Introduction historique au droit budgétaire et à la comptabilité de la période classique
 

 

Introduction historique au droit budgétaire et à la comptabilité publique

de la période classique

 

 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Introduction historique au droit budgétaire et à la comptabilité publique de la période classique », in Histoire du droit des finances publiques, dir. H. Isaïa et J. Spindler, vol. 1, Economica, 1986, pp. 3-31.
 
Sommaire
 
L’innovation budgétaire 1. Le droit budgétaire avant 1789. Entre tradition avortée et pratique résiduelle 2. La Révolution et le monopole des comités de l’Assemblée 3. Les déficiences budgétaires du Directoire, du Consulat et de l’Empire 4. Le Baron Louis et la genèse des « quatre temps alternés » 5. La « loi des comptes » 6. Le contrôle des comptes et la question de la justification des dépenses 7. Les modalités de l’intervention budgétaire de la Cour des Comptes 8. Le difficile affermissement des principes classiques du droit budgétaire
La tradition administrative et comptable 1. Les compétences « budgétaires » du Conseil royal des Finances 2.  Le contrôle administratif des dépenses au XVIIIe siècle 3. La réunion des caisses et l’organisation du Trésor sous Louis XVI 4. Luttes pour le contrôle de la Trésorerie, de la Constituante au Directoire 5. Le fractionnement des services ministériels des Finances sous le Consulat et l’Empire 6. La réorganisation des services du Trésor sous l’Empire 7. La restauration de la primauté du ministère des Finances 8. La remise en ordre des services centraux du ministère des Finances 9. L’ordonnance du 14 septembre 1822 et le contrôle de la justification des dépenses
… en guise de conclusion
Charles-Louis d’Audiffret et les grandes codifications de la Comptabilité publique 1. Audiffret, premier commis des Finances. 1816- 1829 2. Les codifications comptables de 1838 et 1862 3. La direction générale de la Comptabilité publique
 
 
A s’en tenir aux apparences bibliographiques, il semblerait que l’histoire des finances publiques de la France ne soit plus à faire. Qu’ajouter en effet aux grandes synthèses de Bailly, Nervo, Clamageran, Stourm ou Marion ? Aborder la question ainsi serait oublier que la réflexion de ces auteurs a été en très influencée par les grands débats d’idées qui ont marqué pendant tout le XIXe siècle le développement des principes classiques de clarté et d’autorisation politique qui marquent le nouveau droit des Finances publiques. Tous ces auteurs, pour les besoins de cette cause, ont valorisé fortement les mérites des nouvelles Finances, vanté ses bienfaits … et accumulé critiques et griefs contre les régimes antérieurs coupables d’avoir rejeté ou méconnu les règles classiques de clarté comptable, d’équilibre budgétaire, de modération fiscale et de bonne santé monétaire. Il n’est sans doute pas inutile de rappeler cette présentation, tellement partagée qu’elle en est devenue elle aussi, « classique ».
Il était une fois un Etat pauvre dans un pays riche … Ainsi pourrait commencer cette Histoire. Derrière l’aspect quelque peu provoquant de cette présentation se cache une constante l’Histoire du XVIIIe siècle : des impôts mal répartis et mal perçus, des finances mal gérées, un Etat qui ne peut plus faire face à ses obligations de grande puissance. Comment maintenir le train de cour du Roi Soleil ? Comment donner à l’armée et à la marine les moyens de contenir la puissance anglaise ? Comment assurer le financement de cette lourde machinerie qu’est devenue la monarchie administrative. Telles sont les questions qui se posent à tous les contrôleurs généraux de Finances, règne après règne. Les difficultés d’accroissement de l’impôt direct firent préférer l’impôt indirect plus indolore et mieux perçu par la Ferme générale. En cas de guerre le surplus était obtenu par l’emprunt ; le régime empruntera beaucoup et la guerre d’Amérique creusera un déficit considérable que les comptes-rendus et les gazettes placeront en pleine lumière.
Réunis pour opérer la réforme fiscale que les parlements refusaient, les Etats généraux devenus Assemblée constituante, refondront le système fiscal et aborderont sans tarder le problème du déficit, ne trouvant d’autre moyen pour le combler que de vendre les biens du Clergé sous la forme de biens nationaux payés en assignats. L’opération n’atteindra pas son but. Les assignats seront dévalués et, de cours forcé en émissions massives, on parviendra à la banqueroute. Le Directoire a fondé une bonne partie de sa réputation sur cet événement …  tout comme le Consulat et l’Empire fonderont la leur sur la restauration monétaire, le retour des impôts indirects et l’usage timoré du crédit à long terme.
C’est la Restauration qui rétablira la confiance, condition du crédit. Il fallait pour cela rompre avec les pratiques antérieures, discuter au grand jour des besoins et des ressources de l’Etat, rembourser ce qu’on empruntait, fournir des comptes clairs, bref gérer les finances à la façon d’un père de famille responsable : l’équilibre des finances devint le but et le signe de cette bonne gestion. Pairs et députés, nobles et bourgeois, s’accorderont sur cette indispensable participation des Chambres à l’autorisation du budget annuel et sur une nécessaire clarté comptable leur permettant de suivre les affaires de l’Etat comme ils pouvaient le faire des leurs. L’Angleterre avait montré l’exemple. N’avait-elle pas, avec un déficit au moins aussi important que celui de la France avant 1789 réussi à sortir victorieuse de près de vingt ans de guerre ? Le régime parlementaire et sa dépendance directe, l’autorisation budgétaire, avait fait ses preuves ; il n’y avait qu’à s’en inspirer.
 
