Jus commune. Commentaire thèse lucie Ménard
 
Lucie Ménard a soutenu en 2013 une thèse sur la jurisprudence commerciale et maritime du Consulat de mer de Nice de 1814 à 1844. Le commentaire qui suit met en valeur les aspects locaux, niçois et ligures, de cette étude.
Mais cette thèse doit être replacée dans un cadre plus large :
 
. Celui de l’histoire de la jurisprudence. Cette cour commerciale est en effet « souveraine » et élabore ses solutions jurisprudentielles avec une grande liberté. Elle mêle Jus commune, droit français et droit sarde.
. Celui de l’évolution du jus commune ; ce droit, encore très présent dans la jurisprudence du Consulat avant la Révolution, recule au profit du droit français qui devient progressivement le droit de référence. La jurisprudence du Sénat de Nice connaît la même évolution.  voir
Le Code de Commerce sarde publié en 1844, très influencé par le droit français, clôt cette évolution.
 
La thèse de Lucie Ménard est en ligne  Lire
 
M.B., novembre 2017
 
 

 

Le Consulat de Mer de Nice. 1814-1844

A propos d’une thèse récente

 

 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Le Consulat de Mer de Nice. 1814-1844. A propos d’une thèse récente », in Nice Historique 2017, n° 1-2, Le commerce maritime à Nice. Nouveaux regards, pp. 101-110.
 
 
Le Consulat de Mer de Nice a fait l’objet d’une thèse soutenue par Lucie Ménard en 2013[1]. Il s’agit d’une thèse d’histoire du droit qui porte sur les solutions jurisprudentielles élaborées par cette juridiction de 1814 à 1844 et éclaire les développements du droit commercial et du droit maritimes de cette période. Si l’objectif poursuivi par l’auteur est essentiellement juridique, les sources et les matériaux employés sont locaux. Cette thèse est aussi une contribution à l’histoire du commerce de Nice.
On connaît la place du Consulat de Mer dans l’histoire du commerce de Nice. Cette institution a pendant quatre siècles régulé le commerce local et en particulier les activités maritimes. Elle trouve son origine dans le tribunal de commerce créé en 1448 par le duc Louis I de Savoie à la demande de la Ville et des marchands. L’établissement du port franc en 1612 par le pouvoir souverain crée une situation nouvelle qui justifie la mise en place d’une juridiction spéciale pour juger les affaires de franchise portuaire. C’est le premier établissement du Consulat de Mer. La fusion de ces deux institutions, l’ancienne et la nouvelle, est réalisée en 1626 et donne naissance à un nouveau Consulat de Mer compétent pour toutes les questions commerciales et maritimes. L’institution conservera toutefois quelque chose de son origine communale. Elle siègera dans le Palais communal jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, cette juridiction est composée de trois juges professionnels assistés de deux consuls choisis parmi les marchands pour les arbitrages et les affaires nécessitant l’application d’usages locaux. Le ressort du Consulat de Mer s’étend au Comté de Nice mais aussi au Marquisat de Dolceaqua, à la vallée de Barcelonnette, et aux territoires ligures enclavés dans la République de Gênes, la Principauté d’Oneglia en particulier. La juridiction juge « a la mercantile », c’est-à-dire rapidement et sans tenir compte de plusieurs règles en vigueur en procédure civile.
Un juge de permanence traite directement les conflits. Ceux-ci sont très nombreux. L’appel est possible devant le corps entier du Consulat mais cette voie de recours est limitée aux affaires comportant des enjeux financiers importants ou à des questions soulevant des problèmes juridiques délicats. Mais, dans le cadre fixé en 1626, la juridiction n’est pas souveraine. Il est toujours possible de former un second appel devant le Sénat de Nice. On notera que le Consulat de Mer n’est pas seulement une juridiction ; il traite parallèlement de toutes les questions règlementaires concernant le commerce dans son ressort : enregistrement des lois, règlementation des activités commerciales terrestres et maritimes, telle par exemple la police des métiers, l’inspection des manufactures, l’organisation de la pêche, etc.
 Les compétences judiciaires du Consulat de Mer sont considérablement accrues en 1750 ; la juridiction accède au rang de cour souveraine et devient -presque- l’égale du Sénat de Nice. Seule la voie exceptionnelle du recours au Prince peut permettre une remise en question de ses jugements. C’est avec ces nouveaux pouvoirs et une autorité renforcée que le Consulat de Mer va accompagner l’essor du commerce de Nice au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
A la Révolution, en 1792, le Consulat de Mer est supprimé et remplacé par un simple tribunal de commerce comme il en existe dans de nombreuses villes françaises ; celui-ci est composé de marchands élus et les appels doivent être portés devant la juridiction civile, le tribunal de district, puis la cour d’appel ; il n’a plus aucune attribution normative.
 
