Droit de la mer. La formation du domaine public maritme
 
 
 

Public ou domanial ?

La formation du domaine public maritime dans l’ancien droit français

 
 
 
            Michel Bottin
Faculté de droit de Nice
Université Côte d’Azur
Laboratoire ERMES
 
Pour citer : Michel Bottin, « Public ou domanial ? La formation du domaine public maritime dans l’ancien droit français », in Actes du colloque La mer, la côte, le juge. Aspects du domaine public maritime, Laboratoire CERDACFF, Nice, 26 septembre 2014. Publié sur www.michel-Bottin.com en octobre 2017.
 
 
         Les auteurs administrativistes du début du XIXe siècle[1] présentent le domaine public maritime comme une institution aux contours bien définis et issue directement de deux textes fondateurs, l’Edit de Moulins de 1566 et l’Ordonnance de la Marine de 1681, celle-ci définissant la consistance de ce domaine, celui-là en assurant la protection.
         Cette présentation a le mérite d’être simple. Elle a aussi le défaut d’occulter le processus très particulier de formation du domaine public maritime. Chaque domaine public, fluvial, forestier, municipal ou autre, présente en effet des caractères historiques différents et des dynamiques particulières. Dans le cas du domaine public maritime, cette dynamique de formation résulte de la confrontation de deux approches complexes. L’une porte sur la nature juridique du bien, res communis ou/et res publica ; l’autre porte sur la définition même de ces espaces littoraux à la fois terrestres et maritimes. Ces deux approches sont par nature instables. Il n’est qu’à considérer les évolutions contemporaines. On imagine ce que cela peut être à l’échelle des siècles ! Ces évolutions ont toutefois un sens, celui d’un renforcement géographique et juridique de cet espace public maritime dans un cadre domanial. Cette domanialité a, de facto, puisé dans ce système de contradictions une dynamique d’accroissement.
         Cette orientation est toutefois récente. Elle remonte tout au plus au XVIIIe siècle. On ne peut en effet guère qualifier ces espaces littoraux de « domaniaux » avant cette époque. On trouve dans deux thèses sur l’histoire du domaine, soutenues l’une et l’autre en 1993, assez d’éléments pour être affirmatif. Pour le Moyen Age, Guillaume Leyte dans son étude sur la domanialité publique dans la France médiévale met par exemple en évidence un commentaire d’Andrea de Isernia sur les Libri Feudorum qui montre que les rivages de la mer ne font pas partie du domaine et qu’ils relèvent du roi uniquement pour leur défense et leur conservation[2]. Nicole Charbonnel et Marcel Morabito font remarquer que « la question d’une éventuelle domanialité des rivages n’est même pas effleurée dans la célèbre constitution de Frédéric Barberousse Quae sint regalia ? »[3]. Pour le XVIe siècle, Franck Bouscau affirme de son côté, dans sa thèse sur les prés salés du bassin d’Arcachon, qu’à cette époque encore, les prérogatives qui pouvaient être exercées par le roi n’étaient pas assimilables à des droits domaniaux »[4].
         On peut projeter cette position jusqu’au XVIIe siècle. Les auteurs de l’ancien droit confirment directement ou indirectement cette non domanialité. Ainsi René Choppin dans ses Trois livres du domaine de la Couronne de France paru en 1613, après avoir longuement insisté sur la domanialité des cours d’eau et des lacs navigables, réduit celle-ci en matière maritime à quelques droits de bris et de naufrage. Il ne dit rien des rivages, ni des ports d’ailleurs[5]. Ainsi encore Berthelot du Ferrier dans son Traité des droits et du domaine du roi paru en 1719[6] ou Guyot en 1784 dans son Répertoire de jurisprudence à l’entrée « Domaine »[7]. Ajoutons que le droit commun des fiefs va dans le même sens. Pour Georg Adam Struve, un auteur allemand du XVIIe siècle, les regalia maria et les littora maris font partie des regalia minora ; ils peuvent donc être prescrits par possession immémoriale[8].
         Cette approche peut surprendre, surtout en matière d’espaces côtiers qu’on pourrait considérer comme particulièrement concernés par les progrès de la domanialité publique. Mais ne confond-on pas deux aspects, le caractère public et le caractère domanial ? Pour les auteurs du XIXe siècle les deux vont de pair, tellement ils sont soudés dans l’expression « domaine public ». Mais une approche historique de la condition juridique des espaces côtiers impose de les dissocier. Le caractère public a précédé de plusieurs siècles le caractère domanial. Ces espaces littoraux sont des res publicae. Le droit romain l’affirme avec force, fondant ainsi la capacité des pouvoirs souverains à intervenir.
         Cette affirmation, précoce, des pouvoirs d’intervention de la puissance publique soulève deux questions. La première porte sur le contrôle de ces espaces publics. Comment s’organise la relation entre la puissance publique et les possesseurs privés dans des siècles où le droit féodal règle une grande part les questions foncières ou contractuelles ? ( I ) La seconde question porte sur l’affirmation domaniale. Comment le roi, la Couronne devrait-on dire, a-t-il employé cette prérogative de puissance publique pour faire reculer l’emprise privée au profit de son domaine ? ( II )
 