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Peut-on se satisfaire pleinement de cette vulgate historique ? Elle est plus financière que juridique, érige les principes classiques en critères de jugement des situations passées, présente l’organisation de la comptabilité publique comme une conséquence du nouveau droit budgétaire et gomme les continuités administratives.
Sans aborder les problèmes posés par l’Histoire financière de la France, qui ne fait pas partie du domaine de cette étude, il semble qu’il reste encore beaucoup à apporter à l’Histoire des Finances publiques, et en particulier à celle du droit budgétaire et de la comptabilité publique. Les questions essentielles ne manquent pas. Dans quelle mesure existe-t-il un droit budgétaire avant la Restauration ? la comptabilité publique est-elle une dépendance du nouveau droit budgétaire ou bien connaît-elle une évolution autonome ? L’Histoire de l’Administration apporte-t-elle un éclairage nouveau sur cette matière ? Quelle est la véritable part des influences étrangères, en particulier anglaises, dans la formation de ce système budgétaire ? Quel est le poids de la tradition administrative française ? Notre connaissance de cette période a trop évolué depuis un siècle pour qu’il ne soit pas indispensable d’apporter des éléments nouveaux, de modifier les éclairages et d’essayer de répondre à ces questions.
         On ne saurait évidemment minimiser l’importance majeure de la formation d’un droit budgétaire au début du XIXe siècle. Les auteurs classiques de la fin du XIX e siècle ont été, à juste titre, très influencés par cette nouveauté qui bouleversait quelques règles fondamentales ; toute présentation historique se doit de commencer par cet aspect qui au premier abord semble donc commander tout le système comptable. Mais comment passer sous silence qu’il existait bien, antérieurement à cet avènement budgétaire, une organisation administrative et comptable ? S’agit-il d’une partie intégrante de l’Histoire de cette matière ou bien d’une sorte de préhistoire ? Ou, autrement dit, existe-t-il en France une tradition comptable assez forte pour traverser les régimes politiques et pour conserver sa spécificité même après l’avènement du droit budgétaire ? Le couple administration-comptabilité publique doit faire l’objet d’une analyse aussi poussées qu’on a pu le faire pour le couple droit budgétaire-comptabilité publique. L’un et l’autre ont trajectoire historique propre. Ceci expliquerait que dans un cadre budgétaire assez semblable, l’Angleterre n’ait pas du tout développé les mêmes règles de comptabilité publique. D’ailleurs la thèse d’une comptabilité publique issue du droit budgétaire fait bon marché de tous ces légistes qui ont œuvré à définir les règles de maniement des deniers publics. Au nom de quoi aurait-on alors disgracié ou condamné quelques dizaines de hauts responsables des Finances d’Enguerrand de Marigny à Calonne en passant par Fouquet, et beaucoup plus de sans-grades ? Ou mis en place ces chambres de justice pour faire rendre gorge aux traitants et aux financiers ? Derrière ce qui ne pourrait n’être que caprice de prince ou vengeance d’escroqués, se manifeste une volonté de contrôle liée à la croissance de l’Etat en France. En ce domaine la tradition administrative française sécrète ses propres règles comptables. Leur interférence avec les nouveaux principes du droit budgétaire naissant permet d’éclairer d’un manière nouvelle cette rencontre du régime parlementaire et de cette tradition administrative et comptable[1].
 