Un ressort régional étendu à la Ligurie occidentale
Avec le retour de la Maison de Savoie dans ses Etats, l’ancienne juridiction est rétablie en 1814 dans sa forme et dans ses attributions antérieures à 1792. On doit tout de même noter un important changement concernant son ressort. Le Consolato di Commercio e di Mare -c’est sa dénomination officielle- devient la juridiction commerciale d’appel de la Ligurie occidentale.
  Le rattachement de la République de Gênes aux Etats de Savoie à la suite du traité de Vienne a en effet permis de constituer une région administrative niçoise placée sous l’autorité de l’intendant général de Nice et comprenant trois provinces, celle de Nice, celle de Sanremo et celle d’Oneglia. Ce territoire correspond au ressort du Sénat de Nice et donc aussi à celui du Consulat de Mer. Dans chacune de ces provinces siège une juridiction commerciale de première instance : le Consulat de Mer à Nice dans sa formation de juge unique de permanence ; à Oneglia, c’est le Conseil de justice, qui est une juridiction civile mais qui, pour ces affaires commerciales, siège « a la mercantile » ; à Sanremo, il s’agit d’un tribunal de commerce organisé sur le modèle français.
La situation est en effet complexe. Le droit commercial et le droit maritime applicables dans le ressort du Consulat de Mer ne sont pas les mêmes partout. Dans les anciens territoires de la Maison de Savoie, Nice et Oneglia, on applique des solutions qui mêlent le jus commune, les usages locaux, les règlementations étatiques et même les dispositions des codes français, Code de commerce et Code de procédure civile ; on fait même parfois référence aux ordonnances de Louis XIV sur le commerce (1673) et sur la marine (1681). Il en est tout autrement dans les territoires qui faisaient antérieurement partie de la République de Gênes, de Vintimille à Porto Maurizio en passant par Sanremo.
 En effet le droit français qui a été appliqué après l’annexion de Gênes en 1797, d’abord comme « république sœur », puis sous l’Empire dans un cadre départementalisé, a perduré après 1814. Les commerçants génois ont préféré maintenir les tribunaux de commerce existants, à Gênes, Chiavari, Novi, Savone et Sanremo, plutôt que de retourner à la situation antérieure Les appels des quatre premiers sont portés devant le Sénat de Gênes, ceux de la cinquième devant le Consulat de Mer de Nice.
Dernière difficulté : la province d’Oneglia a été composée au début de la Restauration à partir d’un territoire de Savoie, situé sur la rive gauche de l’Impero et d’un territoire génois, Porto Maurizio, situé sur la rive droite de ce torrent. Le Conseil de justice d’Oneglia juge donc en droit français ce qui lui vient de Porto Maurizio et en droit sarde ou commun ce qui lui vient d’Oneglia.
Cette présentation, passablement complexe, permet d’éclairer un aspect essentiel du fonctionnement de l’institution : les préoccupations judiciaires et administratives du Consulat dépassent l’horizon niçois. Il doit en appel non seulement tenir compte de la spécificité géographique des affaires mais aussi, et inévitablement, construire une jurisprudence homogène qui façonne peu à peu l’unité juridique du ressort.
 
