Histoire maritime. Les fermiers du droit de Villefranche
 
 

 

Gestionnaires ou corsaires ?

Les fermiers du péage maritime de Villefranche. XVIIe-XVIIIe siècles

 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Gestionnaires ou corsaires ? Les fermiers du péage maritime de Villefranche. XVIIe-XVIIIe siècles », in Actes du Colloque De Jacques Cœur à Renault. Gestionnaires et organisations, Centre d’Histoire de la gestion, Université de Toulouse, dir. J.-L. Gazzaniga et P. Spiteri, novembre 1994, P.U. Sciences sociales de Toulouse, 1995, pp. 93-102.
 
 
         Les fermes d'impôt occupent une place à part dans l'histoire de la gestion publique. Le service de l'Etat y est tellement mêlé à l'intérêt privé que les principes de base de la gestion y paraissent totalement contredits voire bafoués. Gestion publique ? Gestion privée ? Les approches sont en effet souvent opposées. Que dire alors lorsqu'elles sont combinées dans un même système. Sans doute fera-t-on remarquer que ce n'est là qu'une forme ancienne de la gestion privée d'un service public. Mais quel service ! Celui de l'impôt, matière tellement liée à l'intérêt et à la puissance de l'Etat, que la moindre délégation produit un effet pervers. L’« usager » est ici un contribuable. Quant au fermier il se trouve investi d'une prérogative d'Etat qui ne repose que sur un mince contrat. On entre ici dans un système de contradictions : la situation de monopole du fermier cache en fait une âpre concurrence d'intérêts entre ceux de l'Etat et ceux de la ferme. Le fermier est ainsi placé en porte-à-faux, tant vis-à-vis du contribuable que du bailleur.
         Toutes les fermes d'impôt répondent peu ou prou à cette logique. Parfois, dans le cas de grandes organisations fermières bien réglées ou d'impôt à assiette sûre et perception aisée, la contradiction est estompée. Parfois au contraire, dans le cas de petites fermes aux règlements peu stables ou d'imposition mal assurée, la contradiction est exacerbée.
         La ferme du droit de 2% de Villefranche est exemplaire de cette seconde situation. Il s'agit là d'un péage perçu par l’administration de la Maison de Savoie du XVIe siècle à la Révolution sur toutes les marchandises entrant dans le Comté de Nice, en sortant ou y transitant, tant par terre que par mer. Sorte de système douanier provincial, ce Droit de Villefranche s'apparente par sa nature, sinon par ses revenus, aux grands système péagers comme la Douane de Valence pour la Vallée du Rhône, le Péage de Jougne dans le Jura ou le Dace de Suse perçu au passage de la Savoie et du Piémont. Tous ces systèmes de perception sont complexes. Ils sont organisés autour d'un axe principal en bureaux secondaires et « obliques ». Tous nécessitent des techniques de contrôle propres, celles du douanier, et tous sont soumis à de fortes pressions frauduleuses.
         Le Droit de Villefranche présente toutefois une caractéristique très particulière : la perception pour transit s'applique également pour simple passage au large de la côte. C'est là évidemment une situation juridique assez exceptionnelle pour provoquer rejets, fraudes et protestations. Pour les juristes de la Maison de Savoie la perception est justifiée par les besoins d'une défense côtière, indispensable dans une zone difficile à surveiller -parce que très découpée- et très fréquentée -parce que son relief élevé visible de très loin y joue le rôle d'un phare-. Comme le souligne Fernand Braudel, la mer en Méditerranée est un peu une rivière. Le littoral niçois et les côtes ligures illustrent bien cette image de « riviera ». Une intense circulation côtière se trouve ainsi soumise au droit de 2%, à l'exception des bâtiments importants -d'une portée supérieure à 200 tonneaux-, assez rares dans ces parages et au demeurant capables de naviguer à droiture.
