Louis XVI. Réforme ancien régine

 

 

 
 

 

Louis XVI et la réforme de l’Ancien Régime

 1774-1788

 

Essai d’interprétation

 

 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Louis XVI et la réforme de l’Ancien Régime. 1774-1788. Essai d’interprétation », in Mémoire, VI, 1987, pp.3-22.  
 
 
         Personnifiée par Turgot et Necker l’activité réformatrice du début du règne de Louis XVI est connue. Les historiens ont salué cette rencontre prometteuse d’un roi de vingt ans et de deux ministres prêts à réformer l’Ancien Régime. La réforme tourna court et le roi circonvenu par les privilégiés en revint aux errements traditionnels. Incapable de réduire un déficit sans cesse croissant, il multiplie expédients et expériences hasardeuses jusqu’à en être réduit à engager en 1787-88 l’épreuve de force contre ces mêmes parlements qu’il avait rétablis en 1774.
         Ballotté au gré des événements pré révolutionnaires, cet essai de réforme de l’Ancien Régime laisse apparaître un roi velléitaire, dépourvu de grand projet et incapable de mener une action suivie. Nourrie par les tentatives de réforme parfois, les plus inattendues, la crise pré-révolutionnaire éclaire cette incapacité à réformer.
         Ce raisonnement classique, sinon commun, entièrement préoccupé de rechercher ce qui dans les années qui précédent la Révolution peut expliquer celle-ci, ne s’intéresse guère à l’action réformatrice en tant que telle. Le problème doit être posé autrement de façon à présenter cette action comme l’objet central de l’étude.
         On a écarté dans cette étude le recours aux mémorialistes et préféré le retour aux sources, c'est-à-dire aux textes réformateurs eux-mêmes. La méthode adoptée se limite à faire l’inventaire de ces réformes, à les analyser et à les placer en perspective pour vérifier cohérences et continuités ou ruptures et contradictions : en effectuant une pesée globale des réformes sur la période 1774-1788 c’est en fait l’œuvre et la politique du roi qu’on juge puisqu’il détient la direction, directe ou indirecte, de la politique pendant cette période[1].
 
Une indispensable mise en perspective
 
         Etendue sur 14 ans cette activité réformatrice est complexe : elle recouvre de multiples domaines et est faite de poussées et de réactions. Une vision d’ensemble est indispensable. Celle-ci passe par une mise en perspective des différentes matières réformées et des politiques suivies par les ministres. Elle impose d’autre part une prise en compte de l’ensemble des données politiques qui ne sauraient être limitées aux seuls aspects intérieurs et plus particulièrement économiques ou sociologiques. L’influence de la politique étrangère d’une part, des progrès de l’esprit public d’autre part, apparaît déterminante.
 
Les effets de la politique étrangère
         S’agissant du premier point, il semble qu’on ait établi une cloison étanche entre la guerre dite d’Amérique (et plus généralement la politique étrangère de la France) et l’action réformatrice. Le seul point sur lequel les historiens s’accordent à reconnaître une importance à cette guerre est le creusement du déficit, à terme cause de la convocation des Etats généraux. C’est oublier que cette guerre est demeurée la grande préoccupation du roi et de ses ministres de 1778 à 1783 et qu’elle a été de 1776 à 1786 l’axe politique central auquel peuvent se rattacher la plupart des décisions et orientations gouvernementales. Pour apprécier à sa juste dimension l’impact de cette guerre sur la politique intérieure et sur l’action réformatrice il convient d’opérer deux corrections de l’approche commune.
         La première concerne le sens de cette guerre qu’on réduit le plus souvent à ses seuls aspects américains alors qu’elle est surtout une guerre maritime et coloniale étendue à toutes les mers du globe[2]. On sait qu’elle avait pour objectif de limiter les effets négatifs du désastreux Traité de Paris de 1763 : l’Angleterre y avait trouvé un surcroît de puissance et régnait en maître sur le commerce maritime. C’est contre ce monopole qu’est engagée cette guerre ; elle est faite pour établir la « liberté des mers ». Ceci explique que le Traité de Versailles de 1783 ne se soit soldé que par quelques minces avantages territoriaux. L’objectif était ailleurs : affermir les positions coloniales de la France en Inde, Afrique et Amérique… et établir les conditions d’une reprise du commerce international français en imposant à l’Angleterre le principe de la liberté de navigation et en la contraignant à insérer dans le Traité une clause portant obligation de signer dans les deux ans un traité commercial (le fameux traité de libre échange de 1786). On ne peut apprécier correctement l’action de Calonne si on ne voit pas en lui le ministre des Finances qui devait profiter des nouvelles possibilités commerciales offertes par le Traité de Versailles.
         La seconde correction concerne la chronologie. La guerre commence officiellement le 17 juin 1778 mais la tension diplomatique est forte depuis le printemps 1776, époque où il apparaît que les insurgents sont capables de l’emporter ; on notera que la déclaration unilatérale d’indépendance est du 4 juillet 1776. La France est directement concernée : à raison de ses possessions en Amérique du Nord et parce qu’elle aide secrètement l’insurrection. Une défaite anglaise aurait des conséquences extrêmement graves sur les intérêts de la France outre-mer : l’Angleterre, à la puissance navale intacte, ferait payer cher à Versailles cette aide secrète et indirecte apportée aux insurgents et chercherait une compensation aux Antilles ou en Inde.
Dans cette perspective, la France doit prendre les devants et se doter d’une marine au moins capable de tenir le choc et, au mieux, de profiter des difficultés anglaises en Amérique du Nord. L’effort naval à accomplir est considérable. La marine, passablement affaiblie depuis la Guerre de Sept ans, doit donc être renforcée à un niveau capable de tenir tête à l’Angleterre… ce qui est un objectif très ambitieux. L’effort de guerre ne date donc pas de 1778 mais marque déjà le budget de 1777 préparé à l’automne 1776, quelques mois après le départ de Turgot. Celui-ci, qui ne voulait ni impôts, ni emprunts, ni banqueroute, ne pouvait être le ministre des Finances d’une formidable guerre de matériels.
 
