Louis XVI. Commencements de la Révolution
 
 
 

 Jean Egret et  La Pré-Révolution française. 1787-1788 

 

 Deux réflexions sur les commencements de la Révolution

 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Jean Egret et La Pré-Révolution française. 1787-1788. Deux réflexions sur les commencements de la Révolution », in Mélanges Doyen Jean-Yves Coppolani, contributions réunies par Florence Jean et Claude Saint-Didier, Université de Corse Pascal Paoli, La Mémoire du droit, Paris, 2017.
 
Michel Bottin
Agrégé d’Histoire du droit
Laboratoire ERMES
Université Côte d’Azur
 
         En 1962 paraissait aux P.U.F. La Pré-Révolution française. 1787-1788 de Jean Egret.  Celui-ci, alors professeur d’Histoire moderne à la Faculté des Lettres de Poitiers, couronnait avec cet ouvrage plus de vingt années de recherches sur le sujet. L’approche de la période y était renouvelée par l’utilisation de nouvelles sources et une exploitation exhaustive des écrits des mémorialistes. Les comptes-rendus critiques[1] remarquèrent en particulier la réévaluation de l’œuvre gouvernementale de Loménie de Brienne, jusque-là systématiquement critiquée par les auteurs.
         Le sujet n’était bien évidemment pas nouveau. Il avait en particulier été traité par Aimé Chérest en 1884 dans La Chute de l’Ancien régime. Mais là où Chérest peignait une grande fresque sur la disparition, pan par pan, de l’Ancien Régime institutionnel et social, de l’Assemblée des Notables du printemps 1787 jusqu’aux bouleversements de l’été 1789, Egret écrivait une histoire qui par tous ses aspects annonçait celle de la Révolution.
         Cette orientation s’inscrivait dans la tradition des premiers historiens de la Révolution dont les œuvres mêlent le travail de l’historien et celui du mémorialiste. Les histoires de la Révolution parues du Directoire à la Monarchie de Juillet, celles de Necker, Molleville, Lacretelle, Sallier, Labaume, Droz, ont profondément marqué le discours historique. Assurément, il y avait bien un genre particulier pour parler de cette période, celui du prélude, ou du chapitre préliminaire. Tocqueville lui aussi avait ressenti cette nécessité lorsqu’il écrivit, après avoir publié L’Ancien Régime et la Révolution, plusieurs chapitres sur cette période si particulière[2].
         Si le genre n’était pas nouveau, la problématique de Jean Egret était par contre nouvelle. Elle renouvelait le cadre chronologique de la période. Le titre choisi, La Pré-Révolution française.1787-1788, révélait clairement les intentions de l’auteur. D’abord à propos de l’étendue de la période. L’année 1789 n’en faisait pas partie. En effet, si comme tous les auteurs, Egret commençait bien son histoire à la réunion de l’Assemblée des Notables le 22 février 1787, il s’en distinguait en fixant une limite au 24 janvier 1789 avec « l’envoi aux bailliages des premières lettres royales de convocation pour les Etats généraux »[3]. Ce n’est qu’à partir de là, tranchait-t-il, que commence la Révolution.
         L’emploi d’un terme propre, celui de « Pré-Révolution », pour qualifier cette période était aussi une innovation[4]. Il mérite l’analyse. Les auteurs anciens ne donnaient pas de qualificatif particulier à cette période. Lacretelle fait exception. Il termine son Histoire de France pendant le XVIIIe siècle par un long « Prélude à la Révolution »[5]. Cette façon de faire devient plus fréquente au XXe siècle. Les proches prédécesseurs de Egret mettent l’accent sur les faits et les forces qui enclenchent le processus révolutionnaire, « La révolte nobiliaire » de Mathiez, « La révolte de l’aristocratie » de Soboul. Jean Egret choisit un mot plus englobant, celui de Pré-Révolution, terme qu’il emploie déjà dans des études antérieures[6] et qui présente l’avantage de la nouveauté. Cette période n’est plus l’Ancien Régime et pas encore la Révolution ; une sorte de marche entre deux mondes, un espace de transition. Ainsi présentée l’œuvre est davantage qu’un prélude, c’est une étude faite pour « elle-même » ainsi que l’explique Egret dans l’Avant-propos[7].
         L’approche de Jean Egret bousculait ainsi les lignes et les cadres conceptuels sur deux points : la Révolution commence au cours des mois de décembre 1788 et janvier 1789, entre le Conseil du roi du 27 décembre et la publication du règlement électoral du 24 janvier. Elle est précédée par une période bien identifiable et homogène qui va du printemps 1787 à la clôture de la seconde Assemblée des Notables, la Pré-Révolution.
         Ces deux positions méritent d’être discutées. La première en raison des importantes modifications que subit le règlement électoral du 24 janvier 1789 pendant les quatre mois qui suivent. La seconde parce qu’elle mêle ce qui est proprement pré-révolutionnaire, c’est à dire la préparation des Etats généraux, œuvre de Necker, et ce qui relève de la réforme de l’Ancien Régime portée par Loménie de Brienne et qui n’est pré-révolutionnaire qu’à travers les réactions hostiles qu’elle suscite. Si la première question peut être simplement éclairée par la mise en perspective des faits, il en est autrement de la seconde. Dans ce cas on ne peut régler les contradictions que porte le concept de Pré-Révolution qu’en entrant dans la logique réformatrice de Loménie de Brienne.
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Necker et la préparation des Etats généraux
 