L’innovation budgétaire
 
Conquête patiente du régime parlementaire, le droit budgétaire est une nouveauté du XIXe siècle. Tous les auteurs classiques ont mis en valeur l’importance de cet apport qui assurait la clarté, la confiance et l’équilibre dans les finances. Le recul historique et la volonté de présenter un modèle à suivre, celui de la Restauration, ont un peu trop fait oublier que de Louis XVIII à Mac Mahon le développement du droit budgétaire ne s’est fait qu’avec difficultés face à la résistance de l’Exécutif.
 
1. Le droit budgétaire avant 1789. Entre tradition avortée et pratique résiduelle
 
Il est habituel de constater qu’il n’existe pas dans le régime antérieur à 1789 de budget au sens, juridique et restrictif, d’autorisation prévisionnelle des dépenses et des recettes ? L’absence de réunions d’Etats généraux de 1614 à 1789 fonde l’explication et semble interdire de pousser plus avant l’analyse. On peut cependant se demander si au-delà de ce vide apparent il n’est pas possible de percevoir une tradition budgétaire avortée et une pratique résiduelle.
En effet, la pratique montre, jusqu’au XVIe siècle, le développement par les Etats généraux de positions budgétaires parfois très précises : telle l’assemblée d’Etats réunie en 1344 qui émit le vœu d’autoriser les recettes et de contrôler les dépenses royales ; le roi Jean accéda à la demande par une ordonnance du 28 décembre 1355. Le contexte politique explique l’attitude royale. On pourrait citer d’autres exemples d’intervention des Etats. Mais cette situation n’est pas représentative d’une évolution générale de plus en plus favorable au pouvoir royal : les Etats devront se contenter d’émettre des vœux pour les recettes et n’obtiendront jamais aucun droit de regard sur les dépenses. Les théoriciens de l’absolutisme, et du droit royal d’imposer, réduiront à rien le droit de la Nation à consentir l’impôt et même à procéder au moindre contrôle.
A partir de 1614, et surtout de la Régence, les parlements relayèrent des Etats généraux. Forts de leurs pouvoirs en matière de « dépôt des lois », ils utiliseront l’enregistrement des textes fiscaux comme un moyen efficace de résistance, signifiant par là qu’ils n’entendaient pas, en tant que gardiens de la Constitution et des Lois fondamentales, enregistrer des lois fiscales élaborées sans le consentement de la Nation représentée par ses Etats. Les nécessités financières poussèrent parfois les parlements à enregistrer des textes fiscaux, mais ce fut chaque fois l’occasion de rappeler qu’ils n’étaient que mandataires des Etats généraux seuls véritables détenteurs du consentement à l’impôt.
On peut ainsi considérer que les pouvoirs des parlements sont forts en matière d’autorisation de recettes mais qu’ils sont nuls en matière d’autorisation de dépenses et faibles en matière de contrôle des dépenses. Enfin on ajoutera que le Parlement de Paris détient un fort pouvoir en matière d’enregistrement d’emprunts.
Mais dans une société aussi compartimentée et structurée en ordres et en corps, le problème budgétaire ne saurait être limité au seul aspect national. La notion de budget peut apparaître ailleurs : les Etats provinciaux en fournissent de bons exemples même si la vitalité de plusieurs d’entre eux est en déclin à partir du XVIIe siècle. De même l’ordre du Clergé, qui dresse par l’intermédiaire de ses représentants réunis en Assemblée générale périodique son propre budget de recettes et de dépenses -parmi lesquelles le « don gratuit » au profit du roi-, est sans doute aussi un élément de cette permanence, à un niveau secondaire, des principes budgétaires. Enfin, dans le même ordre d’idées la réforme de juin 1787 sur les assemblées provinciales reprend et rationalise pour l’ensemble du royaume les pratiques en usage dans les pays d’Etats.
La convocation des Etats généraux au printemps 1789 s’inscrit dans ce contexte constitutionnel : la tradition budgétaire, maintenue à l’état résiduel et secondaire depuis le Moyen Age, devait éclore dès le début de la réunion des Etats avec la déclaration du 23 juin par laquelle le roi accordait aux Etats le vote annuel des impôts, la répartition des deniers par ministère et le contrôle des dépenses[2].
 