Les progrès de l’esprit public
         S’agissant du second point, on a peut-être trop tendance à ne pas prendre en considération les progrès de l’esprit public de 1774 à 1788 et ses conséquences sur le débat politique.
         Cette évolution résulte d’abord des développements de la recherche historique et du nouveau débat dont l’Histoire du droit public de la France fait l’objet[3] : le rôle de la Noblesse, la nature et la fonction des assemblées populaires, le rôle des parlements, deviennent des thèmes couramment abordés par tous ceux qui s’intéressent à la politique. Les éditions successives de L’Esprit des lois vulgarisent ce débat constitutionnel depuis le milieu du siècle ; le coup de force de Maupeou l’amplifie. L’évolution se poursuit après 1774 avec les efforts faits pour démontrer que les parlements ont usurpé leur droit de contrôle. Nombreux sont alors ceux qui pensent que toute réforme constitutionnelle doit passer par le rétablissement de la cour primitive dont les parlements ne sont que des démembrements et des formes altérées. Lorsqu’en 1788 on abat les parlements et qu’on met en place cette cour unique -la Cour plénière-, on ne revient pas sur la décision de 1774 qui visait à rétablir l’ordre constitutionnel traditionnel, on procède à une réforme nouvelle à partir d’éléments nouveaux fournis par la recherche historique, terrain privilégié de l’argumentation constitutionnelle.
         C’est dans le même ordre d’idées que les Etats généraux, encore très largement oubliés au début du règne, redeviennent une donnée essentielle de la politique : considérés en 1774, même par les parlements les plus engagés, comme sans grand intérêt, ils apparaissent en 1788 comme des interlocuteurs indispensables en matière fiscale. Turgot pouvait encore concevoir une politique fiscale faisant abstraction des Etats généraux, Loménie de Brienne ne le peut plus.
         Les progrès de l’esprit public sont ensuite liés à l’amplification du débat budgétaire. Sous la monarchie traditionnelle dépenses et recettes n’ont jamais fait l’objet d’un débat dans l’opinion. La nouveauté introduite par Necker en 1781, et reprise par ses successeurs, de publier un compte rendu doit être considérée comme un événement de première importance. La publication, toujours par Necker, en 1785 d’un ouvrage sur l’ « administration des finances de la France » favorisera la vulgarisation d’une matière complexe. La discussion sur le déficit et sur les moyens de le combler y est directement liée. Ce n’est pas la première fois qu’il y a déficit, c’est la première fois que le problème trouve un tel écho dans le public.
         Les difficultés de la matière rendaient ces préliminaires indispensables. La guerre maritime et les progrès de l’esprit public éclairent les accélérations et les remises en question de l’activité réformatrice. Difficulté après difficulté, ministère après ministère, il devient alors possible de voir comment Louis XVI concevait cette réforme de l’Ancien Régime. Ce sont les années 1787-88 qui fournissent les meilleurs éléments de réponse mais les réformes de la période prérévolutionnaire ne peuvent être correctement appréciées qu’à la lumière de la politique suivie depuis le début du règne. C’est par ce moyen qu’il sera possible de savoir si l’activité réformatrice dépend d’une stratégie bien établie et vise des objectifs précis ou bien si elle ne se manifeste que comme une succession de poussées occasionnelles à objectifs variables.
 
L’ouverture réformatrice
 
         Le premier train de réformes du règne, dès 1774, rétablit l’ordre judiciaire en vigueur avant Maupeou[4]. On a vu dans ce rétablissement une mesure susceptible d’hypothéquer la réussite du règne. En fait cette décision présentait à cette époque l’immense utilité de permettre de retrouver une paix politique disparue depuis plusieurs années. La présence de Hue de Miromesnil comme garde des Sceaux et de Malesherbes comme secrétaire d’Etat à la Maison du roi -le ministère chargé des relations avec les cours souveraines[5]- montrait clairement qu’on comptait mener une politique de collaboration … sans pour autant que les cours puissent interpréter cette ouverture comme un signe de faiblesse. Deux sécurités étaient ainsi mises en place pour pallier tout risque de rébellion : la première était la création d’une Cour plénière chargée de juger les forfaitures des magistrats ; la seconde était le rétablissement du Grand Conseil -cour souveraine compétente sur l’ensemble du territoire mais pour des matières assez secondaires- à qui on confiait la tâche de remplacer les parlements en cas de défaillance. Afin d’éviter une manifestation prévisible d’hostilité, les textes furent directement enregistrés en lit de justice le 12 novembre.
         C’est dans ce climat de collaboration, mais aussi de défiance, que Turgot engagea son programme de réforme : le Parlement de Paris enregistra ainsi les lettres patentes sur la liberté du commerce des grains dès le 19 décembre 1774, mesure considérable qui renouait avec la politique engagée par Bertin en 1763 et remise en question par Terray[6].
         Il en alla autrement avec les deux autres grandes réformes : la conversion de la corvée des routes en une prestation payable par tous les propriétaires et la suppression des jurandes et des communautés de métiers. Le Parlement de Paris protesta : la première revenait à établir une imposition nouvelle applicable au Clergé et à la Noblesse ; la seconde s’attaquait aux privilèges professionnels des corps. La mesure, même limitée aux métiers parisiens, portait la réforme au cœur du système socio-économique. Elle allait plus loin que celle de la conversion de la corvée puisqu’après tout Clergé et Noblesse étaient d’une façon ou d’une autre déjà assujettis à la capitation et aux vingtièmes. Dire que la démonstration libérale de Turgot séduisait le roi serait excessif ; elle lui parut simplement comme un bon moyen de porter le fer dans un système souvent dénoncé pour ses archaïsmes … quitte à aménager ultérieurement tel ou tel aspect. C’est d’ailleurs ce que le roi laissa entendre en prenant la parole à la fin du lit de justice du 12 février 1776.
         Si on met à part l’action libérale de Malesherbes en matière de libertés publiques -censure, importation de livres étrangers, utilisation en justice des lettres interceptées, usage des lettres de cachet, etc-, toutes mesures conformes à ce qu’on pouvait attendre de ce protecteur de l’Encyclopédie devenu ministre, l’autre volet de l’action réformatrice de ce début de règne était l’œuvre du comte de Saint-Germain, secrétaire d’Etat à la Guerre [7]. Celui-ci se présentait comme le promoteur d’une armée nouvelle. Inspiré par les solutions préconisées autrefois par le Chevalier d’Arc et admirateur des nouvelles pratiques prussiennes. Saint-Germain réformait l’armée par une importante série de 98 ordonnances et règlements publiés en l’espace de deux ans ! Champion de la Noblesse pauvre, il créa les écoles militaires de province, s’attaqua à la vénalité des charges ; admirateur du système prussien il trancha dans les régiments de parade, supprima les régiments provinciaux composés de miliciens inexpérimentés et établit une discipline nouvelle. Non sans nuances Montbarey et Ségur, ses successeurs, poursuivront dans le même sens.
 