         Necker remplace Loménie de Brienne à la tête du gouvernement le 27 août 1788. Il a été nommé à ce poste par le roi pour résoudre une grave crise de trésorerie. Cette nomination rassure les milieux financiers et l’Etat retrouve rapidement ses capacités de paiement. Mais Necker trouvait aussi sur sa table de travail un dossier autrement plus important et complexe, celui de la convocation des Etats généraux. Brienne les avait promis en septembre 1787 pour 1792 dans la négociation fiscale qu’il menait alors avec le Parlement de Paris. Il avait renouvelé cette promesse au mois de novembre suivant lors de l’enregistrement d’un important emprunt quinquennal. Le 5 juillet 1788 il avait ouvert une enquête générale sur les procédures anciennement utilisées pour convoquer les Etats. Enfin, le 8 août, il avait fixé la réunion au mois de mai 1789. Necker héritait du problème ... sans avoir les moyens, ni la volonté, de poursuivre la politique de convocation initiée par Brienne.
 
Les Etats généraux selon Brienne
 
         La réunion des Etats telle que la prévoyait Brienne reposait sur un principe, celui d’une représentation nationale organisée sur la base des représentations provinciales[8]. L’idée n’était pas nouvelle. On la trouvait déjà dans le célèbre projet de Dupont de Nemours et de Turgot, présenté au roi en 1776, qui couronnait un système d’assemblées provinciales par une « grande municipalité du royaume ». Mais il y avait loin de la théorie à la pratique. Seulement un tiers du royaume bénéficiait de telles représentations sous la forme d’Etats provinciaux. Ailleurs, dans les pays dits « d’élections », il fallait les créer.  L’Assemblée des Notables se prononça en faveur d’une telle création dans toutes les provinces dépourvue d’Etats. Leurs membres devaient, à terme être élus par les membres des assemblées intermédiaires de départements, ceux-ci étant élus par les assemblées de villages. La représentation du Tiers-Etat était doublée et le vote se faisait par tête. Dans l’immédiat la moitié des membres de ces assemblées provinciales étaient nommée par le roi, l’autre moitié étant cooptée par les membres nommés.  La réforme fut enregistrée par le Parlement de Paris le 22 juin 1787. Les parlements de province suivirent, certains manifestant une forte hostilité à la réforme. Les Etats provinciaux existants conservaient leur organisation et leurs moyens d’administration provinciale.
         Brienne avait toutefois complété sa politique à partir du mois de juin 1788 en réactivant plusieurs Etats provinciaux supprimés ou mis en sommeil depuis longtemps.  Il attendait de ces Etats qu’ils se réforment et accordent au Tiers-Etat une meilleure représentation face aux ordres privilégiés. La restauration des Etats de Dauphiné en est l’exemple le plus connu et le mieux réussi. Ces Etats dauphinois s’engagèrent dans une profonde réforme de leurs modalités électives, principalement doublement du Tiers-Etat et vote par tête. Pour Brienne ils montraient la voie à tous les Etats provinciaux qui accordaient une trop forte représentation au Clergé et à la Noblesse.
 