         La défense côtière est une bonne justification, à condition bien sûr qu'elle soit effective. Le droit de la mer élaboré par les juristes des XIIIe et XIVe siècles, les Commentateurs, l'autorise. La propriété est d'aucun, l'usage est commun à tous mais la juridiction est au prince répète-t-on à la suite de Bartole et de Balde. La juridiction est au prince, mais jusqu'à quelle distance ? Ici encore la doctrine est claire. La juridictio s’étend jusqu'à 100 milles. Il s'agit évidemment d'une limite théorique mais c'est sur cette possibilité que s'appuie la Maison de Savoie pour effectuer des contrôles parfois très loin de la côte, suscitant ainsi l’incompréhension -c’est peu dire- des patrons et capitaines. Les oppositions se renforceront au XVIIIe siècle avec l’affirmation d’une nouvelle conception d'une mer territoriale limitée à ce qu'il est effectivement possible de défendre à partir de la côte, distance de plus en plus mesurée par la portée du canon, puis définie par la règle des 3 milles. La Maison de Savoie, elle, n'abandonnera jamais les conceptions bartolistes en matière de droit de la mer, quitte à s'appuyer de plus en plus sur le principe de l’« acquisition par long usage ».
         A ces difficultés s'ajoutent celles d'un système de perception tissé d'exceptions. La franchise du droit de 2% établie par les règlements du Port-franc de Nice-Villefranche à partir de 1612 est sans doute la plus difficile à appliquer : superposition des règlements et surtout absence de définition de la zone portuaire franche font qu'il est possible au fermier et au bailleur de s’opposer sur les dispositions les plus claires.
         Ces deux aspects, les difficultés de la perception pour simple passage en mer et les incertitudes des règlements du Port-franc, pèsent sur l'exploitation de toutes les exploitations fermières du Droit de Villefranche. Le fermier sait, lors de son entrée en jouissance, combien lui rapportera une bonne gestion du péage, sans risques, sans pressions excessives. Mais il ne peut s'empêcher de spéculer sur les possibilités de prises, au port bien sûr, mais surtout au large. Il suffit d’y mettre les moyens.  Il lui faut pour cela armer un bon bâtiment et recruter un équipage nombreux. Sans doute la défense côtière en sera-t-elle améliorée, mais au-delà des pirates ou des Barbaresques, ce sont les usagers de la route maritime qui en supporteront les frais. Le garde-côte garde d'abord le péage.
         Le fermier se trouve ainsi dans une situation ambiguë : pour Turin il doit gérer au mieux les intérêts de l'imposition, sans risques excessifs. Il est, comme on l'appelle parfois, l'entrepreneur du Fisc.  Mais aux yeux des usagers de la route maritime apparaît l'autre face du personnage, le corsaire du droit de 2%, célèbre dans toute la Méditerranée pour ses poursuites et ses prises.
 