A la croisée des chemins
 Poursuivre les réformes ou réduire l’emprise maritime anglaise ?
 
         Entre-temps l’action réformatrice de Turgot avait tourné court. La démission de Malesherbes puis le renvoi du contrôleur général le 12 mai 1776 marquaient le changement de politique. On a beaucoup écrit sur cette disgrâce. La Cour et la Ville y virent le résultat des manœuvres de la reine ou de Maurepas. On préfère aujourd’hui y voir la conséquence de la pression parlementaire exercée depuis le lit de justice du 12 février et concrétisée par des remontrances publiées le 8 mai. Le roi aurait abandonné un ministre encombrant afin de mieux revenir en arrière, ce que fera effectivement Clugny son successeur. L’explication fait toutefois bon marché du changement politique intervenu au début du printemps : les nouvelles d’Amérique posent la question d’une éventuelle entrée en guerre contre l’Angleterre. Le roi a demandé en mars un rapport sur cette question à chacun de ses ministres ; celui de Turgot est doublement défavorable à une telle entreprise d’abord parce qu’il ne voit aucun intérêt à la défense des colonies, ensuite parce que cette guerre remettrait en cause sa politique budgétaire fondée sur les économies et l’équilibre. Cette position exclut de facto Turgot d’un gouvernement qui fait désormais passer les intérêts diplomatiques et militaires de la France au premier plan.
 
La succession de Turgot
         Clugny fait pâle figure à côté du célèbre économiste : en quelques mois -il meurt le 18 octobre 1776-, il revient sur l’essentiel des réformes de Turgot. En fait, derrière cette réaction et cette apparente vacuité se cache une réorientation budgétaire marquée par la nomination le 16 mai de Maurepas - autrefois secrétaire d’Etat à la Marine de Louis XV- comme chef du Conseil royal des Finances, et de Clugny - un ancien intendant de la Marine - chargé en tant que contrôleur général des finances de l’exécution des plans définis par le Conseil. Un intendant de la Marine travaillant sous les ordres d’un ancien secrétaire d’Etat à la Marine -et qui plus est principal conseiller du roi- pour préparer une éventuelle guerre maritime ! Le choix de Louis XVI est clair et marque bien l’objectif à atteindre.
         La réforme de l’Ancien Régime n’est plus une priorité. Elle passe désormais au second plan, après l’affirmation de puissance face à l’Angleterre et la conquête de la liberté des mers.
         Taboureau des Reaux succède à Clugny au contrôle général ; il a sous ses ordres comme directeur du Trésor un banquier, Necker [8], chargé de financer par l’emprunt la préparation de la guerre. Mais le Genevois a bientôt d’autres projets : extérieur au système administratif français il n’en perçoit que mieux les imperfections et propose au printemps 1777 de corriger trois défauts majeurs de l’administration des Finances : une déplorable coordination administrative, une mauvaise circulation des fonds de trésorerie et une insuffisante rentabilité des impôts affermés [9]. Taboureau, dépassé par les projets de Necker, démissionne et celui-ci devient « directeur des Finances » le 29 juin 1777, en position de contrôleur général, mais sans n’entrer dans aucune des formations du Conseil. Necker a désormais le champ libre pour mettre en œuvre ses projets : il le fait tout en réussissant à maintenir le crédit public et à améliorer le rendement des impositions par une vérification et une réévaluation des biens assujettis aux vingtièmes. Mais sur ce dernier point les parlements montaient une garde vigilante, protégeant tous les défauts de répartition, les faveurs usurpées et les abonnements abusifs. Or, corriger ces imperfections c’était aller dans le sens de la justice fiscale et s’assurer des rentrées fiscales équivalents à un troisième vingtième.
          C’est pour contourner cet obstacle parlementaire que le roi se rallie à l’idée avancée par Necker -naguère très bien exposée par Malesherbes dans les célèbres remontrances de la Cour des Aides dont il était premier président- de créer des assemblées provinciales dans les pays dépourvus d’états : approuvées par ces assemblées et mises en œuvre par leurs soins, les mesures fiscales ne dépendraient plus exclusivement d’un contrôle parlementaire décidément trop favorable à la protection des droits acquis. C’était d’ailleurs un peu ainsi que les choses se passaient dans certaines provinces administrées par des Etats particuliers. La réforme était intéressante, non seulement en raison de ses aspects fiscaux, mais aussi parce qu’elle allait dans le sens des aspirations du courant réformateur, physiocrate en particulier, désireux de réduire l’omnipotence des intendants en pays d’élection. Etendre à la France entière le régime des provinces à états particuliers, tel est le projet qui affleure dans la création-entre juillet 1778 et novembre 1779- de quatre assemblées provinciales, en Berry, Dauphiné, Haute-Guyenne et Bourbonnais, L’opposition prévisible des parlements et l’inévitable bouleversement politique local incitèrent le roi à procéder avec prudence, comme pour voir ce qu’il était possible de faire. L’expérience ne fut pas concluante partout. Deux points paraissaient cependant acquis : le doublement du Tiers Etat et le vote par tête -dix ans avant que les Etats généraux ne butent sur le même problème ! - d’une part, et l’octroi d’un véritable pouvoir de gestion à exercer conjointement avec l’intendant.
 