Les Etats généraux selon Necker
 
         Mais Necker avait bien trop peu d’intérêt, et sans doute de considération, pour les subtilités de l’administration provinciale française pour poursuivre dans cette voie. Les assemblées provinciales sont rapidement écartées et la session annuelle prévue au mois de novembre 1788 n’a pas lieu. Le signal envoyé est négatif. Il est clair que Necker veut réunir les Etats sur d’autres bases, qui ne seraient ni celles de Brienne ni celles proposées par le Parlement de Paris sur la base des procédures de 1614.
         Necker réunit à cette fin une nouvelle Assemblée de Notables pour jeter les bases d’une convocation rénovée. Les ordres privilégiés firent de la résistance tant à propos du doublement du Tiers-Etat que du vote par tête. L’affaire prenait un mauvais tour. Necker devait conclure. C’est ce que fait le Conseil du roi le 27 décembre. Des décisions posent les bases du règlement électoral du 24 janvier 1789[9].
          Celui-ci ne concerne que les pays d’élections, ceux donc où avaient été créées des assemblées provinciales ; la représentation du Tiers-Etat était doublée mais la question du vote par tête n’était pas réglée ; l’élection devait se faire dans le cadre des bailliages et des sénéchaussées, ressorts  judiciaires transformés pour la circonstance en circonscriptions électorales ; la personnalisation du droit de suffrage des électeurs était la règle et remplaçait les anciens modes de représentation fondés sur les titres et les statuts personnels.
         Ainsi présentée, la réforme marque effectivement le début de la Révolution. Tous les ingrédients s’y trouvent : le principe d’une représentation par province est rejeté ; la personnalisation du droit de suffrage affaiblit considérablement les autorités traditionnelles et porte les germes d’une mutation du mandat impératif en mandat représentatif ; enfin -et c’est une bombe à retardement !- la question du vote par tête n’est pas réglée.
         Mais toutes les pièces du mécanisme révolutionnaire ne sont pas en place. Il reste les Etats provinciaux et cela concerne tout de même le tiers de la population. Dans ces provinces on s’apprête à députer sur des bases provinciales. Mais Necker n’en veut pas, soit parce qu’il pense ne pas être capable de mener les négociations avec ces Etats pour parvenir à une représentation convenable du Tiers-Etat, soit parce que par principe il ne veut aucune représentation provinciale. Or tant que cette question n’est pas réglée on ne peut pas dire que la Révolution est commencée. C’est en ce sens que Egret fait commencer la Révolution trop tôt. Il y a encore trop d’éléments de l’ancien droit public dans le processus de représentation.
         La question de la survie, ou de la résurrection, des Etats provinciaux après le mois de janvier 1789 n’a guère passionné les historiens, anciens ou récents. Pierre Renouvin dans un maître-livre paru en 1921 sur Les assemblées provinciales de 1787 règle la question en moins de dix pages. On ne peut pas pour autant considérer que Egret ne connaît pas le sujet. Ses études sur les Etats du Dauphiné, ou sur la Pré-Révolution en Provence en témoignent[10]. Mais il y a deux façons d’interpréter la rénovation des Etats dauphinois entreprise entre les mois de juin et décembre 1788 et précisée par l’arrêté du 2 janvier 1789 voté par l’assemblée de Romans qui se prononce pour le doublement du Tiers et le vote par tête. Pour certains, celle-ci est l’exemple de ce qui doit être fait dans les autres Etats provinciaux ; c’est ce que voulait Brienne[11]. Pour d’autres, en particulier pour les historiens qui interprèteront l’épisode dauphinois à la lumière de ce qui suit, elle est perçue comme la matrice des nouveaux Etats généraux.
         Michelet est particulièrement représentatif de cette seconde approche. Il avait bien compris l’importance des assemblées de Vizille et de Romans pour éclairer l’histoire révolutionnaire qui suit. La documentation dont il disposait lui paraissant insuffisante pour traiter correctement un tel événement, il avait même contacté le conservateur de la Bibliothèque municipale de Grenoble pour obtenir des documents qui lui serviront à écrire l’avant-dernier chapitre du dernier volume de son Histoire de France[12]. Le point de vue de Michelet a certainement pu faire autorité.
         Dans cette perspective le vote de l’assemblée de Romans du 2 janvier peut ainsi apparaître comme le pendant pour les pays d’états de ce que le règlement du 24 janvier est pour les pays d’élections. La Révolution vient de commencer. Mais les contemporains eux-mêmes eussent été étonnés par une telle affirmation. Il faut poursuivre l’investigation pour éviter de théoriser l’histoire. Egret lui-même aurait sans doute été prêt à en discuter. En 1975, treize ans après la publication de son ouvrage sur la Pré-Révolution, il apporte les éléments d’analyse dans son Necker, ministre de Louis XVI .
          Il y expose en quelques pages[13] la politique du chef du gouvernement vis à vis des Etats provinciaux : dès le 17 février Necker ordonne que les élections en Languedoc seront faites par sénéchaussées ; la même mesure est appliquée à la Bourgogne ; dès le 19 février les Etats du nord de la France, Flandre, Artois, Hainaut et Cambrésis, sont soumis au règlement, en même temps que ceux des Pyrénées -Pays de Soule, Pays de Bigorre, Comté de Foix, Navarre et Béarn- et que la Franche-Comté ; le 2 mars c’est au tour de la Provence ; en Bretagne la situation, très confuse,  justifie dès le mois de mars, l’application du règlement du 24 janvier ; finalement trois provinces seulement seront autorisées à députer en forme provinciale : le Béarn et la Navarre qui réussissent à force de démarches à faire valoir leurs droits, et le Dauphiné parce que le processus électoral y était très avancé[14].