Prérogative publique et féodalité
 
         A la fin du Xe siècle le droit féodal a submergé tout ce qui pouvait rester de prérogatives publiques. Les regalia, c’est à dire les droits appartenant à la puissance souveraine, survivance du fiscus romain, ont été dispersés. Les regalia minora ont été concédés en fief. On y trouve en particulier l’exercice de la justice. Seuls quelques regalia, dits majora, ont échappé à ce processus de concession. L’empereur a réussi à s’en réserver la compétence. On y trouve les impôts, le droit de battre monnaie, des droits sur les fleuves navigables et sur les routes publiques[9], mais rien sur les espaces côtiers[10].
         La renaissance du droit romain au XIe siècle a toutefois bousculé les positions en imposant une approche publique de ces espaces côtiers. Ce caractère public justifie que la jurisdictio, police et justice, appartienne au souverain. Ainsi se met en place cet ordre public littoral qui trouvera son aboutissement dans l’Ordonnance de la Marine de 1681[11].
 
L’influence du droit romain
         Le droit romain définit le rivage à la fois comme res communis[12], tout comme la mer, et comme res publica[13] comme les ports et les fleuves. Il est par contre imprécis lorsqu’il s’agit de définir les applications de ce caractère public. D’abord parce qu’il introduit une distinction entre les ports et le rivage. Sur celui-ci le Populus romanus n’est qu’arbitror[14], terme peu juridique. Ensuite parce que la puissance publique n’apparaît que de façon incidente avec l’intervention du préteur qui peut s’opposer au moyen d’interdits aux constructions sur le rivage. Pomponius qui aborde cette question ajoute qu’il faut tolérer la construction si personne n’en souffre[15].
         C’est cet ensemble de principes et de règles qui entre dans le droit des pays d’Europe occidentale au XIe siècle avec la redécouverte du droit romano-justinien. Les Glossateurs en font une lecture qui accentue le caractère public[16]. Le terme arbitror est glosé par jurisdictio, pouvoir d’administration et de juridiction. Cette jurisdictio appartient à l’empereur. Avec le temps et l’affaiblissement du pouvoir impérial elle passera aux rois, républiques et princes titulaires d’un pouvoir souverain. C’est à dire pour la France, au roi. Cette jurisdictio sera exercée par un de ses grands officiers de la Couronne, l’amiral, détenteur des plus larges pouvoirs militaires et civils sur toutes les matières de la mer. Mais la France n’est pas encore au XIIIe siècle une puissance maritime. Elle le devient avec le recul de la domination anglaise sur les côtes océaniques et le rattachement des provinces du Midi et de la Bretagne. Mais comme ces territoires disposent déjà d’une organisation maritime il faudra multiplier les amirauté, amirauté de Bretagne, amirauté de Normandie, amirauté de Provence .... et multiplier les règlementations et justices particulières[17]. Le processus d’unification n’est engagé qu’au début du XVIIe siècle. Il aboutit en 1681 dans l’Ordonnance de la Marine. La juridiction maritime y est abordée en bonne place. Elle occupe le titre premier.
         La justice maritime est assurée par une soixantaine de sièges particuliers répartis en amirautés. Ces sièges particuliers jugent en premier ressort sans appel pour les affaires d’une valeur inférieure à 50 livres. L’appel est porté soit à un siège général près un parlement soit directement à un parlement[18].
         Ces amirautés sont composées d’officiers de justice qui ont pour fonction de juger mais aussi d’administrer. Tous les aspects de la vie maritime, hormis les questions militaires, sont concernés : la police des ports et des côtes, la police des activités maritimes et la police des gens de mer. Ces juges sont ainsi compétents en matière civile, pénale, commerciale et administrative.
         Quelle est la place des espaces littoraux dans cette Ordonnance ? Celle-ci compte plus de 660 articles ; le littoral sous ses différentes formes occupe quelque 150 articles, dont 23 pour les ports et havres, 45 pour les naufrages, 21 pour les parcs et pêcheries ... et seulement 2 pour le « rivage de la mer ». C’est là, au titre VII du livre IV, qu’on trouve à l’article 1 la célèbre définition du rivage : « Sera réputé bord et rivage de la mer, tout ce qu’elle -la mer- couvre et découvre pendant les nouvelles et pleines lunes et jusqu’où le grand flot de mars se peut étendre ». Le second, et dernier article de ce titre, le plus court de l’Ordonnance, porte sur la défense de « planter aucun pieux ni fixer aucun accessoire qui puissent porter préjudice à la navigation ».
         On ne trouve dans cette codification aucune règle susceptible de mettre en lumière une quelconque domanialité de ces espaces. On ne demande à aucun moment à ces juges de s’intéresser à la protection d’un domaine public en tant que tel. C’est en appliquant les dispositions de l’Ordonnance qu’ils pourront s’opposer à un particulier qui gêne la navigation ou l’utilisation du rivage ou des ports. Il leur revient alors d’examiner la légitimité du titre de l’occupant. On n’est pas loin de la conception romaine.
 