2. La Révolution et le monopole des comités de l’Assemblée
 
         La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen solennise le 26 août 1789 la déclaration de Louis XVI du 23 juin : il appartient aux citoyens de « constater par eux-mêmes ou par leurs représentants la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer l’assiette, le recouvrement et la durée » précise l’article 14. Des textes ultérieurs, repris par la Constitution de 1791, fixeront les modalités d’application de cette cascade de prérogatives. L’Assemblée nationale, devenue Assemblée constituante, s’y taille la meilleure part, de la constatation des besoins au contrôle des comptes. Très rabaissée, la position du roi et des ministres était confinée à une exécution sous la surveillance pointilleuse de l’Assemblée.
         L’Assemblée nationale a dû s’organiser pour assurer une pareille tâche. Dès les mois de juin et juillet 1789 plusieurs comités permanents composés de députés élus par l’Assemblée et nantis de larges pouvoirs étaient chargés de suivre de près l’ensemble des affaires. Leur développement était particulièrement net en matière financière : comités des finances, des contributions, des dépenses, des dispensions, de la liquidation, etc. L’absence d’un centre unique d’impulsion et la tempête financière firent voler en éclats les règles budgétaires nouvelles : affectations globales de crédits, création d’une caisse de l’Extraordinaire pour la liquidation de l’arriéré, prévisions partielles et autres dysfonctionnements.
L’Assemblée Constituante prit la suite en organisant de façon plus stable ces comités : un décret du 15 octobre 1791 créa 21 comités permanents … dont près d’un tiers étaient compétents en matière financière et fiscale ! Le contrôle des comptes était en principe soustrait à la voracité des comités, mais il ne fut bien entendu pas question de le confier à un corps judiciaire du type des anciennes chambres des comptes supprimées. Un décret du 17 septembre 1791, reprenant les termes de la Constitution, déclarait que l’Assemblée devait « apurer par elle-même le comptes de la Nation » et confiait le travail matériel de vérification à un Bureau de Comptabilité composé de 15 membres nommés par le roi mais placés sous le contrôle de trois députés élus par l’Assemblée. Ses pouvoirs étaient d’ailleurs limités : le Bureau ne contrôlait que les comptes centraux du Trésor, les comptables secondaires étant contrôlés par les commissaires de la Trésorerie nationale. Mais même en ce domaine réduit, sa liberté d’action était entravée par les comités de l’Assemblée, dont un « Comité de l’examen des comptes », qui réduisaient les commissaires à n’être que des commis-vérificateurs. Ainsi, l’Assemblée après s’être assurée du contrôle direct des dépenses des ministres détournait à son profit le contrôle des comptes et des comptables.
         La Convention poussera cette logique jusqu’à son point extrême. « Un peuple n’a qu’un ennemi dangereux dira Saint Just, c’est son gouvernement ». La puissance des comités fut renforcée jusqu’à investir totalement la fonction gouvernementale. Après la proscription des Hébertistes et des Dantonistes qui peuplaient les ministères, la fonction ministérielle fut supprimée (1er avril 1794) et assurée par douze commissions exécutives spécialisées. La Convention, dans sa phase thermidorienne, apporta peu de modifications au système : on peut dire que de l’été 1794 à l’été 1795 le Comité des finances de la Convention fut un véritable ministère collectif de 48 membres. L’Exécutif était rejeté en dehors des procédures budgétaires[3].
 