L’entrepreneur du Fisc
 
         Le contrat passé avec l'Etat permet au fermier d'organiser assez librement sa perception. L'organisation des bureaux et le recrutement du personnel sont de sa propre compétence. Ses choix sont guidés par un souci de rentabilité. Mais il lui est impossible d'assurer l'indispensable, c'est-à-dire payer le prix du bail, sans une organisation minimale : quelques postes de perception bien situés et surtout un bâtiment de garde pour contrôler la voie maritime.
 
 L'organisation des perceptions
 
         Le Droit de Villefranche comporte deux aspects très distincts : le droit par mer et le droit par terre. Les fermiers s'intéressent relativement peu à ce second aspect en raison de sa faible rentabilité :  il produit moins de 5% des recettes et nécessite un système complexe de perceptions disséminées dans une province aux communications difficiles. Le fermier choisit donc de faire contrôler et percevoir le droit par des particuliers qu'il intéresse aux recettes. Même dans les lieux les plus fréquentés, il n'est pas rentable d'établir un commis. D’ailleurs une multiplication des perceptions aurait pour effet immédiat d'augmenter les fraudes le long d'une frontière impossible à surveiller sans très gros moyens. Les Français le font de l'autre côté du Var et de l'Estéron pour les douanes de Valence et de Lyon, mais pour des tarifs très nettement supérieurs. Pour des recettes variant de 2.000 à 3.000 livres - sur un total souvent supérieur à 50.000 livres - le fermier du Droit de Villefranche ne le peut pas.
         Pour encourager le fermier à surveiller les passages par terre l'administration fiscale propose parfois à l'adjudication un bail commun Droit de Villefranche-Traite foraine, mais l'incitation reste faible, la Traite -Trattaforanea- ne produisant pas plus que le péage de 2%. Les seules perceptions intéressantes sont celles où s'extraient les bois de construction et de marine, d'une part en raison de leur valeur et surtout parce que le Droit de Villefranche s'y perçoit, exception remarquable, au taux de 10%; il arrive d'ailleurs que le fermier sous-afferme le droit sur les bois pour un prix voisin de 3.000 livres. Toutefois ces bureaux, placés à l'intérieur de la province, au lieu de coupe, ne sont d'aucune utilité pour les contrôles frontaliers et le niveau de la recette tend à diminuer au cours du XVIIIe siècle à mesure que les règlementations forestières deviennent plus restrictives.
         Le fermier s'intéresse donc essentiellement aux bureaux du littoral. Deux sont indispensables, celui de Nice et celui de Villefranche. On trouve dans chacun de ces bureaux un percepteur-vérificateur, un librista, faisant fonction de secrétaire, deux ou trois commis, tout ce personnel travaillant dans deux bureaux et un entrepôt loué pour la durée du bail. Le total des frais varie entre 2.000 et 3.000 livres par an. Le tout suffit pour contrôler les quelques bâtiments qui accostent quotidiennement à Nice ou à Villefranche. Qu'en est-il des autres, ceux qui passent au large, sans l'intention de s’arrêter ?
         Pour encourager le paiement volontaire, le fermier doit ainsi mettre en place des bureaux dans les ports de départ. Il ne peut le faire que si la recette le justifie : ce n'est guère le cas qu'à Marseille et à Gênes et, plus tardivement, à Livourne.  Des commis y perçoivent le droit de 2 %, et informent le fermier des départs sans déclaration. Ces bureaux ne peuvent être établis qu'avec l'assentiment de l'autorité étrangère concernée. Celui de Gênes fonctionna sans gros problèmes ; celui de Marseille souleva au début du XVIIe siècle la colère des marchands.
         De telles mesures restent toutefois insuffisantes pour s'assurer du paiement volontaire. Le fermier doit aussi conclure des arrangements avec les patrons individuellement ou collectivement. Il peut s'agir de minorations de tarif, 1% en général, de tarifs forfaitaires ou, mieux encore, d'abonnements à l'année. Le patron passe alors devant Nice sans avoir à s'arrêter. C'est la solution adoptée à diverses époques par de nombreux patrons des ports de la Riviera de Ponant, entre Gênes et Nice. On en trouve aussi de multiples applications en Provence jusqu'au milieu du XVIIe siècle. En 1644 c'est même avec la Chambre de Commerce de Marseille qu'une convention de tarif forfaitaire est signée. Elle fut très difficilement appliquée et provoqua de multiples conflits jusqu'à ce que Colbert interdise très officiellement en 1669 le paiement du Droit de Villefranche par les Marseillais et les Provençaux. Le problème se reposera pourtant à nouveau au début du XVIIIe siècle et, après de difficiles tractations de gouvernement à gouvernement, trouvera sa solution dans la signature d'une convention d'abonnement pour 40.000 livres par an payable par la Chambre de Commerce Marseille et répartie entre tous les ports français non seulement de Méditerranée mais aussi de l'Atlantique intéressés par le péage. Le fermier n'était pas concerné par l'accord. Il n'avait plus à contrôler les Français... ce qui lui donnait la possibilité de mieux surveiller les autres. Le prix du bail était évidemment réduit en conséquence.
         Pour mener à bien toutes ces opérations, le fermier doit avoir une bonne connaissance des milieux commerciaux et maritimes des rivières de Gênes et du littoral provençal. Il doit en quelque sorte prospecter et démarcher ces paiements aménagés dans les milieux qu'il connaît le mieux. Les méthodes varient selon les objectifs : en ce qui concerne les milieux provençaux, on ne peut éviter de passer par la Chambre de Commerce de Marseille, d'autant plus que les autres ports ont une importance commerciale réduite. En ce qui concerne les rivières de Gênes, les riviere de Ponant et de Levant, c'est l'inverse: le grand port de la République n'apparaît jamais directement dans les préoccupations commerciales des fermiers, sans doute parce qu'il concentre le grand commerce non passible du droit de 2%; par contre les ports des rivières de Ponant, ou même de Levant bien qu'ils soient plus lointains, offrent de nombreuses possibilités d'arrangement. Ceci explique, surtout après la signature de la convention d'abonnement avec les Français, qu'une ferme "génoise" a plus de chances de réussite qu'une autre. Les fermiers, et leurs associés, sont en effet le plus souvent originaires de ces lieux, d'Alassio, de Porto Maurizio, d'Albenga, de Finale, etc. Ces associés assurent ou complètent le financement de l'opération et contactent les maisons de commerce. On peut d'ailleurs constater que les administrations fermières soutenues par des commerçants apparaissent plus « gestionnaires » que celles où dominent les marins.
 