La résistance du droit féodal   
         Cette spécificité juridique des espaces côtiers qui nous vient du droit romain est totalement étrangère au droit féodal. Ces espaces, et les droits afférents, peuvent être concédés en fief ou en service comme tout autre lieu : parc et pêcheries, lais et relais, ramassage du goémon, récupération des épaves, droit de rivage, etc. Que ce soit par titre ou par prescription les tenanciers n’ont aucune difficulté à faire appliquer leurs droits. La jurisprudence des parlements les protège, comme elle protège la propriété, l’alleu, et tous les droits féodaux. Ceux-ci sont d’ailleurs qualifiés par cette jurisprudence de « quasi allodiaux »[19].
         L’Ordonnance n’a donc pas chargé les juges des amirautés de s’attaquer aux droits des seigneurs détenus le long des côtes. Cela aurait d’ailleurs été parfaitement vain. Les parlements, en appel, auraient replacé le seigneur dans son droit. L’offensive de la Couronne contre les droits seigneuriaux ou assimilés sur ces espaces littoraux est plus tardive d’une trentaine d’années comme on le verra ci-après. Il ne s’agissait pas de supprimer tous ces droits mais seulement ceux qui gênaient la navigation ou qui étaient sans titre. Les parcs et pêcheries furent particulièrement visés. Pour les côtes de Ponant plus de 300 devaient être supprimés[20].
         Mais la résistance féodale a été forte. C’est ce qu’explique en 1760, 80 ans plus tard, Valin dans son Nouveau commentaire de l’ordonnance de la Marine, à une époque où la domanialité maritime a progressé : « Il importait d’autant plus de déterminer l’étendue du rivage de la mer et d’y défendre de faire aucune entreprise préjudiciable à la navigation et au public qu’il a été difficile d’obliger les seigneurs des grands fiefs voisins des côtes d’abandonner leurs prétentions en cette partie soit à titre de propriété soit à titre de juridiction et de renoncer aux usurpations qui y avaient été faites ... Il ne suffisait donc pas de les désabuser de ce côté-là, il fallait encore leur indiquer la limite de leurs terres en fixant le rivage de la mer et en le mettant à couvert de nouvelles entreprises à l’avenir »[21].
         Et l’entreprise a été difficile, d’autant plus que certaines coutumes fondaient ces appropriations. Telle la Coutume de Normandie qui accorde à chaque seigneur tout ce qui est jeté à la côte et tout ce qu’un homme peut toucher dans la mer avec une lance à partir du rivage. Il n’y a qu’à appliquer regrette Valin[22]. Le droit féodal est encore bien présent sur les côtes à la fin du XVIIIe[23].
 