Le financement de la guerre
         L’année 1780 marque la fin de la politique de réforme. L’abolition en août 1779 de la servitude personnelle dans les domaines du roi est le dernier grand volet de l’entreprise. Il est également exemplaire des méthodes et des limites de la réforme de l’Ancien Régime : l’évolution du droit féodal français vers la patrimonialisation fait que toute réforme du régime féodal peut être considérée comme une atteinte au droit de propriété [10]. Le roi ne peut décider que pour ce qui le concerne, c’est-à-dire que pour les droits féodaux compris dans le Domaine royal. L’abolition du servage, au demeurant résiduel à cette époque, ne peut donc être étendue à l’ensemble du Royaume. La mesure, espère-t-on, servira d’exemple. Par contre, il en va autrement pour le « droit de suite » qui permet au seigneur de poursuivre, même après plusieurs années, le serf ayant déguerpi et s’étant installé ailleurs. L’édit d’août 1779 le supprime comme étant un abus inacceptable… ce qui prive les seigneurs de tout moyen de contrainte vis-à-vis de leurs anciens serfs, encourage les fuites et laisse prévoir à terme une disparition du servage, même là où on n’aurait pu le supprimer.
         Fin des réformes. Le financement de la guerre devient alors la seule question qui compte. Necker s’y plie à contre cœur : il emprunte toujours avec succès et réussit à obtenir en février 1780 la prorogation du second vingtième non sans avoir préalablement promis une fixation du second brevet de la taille. Toujours exclu des conseils, incapable d’imposer la poursuite des réformes, Necker espère jusqu’à l’automne 1780 que les défaites navales de la France -1780 est une année difficile- et les ouvertures diplomatiques de ses alliés et des neutres favoriseraient le retour à la paix… et lui permettraient de maîtriser les dépenses de la Guerre et de la Marine. Le Conseil en décide autrement et fixe pour 1781 ces dépenses au niveau de 1780. Necker présente alors sa démission le 26 septembre. Le roi, qui a toujours besoin de son crédit, lui propose de se séparer de Sartine, le secrétaire d’Etat à la Marine avec qui le directeur des Finances avait des relations plus que tendues (13 octobre) et nomme à la Marine le marquis de Castries avec l’assentiment du Genevois. Fort de ce qu’il considérait comme un succès Necker persiste, s’enhardit, réclame l’entrée au Conseil et le contrôle des dépenses de la Guerre et de la Marine…  et se heurte à un refus de la part du roi d’autant plus net que l’espoir d’une victoire militaire renaît dès le printemps 1781. Il démissionne le 19 mai.
         La succession est difficile pour Joly de Fleury chargé de poursuivre le financement de la guerre. Celui-ci est connu surtout pour avoir mis à bas une bonne partie de la réforme des Finances entreprise par Necker, en particulier la suppression des trésoriers généraux. Son passage aux Finances est assurément un ministère de réaction tout comme le sera celui de Lefèvre d’Ormesson du 23 mars au mois d’octobre 1783. En fait si Joly de Fleury revient sur la réforme de Necker c’est tout simplement parce qu’il a un besoin urgent de liquidités. Le système de la multiplicité des caisses, dénoncé par Necker était assurément mauvais en raison de ses cloisonnements et de son faible rendement administratif, mais il permettait, grâce aux avances de trésorerie de ces comptables publics, de rassembler très rapidement des sommes considérables. Joly de Fleury en revient ainsi aux procédés traditionnels, faciles mais onéreux, de financement par la trésorerie. L’autre moyen sera celui de l’impôt et sur ce plan Joly de Fleury obtiendra une importante victoire avec l’enregistrement le 12 juillet 1782 d’un troisième vingtième pour cinq ans.
 
L’assainissement des Finances[11]
 
         Deux mois après la signature de la paix (3 septembre 1783) Calonne[12] est nommé contrôleur général des Finances. Son objectif, et le roi l’a choisi pour cela, est de profiter de la paix retrouvée pour résorber le déficit sans nouveaux impôts et sans économies drastiques. Calonne compte d’abord sur la reprise économique pour accroître le rendement fiscal : sa politique douanière libre échangiste (le traité Eden-Rayneval signé avec l’Angleterre n’en est qu’un aspect), ses interventions en matière agricole et surtout ses faveurs accordées à l’industrie montrent clairement que Calonne fut d’abord un ministre de l’Economie. Mais c’est en ministre des Finances qu’il raisonne à propos de la dette ; l’équilibre budgétaire permettant à terme une baisse du loyer de l’argent, il deviendra alors possible, grâce à un système d’amortissements progressifs, de réduire les intérêts de la dette tout en permettant d’emprunter à des taux favorables ; c’est dans ce but qu’il crée en août 1784 une Caisse d’Amortissement, espérant qu’elle aurait plus de succès que celles établies antérieurement par Machault et par Laverdy. Mais le plan de Calonne ne pouvait produire d’effets qu’à moyen terme : le déficit empêchait dans l’immédiat tout amortissement de la dette ; on ne pouvait réussir l’amortissement que s’il y avait un excédent des recettes sur les dépenses, ce qui était loin d’être le cas.
 
L’échec de la politique de relance
         A court terme, et dans l’attente des résultats de sa nouvelle politique économique, Calonne devait raisonner autrement ; le retour à la paix n’avait pas provoqué une baisse du déficit, d’abord parce que le service de la dette s’était accru et surtout parce que le roi considérait que le maintien à un niveau convenable des dépenses de la Guerre et de la Marine était une nécessité absolue. Il fallait donc revenir à la politique de réforme pratiquée avant la guerre. Calonne présenta au roi le 20 août 1786 un mémoire en ce sens, le « Précis d’un plan d’amélioration des Finances », et pour forcer les résistances prévisibles des parlements on imagina de le présenter d’abord à une Assemblée de Notables.
         Le plan de réforme était articulé autour des points suivants : il prévoyait la généralisation des assemblées provinciales, la conversion de la corvée en une imposition, la création d’une « subvention territoriale » remplaçant les vingtièmes, l’extension du droit de timbre à de nombreuses activités commerciales, industrielles ou artistiques non imposées jusque-là, la suppression des barrières douanières intérieures et de nombreux droits de circulation, une amélioration des rendements des droits domaniaux et enfin un plan d’emprunts annuels amortissables en 15 ans.
         L’examen par les notables fut pointilleux [13]; d’accord sur les objectifs, ils ne l’étaient pas toujours sur les moyens : tout ce qui risquait de porter atteinte aux droits des ordres et des corps était systématiquement critiqué : la confusion des ordres dans les assemblées provinciales, l’extension de la corvée aux non-taillables, les droits des provinces « réputées étrangères » en matière douanière, etc.
         Le roi procédait comme il l’avait fait au début du règne, proposant des réformes financières, fiscales ou administratives parfois sévères, opposées aux intérêts des ordres ou des corps mais destinées à corriger ce qui relevait d’une rente de situation injustifiée et était indispensable à la modernisation de l’Etat. Puis après avoir écouté les avis, voire les récriminations, le roi pouvait toujours proposer un moyen terme. Calonne, maître des requêtes, ancien intendant et serviteur de cette monarchie autoritaire et paternaliste avait pour mission de défendre ce vaste projet. En cas de difficulté son successeur serait toujours à temps de rechercher un compromis.
         Calonne résista mal à la pression des notables. Le dialogue tournant au réquisitoire, le roi l’éloigna le 8 avril, le remplaçant par un de ses proches Bouvard de Fourqueux. Le même jour, il renvoyait Miromesnit qui ne cachait pas son hostilité au plan de Calonne et redoutait une bataille parlementaire ; il était remplacé comme garde des Sceaux par Lamoignon, partisan d’une solution d’autorité et connu pour ses projets de réforme judiciaire. Avec la mort de Vergennes survenue le 13 février et ces deux nominations le ministère changeait de visage, pas de politique ; la méthode serait peut-être plus vigoureuse qu’à l’ordinaire.
 