3. Les déficiences budgétaires du Directoire, du Consulat et de l’Empire
 
         Le monopole budgétaire organisé par les députés à leur profit depuis 1789 fut remis en question par les constituants de l’an III. Les possibilités d’intervention du Législatif furent limitées : les comités étaient supprimés (art. 67 de la Constitution de l’an III) et le Directoire exécutif, aidé par ses ministres, préparait et exécutait les budgets. Le Corps législatif votait les contributions publiques (art. 302) … mais il n’était pas clairement précisé qu’il contrôlait les comptes des ministres. Ceux-ci devaient simplement rendre leurs comptes détaillés au début de chaque année (art. 308). En fait les ministres étaient encadrés et contrôlés par deux commissions composées de cinq membres élus par le Corps législatif, mais indépendantes, l’une de Trésorerie nationale pour surveiller recettes et dépenses et ordonner les mouvements de fonds, l’autre de Comptabilité nationale pour arrêter le compte général des dépenses et des recettes présentées par la Trésorerie (art. 315 à 325).
         La tendance au retrait du Législatif s’accentue encore avec le Consulat, même si l’article 45 de la Constitution de l’an VIII prévoyait qu’une loi annuelle déterminerait le montant des recettes et des dépenses et que l’article 56 limitait le pouvoir d’ordonnancement des ministres « jusqu’à concurrence des fonds que la loi a déterminé pour un genre de dépenses ». De telles dispositions auraient pu donner naissance à un droit budgétaire équilibrant prérogatives gouvernementales et compétences législatives. Mais le renforcement du pouvoir personnel fera avorter l’orientation budgétaire prévue : chambres peu et mal informées, votes plusieurs mois après l’ouverture de l’exercice, absence de clôture, crédits accordés en bloc, impôts recouvrés pour leur propre compte par les régies financières et même financement hors budget au moyen des ressources extraordinaires. Ni unité, ni spécialité, ni universalité, diagnostiqueront les spécialistes du droit budgétaire de la fin du XIXe siècle ; tout au plus un sensible respect de la règle de l’annualité budgétaire, même si en 1812 on parvint à se passer de loi de Finances et si on avait la fâcheuse habitude de voter après l’ouverture de l’exercice[4].
 
4. Le Baron Louis et la genèse des « quatre temps alternés »
 
 La Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 établissait le principe de consentement à l’impôt (art. 48) … mais restait muette sur le vote des dépenses. En outre aucune disposition n’évoquait un quelconque droit de contrôle exercé par les Chambres. Le cadre constitutionnel n’était apparemment pas favorable à une perspective budgétaire. La pratique politique devait très vite en décider autrement.
         Dès le 22 juillet 1814, le Baron Louis, tout nouveau ministre des Finances, mais fin connaisseur de toutes les questions financières, précisait sa conception budgétaire aux députés en présentant le premier projet de budget du nouveau régime : « En vous occupant des budgets de l’Etat votre fonction première sera de connaître la nature et l’étendue des besoins et d’en fixer la somme. Votre attention se portera ensuite sur la détermination et la fixation des moyens qui devront être établis et employés pour y faire face. Pour procéder selon l’ordre de vos délibérations, nous allons d’abord vous présenter l’évaluation la plus exacte possible de chacun de nos besoins, c’est-à-dire des sommes qu’il est nécessaire d’affecter à chacun de nos départements ministériels entre lesquels ces besoins se partagent. Nous aurons ensuite l’honneur de vous offrir l’aperçu des voies et moyens proposés pour les balancer […] Chaque ministère est garant de l’emploi régulier des fonds mis à sa disposition  […] Ces éléments partiels dont la réunion forme le montant de chacun des crédits ministériels énoncés dans le budget seront soumis, quand vous le demanderez, à votre vérification et d’ailleurs la responsabilité des ministres est, pour la régularité de l’emploi des fonds dont ils sont ordonnateurs, une garantie faite pour vous rassurer ». Louis interprétait la Charte et jetait les bases de la « procédure des quatre temps alternés », cadre général du droit budgétaire classique : la préparation et l’exécution au gouvernement, le vote et le contrôle aux Chambres.
Les partisans de la prérogative royale s’insurgèrent contre de telles innovations, particulièrement à propos du vote des dépenses et du contrôle accordé aux Chambres. Le premier point trouva une solution rapide. Comment voter les recettes sans fixer les dépenses ? Le second point était autrement plus épineux : de quel contrôle s’agissait-il ? Le propos de Louis sur ce point était totalement imprécis et ouvrait la porte à toutes les hypothèses. Le gouvernement, prudent, se garda de gloser. Il fallut attendre le début de l’année 1817 pour qu’à la suite d’un dépassement de crédit réalisé par Clarke, le ministre de la Guerre, la Commission du budget décidât d’ajouter un titre supplémentaire au projet de loi du budget pour 1817. Le roi accepta l’amendement. L’article 151 de la loi de Finances du 25 mars 1817 précisait ainsi que les ministres devaient rendre compte annuellement et étaient responsables des dépassements de crédits[5].
 