L’affirmation de la domanialité publique
 
         Les positions des détenteurs de droits et d’espaces maritimes auraient pu en effet résister longtemps au pouvoir royal. L’ordonnance de Moulins ne leur était guère opposable dans la mesure où ces droits et biens fonciers n’étaient pas, on l’a vu, définis comme « domaniaux ». Seule une action directe du pouvoir royal pouvait faire la décision. Il fallait bien entendu dans ce cas se passer de l’intervention des amirautés et des parlements et traiter toutes ces questions en justice retenue, c’est à dire en Conseil du roi.
 
La revendication des espaces côtiers
         Les silences de l’Ordonnance de la Marine en matière de domanialité peuvent paraître étonnants. A première vue du moins parce que cette matière maritime est délicate et moins assurée que d’autres, celle par exemple des fleuves et rivières navigables. L’article 42 de l’Ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 présente un caractère domanial plus net : « Déclarons la propriété de tous les fleuves et rivières portant bateau, de leur fonds, sans artifices et ouvrages de main, dans notre royaume et terres de notre obéissance, faire partie du domaine de notre Couronne »[24].
         Il en est de même précise Lagarde pour les îles et îlots qui se forment dans ces cours d’eau ; ils « appartiennent au roi par son droit de souveraineté sur tout ce qui n’appartient à personne aussi bien que les péages, passages, ponts, bacs, pêches et autres choses que ces fleuves et rivières produisent. Ainsi les particuliers, soit justiciers ou non, n’y peuvent rien prétendre ». Et en référence, pour bien montrer que cela n’est pas nouveau, Lagarde cite des lettres patentes de François I de 1539 et une déclaration de Charles IX du 7 juillet 1572 confirmée par une déclaration d’avril 1683[25].
         Pourquoi ne pas appliquer aux espaces côtiers cette disposition ? L’idée a fait son chemin au Conseil parmi les conseillers d’Etat et les maîtres des requêtes, sans précipitation d’ailleurs, ce qui montre la difficulté de l’entreprise[26]. Et c’est en référence à cette déclaration de 1683 sur les Eaux et Forêts qu’est publié l’édit de février 1710, soit 27 ans plus tard, sur les espaces côtiers : « Le droit de propriété que nous avons sur les fleuves et rivières navigables de notre Royaume étant incontestablement établis par les lois de l’Etat comme une dépendance de notre souveraineté, les rois nos prédécesseurs et Nous, avons ordonné des recherches des usurpations » faites par des particuliers. Celles remontant avant le 1er avril 1566 étaient maintenues. Et l’édit poursuit : « Ayant été informé que les même entreprises et usurpations ont été faites sur les îles, îlots, crémens, atterrissements, lais et relais de la mer, droits sur le poisson, entrées et sorties de bâtiments, barques, chaloupes et bateaux, droits de parc et pêcherie, madrague, bordigue, droits de varech, débris de naufrage, ancrage pontage, épave, passage, gravage, feux, balises, exemptions de guet et garde ; qu’il y a des particuliers qui s’en sont mis en possession, de leur autorité privée et en jouissent sans titre... » …  « usant du droit de propriété que nous avons sur les bords et rivages de la mer, sur les îles et atterrissements qui s’y forment et dont nous avons toujours joui comme seigneur foncier suivant les us et coutumes de la mer, les anciennes et nouvelles ordonnances de la Marine, notamment celle du mois d’août 1681[27] ... d’ordonner la recherche desdites usurpations pour en faire la restitution à notre domaine ». Tous ces détenteurs étaient cependant maintenus dans leurs droits à condition de payer deux années de revenu ou le dixième de la valeur[28]. Les arrêts du Conseil du 19 décembre 1711 et du 13 novembre 1714 apportent des précisions et des aménagements[29].
         Le principe de domanialité progresse[30]. Valin en 1760 commente ainsi l’article premier du titre II sur les parcs et pêcheries permettant d’étendre des filets sur les grèves et aux embouchures des cours d’eau : « A l’égard des droits acquis par la longue possession, quoique le domaine de la couronne soit imprescriptible, le roi a bien voulu par l’article ci-après, conformément aux articles 84 et 85 de l’ordonnance du mois de mars 1584[31], confirmer les possesseurs des parcs et pêcheries dans leur jouissance, moyennant toutefois qu’elle eût commencé avant la même année 1584[32]. Un arrêt du Conseil du 2 mars 1727 ordonne la démolition des pêcheries construites en bois ou en pierre depuis 1584[33]. Mais ajoute Valin il y a toujours des excès, particulièrement en Aunis. Des bouchots et des écluses ont été construits au préjudice de la navigation[34].
         Sinon dans la pratique, du moins en doctrine, la domanialité maritime semble bien avoir triomphé. Dunot de Charnage affirme clairement en 1765 qu’« on ne peut acquérir et prescrire la propriété du rivage »[35]. Mais tous les auteurs ne sont pas de cet avis. En 1768 Poulain du Parc affirme au contraire sans nuance que « ceux qui ont des titres légitimes pour la propriété des rivages de la mer doivent y être maintenus »[36].
         Enfin, preuve incontestable de ces progrès, le roi, par lettres patentes du 8 novembre 1746, fait don aux Etats de Languedoc de la « propriété de tous les étangs, palus, marais, coutières, lais et relais de la mer, rivières et étangs depuis Beaucaire jusqu’à Aigues-Mortes »[37].
 