Une juridiction souveraine
Pour le reste, on l’a dit, rien n’est changé. Le Consulat demeure une cour souveraine, nantie de compétences judiciaires mais aussi règlementaires à l’instar par exemple de ce qui existait en France avant la Révolution avec les parlements. C’est une situation très remarquable que cette survie au-delà de la Révolution, d’autant plus que le Sénat de Nice se trouve dans la même situation juridique. Il y a à Nice, après 1814, deux cours souveraines qui fonctionnent sur ce modèle ancien ! Mais la thèse de Lucie Ménard nous pousse à aller plus loin dans la comparaison avec la France.
En effet, les parlements de France sont des juridictions d’appel, « souveraines » dit-on. Mais leurs jugements peuvent toujours faire l’objet d’une procédure en cassation devant le Conseil des Parties, l’ancêtre du Conseil d’Etat, pour non-respect ou défaut de droit. Les parlements doivent respecter la loi, qu’elle soit coutume ou loi du roi. Leur marge d’appréciation jurisprudentielle ne saurait aller au-delà.
Il en va autrement dans la plupart des pays d’Europe, du moins avant la période révolutionnaire et impériale. On y applique le jus commune, un droit jurisprudentiel élaboré à partir du droit romain et du droit canonique. Ce jus commune est combiné avec l’application des droits locaux, les jura propria, les statuts urbains par exemple. Ce jus commune est élaboré au moyen âge à partir de la jurisprudence des grands docteurs, Bartole, Balde et d’autres moins célèbres, et à partir du milieu du XVIe siècle par les « grands tribunaux ». Ainsi ces cours majeures ont elles une grande liberté d’innovation jurisprudentielle. Aucune procédure de cassation ne les entrave. Le recours au souverain est toujours possible mais les motifs sont plus politiques que juridiques. Sur ces questions il fait confiance à ses magistrats. C’est en tout cas ainsi que les choses se passent dans les Etats de Savoie et pour ce qui nous intéresse ici, au Consulat de Mer de Nice
Les éléments présentés ci-dessus éclairent l’intérêt et la portée du sujet : nous sommes en présence d’une juridiction d’appel placée à la tête d’un ressort juridiquement dualiste et détenant un fort pouvoir d’élaboration jurisprudentielle. Et cela au cours du premier tiers du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où le modèle français de codification commence à s’imposer un peu partout en Europe. La situation est riche de contradictions !
 
Une jurisprudence influencée par le droit français
 Lucie Ménard a ainsi analysé l’ensemble de l’activité judiciaire d’appel de la juridiction de 1814 à 1844, pendant 30 ans donc, soit 1309 jugements et surtout 250 conclusions du procureur général du commerce. Si les jugements ne fournissent que peu de renseignements sur la motivation juridique qui guide les juges, il en est autrement pour les conclusions du parquet toujours riches d’un raisonnement juridique approfondi. En combinant ces deux sources l’auteur pouvait exposer un ensemble complet et homogène de jurisprudences « souveraines ». Cette approche jurisprudentielle n’aurait pas été possible avec un simple tribunal de commerce français ni même avec une cour d’appel dont les arrêts restent soumis à la cassation. C’est à ce titre que la thèse de Lucie Ménard est une très utile contribution à l’histoire de droit commercial.
Ses développements sont entièrement tournés vers cette préoccupation jurisprudentielle. La première partie de la thèse porte sur la procédure, la seconde sur le droit substantiel. On n’entrera pas ici dans cette présentation juridique. On retiendra qu’en matière de procédure les magistrats et le parquet s’appuient chaque fois qu’ils le peuvent sur les règlementations produites par les autorités des Etats de Savoie, en particulier sur les Royales Constitutions. Mais cela ne suffit pas pour couvrir tout le champ des situations. Des emprunts au droit français sont nécessaires, par exemple en matière de compétence territoriale ou de nullités. Le substitut du procureur général du Commerce parle même à propos de ces choix juridiques français de « giurisprudenza universalmente ricevuta ».
 Si l’influence du droit français est forte en matière procédurale, elle l’est encore davantage en droit substantiel, actes de commerce, société, lettre de change, assurance, faillite, etc. Dans ces matières les juges font de plus en plus appel au droit français au point que celui-ci apparaît comme une nouvelle lex mercatoria.
On constate ainsi une progression évidente du droit français pendant cette période. On ne dispose pas d’une étude équivalente à celle de Lucie Ménard pour la seconde moitié du XVIIIe siècle mais on peut se reporter au Dizionario universale ragionato della giurisprudenza mercantile de Azuni édité à Nice en 1788 en quatre volumes. Azuni est à cette époque juge au Consulat de Mer de Nice ; il a composé avec son Dizionario une œuvre monumentale qui embrasse tout le droit commercial et maritime. Le foisonnement des références est impressionnant. Le droit français y est très présent, mais pas du tout au point d’éclipser les autres sources, législatives, règlementaires et surtout jurisprudentielles non françaises. Comment expliquer ce changement radical ?
A la Restauration le nouveau droit français codifié présentait quelques avantages évidents. C’est par exemple ce qui a déterminé les Génois à conserver le droit français. Le glissement progressif des juges niçois vers le droit français relève finalement de la même démarche, celle d’une recherche de la simplicité et de l’efficacité. Cela revient-il à dire que le choix n’a été guidé que par des considérations techniques ?
Ce serait oublier un élément décisif dans ce choix. Plusieurs juges du Consulat de Mer ont étudié le droit français à l’époque du Grand Empire à la Faculté de droit de Turin et ce droit français est maintenant le droit qu’ils connaissent le mieux. On peut en outre sans difficulté trouver à Nice, dans les bibliothèques privées, dans celles de l’Intendance, du Sénat ou du Consulat tous les ouvrages français nécessaires, les codes, les travaux préparatoires du Code Civil recueillis par Fenet, L’esprit du Code de commerce de Locré, le Traité des assurances d’Emerigon, le recueil Sirey, etc., etc. Mais il demeure une grande différence entre les juges français et leurs homologues niçois. Ceux-ci disposent d’une liberté jurisprudentielle qui leur permet de multiplier les adaptations et les innovations. On peut d’ailleurs raisonnablement penser que la Cour de Cassation française aurait souvent été en désaccord avec ces solutions niçoises.
C’est dans ce cadre juridique que travaille le Consulat de Mer jusqu’en 1837. Cette année-là le roi Charles-Albert édicte un Code civil largement inspiré par le Code civil français de 1804. On y affirme la supériorité de la loi de l’Etat et l’interdiction de donner force de loi aux jugements des magistrats : « Le sentenze de Magistrati non avranno mai forza di legge » dit de façon lapidaire l’article 17. La production jurisprudentielle disparait donc dans l’attente d’une mise en ordre juridique désormais réclamée par tous. Le modèle juridique français qui inspirait les magistrats niçois depuis 1814 triomphe avec la promulgation d’un Code de commerce lui aussi très marqué par le Code de commerce français de 1807.
 