La nouvelle politique réformatrice
         En fait le départ de Calonne suffisait à débloquer la situation. Les membres du Clergé, avec à leur tête l’Archevêque de Toulouse, Loménie de Brienne, prélat réformateur proche des milieux les plus éclairés, renouèrent le dialogue… et estimèrent que le plan de Calonne, moyennant quelques amendements pouvait être mis en œuvre. Loménie de Brienne, artisan du rapprochement, fut nommé chef du Conseil royal des Finances avec sous ses ordres un nouveau contrôleur général Laurent de Villeudeuil. Sa nomination fut saluée par une remontée des effets publics. Le roi décida alors, après avoir présenté lui-même le dernier projet, celui de la balance des dépenses et des recettes, de mettre le 25 mai un terme à l’Assemblée des Notables. Les affaires sérieuses, l’enregistrement par les parlements des propositions de Calonne revues par les Notables, pouvaient commencer.
         La discussion par les Notables n’a pas été vaine ; entre le 17 juin et le 27 juin, le Parlement de Paris enregistre trois mesures importantes : la liberté totale du commerce des grains y compris à l’exportation, la généralisation dans les provinces sans états d’assemblées locales (provinciales, intermédiaires et municipales) [14] et la conversion de la corvée en une imposition extensible à  tous les contribuables. Le roi réussit ainsi à obtenir ce qu’on lui avait refusé ou marchandé au début du règne.
         Il en va autrement pour l’extension de l’impôt du timbre et le remplacement des deux vingtièmes par une subvention territoriale mieux assise et mieux répartie. Le Parlement proteste contre la nouveauté, demande à contrôler les états de recettes et de dépenses pour juger de l’opportunité et enfin devant le refus du roi de transmettre ces documents, se déclare incompétent, l’avis des Etats généraux étant indispensable. Les deux textes sont enregistrés en lit de justice le 6 août. Fait exceptionnel, le Parlement résiste en publiant un arrêté de défense interdisant la transmission aux juridictions de son ressort des textes enregistrés de force, rendant ainsi la réforme inapplicable. Le roi sanctionne l’insubordination en transférant le 15 août le Parlement à Troyes, nomme Loménie de Brienne principal ministre le 26 août et charge ce dernier de renouer le dialogue avec les magistrats exilés. Brienne obtient ainsi le 19 septembre, contre le retrait du timbre et de la subvention territoriale, une demi-victoire : l’enregistrement du rétablissement des deux vingtièmes, mais avec suppression des faveurs et avantages et avec prorogation du second vingtième -qui devait prendre fin en décembre 1790- pour 1791 et 1792. Le Parlement est alors rappelé à Paris où il est immédiatement pressé d’enregistrer le 19 novembre un important emprunt quinquennal étendu sur les années 1788-1792. Pour pallier tout risque de refus le roi assiste en personne -fait exceptionnel en dehors des lits de justice- à l’enregistrement et promet en contrepartie la réunion des Etats généraux pour 1792.
 
L’échéance de 1792 et l’offensive constitutionnelle
 
         Tant à propos des vingtièmes que de l’emprunt, l’échéance de 1792 devient incontournable. Elle n’a pas été fixée à la légère et fait partie d’un plan dont Loménie de Brienne semble être le maître d’œuvre ; il n’est en effet pas question pour le roi, ni pour son principal ministre, de concevoir une convocation des Etats généraux selon les formes et procédures de la dernière réunion de 1614 ; elles sont archaïques, inadaptées et chargées de risques. La mise en place des assemblées provinciales qui vient de commencer offre une solution plus pratique, à la fois plus rationnelle et plus progressive : d’abord parce que les nouvelles assemblées favoriseront et généraliseront une approche concrète des problèmes fiscaux ou économiques et permettront comme le dit Loménie de Brienne « l’éducation d’un peuple étranger jusque là aux affaires publiques ». Ensuite parce qu’il sera facile de réunir les Etats généraux sur la base de ces représentations provinciales. L’idée rejoint la « grande municipalité du royaume » préconisée par Dupont de Nemours et toute une partie du courant réformateur depuis une dizaine d’années. Mais la question n’était pas à l’ordre du jour au début du règne. Le débat historique et constitutionnel et la déclaration d’incompétence du Parlement de Paris, nourrie par ces nouvelles positions, fait qu’elle le devient en 1787. En adoptant la solution de Brienne le roi choisit la voie la plus constructive.
 
Les réformes : première phase
         C’est dans cette optique, l’échéance de 1792, qu’il convient d’apprécier la réforme de l’organisation des Finances relancée au début de l’été 1787 : réduire les dépenses par la rationalisation et parvenir à une clarté budgétaire suffisante pour permettre un débat constructif. Le Conseil royal des finances, auquel on joint celui du Commerce, est restructuré et doté de nouveaux moyens (5 juin 1787) ; les dépenses de la Maison du roi subissent de nouvelles mesures d’économies (9 août 1787) et enfin au mois de mars 1788 Brienne simplifie considérablement l’organisation du Trésor royal en unifiant les caisses, en supprimant les offices afférents et en confiant le fonctionnement des services à des administrateurs. Son Compte-rendu des Finances publié le même mois a été apprécié pour sa clarté et sa précision ; on a vu en lui le premier document budgétaire de l’histoire des Finances de la France.
         Même effort de rationalisation et même souci d’efficacité pour la réforme militaire : mise en œuvre par le comte de Brienne, frère de l’archevêque ; elle poursuit l’œuvre de Saint-Germain : réforme des troupes de parade, suppression des sinécures dans les grades élevés et nouveaux avantages pour la Noblesse. La grande innovation porte sur la création le 9 octobre 1787 d’un Conseil de la Guerre, coiffant le secrétaire d’Etat et compétent pour définir les grandes options budgétaires et militaires. Guibert, dont les idées en matière de tactique eurent une influence majeure jusque sous l’Empire, en était le rapporteur. Pour la Marine un Conseil établi sur les mêmes principes sera mis en place le 19 mars 1788.
         Enfin, au chapitre des mesures humanitaires et des droits de l’homme et sans entrer dans le détail des réformes hospitalières ou carcérales, on retiendra deux importantes mesures : l’une prise à l’instigation de Malesherbes, ministre d’Etat sans portefeuille depuis le printemps 1787, définit les droits et les devoirs des sujets non-catholiques en matière de culte, d’état-civil et d’activités professionnelles (novembre 1787). La mesure vise surtout à corriger les injustices nées de la révocation de l’Edit de Nantes qui « dépouillait les protestants de toute existence légale ». L’autre, prise à l’instigation de Lamoignon, reprend la déclaration du 24 août 1780 sur l’abolition de la question préparatoire et réforme profondément l’Ordonnance criminelle de 1670 en abolissant l’usage de la sellette, la question préalable et en fixant des garanties de procédure en faveur des accusés (1er mai 1788) [15].
 