La suppression des droits maritimes
         L’offensive domaniale se développe parallèlement contre les droits maritimes, ensemble foisonnant des pratiques péagères ou fiscales perçues par les seigneurs, communautés et particuliers sur les quais, les plages, dans les rades, aux embouchures des fleuves et autres[38]. La matière est complexe et particulièrement sensible en raison du nombre d’intermédiaires intéressés par cette perception[39]. Un arrêt du conseil du 21 avril 1739 impose la présentation des titres non enregistrés jusque-là aux greffes des amirautés à une Commission du Conseil[40]. C’est le greffier du Bureau de la Compagnie des Indes qui est chargé de la réception, le bureau étant chargé de l’instruction et des mesures à prendre[41]. Cet arrêt transfère ainsi la compétence de ces questions des amirautés au Conseil du roi[42]. En 1747 la commission avait traité 450 dossiers[43]. Un arrêt du Conseil de la même année semble renvoyer à la compétence des officiers d’amirauté[44]. Mais il semble bien qu’on ait maintenu la compétence de la commission. Valin fait état des difficultés des officiers d’amirauté pour régler ces questions[45]. Cette commission, sous le nom de Bureau de vérification des droits maritimes, a fonctionné jusqu’en 1790[46]. On y employait les mêmes techniques d’enquête que le bureau des péages[47], et comme pour les péages, si beaucoup avaient été supprimés à la veille de la Révolution, il en restait encore assez pour appeler l’attention et la critique des rédacteurs des cahiers de doléances des baillages côtiers[48]
 
Conclusion
         Les mesures prises par l’Assemblée constituante en matière de domanialité maritime sont de deux sortes. Les unes résultent de l’abolition des droits féodaux, ceux du moins relevant de la féodalité « dominante », ceux relevant de la féodalité « contractante » devant faire l’objet d’un rachat. Les autres résultent de la nécessité d’éteindre la dette publique. Les Constituants ont pensé que la vente des domaines de la Couronne était un des moyens d’y parvenir. « L’aliénation des domaines nationaux est une des plus importantes de l’Assemblée nationale ; sa prompte exécution influera essentiellement sur le rétablissement des Finances », explique-t-on aux corps administratifs chargés des opérations de vente[49].
         Une première loi des 19-21 décembre 1789 ordonne ainsi la mise en vente de ces domaines jusqu’à concurrence d'une valeur de 400 millions. Une seconde loi des 9 mai-21 septembre 1790, plus générale, et une troisième des 25 juin-9 juillet 1790 autorisent l'aliénation de « tous les domaines nationaux, hormis ceux réservés au roi ». Enfin la loi domaniale des 22 novembre-13 décembre 1790, couronne l’ensemble. Elle formule dans son préambule l'idée que « la maxime de l'inaliénabilité devenue sans motifs serait préjudiciable à l'intérêt public »[50]. C’est dans ce cadre que les espaces littoraux ont été vendus.
Toutes ces mesures étaient bien évidemment contraires à ce qui avait été laborieusement construit pendant cinq siècles. Mais le débat n’était pas clos. Avec le recul, il apparaissait clairement que la domanialité était bien le meilleur système de conservation de ce patrimoine public maritime. L’affirmation, forte et répétée, des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité par la doctrine et la jurisprudence du début du XIXe siècle s’inscrit ainsi dans la continuité des règle et pratiques antérieures à la Révolution.



[1] Jean Baptiste Victor Proudhon, Traité du domaine public, T 3, Dijon, 1854, pp. 33-60. Joachim Antoine Gaudry, Traité du domaine, 3 vol., Paris, 1862, au Tome 1, pp. 140 sq..

