois, ses interdits et sa protection. Mais la nature même de cet espace pose de délicats problèmes d’encadrement juridique. Le plus évident est celui de sa définition géographique. Comment fixer des bornes à la mer ouverte ? Vue du large cette mer côtière est un espace de transition vers la terre. C’est là que le marin trouve abri et protection. C’est là aussi qu’il y fait son commerce. La mer côtière est un lieu antinomique, au sens premier du terme. Les intérêts du marin ne sont pas ceux du riverain et vice versa.
         Ces remarques valent sans doute pour toutes les mers côtières du globe. Mais les situations géographiques, politiques et juridiques sont tellement différentes qu’on ne peut guère aller plus loin dans la présentation des caractères communs.
         L’exercice porte ici sur l’étude d’une mer côtière particulière, ou plutôt sur un ensemble de mers côtières qui présentent des caractéristiques juridiques communes assez marquées pour constituer un ensemble homogène et pérenne du moyen âge au XVIIIe siècle.  L’espace concerné va de l’Italie du sud à Valence en Espagne et comprend les îles, Sardaigne, Corse, Sicile et Baléares. Les caractères juridiques communs sont ceux d’un jus commune maritime nourri par le droit romain et la jurisprudence.  Cette approche juridique permet de dépasser le morcellement politique et les différences géographiques sans pour autant nier ces spécificités.
         Ce droit commun n’est en effet pas un droit unique. Il s’applique en combinaison avec les droits particuliers, jura propria, formant ainsi une jurisprudence complexe, riche et en permanente évolution.  Les principes de base sont ceux de la primauté pratique des jura propria et de la primauté du jus commune au plan doctrinal : on applique le droit propre et ce n’est qu’à défaut qu’on se tourne vers le jus commune. Mais si le droit propre est trop archaïque ou fondamentalement vicié, il revient au jus commune de corriger. Ce droit commun a donc deux fonctions, l’une supplétive, l’autre subsidiaire. Il existe donc pour chaque lieu, chaque affaire, deux ordres juridiques concomitants et complémentaires, celui de la puissance riveraine et celui de la jurisprudence commune.
 
 I   L’encadrement juridique par la puissance riveraine
 
L’encadrement juridique dépend d’une part des caractères physiques de la mer côtière et d’autre part de la nature politique du pouvoir du riverain.
 