 Le bâtiment de garde
 
         Toutes les actions du fermier sont limitées, voire vaines, s'il n'arme pas un bâtiment de garde, d'abord pour justifier le péage, contrepartie de la sécurité, ensuite et surtout pour dissuader les fraudeurs.
         Jusque vers 1630 cette fonction est assurée par les galères du duc de Savoie. Le fermier ne gère alors que les perceptions au port. A partir de cette époque il doit prendre en charge lui-même un armement. La dépense est considérable et dépasse de beaucoup les autres frais, d'autant plus qu'il ne peut armer n'importe quel bâtiment. Pour être crédible, il a besoin d'un bateau rapide, correctement armé et monté par un équipage suffisant. Il s'agit le plus souvent d'un chebec ou d'une felouque, bâtiments réputés pour leur rapidité.
         Les coûts de fonctionnement sont élevés : 20 à 40 marins selon le type de bâtiment, outre les soldats dont le fermier peut demander, à ses frais, la réquisition à l'autorité de tutelle. Au milieu du XVIIIe siècle on compte que le fonctionnement revient au moins à 16.000 livres par an, moitié pour la nourriture, moitié pour les salaires. A cela s'ajoute l'investissement, toujours difficile à évaluer, car les fermiers, souvent marins ou marchands, sont propriétaires de l'armement. Lorsqu'ils sont conduits à en louer un, soit pour remplacement soit comme armement complémentaire, il leur en coûte 5.000 livres par an. Les frais du garde-côte s'élèvent donc au vu de ce rapide calcul à 21.000 livres, à une époque où le montant du bail varie entre 30.000 et 40.000 livres.
         Ce n'est qu'à ce prix que le fermier peut effectuer un contrôle efficace, excepté d'ailleurs cependant pendant certaines périodes durant lesquelles le trafic est trop intense. On trouve ainsi parfois un second armement, pendant la foire de Beaucaire par exemple, mais sa rentabilité n'est pas assurée.
         Les frais occasionnés par le bâtiment de garde sont donc considérables. Une moyenne établie pour le XVIIIe siècle à partir de quelques séries de comptes privés des fermiers -les comptes publics sont évidemment muets sur ces questions- permet de faire ressortir les dépenses totales à 19.000 livres y compris 3.000 livres de frais de bureau et de salaires des receveurs à terre et hors location ou achat du garde-côte.
         Si on ajoute ces 19.000 livres au prix moyen des baux pour la même période, -c'est-à-dire 30.000 livres pour les années 1726-1792-, on remarque que le fermier doit assurer au moins 49.000 livres de recette. Le total est de 54.000 livres si on tient compte de l'amortissement du bâtiment. Or on constate, à partir de calculs effectués sur des recettes réelles (le plus souvent des exploitations en régie) que la moyenne de la première moitié du siècle, hors abonnement des Français, est de 38.000 livres, inférieure donc de 16.000 livres aux coûts. Sans doute les comptes réels portent-ils sur des années médiocres, en raison d'une exploitation en régie plus laxiste. Mais cela montre bien la difficulté de l'entreprise. Pour faire mieux qu'une régie peu entreprenante l'adjudicataire doit utiliser de façon optimale les capacités de son bâtiment : il doit être en mer, à la bonne saison, du lever du jour à la tombée de la nuit. Il ne délaisse la garde que pour des opérations jugées plus urgentes ou rentables : poursuite des fraudeurs bien sûr, mais aussi, lorsque l'occasion se présente, chasse contre un corsaire ou un Barbaresque. Le bâtiment de la ferme sera même employé, dans les années 1720-1730, au transport de sel de Sardaigne vers le Piémont via Nice. Les fermiers de l'époque profitaient, à l'occasion, de leur position avantageuse pour faire commerce d'une partie de ce sel pour leur propre compte en le vendant en contrebande sur les plages de Provence.
 