[2] Guillaume Leyte, Domaine et domanialité publique dans la France médiévale (XIIe-XVe siècles), PU Strasbourg, 1996, p. 88.

[3] Nicole Charbonnel et Marcel Morabito, « Les rivages de la mer : droit romain et glossateurs », in Revue historique de droit français et étranger, 1987, pp. 23-44, p. 41.

[4] Ibidem, p.181 qui renvoie à la thèse de Franck Bouscau, Les prés salés de La Teste-de-Buch en Aquitaine. Contribution à l’histoire du domaine maritime du moyen âge à nos jours, Paris 2, 1988, pp. 97sq. et 114.

[5] René Choppin, Les trois livres du domaine de la couronne de France, 1613, au livre premier, p. 172.

[6] Berthelot du Ferrier, Traité de la connaissance des droits et des domaines du Roy, 1719, p. 104

[7] Guyot, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, T. 6, entrée “Domaine”, 1784.

[8] Georg Adam Struve, Syntagma jurisprudentiae secundum Pandectarum, vol. 1, 3e ed., Leipzig-Frankfort, 1738, p. 145.

[9] Joseph Leopold Roth, Pandectae feudales, Frankfort, 1736, p. 304, Questio 9, Quae sunt ripatica ?

[10] Et peut-être rien sur les ports. Il semble qu’on parle des ports fluviaux.

[11] Ordonnance de Louis XIV Roy de France et de Navarre donnée à Fontainebleau au mois d’aoust touchant la Marine, Paris, 1681, 272 pages plus index.

[12] Marcien : «  Communia sunt ... et mare et per hoc litora maris … », Nicole Charbonnel et Marcel Morabito, « Les rivages de la mer : droit romain et glossateurs », in Revue historique de droit français et étranger, 1987, pp. 23-44, note 10. Michel Bottin, « Droit romain et jus commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers », in Droit international et coopération internationale, Hommage à Jean-André Touscoz, Nice, France-Europe Editions, 2007, pp. 1225-1238, p.1228.

Ulpien : « Mare commune omnium est et litora ». Charbonnel et Morabito, op. cit., note 15

[13] Institutes : « Litorumquoque usus publicus iuris gentium est, sicut ipsius maris ». Charbonnel et Morabito, op. cit., note 25.

Ulpien : « Fluminium publicorum, est usus, sicut viarum publicarum et litorum ». Bottin, « Droit romain et jus commune », note 14.

[14] Bottin, « Droit romain et jus commune », note 13 p. 1229.

[15] Charbonnel et Morabito, op. cit., p 27, note 29.

[17] Roger Doucet, Les institutions de la France au XVIe siècle, Paris, 1948 au T. 1, pp. 144 sq.

[18] Philippe Sueur, Histoire du droit public français. XVe-XVIIIe siècle, PUF, Paris, 1989, au T. 2, p. 238.

[19] Michel Bottin, « Coutume féodale et jus commune. La dévolution des fiefs en Provence et dans le Comté de Nice. XIVe–XVIIIe siècles » in Le droit par-dessus les frontières- Il diritto sopra le frontiere, "Atti" delle Journées internationales d’Histoire du droit de Turin, mai 2001, Napoli, Jovene, 2003, pp. 175-215.

[20] Marc Pavé, La pêche côtière en France (1715-1850). Approche sociale et environnementale, L’Harmattan, Paris, 2013, p.193.

[21] René-Josué Valin, Nouveau commentaire sur l’Ordonnance de la Marine du mois d’août 1681, 2 vol., La Rochelle,1760, au vol. 2, p. 527, Introduction au titre VII sur le rivage.

[22] Valin, Nouveau commentaire, op. cit., pp. 610-611.

[23] Joachim Darsel, « L’amirauté en Normandie. L’amirauté de Cherbourg », in Annales de Normandie, 1986, pp. 289-314.

[24] L’article 42 du titre XXVII poursuit : ... « nonobstant titres et possessions contraires, sauf les droits de pêche, moulins, lacs et autres usages que les particuliers peuvent y avoir par titres et possessions valables, auxquels ils seront maintenus ».

[25] François de Paule de Lagarde, Traité historique des droits du souverain en France et principalement des droits utiles et domaniaux, 1767, au tome 1, p. 531. Noter que Lagarde précise p. 528 que les rivages de la mer sont aussi la propriété du roi mais il écrit à la fin du XVIIIe siècle, à une époque où le processus de domanialité est déjà très engagé.