A Les caractères physiques de la mer territoriale
 
         Le relief est un facteur déterminant. C’est de lui que dépend en grande partie la largeur de cette mer territoriale, non pas parce que le riverain peut de ses hauteurs voir l’espace maritime adjacent à son territoire mais plutôt  parce que la navigation s’y pratique différemment qu’en haute mer. La vue de la côte par le marin offre des possibilités de navigation plus grandes à tous les petits bâtiments tant en matière de sécurité que de commerce. Il faut prendre la mesure de ces variations. Quelques exemples suffiront[1].
         Une falaise ou une construction de 25 mètres est visible par temps clair, avec un observateur au niveau de la mer, à environ 10 nautiques, soit 18 kilomètres ; une hauteur de 900 mètres commence à « sortir «  de l’horizon à 60 nautiques ; c’est d’ailleurs une situation assez fréquente en Méditerranée ; une montagne de 2500 mètres commence à être visible, pour ses points culminants, à 100 nautiques ; c’est le cas du Roussillon, du Mercantour, de la Sierra Nevada ; quelques sommets élevés situés à proximité de la côte présentent pour le  marin un intérêt plus grand encore, ainsi le Monte Cinto en Corse à 2710 mètres et l’Etna en Sicile à 3274 mètres.
         Ces distances peuvent même être accrues dans des conditions optimales de beau temps par la réfraction. La côte observée se trouve en quelque sorte « rehaussée » sur l’horizon. Ainsi alors que, des collines niçoises, le Monte Cinto devrait, le matin par beau temps, à peine dépasser de l’horizon, on peut voir par réfraction une bonne partie de l’île (180 kilomètres séparent la Corse de Nice). Dans de telles régions la mer côtière n’est donc pas une mer étroite.
         On fera justement remarquer que cette largeur est relative et qu’elle dépend beaucoup des techniques nautiques. Les changements qui interviennent à partir du XIIIe siècle réduisent les contraintes traditionnelles[2]. Mais ces progrès techniques, gouvernail d’étambot, boussole, cartes marines, etc.[3], concernent peu les petits bâtiments qui fréquentent la mer côtière. Les considérations géographiques ci-dessus sont toujours une réalité pour ces felouques, barques, tartanes ou autres qui naviguent de port en port, évitent de quitter la côte de vue et sont toujours prêts à s’abriter dans le premier abri venu en cas de mauvais temps. « La mer en Méditerranée est un peu une rivière ». La constatation est de Fernand Braudel[4]. Elle est sans doute vraie ailleurs[5] mais certaines parties des côtes étudiées ici correspondent parfaitement à la définition de l’Historien.
         Cette mer côtière génère donc des pratiques nautiques spécifiques. Elle est l’espace terratenus, expression nautique médiévale, dans lequel se pratique cette navigation. Elle s’oppose à la navigation per pelagus. Cette terminologie médiévale est tellement fondée sur des facteurs géographiques et techniques qu’elle sert même de trame à l’organisation du commerce maritime. Le grand commerce se partage les routes per pelagus. Les routes terratenus longent la côte, profitent de ses avantages mais aussi subissent les inconvénients d’une possible insécurité. Attiré par la densité du passage le pirate embusqué derrière un cap ou dans une crique guette sa proie. Naviguer terratenus est certainement plus long et peut-être plus risqué que de naviguer per pelagus. La haute mer est trop déserte pour qu’on y fasse de mauvaises rencontres[6].
         La définition géographique de la mer côtière dépend aussi de sa richesse soit en ressources, piscicoles ou autres, soit en trafic commercial. Les ressources coralines de la côte ouest de la Sardaigne vers Alghero donnent par exemple à cette côte un caractère particulier. De même la mer jouxtant un port important est un espace particulier parce qu’on y trouve des équipements de signalisation et de sécurité. C’est aussi le cas pour un segment de côte particulièrement peuplé et riche en ports et en abris. On pourrait ainsi classer les mers côtières en fonction de leurs potentialités commerciales. Le terme riviera exprime cette réalité. On ne le rencontre d’ailleurs que dans les zones à forte activité économique côtière[7] : « riviere » de Gênes et de Pise pour la haute Tyrrhénienne, d’Amalfi et Messine pour la basse Tyrrhénienne, de Barcelone pour la Catalogne, de Trani pour l’Adriatique, etc.
 