Le corsaire du droit
 
         L'expérience montre que, sans une perception rigoureuse, l'exploitation ne peut atteindre l'équilibre. La recherche systématique du fraudeur comporte pourtant des risques. C'est bien sûr le cas à terre ou au port ; c'est surtout le cas en mer où le moindre incident prend une tournure diplomatique.
         Le pouvoir politique a donc compris très tôt qu'on ne pouvait laisser le fermier sans étroite surveillance. Ses prises, en particulier, doivent être jugées avec la rigueur nécessaire. Le fermier ne doit donc pas chercher à faire tout ce qui lui est théoriquement permis par le règlement du droit.
 
La recherche des fraudeurs
 
         La chasse aux fraudeurs, peu rentable aux frontières terrestres, constitue par mer une source très appréciable de revenu. Le plus souvent l'affaire se conclut sur le champ entre le fermier et le fraudeur par une transaction, un accommodement, nettement supérieur au taux du droit. L'autorité de tutelle n'a pas à en être informée. Il est impossible d'en préciser l’importance ; les fermiers sont toujours très discrets sur ces questions.
         Les saisies de cargaison sont plus rares, d’une à trois ou quatre par an ; elles concernent peu les petits bâtiments, preuve que dans ce cas on pratique plutôt la transaction, mais des bâtiments de portée plus intéressante. Manifestement dans ce cas le fermier engage l'épreuve de force et chasse la grosse prime. En cas de succès il aura droit aux deux tiers de la valeur de la cargaison, le tiers restant allant au Fisc. Il y a là de quoi amortir tous les investissements, voire payer du pain blanc aux marins et aux soldats !  La valeur de ces cargaisons peut en effet, dépasser 30.000 livres. Une seule prise de ce type et l'exploitation est bénéficiaire.
         Le fermier n'agit pas à la légère. Il est indubitable qu'il connaît bien les milieux maritimes de Marseille à Gênes, presque bâtiment par bâtiment. Il sait au premier coup d'œil reconnaître l'identité de la tartane, de la felouque ou de la pinque qui passe au large ; il en connaît souvent le patron, sait par qui il est affrété ; il peut même avoir une idée précise de sa cargaison. Un réseau d'indicateurs le tient au courant des changements. Seuls les bâtiments de provenance plus lointaine lui posent des difficultés.
         Les fraudes par mer se répartissent en quatre catégories principales. La plus simple consiste évidemment à passer en évitant tout contrôle en mer. Lorsque le bâtiment franchit les limites qui mettent en œuvre le mécanisme de l'imposition, au large de Nice et Villefranche, le bâtiment de la ferme engage la poursuite. Le plus souvent le contrevenant se rend au premier coup de semonce et s'estime victime d'une saute de vent ou conteste l'appréciation des limites par le capitaine du garde-côte ; la juridiction tranchera.
         Plus rarement, il riposte et l'affaire se termine en combat naval : le bâtiment de la ferme n'a pas toujours le dessus ! Au début du XVIIe siècle trois armements de la ferme furent coulés par les Français, soit par le contrevenant, soit par un navire de guerre venu à la rescousse.
         Enfin le fraudeur peut rechercher la protection d'une défense à terre en pays étranger, par exemple -le cas est fréquent- les batteries côtières d'Antibes. Il peut arriver aussi que la poursuite dure des jours entiers jusque vers la Riviera de Levant ou les côtes du Languedoc et que le capitaine du garde-côte tente de ramener la prise à Nice par tous les moyens. Il sait très bien en effet qu'aucune juridiction étrangère, française ou génoise, ne jugera la prise "bonne". Pendant ce temps le péage n'est pas gardé.