         Il faudrait ajouter à cette politique de normalisation électorale des pays d’Etats existants toutes les réticences et oppositions du gouvernement envers les provinces qui réclamaient la formation d’Etats, telle la Saintonge dont les représentants des trois ordres demandent le 5 février 1789 la constitution d’Etats provinciaux et refusent d’être intégrés à ceux de Guyenne[15]. La demande fut sans suite et on appliqua à la Saintonge le règlement du 24 janvier. Il suffit au demeurant de parcourir les cahiers de doléances pour constater la faveur dont bénéficiaient les Etats provinciaux au début de l’année 1789[16]. Un exemple parmi des dizaines : le Tiers-Etat du bailliage de Cotentin demande qu’on établisse des Etats partout en France et que, si cela s’avérait impossible, « ils soient rendus à la province de Normandie ». Et enfin, que penser de la promesse faite par le roi devant les Etats généraux le 23 juin 1789 d’établir partout des Etats provinciaux ? Necker, qui était en fort désaccord sur plusieurs points de la Déclaration royale, semblerait, selon Egret, avoir été favorable à cet établissement[17]. Cela serait en contradiction avec sa politique menée depuis la fin de l’été 1788. Il est clair en effet que Necker n’a pas cherché à prolonger la politique de Brienne. Il est significatif de constater que dans son Histoire de la Révolution française parue en 1797 Necker élude complètement la question des Etats provinciaux alors qu’il accorde de très larges développements au règlement du 24 janvier.
         De la fin du mois d’août 1788 au mois d’avril 1789 la politique de Necker est donc remarquablement continue et cohérente. Elle s’inscrit dans un moment particulier, très identifiable, qu’on peut qualifier de pré-révolutionnaire parce que les événements de l’été 89 y plongent leurs racines : mutation du mandat impératif vers un mandat représentatif, fusion des ordres, représentation nationale, abolition des privilèges, suppression des provinces, découpage du territoire en nouvelles circonscriptions électorales, les bailliages.
         Cela revient-il à dire que si la politique de Brienne avait été poursuivie les choses se seraient déroulées autrement ? Sans doute. Brienne commentera ainsi le changement d’orientation : « J’avais déjà fait des préparatifs pour la tenue des Etats. Reims était reconnu pour le lieu de la séance ; le roi devait loger à Saint-Thierry. Enfin, une partie des dispositions était déjà arrêtée et convenue. Je dirai plus, pour qu’il ne reste aucun doute sur ma sincère volonté de tenir les Etats au mois de mai suivant, comme l’annonçait l’arrêt du Conseil, j’avais demandé des éclaircissements sur la manière dont ils devaient être convoqués, (non à une nouvelle Assemblée de Notables, composée de privilégiés dont je connaissais bien l’esprit ; et qui en s’assemblant ne pouvaient qu’avoir une disposition défavorable au Tiers-Etat et par là dangereuse), mais aux assemblées provinciales qui,  posées comme je désirais que les Etats le fussent, et opinant comme je désirais qu’ils opinassent, devaient donner un avis conforme et lever toute difficulté. On voit par là que mon vœu était pour une représentation double du Tiers-Etat et l’opinion par tête ; principes que j’avais admis dans les assemblées provinciales et que j’admettais dans tous les Etats provinciaux qui s’établissaient. Mon vœu même ultérieur était d’établir, suivant que le temps le permettrait, autant de ces Etats provinciaux qu’il serait possible. Ceux du Dauphiné étaient convenus et leur établissement, qui n’a eu lieu qu’après moi, a été tel que je l’avais arrangé. La Franche-Comté allait marcher du même pied, et j’espérais vaincre la résistance des nobles. La Normandie se mettait en mouvement. Une partie du royaume eût été érigée en Etats provinciaux sur le système des assemblées provinciales avec la double représentation et l’opinion par tête ; ils eussent nommé leurs députés ; les élections par bailliage n’eussent pas eu lieu ; les autres provinces eussent été obligées de s’y conformer ; la Bretagne seule, qu’il a été impossible de vaincre, eût résisté ; mais on eût passé dessus comme on a fait ; et certes la noblesse bretonne était si imbue de préjugés et de préventions, si opiniâtre et entêtée dans ses résistances, qu’il était impossible de s’en promettre autre chose que du désordre et du trouble »[18]. Fin de citation.
         Tout est à retenir dans ce court testament politique : la généralisation du doublement du Tiers-Etat, la logique du vote par tête, l’augmentation du nombre de pays d’Etats et le système de la représentation par province, et non par bailliage.  Il faut insister sur ce dernier point tant il est déterminant pour la suite des opérations de convocation : « Les élections par bailliage n’eussent pas eu lieu » dans les pays d’Etats ; « les autres provinces[19] eussent été obligées de s’y conformer ». On est loin de la solution de Necker qui fera de la représentation par bailliage la base du système électoral.
 