B  Le pouvoir politique du riverain sur la mer côtière
 
         L’affaissement de l’autorité publique au cours du haut moyen âge a d’une part entrainé un fort morcellement territorial et d’autre part favorisé l’identification de l’espace marin au territoire, susceptible donc de supporter les mêmes contraintes, fiscales en particulier. La mer côtière est ainsi fragmentée en petits espaces peu favorables à l’expansion du commerce[8]. C’est au IXe siècle que les grandes routes terrestres et fluviales perdent leur caractère international. La rupture paraît encore plus marquée en ce qui concerne les routes maritimes. Le recul du commerce maritime international, des armements et des arsenaux en Occident en est la conséquence. La navigation est réduite au cabotage[9], ce qui accroît d’autant plus l’intérêt de contrôler la mer côtière
         Sous l’action de l’Eglise et de l’Empire cette emprise a été desserrée à partir du XIe siècle. On constate une réaction générale contre la multiplication des taxes de toutes sortes qui pèsent sur la circulation des marchandises[10]. De nombreux thelonia disparaissent ; quelques-uns sont transformés en « taxes d’accompagnement » correspondant à un service de protection[11]. Les créations pures et simples paraissent rares ; dans tous les cas, pour prévenir toute contestation, voire des représailles, il est indispensable d’obtenir une autorisation pontificale. L’autorisation n’empêche d’ailleurs pas les protestations ! C’est le cas par exemple à Aigues-Mortes où le pape avait autorisé en 1266 le roi de France à établir une taxe d’un denier par livre sur tous les bâtiments passant en vue de la tour de Constance érigée à l’entrée du port ; le péage, présenté comme « moderatum vectigal, nunquam augmentabile », devait subvenir aux frais de construction et de garde du port. Un bâtiment de garde veillait à assurer le paiement du droit[12].       
         L’action de la Papauté -en Méditerranée occidentale du moins- paraît d’ailleurs constante en cette matière : arbitrages[13], autorisations et injonctions se succèdent au long de la période. Toutes les mesures visent à limiter les prétentions des riverains et les tentatives de domination des plus puissantes cités maritimes : les deux lettres adressées en octobre 1169 par le pape Alexandre III à la Commune et à l’archevêque de Gênes sont significatives de cette politique ; le pape y dénonçait les actes de violence commis par les marchands génois contre des Montpelliérains et, de façon plus générale, la volonté d’établir une situation de monopole par la force. Pour appuyer sa critique Alexandre III ajoutait n’avoir lu nulle part que les païens eux-mêmes aient jamais autorisé de telles pratiques. L’atteinte au principe de la liberté d’usage devait être sanctionnée ; l’archevêque de Gênes était chargé de prendre les mesures nécessaires[14]
         Mais ce qui a été possible vis-à-vis des cités maritimes ou même des principautés ne l’est plus vis-à-vis des empires maritimes qui ont une conception « vénitienne » de l’ordre public maritime. Ceci concerne deux situations : Gênes et son golfe à partir de sa domination sur la Corse à la fin du XIVe siècle et surtout la Couronne d’Aragon, confédération de royaumes et principautés méditerranéennes, dont les premiers éléments se mettent en place après les Vêpres siciliennes en 1282 et qui atteint son apogée au début du XVIe siècle[15]. La Couronne contrôle un domaine maritime qui s’étend, via les Baléares, la Sardaigne et la Sicile, de Valence à Naples. Il est clair que la notion de mer côtière, si elle reste vraie au plan physique, change complètement de nature juridique. En tant que prolongement du territoire elle se dilate démesurément jusqu’à devenir une sorte de lac intérieur dans le bassin de la Méditerranée occidentale. L’obligation imposée en 1334 par le roi d’Aragon Don Pietro à tous les pêcheurs de corail d’une zone  comprise entre Naples et l’île d’Asinaria (nord de la Sardaigne) de faire escale à Alghero ( ouest de la Sardaigne) offre un bon exemple de cette mutation juridique de la mer côtière[16].Un amiral chrétien, paraphrasant  peut-être Ibn Khaldoun, aurait dit parlant de la puissance aragonaise : « Maintenant même un poisson n’ose pas plus qu’une galère ni nulle autre embarcation, se risquer sur les flots sans un sauf-conduit du roi d’Aragon »[17].
 
II   L’influence du jus commune
 
         Le droit des espaces côtiers ne saurait être réduit à celui mis en œuvre par le riverain. Le jus commune s’intéresse lui aussi à ces espaces, non en tant qu’ensemble de principes supérieurs peu directement applicables mais en tant que droit effectif combinant ses solutions avec celles des différents droits particuliers.
 