         La fraude de pavillon est plus élaborée : elle apparaît à partir de 1726 avec l'abonnement des Français et se développe au cours du siècle à mesure que l'imposition est définitivement abolie en faveur de plusieurs pays, soit par rachat soit par échange -France (1754), Angleterre (1755), Empire (1783), Danemark-Norvège (1785), Deux-Siciles (1786) et Espagne (1791).
         De plus en plus de patrons, génois le plus souvent, arborent des pavillons affranchis, principalement français. Il suffit d'une vente fictive et d'une modification de la composition de l'équipage (deux tiers de Français pour respecter la législation en vigueur). En 1738 un fermier estimait que plus de 150 Génois profitaient de la situation ! La fraude est bien organisée et est couverte par les silences et les réticences des consuls de France en poste à Nice.
         Après 1755, apparaissent les pavillons de complaisance anglais, généreusement distribués à Gibraltar et à Minorque ; après 1783 c'est le pavillon impérial qui est le plus utilisé, qu'il soit de complaisance comme ceux qu'on accorde à Livourne ou à Trieste ou tout simplement frauduleux.
         Pour l'administration de la ferme c'est là un véritable casse-tête. Les fraudeurs sont connus mais les preuves manquent. Le capitaine de la ferme arrête donc systématiquement en cas de doute. Mais la bonne prise est rare.
         Un troisième type de fraude par mer porte sur l'évaluation de la capacité. Traditionnellement la question ne soulevait pas de difficultés, le fermier sachant reconnaître les navires de plus de 200 tonneaux exemptés du Droit de Villefranche. Mais à partir des années 1770 l'arrivée dans ces parages de bâtiments nordiques, danois, norvégiens et suédois, de conception différente, provoque une controverse. Le fermier les considère le plus souvent d'une capacité soumise au droit alors que le capitaine déclare le contraire. Le fermier saisit donc la cargaison. Un long procès s'engage, régulièrement marqué par une bataille d'experts et une starie souvent désastreuse pour la cargaison. Il est rare que la présomption du fermier ne soit pas vérifiée. Mais que de démarches !
         L'utilisation abusive des sauf-conduits délivrés directement par Turin couvre une quatrième catégorie de fraudes. Il s’agit là d'exemptions du droit accordées dans des cas précis, comme une faveur commerciale ou diplomatique. C'est le cas par exemple du sauf-conduit accordé à la felouque assurant le service de la dépêche d'Espagne pour Gênes. Il n'est pas rare que le fermier, informé par ses indicateurs, l'arrête devant Nice et y découvre quelque marchandise soumise au droit de 2%. Mais ici encore que de complications diplomatiques... et de risques, la felouque étant armée.
         C'est le cas encore du sauf-conduit permanent accordé aux bâtiments des Deux-Siciles transportant des bois de marine pour l'arsenal de Toulon. Comment s'assurer que Toulon est bien la véritable destination ? Dans le doute le capitaine saisit la cargaison.
         C'est là l'activité quotidienne du bâtiment de la ferme : contrôler, transiger, arrêter, poursuivre au besoin. Le corsaire du droit ne chôme pas.
 