Loménie de Brienne et la restauration constitutionnelle
 
         Brienne est resté quinze mois aux affaires -mai 1787/ août 1788-, soit pendant la plus grande partie de ce que Egret définit comme « Pré-Révolution » -février 1787/décembre 1788-. C’est pendant cette période que se développe la contestation qui conduit à la Révolution. Cette présentation correspond aux approches les plus communément admises de la période. Déjà les premiers historiens avaient bien remarqué que la réunion des Notables ouvrait une nouvelle période et que les décisions de Brienne s’inscrivaient, peu ou prou, dans la perspective de la Révolution qui suit : les assemblées provinciales en débat ; une réforme fiscale contestée ; une réforme de l’armée ambigüe ; des suppressions de services dans la Maison du roi très mal perçues ; une modernisation trop radicale de l’organisation des services du Trésor ; le remplacement, très contesté, des parlements par une cour unique pour l’enregistrement des lois ; la réactivation bouillonnante des Etats provinciaux ; la convocation intempestive des Etats généraux, etc. Tout cela a déclenché une révolte aristocratique dont les parlements puis la seconde Assemblée des Notables ont été l’expression.
         Cette approche, très téléologique, est connue. On peut la contester mais les faits ne sont pas discutables. Il reste que, ainsi présentée, cette approche a le défaut d’occulter les ressorts profonds qui animent l’action de Brienne. Celle-ci n’est appréhendée qu’à travers ses effets et absolument pas à partir de ses principes. Et ceux-ci n’ont rien de révolutionnaires puisqu’ils visent à restaurer ce qui, dans la constitution comme dans l’administration, a été altéré par le temps. Ils ne sont pas non plus d’une nouveauté absolue. La critique politique et administrative a déjà touché depuis le milieu du siècle les cercles les plus proches du pouvoir royal. Loménie de Brienne est un représentant affiché de cette critique. Il la développe, d’abord au sein de la première Assemblée des Notables puis dans son action ministérielle, dans deux directions, celle des déformations de la monarchie administrative et celle des prétentions politiques du parlementarisme judiciaire. Elles aboutissent à la réforme du cadre de l’action gouvernementale et à une redéfinition de la fonction des parlements.
 