A L’affirmation des règles fondamentales
 
         Le réaménagement juridique opéré à partir de la redécouverte du droit romain au XIe siècle, d’abord par l’école des Glossateurs puis par celle des Commentateurs est fondamental. Le droit romain est prolongé et enrichi par la jurisprudence des docteurs. La radicalité de la position juridique romaine en matière de droit de la mer est riche de conséquences : la mer y est qualifiée de res communis, comme l’air, l’eau des fleuves et des rivières, les rivages. On retrouve dans l’œuvre de Justinien la position du droit classique exprimée les plus grands jurisconsultes du Haut-Empire, Marcien, Celse ou Ulpien[18]. L’usage commun de ces biens est fondé sur le droit naturel. Chacun peut en jouir, construire sur le rivage ou établir une pêcherie par exemple, sans pour autant pouvoir prétendre à une quelconque proprietas. Dans cette approche la mer est res nullius quant aux richesses qu’elle peut offrir. Mais en matière de navigation l’usage commun est incompatible avec une quelconque occupation exclusive. Il implique la liberté. La mer est ici res communis.
A cette donnée de base, le droit romain en ajoute une seconde, propre à compléter la première. Elle concerne le pouvoir exercé par la puissance publique sur ces espaces. La solution n’est pas aussi explicite que celle qui définit le caractère commun, comme si les juristes romains avaient répugné à affirmer que l’Empire avait un pouvoir de surveillance sur ces espaces et sur les richesses qu’ils renferment. Elle comporte deux aspects :
Le premier aspect est éclairé par un fragment de Celse[19] qui fait du Populus romanus, l’arbitror sur les rivages. Le terme arbitror est peu précis et d’une portée limitée. Si le jurisconsulte avait voulu renforcer les droits de la puissance publique il aurait parlé d’imperium. La nuance doit être soulignée. Les rivages, et donc la mer dont ils ne sont que le prolongement, sont donc insusceptibles de domination sous forme d’imperium. Tout comme ils ne peuvent l’être sous forme de proprietas. Cette double différence fonde la spécificité de ces espaces.
Le second aspect met en lumière le caractère « public » de ces espaces. Le Digeste mentionne à plusieurs reprises la possibilité pour la puissance publique, en l’occurrence le préteur, de délivrer des autorisations pour construire sur le littoral[20]. Seule celle-ci peut délivrer des prérogatives exorbitantes de l’usus omnium[21]. Ce faisant elle pratique une assimilation avec les res publicae c'est-à-dire les ports et les fleuves, explicitement qualifiés par ailleurs de res publicae.
La mer est donc en droit romain à la fois res communis pour ce qui concerne l’usage commun et res publica pour ce qui concerne les dérogations à apporter à cet usage commun[22].
C’est de cet ensemble de données qu’héritent les Glossateurs. Peu à peu la lecture raisonnée des textes permet de dégager deux orientations.
La première tend à rapprocher de façon forte et claire les termes publica et communis et donc à accentuer le caractère de res publica des espaces maritimes[23].
La seconde orientation concerne la nature des droits exercés sur ces espaces. Les Glossateurs introduisent des concepts nouveaux issus du droit féodal, protectio et surtout jurisdictio. On glose ainsi le terme arbitror employé par Celse pour qualifier le pouvoir du peuple romain sur le rivage par jurisdictio et plusieurs docteurs s’accordent pour en confier l’exercice à l’Empereur[24]. Mais rien dans l’œuvre des Glossateurs ne permet de distinguer une mer côtière distincte de la haute mer. Ils sont sur l’essentiel restés fidèles au droit romain.
L’école des Commentateurs, derrière Bartole, confirme cette possible extension de jurisdictio –ni dominium ni proprietas[25]- sur l’espace maritime mais ils en confient la mise en œuvre au prince riverain. C’est Bartole, qui le premier a pris en compte les nouvelles réalités politiques de son temps en considérant que les principautés riveraines détenaient de fait de véritables pouvoirs sur le eaux adjacentes : « Mare dicitur illius Domini sub cujus territorio comprehenditur »[26]. La notion de mer territoriale apparaissait ainsi dans la doctrine comme combinée avec le principe de l’usage commun : « La propriété n’est à aucun, l’usage est commun mais la juridiction est au prince »[27]. Reprise de Bartole et de Balde de semblables formules se répandront largement au cours des siècles suivants. Elles serviront de fondement juridique au nouveau droit de la mer ; elles seront également à la source de multiples difficultés quant à l’exacte définition des compétences et à l’étendue de la mer territoriale : celle-ci devait-elle n’avoir pour limites que celles de la jurisdictio maritime de l’Etat voisin, même très éloigné[28], ou bien devait-on la limiter à une certaine distance de la côte ?
         La seconde opinion prévalut ; les auteurs du XVe siècle adopteront progressivement la limitation à 100 milles, mesure d’Italie[29], optant ainsi pour une règle uniforme, à leur sens plus pratique que le procédé de la limitation à la vue pratiqué par certaines puissances d’Europe du Nord mais variable en fonction des conditions de temps et du relief littoral. Ainsi apparaissait dans la doctrine la distinction entre eaux adjacentes soumises à juridictio et haute mer libre de toute influence souveraine particulière[30].
        