Le contrôle du fermier
 
         La rapacité du fermier est régulièrement dénoncée par tous, y compris par les autorités de tutelle, l'intendant et les juridictions niçoises compétentes, Sénat et Consulat de Mer.  Il est clair que le capitaine du bâtiment de garde prend des risques qu'une entreprise ordinaire ne prendrait jamais : risque physique d'abord lorsqu'il y a abordage, canonnade ou fusillade; risque financier ensuite, qui peut porter sur la perte du bâtiment coulé à l'occasion d'une poursuite hasardeuse ou résulter d’un jugement de relaxe du prévenu avec mise en œuvre de la responsabilité du fermier pour arrestation abusive; risque diplomatique enfin, les interventions du fermier provoquant régulièrement les protestations des gouvernements concernés.
         L'intervention de l'autorité de tutelle est donc une nécessité absolue. Elle règlemente de façon minutieuse la mise œuvre des procédures de contrôle en mer, demande au capitaine de ne pas contrôler au-delà de 50 milles, de ne pas poursuivre sous les canons d'un fort étranger, énumère les "papiers de mer" que le fermier doit réclamer, etc. La prévention du risque que constitue une administration fermière un peu trop entreprenante se mesure au nombre de ces mesures règlementaires, la plupart confidentielles ou secrètes. La tâche du fermier en est d'autant plus compliquée qu'avec le temps les usagers de la route maritime en connaissent tous les détails. Empêcher, par exemple, le fermier de contrôler au-delà de 50 milles, c'est encourager le fraudeur à passer plus au large. Mais tous les bâtiments ne peuvent pas naviguer à droiture et tous n'ont pas intérêt à le faire dans la mesure où ils vont très souvent de port en port pour vendre et acheter.
         Une fois l'arrestation effectuée, l'autorité de tutelle organise la procédure avec rigueur, entourant le procès de prise de toutes les garanties. Tout cela est peut-être un peu formel et peut parfois masquer une certaine partialité en faveur du fermier. Mais force est de constater que la juridiction, le Consulat de Mer en particulier à partir de 1750, fait tout son possible pour éviter le reproche d'arbitraire... au besoin en se montrant très exigeante envers le fermier. Celui-ci d'ailleurs s'en plaint régulièrement. La réputation internationale du Consulat de Mer est à ce prix ; pour le fermier c'est une difficulté supplémentaire.
         Enfin, en cas de complication diplomatique, Turin n'hésite pas à intervenir, dessaisissant la cour niçoise en évoquant l'affaire devant le Conseil du souverain. Ces interventions se multiplient à partir de 1750. Le règlement de l'affaire prend alors une tournure diplomatique qui n'avantage jamais le fermier. Même s'il est dans son droit, et même avec un jugement de bonne prise, il doit alors se contenter d'une indemnité bien inférieure à sa part de prise. Tout ceci explique que le fermier préfère de plus en plus transiger et « accommoder ». C'est là l'évolution des dix dernières années. La fracture révolutionnaire a interrompu une évolution qui, à court terme, aurait réduit la part de risque au minimum.
 
***
         Qu'il soit marin ou commerçant, qu'il soit seul maître de l'exploitation ou lié à un petit groupe d’« associés », le fermier du droit de 2% est d'abord un spéculateur. Il attend un gain substantiel d'un événement fortuit. Le Droit de Villefranche est une affaire intéressante parce que chaque semaine apporte son lot de possibilités de prises.
         On imagine mal le fermier derrière un bureau. C'est sur les quais de Nice ou de Villefranche, ou encore à bord du bâtiment de garde qu'il s'active... à moins que les affaires de justice ne le retiennent, à Nice ou à Turin. Le spéculateur a toujours pris le pas sur le gestionnaire ; le fermier, directement ou par son capitaine, se comporte comme un corsaire qui partage son temps entre la course et le prétoire.
         La ferme du Droit de Villefranche n'est en fait qu'une entreprise de course, soumise à des règles et organisée comme une ferme presque ordinaire. C'est ce décalage, entre l'organisation et l'aventure, qui donne à la ferme du droit de 2% toute sa spécificité, à la frontière de la gestion et de la spéculation.
 
Bibliographie
 
Michel Bottin, Le Droit de Villefranche. Impositions douanières et péagères dans le Comté de Nice sous l’Ancien Régime, dir. Jacques Vidal, Thèse Droit, Nice, 1974 ; « Port franc et zone franche. Les franchises douanières du pays niçois, in Recherches régionales, Côte d’Azur et contrées limitrophes, n°1, 1976, pp. 1-23 ; « Un commerce parallèle : La contrebande niçoise du XVIIe au milieu du XIXe siècle », in Annales Méditerranéennes d’Histoire et d’Ethnologie juridiques, Nice, 1976-1977, pp. 3-36 ; « Le Consulat de Mer de Nice », in Cahiers de la Méditerranée, n° 18, juin 1979, pp. 55-63 ; « Les galères de Savoie au XVIe siècle », in  Archeologia, n° 1145, août 1980, pp. 28-33.
 
1 -