Les réformes :  seconde phase
         La pression réformatrice, maintenue à un niveau déjà élevé depuis 1787, devait connaître au printemps 1788 une nouvelle augmentation. Sans chercher à calmer le jeu, le ministère procède à une double offensive contre les parlements, l’une judiciaire l’autre constitutionnelle. Elles ont été confondues dans ce qu’on appelle les « Edits de mai 1788 », un train de réformes préparé dans le plus grand secret, véritable coup de majesté contre les Parlements[16].
         Dans sa partie judiciaire, la réforme supprimait la plupart des tribunaux d’exception, réduisait le nombre d’offices de justice dans les parlements, limitait les pouvoirs des justices seigneuriales, d’ailleurs déjà bien affaiblies, et surtout établissait 47 grands bailliages, sortes de cours d’appel placées au-dessus des présidiaux, les parlements ne restant compétents que pour certaines causes majeures ou spéciales. A la fois plus prudente -le problème de la vénalité n’était pas évoqué- et plus complète -elle réformait l’ensemble du système judiciaire- que celle de Maupeou, la réforme corrigeait les défauts majeurs de l’organisation judiciaire d’Ancien Régime : complexité, lenteur, cherté. Rien dans tout cela qui soit de nature à surprendre de la part d’un garde des sceaux comme Lamoignon : il y avait longtemps qu’il militait au sein même de sa cour, le Parlement de Paris où il était Président à mortier, pour une telle réforme et ses contacts avec le roi, à l’époque où Miromesnil était à la Justice, étaient connus de tous. Louis XVI a choisi en connaissance de cause.
         L’Edit portant rétablissement de la Cour plénière constitue la partie constitutionnelle des Edits de Mai. Il introduit des innovations considérables : l’enregistrement des « lois générales et communes à tout le royaume » -et donc le droit de remontrances préalable à l’enregistrement- est confié à une cour unique d’environ 150 membres, un tiers de princes du sang et de pairs de France, un tiers de grands chambriers du Parlement de Paris, un tiers de personnalités choisies par le roi parmi les titulaires des plus hautes fonctions administratives, ecclésiastiques, militaires et judiciaires ; tous étaient « inamovibles et à vie ». Le rôle des parlements en matière d’enregistrement et de remontrances préalables était limité aux lois particulières concernant leur seul ressort ou une province de leur ressort. Pour les lois générales ils détenaient un droit de remontrances après l’enregistrement en Cour plénière de façon à défendre leur particularisme provincial. Enfin la Cour plénière avait un pouvoir disciplinaire sur l’ensemble de la hiérarchie judiciaire.
         Cette réforme s’explique d’abord par des considérations pratiques : elle supprime l’inconvénient de l’enregistrement multiple et fractionné des lois générales par les 14 cours souveraines du royaume, sans parler des cours des Aides et des chambres des Comptes; elle permet ainsi de réduire les retards d’application et, en cas d’opposition, elle évite une cascade de lits de justice préjudiciable à la tranquillité publique. C’est là un problème tout à fait d’actualité puisque certains parlements, comme ceux de Bordeaux ou de Besançon, en sont encore à refuser l’enregistrement de textes anciens de plusieurs années. La réforme vise enfin à prévenir tout risque de changement de majorité au Parlement de Paris pouvant remettre en cause le fragile consensus de l’automne 1787 portant sur la prorogation du second vingtième et l’emprunt quinquennal.
         La réforme s’explique ensuite -et les légistes la justifient par ce moyen- par les développements du droit historique et par la démonstration maintenant possible, qu’historiquement la pluralité des cours est une déformation et qu’il y avait à l’origine une cour unique chargée d’enregistrer les lois. Le Parlement de Paris, même assemblé en Cour des pairs, ne saurait prétendre à cette succession en raison de l’inflation du nombre de conseillers ordinaires, aptes à juger, mais irresponsables en matière politique et constitutionnelle.
          L’argumentation est ici considérablement plus soutenue et le projet plus cohérent que celui conçu au début du règne : une Cour plénière première manière établie pour assurer la discipline des juges et un Grand Conseil pour l’enregistrement des lois en cas de grève des cours souveraines. Hue de Miromesnil avait toujours répugné à utiliser de telles armes de crainte de rompre la relative paix parlementaire de la première partie du règne. L’insurrection des cours à partir de l’été 1787 pose le problème autrement et relance les projets du début du règne.
         Enfin, et c’est peut-être le point majeur, cette réforme n’est qu’un élément d’un projet global : le préambule de l’Edit, texte majeur, relie en effet la nouvelle Cour plénière aux Etats généraux en opposant « les assemblées permanentes préposées pour vérifier et publier les lois » et « les assemblées momentanées des représentants de la Nation pour délibérer sur les besoins publics et offrir des doléances ».
         Cette présentation, à la lumière d’une part des nouvelles procédures d’enregistrement fixées par l’édit et d’autre part du projet de Brienne de convocation des Etats généraux à partir des assemblées provinciales, fait apparaître les liens étroits et les complémentarités existant entre des structures que l’on croit généralement sans rapport les unes avec les autres : le projet apparaît sous la forme de deux hiérarchies d’institutions complémentaires compétentes, l’une en matière de législation (la fonction de « défense »), l’autre en matière de gestion (la fonction de « défense »). La Cour plénière, placée au-dessus des parlements et des grands bailliages, est le sommet de la première, chargée par la voie descendante d’enregistrer et de transmettre jusqu’aux bailliages les mesures législatives et par retour de faire remonter les remontrances s’y rapportant. Les Etats généraux, placés au-dessus des assemblées ou états provinciaux et des assemblées locales diverses, constituent le sommet de la seconde hiérarchie chargée par la voie descendante de répartir les impôts et les moyens et par la voie ascendante de présenter vœux et doléances.
         Préparés dans le plus grand secret, les Edits de Mai furent directement enregistrés en lit de justice le 8 mai et les jours qui suivirent dans chaque cour souveraine de France. L’opération, pourtant militairement encadrée, dégénéra en une fronde parlementaire émaillée de troubles insurrectionnels comme la célèbre journée des Tuiles à Grenoble, le 7 juin. Très rapidement, il apparut que la Grand Chambre du Parlement de Paris refusait de se désolidariser de ses conseillers et rejetait l’offre de former le noyau de la future cour. Au début de l’été, le ministère se rendit compte que la pression parlementaire dans les provinces interdisait la mise en place des grands bailliages. Le plan échouait, rejetant les parlements dans une opposition irréductible… et imposant au roi, dans une sorte d’appel à l’opinion, de recourir plus tôt que prévu aux Etats généraux. L’arrêt du Conseil du 5 juillet annonce ainsi l’ouverture d’une vaste enquête sur les procédures de convocation des Etats, anciennement utilisées dans chaque province, les résultats devant parvenir au début de 1789, mais sans préciser la date de convocation. L’arrêt du Conseil du 8 août fixant la réunion au 1er mai 1789 met fin à tous les doutes. La page est tournée : désormais il s’agira moins de rénover l’ordre ancien que d’en bâtir un nouveau.
 