B L’application du jus commune
 
La confrontation entre les règlementations des jura propria et les impératifs du jus commune est constante. La résistance des princes riverains est nette mais force est de constater que sur la longue durée les principes du jus commune sont de mieux en mieux respectés. Les législations particulières portant sur la mer territoriale ne sauraient contredire fondamentalement et durablement le jus commune. La jurisprudence veille avec d’autant plus d’efficacité que sa forme a changé depuis le milieu du XVIe siècle. Exprimée jusque-là par les traités et consultations des docteurs, à la façon romaine, elle est maintenant produite par les grands tribunaux. Leurs solutions sont subtiles, parfois trop même ! Il faut en effet tenir compte des réalités les plus enracinées et des jeux d’influence politiques.
On peut toutefois ramener à quelques critères leur acceptation des jura propria lorsque ces droits particuliers font entorse au jus commune. La prescription par long usage est le critère le plus employé. Il peut par exemple concerner l’appropriation par la puissance riveraine d’une zone de pêche définie ou encore la perception d’une taxe de protection sur les navires passant au large ou encore l’exercice d’un pouvoir de police, même musclé. Toutes ses questions sont étudiées à la lumière de l’usage commun de la mer : on ne peut interdire le passage et plus généralement on ne peut considérer la mer, y compris sous sa forme côtière comme une simple prolongation du territoire terrestre adjacent. Cet espace maritime n’est d’ailleurs pas qualifié par les juristes de territorium mais de districtus. Le caractère public de cet espace ne peut l’emporter sur le caractère commun.
On peut illustrer ce travail jurisprudentiel par un exemple local, niçois, celui du droit de Villefranche. Ce droit est un péage établi par le duc de Savoie Emmanuel-Philibert en 1558 et perçu au taux de 2% sur toutes les cargaisons passant au large de Nice. Le produit était destiné à financer la défense d’une côte très découpée et très propice aux embuscades des pirates et des Barbaresques[31].
On imagine sans peine les problèmes soulevés par la perception de ce péage. Son histoire est fertile en incidents, parfois graves. La plupart des péages de cette nature perçus sur ces côtes du bassin de la Méditerranée occidentale ont d’ailleurs été progressivement éliminés sous l’effet des interventions pontificales et l’action de la jurisprudence. Au XVIIe siècle il en reste deux, celui de Villefranche et un autre à Monaco perçu seulement dans le sens ouest-est. Ces péages ont réussi à perdurer tout simplement parce qu’ils ont bénéficié d’une très efficace défense politique et diplomatique de la part de leurs souverains respectifs. Le temps passant, ils ont pu l’un et l’autre bénéficier de la protection accordée par la jurisprudence pour possession et usage immémorial, « longuissimi tempore »[32]. Mais leur situation reste fragile, et contestée, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle.
C’est le droit de Villefranche, perçu de façon plus constante et plus vigoureuse que son voisin monégasque, qui connaît les critiques les plus sévères de la part des usagers de la route côtière et des pouvoirs politiques concernés. La jurisprudence, elle, reste constante : le duc de Savoie a le droit de percevoir son péage. C’est ce qui ressort de l’arrêt[33] du Sénat suprême de Naples, saisi à la suite de l’arrestation au large de Nice, à la fin du XVIe siècle, par une galère de garde du droit de Villefranche d’un bâtiment espagnol transportant une cargaison d’argent provenant du Trésor espagnol et destiné à l’Italie[34] . La somme fut saisie entrainant la protestation du pouvoir espagnol et des armateurs.
La cour napolitaine jugea la saisie illégale non en considération du principe de liberté de navigation mais au vu même du règlement du droit de Villefranche. Celui-ci, s’il autorisait la perception du péage sur les sommes d’argent, exemptait celles qui avaient un caractère « fiscal » ce qui était le cas ici. Le « Senatus supremus Italiae », ainsi se qualifiait la cour napolitaine, fondait son jugement sur la base du règlement du péage et non sur une possible illégalité de la perception au regard du droit de la mer. Pour le juge napolitain les titres du droit de Villefranche étaient parfaitement légaux. La decisio napolitaine éclaire à la fois les limites et les possibilités des droits des pouvoirs riverains sur leurs mers territoriales. Elle a valeur d’exemple. Aucune autre cour majeure de l’aire du jus commune ne viendra la contredire et provoquer un revirement de jurisprudence[35].
 