[26] On peut considérer comme un encouragement, voire un précédent, cette pratique en usage dans les Antilles françaises de réserver au roi le bord de mer entre le flot et la végétation. Les raisons sont en bonne partie militaires. Cette pratique coutumière se consolide à la fin du XVIIe siècle au point qu’il est possible d’y percevoir toutes les caractéristiques d’une véritable domanialité publique. Christian Lavialle, « La réserve des cinquante pas du roi ou la naissance du domaine public », in Revue française de droit administratif, 2014, pp.1451-1456.

[27] Nouveau recueil des édits, déclarations, lettres patentes …, 2e partie, Rouen, 1714. L’édit cite en référence plusieurs articles de l’Ordonnance de la Marine, pp.513 sq. ; art. 1 et 2 du titre VII ; art. 4 du titre III ; art. 1 du titre IV et art. 16 et 30 du titre IX.

[28] Ibidem, p. 516.

[29] Bosquet, Dictionnaire raisonné des domaines et droits domaniaux, Tome 2,1775, p. 587, entrée « Isles et îlots ».

[30] Sur « l’incorporation du rivage au domaine », Franck Bouscau, entrée « Domaine maritime », in Dictionnaire de la culture juridique, dir. Alland et Rials, PUF, Paris, 2003.

[31] Ces articles traitent de police, de reconstruction, de filets. Les pêcheries les plus récentes, moins de 40 ans, seront détruites, les autres reconstruites dans leur état. Il n’est pas question de domaine dans cet édit. Jourdan, Decrusy, Isambert, Recueil général des anciennes lois françaises, Tome XIV, 1829, p. 583. 

[32] Valin, Nouveau commentaire, op. cit., édition 1760, p. 669 ; édition 1776, p. 718.

[33] Valin, op.cit., édition 1760, p. 722.

[34] Ibidem, pp. 724-727.

[35] Dunot de Charnage, Traité des prescriptions, de l’aliénation des biens d’église et des dîmes, 1765, p. 77.

[36] Poullain du Parc, Principes du droit français selon les maximes de Bretagne, Tome 3, Rennes, 1768, p. 17.

[37] Bosquet, Dictionnaire raisonné des domaines et droits domaniaux, op. cit., p. 218.

[38] Un exemple pour la Normandie, l’arrêt du Conseil du 3 mars 1761, Nouveau recueil des édits, déclarations, lettres patentes …, 2e partie, Rouen, 1714, p. 331.

[39] Pierre Martin, Les fermiers du rivage : doits maritimes, seigneurs, fermiers et fraudeurs en Bretagne sous l’Ancien régime, Thèse, Lorient, 2004.

[40] Guyot, Traité des droits, fonctions, franchises, exemptions, prérogatives et privilèges, Tome 2, 1787, p. 291.

[41] Almanach royal, 1746, p. 136.

[42] Rodolphe Dareste, La justice administrative en France ou traité du contentieux de l’administration, Paris, 1862, p. 54, note 3.

[43] Alain Cabantous, Les côtes barbares : pilleurs d’épaves et sociétés littorales en France (1680-1830), Fayard, Paris, 1993.

[44] Arrêt du Conseil 1747 sur le renvoi à la table de marbre vérification droits maritimes, Almanach royal 1752, p. 224.

[45] Valin, Nouveau commentaire, op.cit., ed. 1760, p. 674, explique les différentes phases de la Commission et l’impuissance des amirautés

[46] Archives nationales, V 7, 65-75, Bureau des vérifications des droits maritimes, inventaire, p. 60.

[47] Anne Conchon, Le péage en France au XVIIIe siècle: les privileges à l’épreuve de la réforme, Paris, 2002, p. 197.

[48] Archives parlementaires de 1787 à 1860, vol. 2, 1868, deux exemples d’opinions de bailliages, pp.402 et 539.

[49] Collection complète des lois, décrets, ... par J. B. Duvergier, tome 1, 1824. 12-20 août 1790, Instruction de l’Assemblée nationale concernant les fonctions des assemblée administratives, p. 348

[50] Théophile Ducrocq, Cours de droit administratif et de législation française des finances : l’Etat. Personnalité civile et domaine, 1900, p. 549.

900, p. 549.
 
1 -