Le projet constitutionnel
 
    Roi
Enregistrement des lois générales                          Doléances et budget de la Nation    
              Cour plénière                                                     Etats généraux                                                                                                     
Enregistrement des lois particulières                             Doléances et budgets locaux
Parlements ou autres cours                Etats provinciaux ou ass. provinciales                                        
  Transcription                                                                Assiette de l’impôt
   Grands bailliages                                               Assemblées de département                                                                                                                           
  Publication                                                                Répartition de l’impôt
  Présidiaux                                                               Assemblées municipales 
           
              Fonction de « Défense »                  Fonction de « Représentation »
 
Organigramme élaboré à partir de l’Edit de juin 1787 sur les assemblées provinciales, de l’Ordonnance de mai 1788 sur la réorganisation de la justice et de l’Edit de juin 1788 sur la Cour plénière et le projet de convocation des Etats généraux, in M. Bottin, La cour plénière, op.cit., p. 157.
 
Conclusion. Entre Lumières et Tradition, la difficile voie royale de la réforme
         Face aux problèmes posés par l’usure de l’Ancien Régime et à sa contestation par les Lumières, la plupart des souverains européens ont choisi la voie du « despotisme éclairé » : en lutte ouverte contre les privilèges, l’Eglise romaine, les corps, ils ont voulu libérer l’homme des cadres traditionnels pour le placer sous la protection d’un Etat omnipotent et centralisé. Sans doute de Joseph II à Frédéric II, de la Suède à l’Espagne en passant par la Russie les nuances ne manquent-elles pas[17]. Mais c’est toujours la raison qui commande, avec ses certitudes et parfois son mépris des réalités.
         Louis XVI a choisi une autre voie. Trop peu sensible aux systèmes, qu’il s’agisse de la Philosophie ou de la Physiocratie, pour réduire en schéma une société faite d’équilibres fragiles, trop bon chrétien pour penser que le bonheur de son peuple passait par l’abaissement de l’Eglise, trop conscient enfin d’être roi de France par la grâce de Dieu pour avoir besoin d’un Etat-Léviathan qui garantirait sa puissance,  Louis XVI a plus simplement choisi de régénérer ce régime qu’on ne qualifiera d’ « ancien » que plus tard : travail de longue haleine que ces années de règne ne permettent pas de juger complètement mais dont les développements des années 1787-1788 laissent imaginer l’architecture : marier la liberté individuelle et la variété des corps et conditions, organiser la concertation sans altérer l’autorité du monarque, moderniser l’Etat sans tomber dans le piège centralisateur, favoriser l’essor économique en limitant son coût social… Bref, tenter de contenir le formidable affrontement des Lumières et de la Tradition en en rejetant les excès et en en retenant les bienfaits respectifs.
         On peut dire que Louis XVI n’avait pas choisi la voie des simplifications idéologiques et des schémas partisans ! L’Angleterre et les despotes éclairés avaient opté, dans un sens opposé, pour des solutions plus simples … et plus radicales. S’agissant de Louis XVI et de son œuvre politique, bien des incompréhensions actuelles ne s’expliquent pas autrement.
 
 

[1] Les six derniers volumes (1774-1789) du Recueil des anciennes lois françaises d’Isambert fournissent l’essentiel des matériaux utilisés pour cette étude. Il a paru inutile d’y faire chaque fois référence. A noter l’importance des préambules des textes législatifs ; ils sont très clairs et très didactiques. Leur recueil serait le meilleur livre qu’on puisse écrire sur la question ! La bibliographie a été réduite au minimum et se limite aux travaux récents.

[2] R. D. Harris, « French Finances and the American War. 1777-1783 », in Journal of modern History, 1976, pp. 233-258 ; Paul et Pierrette Girault de Coursac, « La guerre d’Amérique », in Découverte, sept. 1981 à juin 1984 ; Jacques Michel, Du Paris de Louis XV à la marine de Louis XVI. L’œuvre de Monsieur de Sartine, 2 vol., Paris, 1983.

[3] Outre l’ouvrage absolument fondamental d’Elie Carcassonne, Montesquieu et le problème de la constitution française au XVIIIe siècle, réimp. de 1927, Slatkine Reprints, Genève , 1970 ; Dieter Gembicki, Histoire et politique à la fin de l’Ancien Régime : J. N. moreau (1717-1803), Nizet, Paris, 1979 ; Girault de Coursac, « Un jeune spécialiste du droit public, Mademoiselle de La Lézardière », in Découverte, déc. 1980 ; pp. 40-55 ; Blandine Barret-Kriegel, Les chemins de l’Etat, Calmann-Lévy, Paris, 1986, voir en particulier « La politique de recherche historique aux XVIIe-XVIIIe siècles » pp. 149-185 et « Les besoins historiques de la monarchie», pp. 187-197.