On remarquera que cette position jurisprudentielle intervient au moment même où se manifeste une forte poussée appropriative de certains Etats en faveur d’une territorialisation de la mer : on pense à Venise et à ses prétentions sur la mer Adriatique, mais aussi aux revendications de la Norvège et de l’Angleterre en mer du Nord et à celles de l’Espagne et du Portugal dans l’Océan Atlantique. Mais la jurisprudence napolitaine ne va pas dans ce sens. Elle s’oppose à l’appropriation des espaces maritimes. Elle est bien conforme au jus commune : les contraintes qui pèsent sur la navigation ne sont possibles que sur la mer côtière/territoriale et pas sur la haute mer et ces contraintes doivent être juridiquement justifiées. On est ici aux racines mêmes de la mer territoriale moderne et c’est en Méditerranée occidentale que cette notion a pris naissance.
 

[1] La visibilité de la côte par temps clair dépend de trois facteurs : la hauteur de l’observateur sur l’eau (relativement négligeable) ; la hauteur du relief observé ; la courbure de la Terre. La distance (D) est donnée par la formule D= 2 ( H h), h étant la hauteur de l’œil, H la hauteur du relief (ou de la construction) observé ; les hauteurs sont exprimées en mètres, la distance obtenue s’exprime en milles marins, c’est-à-dire en nautiques (un nautique= 1852 mètres).

[2] Jean Rougé, Recherches sur l’organisation du commerce maritime en Méditerranée au temps de l’Empire romain, Imprimerie nationale, Paris, 1966, apporte sur cette spécificité contraignante de la mer côtière des renseignements fort utiles.

[3] La navigation en droiture en sera beaucoup facilitée : Charles-Emmanuel Dufourcq, La vie quotidienne dans les ports méditerranéens au moyen âge, Hachette, Paris, 1975, p. 78.

[4] Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Colin, Paris, 1949, p. 74.

[5] Cette idée de rivière, de fleuve, de courant se retrouve en Europe septentrionale (« Stroom » en flamand, « estrum » en français, E.M. Meijers, « Des graven Stroom » in Etudes d’histoire du droit, Leyde, 1973, p. 98) ; « Kongens strömme » en danois et norvégien, « king’s stremme » ou « king’s river » en anglais (Arnold Raestad, La mer territoriale ; études historiques et juridiques, Pedone, Paris, 1913, p. 50). La langue juridique utilise parfois en Europe du nord le terme « fluctus », Meijers, op. cit., p. 98.

[6] Sur les pratiques terratenus et per pelagus, Michel Bottin, « Les développements du droit de la mer en Méditerranée occidentale du XIIe au XIVe siècle », in Recueil des mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit des anciens pays de droit écrit, XII, 1983, pp. 19 – 23.

[7] Zeno, Storia del diritto marttimo nel Mediterraneo, Milano, 1946 p. 87 et NovissimoDigesto italiano, art. « Statuti e consuetudine marittime ».

[8] M.A. Daviso di Charvensod, I pedagi delle Alpi occidentali nel Medio Evo, Torino, 1961, p. 25.

[9] J. Rougé, « Quelques aspects de la navigation en Méditerranée au Ve siècle et dans la première moitié du VIe » in Cahiers d’histoire, 1961, pp. 129-154.

[10] La réaction concerne toutes les grandes routes internationales, Bottin ; « Les développements du droit de la mer… », op.cit., p. 17. 

[11] C’est au début du XIIe siècle que se produit le changement, Daviso di Charvensod, I pedagi, op. cit., p. 23. La transformation se serait réalisée par évolution vers la taxe d’accompagnement, le « pedagium conductum », Ludolf Fiesel, « Zur Entstehungsgeschichte des Zollgeleits » in Vierteljahrschrift für Sozial und Wirtschaftsgeschichte, XV, pp. 466-498.

[12]  Célestin Port, Histoire du commerce maritime de Narbonne, Paris, 1854, p. 164.

[13] Bottin ; « Les développements du droit de la mer… », op.cit., pp. 18-20.