Le nouveau cadre de l’action gouvernementale
 
         Les réformes de Brienne portent sur l’organisation gouvernementale et sur l’administration du territoire.
         Les premières concernent plus particulièrement la direction des Finances et les dysfonctionnements du Conseil royal des Finances. Ce Conseil, créé par Louis XIV pour assurer la direction de toutes les affaires financières et fiscales, n’a jamais correctement fonctionné[20]. Le contrôleur général est resté tout puissant. L’action de Calonne au Contrôle général est tout à fait représentative de ces déformations. Les Notables en ont fait une vigoureuse critique.
         C’est dans ce contexte que Loménie de Brienne, personnalité dominante de l’Assemblée des Notables, est appelé à la présidence de ce Conseil le 1er mai 1787. Brienne en entreprend aussitôt la réforme. Le 5 juin deux règlements sont publiés. Ils fusionnent le Conseil royal du Commerce avec le Conseil royal des Finances ; ils augmentent fortement les pouvoirs du chef de ce Conseil et placent le contrôleur général dans une position subordonnée d’exécution ; ils imposent un nombre accru de réunions. C’est dans cette fonction que Brienne organise la clôture de l’Assemblée des Notables et présente aux parlements du royaume les premiers textes de réforme, d’abord celui établissant des assemblées provinciales puis ceux organisant la réforme fiscale.
         La résistance du Parlement de Paris conduira le roi à prendre des mesures d’autorité et à l’éloigner à Troyes. Loménie de Brienne est alors chargé de négocier un arrangement et c’est pour affermir son pouvoir qu’il est nommé le 26 août « principal ministre d’Etat ». Cette fonction a été, depuis Richelieu, souvent occupée de façon officieuse ou officielle par des personnages de premier plan. Elle fait de son titulaire le véritable chef du gouvernement. Le roi ne « travaille » qu’avec lui, la gestion des départements ministériels relevant du « travail » du principal ministre et du ministre concerné. On ne cherchera pas à présenter ici l’histoire de l’institution[21]. On se bornera à remarquer que c’est la première fois du règne, que Louis XVI nomme officiellement un principal ministre. Maurepas puis Vergennes[22] n’exerçaient la fonction qu’officieusement.
         Mais la véritable nouveauté est ailleurs, à la jonction de cette nomination et de la réforme du Conseil royal des Finances. Elle fait de Brienne un véritable chef de gouvernement, investi des mêmes pouvoirs que ceux du premier ministre britannique. En effet la comparaison s’impose. Celui-ci est en effet toujours, du moins depuis Charles Montagu en 1714, à la fois le premier ministre et le premier lord de la Trésorerie, c’est à dire le chef du « Treasury Board », le Conseil de la Trésorerie. Le chancelier de l’Echiquier est placé dans une position subordonnée. Faute d’éléments concrets on évitera de s’engager sur la voie une explication mimétique et on s’en tiendra à cette simple constatation : la forme du gouvernement vient de changer. Il ne reste plus qu’à perfectionner, c’est à dire réduire le nombre de conseils et séparer les conseils traitant de l’administration et ceux traitant les questions contentieuses. C’est ce que fait le règlement du 27 octobre 1787.
         Necker succèdera à Brienne dans cette fonction rénovée. Le règlement du 9 août 1789 marquera l’aboutissement de ce processus en unifiant les trois conseils, d’Etat, des Dépêche et des Finances, pour en faire un véritable conseil des ministres. Il fonctionnera jusqu’au mois d’avril 1791 avant d’être supprimé sous la pression de l’Assemblée constituante.
         Le second ensemble de réformes concerne le rôle des intendants en pays d’élections. La monarchie administrative est accusée d’avoir démesurément accru les pouvoirs des intendants de provinces et d’avoir considérablement rabaissé las Etats provinciaux. L’objectif de Brienne est donc de restaurer ces pouvoirs locaux, tant pour améliorer la gestion publique que pour assurer un large consentement fiscal. La réforme réclamée par les Notables est mise en œuvre par Brienne. Elle est complétée à partir du mois de juin par une politique de réactivation et de modernisation des Etats provinciaux. On a présenté précédemment les avantages administratifs, fiscaux et politiques qu’attendait Brienne de cette réforme.
 