[4]La question est connue ! … Mais elle ne l’est que par référence et par incidence à celle de Maupeou. Outre les classiques de Jules Flammermont (1889) et de Robert Villiers (1937) sur la réforme Maupeou, Lucien Laugier, Un ministère réformateur sous Louis XVI : le Triumvirat. 1770-1774, Paris, 1975. Contra, Girault de Coursac, « La monarchie et les parlements », in Découverte, janvier 1975, pp. 21-39.

[5] Sur ce ministère stratégique, véritable ministère de l’Intérieur avant la lettre, René-Marie Rampelberg, Le ministre de la Maison du roi. 1783-1788. Baron de Breteuil, Economica, Paris, 1975. Sur Malesherbes : Pierre Grosclaude, Malesherbes témoin et in interprète de son temps, 2 vol., Librairie Fischbacher, Paris, 1961 ; Marie-Thérèse Allemand-Gay, « Les grandes remontrances de la Cour des Aides et la réforme de l’Etat », in Bulletin d’histoire économique et sociales de la Révolution, 1976, pp. 37-103 : Elisabeth Badinter, Les remontrances de Malesherbes (1771-1775), Flammarion, Paris, 1985. En ce qui concerne les lettres de cachet, question renouvelée par Claude Quétel, De par le roy. Essai sur les lettres de cachet, Privat, Toulouse, 1981.

[6] Le personnage et l’œuvre de Turgot font toujours l’objet de nombreuses études : outre Edgar Faure, La disgrâce de Turgot, Paris, 1961 ; Lucien Laugier, Turgot ou le mythe des réformes, Paris, 1979 ; M. C. Kiener et J. C. Peyronnet, Quand Turgot régnait en Limousin, Paris, 1979 ; dir. Christian Bordes et Jean Morange, Turgot économiste et administrateur, PUF, 1982 ; P. Girault de Coursac , « Le ministère Turgot », in Découverte, juillet 1975, pp. 27-42. Sur la question du commerce des grains, Steven Kaplan, Le pain, le peuple et le roi. La bataille du libéralisme économique sous Louis XV, Perrin, Paris, 1986.

[7] Emile G. Léonard, L’armée et ses problèmes au XVIIIe siècle, Paris, 1958 ; Girault de Coursac, « L’armée de Louis XVI », in Découverte, septembre 1974, pp. 3-13.

[8] Jean Egret, Necker, ministre de Louis XVI, Champion, Paris, 1975. Sur le départ de Necker, cf. Girault de Coursac, in Découverte, mars 1980, pp. 40-46.

[9] L’étude des Finances de l’Ancien Régime a été profondément renouvelée depuis quelques années. Sur les questions « budgétaires » : Alain Guéry, « Les Finances de la Monarchie française sous l’Ancien régime », in Annales ESC, 1978, pp. 216-239 ; Michel Morineau, « Budgets de l’Etat et gestion des Finances royales en France au XVIIIe siècle », in Revue historique, 1980, pp. 289-236. Sur les questions administratives, Aline Logette, Le Comité contentieux des Finances près le Conseil du roi. 1777-1791, Thèse droit Nancy, 1964 ; Henri Legohérel, Les trésoriers généraux de la Marine (1517-1788), Paris, 1965 ; John Francis Boscher, French Finances. 1777-1795. From Business to Bureaucracy, Cambridge UP, 1970 ; Françoise Mosser, Les intendants des Finances au XVIIIe siècle. Les Lefèvre d’Ormesson et le département des impositions. 1715-1777, Droz, Genève, 1978 ; Aline Logette, « La régie générale au temps de Necker et des ses successeurs (1777-1786) », in Revue historique de droit français et étranger, 1982, pp. 415-445. Sur la fiscalité : Yves Thomas, Essai sur le consentement à l’impôt aux derniers siècles de l’Ancien régime, Thèse droit, Paris II, 1974.

[10] Le droit féodal comparé éclaire la question : Michel Bottin, « Controverse sur l’application aux fiefs niçois des principes des Libri Feudorum aux XVIIe-XVIIIe siècles », in Recueil des mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit des anciens pays de droit écrit, XI, 1980, pp. 99-112.

[11] Les développements qui suivent et qui concernent l’activité réformatrice de 1783 à 1788 font l’impasse sur la politique étrangère de la France durant cette période. Le contexte international évolue pourtant beaucoup dans les années qui suivent le Traité de Versailles : course aux marchés coloniaux, ouvertures diplomatiques en Inde, en Chine et dans les pays de l’Asie du sud-est, pénétration dans le Pacifique. Tout cela n’est certainement pas neutre tant en ce qui concerne le déficit que les nouveaux besoins de l’Etat. Le vrai problème est peut-être là ! Tout compte fait Louis XVI n’avait qu’à réduire substantiellement les budgets de la Guerre et de la Marine (150 millions sur 570 M de dépenses et 475 M de recette en 1786) pour limiter le déficit. Le fait qu’il ne l’ait pas fait (et cette décision lui incombe totalement puisqu’entre 1786 et 1787 il change complètement ses ministres) est une décision politique majeure.

[12] Robert Lacour-Gayet, Calonne, Paris, 1963.

[13] Pour la période 1787-1788 l’indispensable ouvrage de Jean Egret, La Pré-Révolution française. 1787-1788, PUF, Paris, 1962.

[14] Sur la question, le classique de Pierre Renouvin (1921)

[15] André Laingui et Arlette Lebigre, Histoire du droit pénal. T.2. La procédure criminelle, Cujas, Paris, SD (1980).

[16] Outre Marcel Marion, Le garde des Sceaux Lamoignon et la réforme judiciaire de 1788, Paris, 1905, Michel Bottin, La réforme constitutionnelle de mai 1788 : l’ « Edit portant rétablissement de la Cour plénière », Mémoires et travaux de l’Association méditerranéenne d’Histoire et d’ethnologie juridiques, Nice, 1982.

[17] Frédéric Bluche, Le despotisme éclairé, Hachette, ed. de 1969 revue et augmentée, 1985.
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