[14] Jules Valéry, « Alexandre III et la liberté des mers » in Revue générale de droit international public, 1907, pp. 240-251.

[15] Composition au début du XVIe siècle : Royaume d'Aragon, Royaume de Majorque, Royaume de Naples, Royaume de Valence, Royaume de Sardaigne, Royaume de Sicile, Principauté de Catalogne.

[16] « Statuimus et ordinamus quod de caetero omnes barchae perquirentes seu trahentes corallum a maribus del cap de Napolis usque a la Linayre (Asinaria)  habeant et teneantur degege et facere portum suum in villa Alguerii », Codex diplomaticus Sardinae, Historiae Patriae monumenta, Turin, 1861, T.1,  p. 915.

[17] Dufourcq, op. cit., p. 100.

[18] Voici à titre d’exemple la position de Marcien, Digeste.1, 8, 2, 1. « Et quidem naturali iure omnium communia sunt illa : aer, aqua profluens, et mare et per hoc litora maris », formulation reprise presque mot pour mot par les Institutes. 2,1, pr.1 : « Et quidem naturali iure communia sunt omnium haec : aer et aqua profluens et mare et per hoc litora maris ». Sur ces questions, Michel Bottin, « Droit romain et jus commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers » in Droit international et coopération internationale, Hommage à Jean-André Touscoz, Nice, France-Europe Editions, 2007, pp. 1228 sq.

[19] Digeste. 43, 8, pr. « Litora, in quae populus Romanus imperium habet, populi Romani esse arbitror ».

[20] Ulpien, Digeste. 39, 2, 24. pr. « Fluminum publicorum communis est usus, sicut viarum publicarum et litorum. In his igitur publice licet cuilibet eadificare et destruere dum tamen hoc sine incommodo cuiusquam fiat ».

[21]  Nicole Charbonnel et Marcel Morabito, « Les rivages de la mer : droit romain et glossateurs », in Revue historique de droit français et étranger, 1977, p. 30.                

[22] Ibidem. p. 277.

[23] Ainsi pour Placentin littora et maria dicuntur publica [23]. Une glose sur un fragment de Paul nuance en limitant le caractère public à la mer côtière : littora mari proxima publica sunt, Charbonnel et Morabito, op. cit., pp. 40-41.

[24] Michel Bottin, « Les développements du droit de la mer », op. cit., p. 13

[25] Ibidem, note 38.

[26] Gemma legalium. Opera omnia, Venetiis, 1602, cité par Percy-Thomas Fenn, The Origin of the right of fishery in territorial waters, Cambridge, Massachusetts, 1926,  p. 101.

[27] Le comte de Maistre, président du Sénat de Chambéry, commentant en 1724 la formule de Balde de Ubaldis, Commentarium prima par in Digestum, Arch. dép. des Alpes-Maritimes, Città e contado di Nizza, Diritto di Villafranca, Mazzo 8, liasse 11.

[28] Cette conception aurait abouti à découper les espaces maritimes selon le principe de la « ligne médiane ». Cette règle existe avant le XIIIe siècle dans la jurisprudence de plusieurs pays baignés par la Mer du Nord (Norvège, Ecosse, Angleterre), Raestad, La mer territoriale, op.cit., pp. 30-33.

[29] Le mille d’Italie est de 1478 mètres.

[30] Michel Bottin, « Les développements du droit de la mer », op. cit.

[31] Michel Bottin, Le droit de Villefranche, thèse doit, Université de Nice, 1974.

[32] Cesare Maria Moschetti, Questioni di diritto publico marittimo negli scritti dei giuristi napoletani della prima metà dei seicento, Giannini Editore, Napoli, 1984, pp. 36-38.

[33] Sur les decisiones, Michel Bottin, « Notes sur la pratique de la motivation des décisions de justice en jus commune », Etudes d’histoire du droit privé en souvenir de Maryse Carlin, Paris, Editions de La Mémoire du Droit, 2008, pp. 81-96.

[34] Carlo Tapia, Decisiones supremi Senatus Italiae, Neapoli, 1621, Decisio XXII, pp. 344-350.

[35] Les protestations sont essentiellement françaises … mais le droit français évolue en dehors du jus commune.
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