Une approche judiciaire du milieu commercial local
Au-delà de ces considérations juridiques, et même si là n’est pas l’objet direct de la thèse, le travail de Madame Ménard anime une scène judiciaire où se mêlent tous les protagonistes du commerce, négociants banquiers, armateurs, capitaines, assureurs, mandataires, juges. Il y a ainsi deux lectures possibles de la thèse, celle d’un historien du droit qui s’intéresse à la technique de l’élaboration jurisprudentielle et à la progression du droit français, celle du spécialiste d’histoire locale qui pourra lire cette thèse comme une suite d’histoires commerciales mises en scène à travers un prime judiciaire.
Cette perception, celle du procès, est certes pathologique ; elle ne doit pas nous faire oublier que ces histoires sont des exceptions et des accidents. Le miroir est assurément déformant mais il permet tout de même d’entrer dans l’activité de ces marchands et de ces marins. L’index des personnes dressé par l’auteur constitue ainsi un moyen de pénétrer dans l’histoire du commerce niçois. Cet index compte pour la seule province de Nice -et pour une période de trente ans-, 129 noms ; ces références concernent essentiellement la ville de Nice. Il n’y en a par exemple qu’une seule pour Villefranche, relative au capitaine Charles Semeria. Il est clair que l’activité commerciale est totalement localisée à Nice. Certains noms reviennent plus souvent que d’autres. C’est en particulier le cas des sociétés, Frères Gioan, Avigdor et Compagnie, Frères Clerissi, Colombo Veuve et Fils, etc. Une confrontation de ces données avec l’état du commerce niçois à la même époque, par exemple avec L’Indicateur niçois pour l’année 1845, serait riche d’enseignements.
On trouve aussi dans cette thèse des éléments susceptibles d’éclairer le commerce de la Ligurie occidentale : 57 références pour la province de Sanremo (Sanremo, Bordighera, Diano, San Stephano, Taggia et Vintimille) et 24 pour la province d’Oneglia (Diano Castello, Pietrabruna, Oneglia et Porto Maurizio), soit un total de 81 noms. Cette statistique sommaire permet de souligner la vitalité de ces petits ports et les activités qui les relient à Nice.
 Quiconque travaillera sur telle ou telle activité commerciale de la période pourra ainsi trouver dans cette thèse des éléments propre à éclairer sa recherche.
 