Les bases d’un futur Parlement bicaméral
 
         Les oppositions des parlements ont de bout en bout marqué le règne de Louis XV. Le pouvoir royal réagira finalement avec force en 1771 en supprimant la vénalité et l’inamovibilité des charges des magistrats, fondement de l’indépendance des cours. Les magistrat désobéissants, nombreux, furent remplacés. Pendant près de quatre années la vie politique du royaume fut perturbée. Louis XVI est revenu sur cette réforme en 1774, en partie du moins[23], et les gouvernements qui ont suivi ont réussi à pratiquer une politique de collaboration avec les parlements. Jusqu’à l’été 1787 où le Parlement de Paris se dresse soudainement contre la réforme fiscale. Brienne sévit puis transige. Mais il est clair que le Parlement de Paris et certains parlements de province sont entrés en résistance.
           La réaction du gouvernement prend alors deux formes. L’une judiciaire, portée par le garde des Sceaux de Lamoignon, modernise plusieurs aspects de la procédure criminelle et crée des juridictions d’appel au-dessous des parlements, les grands bailliages. L’autre, politique, établit au-dessus des parlements une cour unique de magistrats inamovibles, la « Cour plénière », pour enregistrer les lois générales[24]. Cette dernière mesure est le perfectionnement d’une institution de nature assez semblable créée au début du règne pour juger les forfaitures des magistrats. Jamais réunie, elle prend corps dans cette réforme. La nouveauté, précisent ses défenseurs, est légitimée par l’histoire. Il existait bien au moyen âge une telle cour. Les recherches historiques alors en cours[25] le prouvent et, avec le recul que nous pouvons avoir aujourd’hui, force est de constater que les arguments du gouvernement étaient solides.
          Avec cette cour plénière, la réforme constitutionnelle portée par Brienne est achevée. Elle règle la question, indécise et récurrente, des rapports entre la fonction des parlements et celle des Etats généraux[26].  Le préambule de l’ « Edit portant le rétablissement de la Cour plénière », après avoir présenté cette Cour plénière « fondée sur « l’ancienne constitution » poursuit ainsi : « Nous avons reconnu, y dit le roi, que deux sortes d’assemblées font partie de la constitution française : les assemblées momentanées des représentants de la nation pour délibérer sur les besoins publics et nous offrir des doléances ; et les assemblées permanentes d’un certain nombre de personnes préposées pour vérifier et publier nos lois ».  Le roi poursuit en rappelant que les Etats généraux seront réunis, comme promis, « avant 1792 ». L’ensemble de ces textes, les « Edits de mai », est enregistré à Versailles en lit de justice le 8 mai 1788.
         La complémentarité fonctionnelle, exposée dans le préambule ci-dessus, entre la Cour plénière et des Etats généraux est trop clairement présentée pour que le projet n’ait pas été muri dans le cercle ministériel depuis plusieurs mois. Le comte d’Allonville, un proche des Brienne, rapporte sur ce sujet les propos de l’Abbé de Loménie, neveu du principal ministre. Ils éclairent le projet de Brienne : celui-ci, en même temps qu’il établissait la Cour plénière, préparait la constitution d « une chambre basse composée de députés propriétaires élus par les assemblées provinciales »[27].
         Ces réformes sont toutes, à des degrés divers, « révolutionnaires » en ce sens qu’elles bouleversent l’ordre existant et qu’elles marquent la bataille politique avec les parlements. Elles ne le sont cependant pas dans leur principe et ni dans la perspective des changements de l’été 1789. Autrement dit, si les oppositions et résistances qui freinent l’accomplissement de ces réformes sont bien des signes avant-coureurs, pré-révolutionnaires si on préfère, de la Révolution, il en est autrement des changements fondés sur le principe d’un retour à « l’ancienne constitution ». C’est en ce sens qu’il paraît possible de discuter une présentation chronologique qui fait commencer la Révolution, sous une forme pré-révolutionnaire, aux Notables et au développement du plan de réformes de Brienne. Le gouvernement a encore l’initiative et travaille à la réforme de plusieurs situations, institutionnelles, administratives, fiscales et autres. La démarche de Brienne est restauratrice d’un ordre antérieur dégradé par le temps. Il n’y a là rien de pré-révolutionnaire. La pré-Révolution ne commence qu’à la fin du mois d’août 1788, à son départ.
 
Conclusion : comment neutraliser les effets de la téléologie historique ?
 
         En réévaluant l’œuvre réformatrice de Loménie de Brienne, Jean Egret entrouvrait des portes jusque là restées fermées, barricadées par les premiers historiens, témoins de la Révolution, et murées par tous ceux qui ne s’intéresseront qu’à l’histoire qui commençait en 1789.
         Mais l’empreinte téléologique est tellement forte, chez les uns comme chez les autres, qu’elle empêche de voir l’histoire autrement que comme un enchaînement de causes et d’effets menant à 1789. Ce n’est évidemment pas la meilleure façon d’exposer objectivement la question.
         Peut-on rompre avec cette prégnance téléologique ? Cette modeste étude en laisse apparaître la difficulté. S’il est possible de critiquer le commencement révolutionnaire du 24 janvier 1789, il est plus délicat de mettre en question le commencement, sous une forme pré-révolutionnaire, que constitue la réunion des Notables en février 1787. Ce serait s’attaquer à toute la tradition historiographique.
         Pourtant, à partir du moment où on identifie clairement l’action gouvernementale de Brienne -ce que permet de faire une lecture attentive de l’ouvrage de Jean Egret- il apparaît légitime de distinguer deux périodes dans le cours de l’histoire qui se déroule de la convocation de l’Assemblée des Notables à la convocation des Etats généraux : l’une, marquée par l’action de Necker, forme les contreforts de la Révolution ; l’autre, marquée par l’action de Brienne, s’étend sur les versants de l’Ancien Régime. Autrement dit si l’action de Necker est bien dans l’orbite de la Révolution, il en va autrement pour celle de Brienne parce que ses réformes couronnent et surplombent plusieurs évolutions institutionnelles majeures, de nature administrative et constitutionnelle. A ce titre elles constituent bien davantage un chapitre de l’Histoire de l’Ancien droit public qu’un prélude à l’Histoire de la Révolution.
 
 


* Cette étude porte le souvenir du cours d’Histoire des institutions depuis le milieu du XVIIIe siècle que Jean-Yves Coppolani assurait à Nice et dont il m’avait confié les travaux dirigés. C’était à la fin des années 70.