Une juridiction très « niçoise »
Il reste à dire un mot du personnel de cette juridiction. Il est l’acteur efficace et compétent de ce travail judiciaire et juridique qui accompagne le développement du commerce local. Il comprend, un président -reggente-, quatre juges « en droit », legali, dont un surnuméraire, deux consuls marchands, un procureur général du commerce assisté d’un substitut, un secrétaire secondé par un sous-secrétaire. C’est du moins ainsi que le Calendario generale del Regno présente la juridiction. Mais ce tableau ne tient pas compte des commis, écrivains, comptables ou aides temporaires dont la cour peut avoir besoin.
Les magistrats du siège comme ceux du parquet sont nommés par le pouvoir souverain, comme tous les magistrats des sénats du royaume. Leur nomination les fait entrer dans une carrière judiciaire qui peut leur permettre d’accéder aux plus hautes fonctions de l’Etat. Les deux consuls marchands sont eux aussi nommés. On notera que cette composition est assez semblable à celle du Consolato di Commercio de Turin qui compte lui aussi cinq juges et deux consuls marchands. La remarque, plutôt valorisante pour la cour niçoise, donne une idée de l’importance du Consulat de Mer.
Le corps judiciaire est très stable. On ne compte pour les cinq magistrats du siège, y compris donc le président, que 16 nominations pour la période 1814-1844, soit sur 30 ans, une nomination tous les trois ans en moyenne. Le premier président, le « régent », Hilarion Spitalieri de Cessole dirige la cour pendant la plus grande partie de la période. Les magistrats restent longtemps en fonction : Honoré Garin de Cocconato pendant plus de vingt ans ; le sénateur Aigulfe Arnaud de Chateauneuf, le sénateur Pietro Fascio et François Mars, pendant plus de 12 ans ou le sénateur Louis Guiglia pendant plus de 15 ans.  Pour le parquet général, c’est encore plus vrai. On ne compte guère qu’une demi-douzaine de titulaires et Casimir Verani occupe la fonction pendant presque toute la période.
Mais ce qui marque le plus, et l’auteur le fait bien ressortir, c’est la très forte présence des Niçois, nobles ou non : Benoît Andreis de Cimiez, Joseph Giacobi de Sainte-Félicité, Aigulfe Arnaud de Châteauneuf, Charles Cristini, Honoré de Cocconato, Louis Guiglia, Ignace Milon, Joseph Raimondi, Charles-Henri Torrini de Fougassières et au parquet général Jean Baptiste et Casimir Verani. Les non Niçois sont très minoritaires : le sénateur Melissano, originaire de Borgomaro dans les environs d’Oneglia, Pietro Fascio d’Asti, Giuseppe Rocci de Turin. Ce constat est évidemment valable pour les consuls marchands, tous Niçois et longtemps les mêmes, ainsi Joseph Bonifassi et Jean Baptiste Pastorelli qui siègent pendant plus de 20 ans. On est étonné de ne trouver dans cette cour qu’un seul magistrat originaire des provinces ligures, Melissano. La cour est très niçoise. Comment expliquer cette situation ?
L’accès à la fonction de substitut du procureur général par la voie du volontariat est une explication. Elle se fait sur diplôme mais aussi sur recommandation. Les jeunes Niçois sont sans doute avantagés. Mais certains magistrats piémontais du Sénat interviennent tout autant pour leurs enfants ou protégés. Ainsi agit le sénateur Reghezza en faveur de son fils. C’est aussi le cas pour le poste de juge surnuméraire ; le sénateur Claude Passerin d’Entrèves fait nommer son protégé Elzeard Gachet.
Tout cela n’est finalement pas très convainquant et on peut être d’accord avec l’auteur de la thèse pour avancer une autre raison liée à la nature des affaires traitées par le Consulat. Cette cour a besoin de compter en son sein des magistrats aptes à prendre en compte les spécificités du commerce local, particulièrement maritime, pour juger au mieux les litiges commerciaux. Les problèmes de Nice n’étaient pas ceux de Turin et les magistrats du Consulat de Turin, l’autre juridiction commerciale des Etats continentaux du royaume, n’étaient pas forcément aptes à siéger à Nice. Quant aux Génois on a vu qu’ils rendaient la justice commerciale dans un cadre institutionnel et juridique très différent. A ce titre le Consulat de Mer est une juridiction plus « niçoise » que le Sénat.
 
En guise de conclusion. Le régent et le sous-secrétaire
Qui mieux que Joseph Rosalinde Rancher pourrait illustrer cette nissardité ? Le précurseur de la renaissance linguistique nissarde a en effet travaillé au Consulat de Mer pendant 22 ans. Après avoir exercé diverses fonctions administratives et juridiques, Rancher est nommé en 1821 écrivain-juré au Consulat de Mer[2]. Il bénéficie en 1838 d’une promotion attendue en devenant sous-secrétaire, en remplacement du notaire Jacques Broc nommé secrétaire. Il assurera cette fonction jusqu’à sa mort en 1843.
 Est-ce pour « s’évader de sa geôle bureaucratique » que Rancher écrit et versifie, parfois en français, le plus souvent en niçois, ainsi que l’allègue André Compan dans la présentation de ses œuvres[3]. C’est tout à fait possible. Rancher précise même dans la préface de la Mouostra raubada. Poema burlesc que c’est La Nemaïda qu’il a composée dans ces conditions : « Lorsque j’ai publié le poème de La Nemaïda, dit-il, je n’ai aspiré à aucune gloire littéraire : je le fis pour me délasser de mes matérielles occupations bureaucrates »[4]. Et c’est effectivement en vain qu’on chercherait dans ses œuvres une quelconque allusion à son activité judiciaire.
Mais si les aventures judiciaires du Consulat de Mer ne font pas partie de son imaginaire, son premier président est lui bien présent. Le Président de Cessole est son protecteur. C’est lui qui le fait entrer dans la juridiction en 1821 et c’est lui qui l’encourage à écrire ! A l’occasion de la publication en 1823 de son grand poème héroïco-comique, La Nemaïda o sia lou trionf dei sacrestan, Rancher lui dédie une épitre[5] en vers français qui laisse apparaître tout ce qu’il doit à son protecteur ;
« O toi qui de mes chants tolère la faiblesse
Toi, dont le soin actif pour moi veille sans cesse ;
Père pendant l’orage et dans le calme aussi », etc.
C’est en effet grâce au Président de Cessole que La Nemaïda put paraître. L’œuvre était suffisamment tissée de moqueries, de critiques et de sous-entendus pour mécontenter bien des gens et tomber sous les coups d’une interdiction administrative. Le haut parrainage dont bénéficiait Rancher était bien utile. Mais il y a chez le Président de Cessole davantage que de la protection vis-à-vis de Rancher ; il y a de l’admiration et même une certaine complicité. Il a compris ce que la culture et le talent littéraire de Rancher pouvaient apporter à Nice. Sa collaboration au Guide de Nice publié en 1826 par Rancher en témoigne.
Cet éclairage s’aventure probablement trop loin de la thèse de Lucie Ménard. Il n’a d’autre objectif que de faire ressortir l’enracinement local de cette haute juridiction commerciale et maritime. Il porterait à faux s’il devait donner quelque crédit à une sorte de dilettantisme judiciaire. Les indications que donne l’auteur en annexe de sa thèse montrent au contraire que la juridiction traite beaucoup d’affaires, en première instance comme en appel. Elle fonctionne tous les jours et parfois, lorsqu’il y a urgence, … même le dimanche.


[1] La jurisprudence commerciale du Consulat de Mer de Nice : entre droit sarde, droit français et jus commune. (1814-1844). Thèse d'histoire du droit et des institutions sous la direction du Professeur Michel Bottin soutenue le 11 décembre 2013 (mention très honorable avec félicitations). Jury: M.Bottin (Université Nice Sophia Antipolis, directeur), J-P Allinne (Université de Pau, rapporteur), D. Veillon (Université de Poitiers, rapporteur), A. Lupano (Université de Turin), M.Ortolani (Université Nice Sophia Antipolis).

[2] Les œuvres de Rancher. La Nemaïda. La mouostra raubada. Lou fablié nissart, ed. André Compan, Publications spéciales de la revue des langues romanes, Nîmes, 1954, Introduction d’André Compan, p.10.

[3] Ibidem, p. 10.

[4] Ibidem, Préface.

[5] Ibidem, p. XIII.

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