[1] Pierre Chevalier dans Revue d’Histoire de l’Eglise de France, 1963, vol. 49, pp. 141-143 ; Jacques Godechot dans Annales de la Révolution française, 1963, pp. 234-236 ; Louis Bergeron dans Annales, Sociétés, Civilisations, 1966, vol. 21, n°1, pp. 204-208.

[2] « Chapitres inédits de l’ouvrage destiné à faire suite au livre L’ancien régime et la révolution », in Tocqueville, Fragments historiques et notes sur l’Ancien Régime, la Révolution et l’Empire, Paris, 1865, pp. 55-128.

[3] Jean Egret, La Pré-Révolution française.1787-1788, PUF, Paris, 1962, Avant-propos, p. 1. Egret modifie sensiblement ce point de départ en fin d’ouvrage en le plaçant à la séance du Conseil du roi du 27 décembre, p. 366.

[4] Sinon une nouveauté. Le terme est rarement employé par les historiens de la Révolution française. Un exemple d’utilisation antérieure aux travaux de Jean Egret : François Vermale, « Michelet et la Pré-Révolution dauphinoise de 1788. Lettres inédites », in Revue Historique, 1941, pp. 86-112.

[5] Charles de Lacretelle, Histoire de France pendant le XVIIIe siècle, Volume 6, 1812, pp. 152-300. 

[6]  Jean Egret, "La Pré-Révolution en Provence, 1787-89," Annales historiques de la Révolution française,1954, pp. 97-126.

[7] Avant propos, p. 1.

[8] Morellet, Lettres de l’Abbé Morellet à Lord Shelburne (1772-1803), Paris, 1890, p. 244 et Michel Bottin, La réforme constitutionnelle de mai 1788. L’« Edit portant rétablissement de la Cour plénière », Nice, 1982, pp.136-137.

[9] Jean-Luc Bury, Genèse de la notion moderne de représentation politique. Aspects politiques et juridiques de la réforme électorale de 1789, Thèse droit, Lille, 1976. La question de la représentation des pays d’états ne fait pas partie du sujet.

[10] Jean Egret, Les derniers Etats du Dauphiné. Romans (septembre 1788-Janvier 1789), Arthaud, Grenoble et Paris, 1942 et « La Pré-Révolution en Provence », op. cit.

[11] Arrêt du Conseil du 2 août 1788 ordonnant la réunion à Romans d’une assemblée des trois ordres pour réformer la constitution dauphinoise, Jean Egret, La pré-Révolution française, op. cit.,  p. 310.

[12] François Vermale, « Michelet et la Pré-Révolution dauphinoise de 1788 », op.cit.

[13] Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI. 1776-1790, Champion, Paris, pp. 257-265

[14] Ibidem.

[15] Léon Audebert de La Morinerie, La Noblesse de Saintonge et d’Aunis convoquée aux Etats généraux de 1789, Paris, 1861.

[16] Archives parlementaires par Mavidal et Laurent. Cahiers des Etats généraux, tome 1   1868, p. 611 sq. pour les règlements du 24 janvier et suivants.

[17] Egret, Necker, op. cit., p. 291.

[18] Jean-Louis Soulavie, Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, T. 6, Paris, 1801, pp. 242-243. 

[19] Celles des pays d’élections

[20] Michel Antoine, Le Conseil royal des Finances au XVIIIe siècle et le registre E 3659 des Archives nationales, Droz, Genève-Paris, 1973.

[21] Michel Antoine, Le cœur de l’Etat. Surintendance, contrôle général et intendants des Finances. 1552-1791, Fayard, Paris, 2003, pp. 503-562.

[22] Jean-François Labourdette, Vergennes, ministre principal de Louis XVI, Editions Desjonquères, Paris, 1990.

[23] Bottin, La réforme constitutionnelle, op. cit., pp. 77 sq.

[24] Ibidem.

[25] Voir particulièrement les travaux de Pauline de Lézardière et surtout de Jacob Nicolas Moreau, historiographe de France. Noter l’ouvrage incontournable de Elie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, 1927.

[26] Sur cette question Michel Bottin, « Louis XVI et la réforme de l’Ancien Régime. Essai d’interprétation », in Mémoire, 1987, n° 1, pp. 3-22. Réédité dans Michel Bottin, Itinéraires croisés d’histoire du droit entre France et Etats de Savoie, études réunies par Olivier Vernier et Marc Ortolani, ASPEAM, Nice, 2015, pp. 17-34.

[27] Armand François d’Allonville, Mémoires secrets de 1770 à 1830, vol. 1, Paris, 1838, p. 235.

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