5. La « loi des comptes »
 
         La forme des comptes n’était pas prévue. Sa définition devait donner lieu à un nouveau débat. La Commission du budget proposait de créer une commission de neuf membres pour cette fonction. Le Duc de Richelieu, chef du gouvernement, s’y opposa fermement, rejetant un type de contrôle qui avait des racines révolutionnaires trop évidentes. Un amendement, proposé par Royer-Collard, permit de trouver une solution : « Les dispositions relatives aux exercices antérieurs feront à l’avenir l’objet d’une loi particulière qui sera proposée à l’ouverture de la session. Les comptes prescrits par la loi du 25 mars 1817 seront joints à cette proposition ». Le roi s’y rallia et l’amendement devint l’article 102 de la loi de Finances du 15 mai 1818. La loi des comptes était née.
         Pour les pairs comme pour les députés la solution mise en place par la nouvelle loi mettait en place un mécanisme complexe : il s’agissait de comparer le budget voté et les comptes des ministres … sans disposer des moyens complets pour le faire efficacement. Laissons de côté le problème de la compétence ; il y avait certainement dans l’une et l’autre assemblée quelques bons spécialistes en comptabilité publique capables de procéder à cette comparaison. Mais les comptes des ministres offraient-ils toutes les garanties suffisantes ? Comment les présenter de façon uniforme alors que chaque ministère avait sa propre manière de procéder ? Comment comparer ce qui était difficilement comparable ?
         Confrontée à ce délicat problème, la Commission de la Chambre des députés eut l’idée de se tourner vers la Chambre des Comptes, organe excentrique, tout à fait hors du mouvement général et politique » selon l’expression de Roy rapporteur de la Commission, et de proposer un amendement faisant de la Cour des Comptes un auxiliaire du pouvoir législatif. Le principe fut discuté ; il n’entrait pas dans les attributions de cette juridiction de juger les ordonnateurs. Or dans cette procédure, ses renseignements devaient en pratique permettre de juger les comptes des ministres. Il s’agissait d’une violation de la loi du 16 septembre 1807 qui limitait ses compétences aux seuls comptes des comptables. Le roi accepta pourtant cet amendement qui devint l’article 20 de la loi des comptes du 27 juin 1819 : « Le compte annuel des finances sera accompagné de l’état de situation des travaux de la Cour des Comptes au premier septembre de chaque année »[6].
 
6. Le contrôle des comptes et la question de la justification des dépenses
 
La disposition ci-dessus resta inappliquée. Certains auteurs estimèrent que ce fut par mauvaise volonté ; d’autres, confondant « la situation des travaux » et le « rapport annuel remis au roi » conformément à l’article 22 de la loi du 16 septembre 1807, estimèrent qu’il était impossible de remettre un document aussi confidentiel aux Chambres. En fait les choses étaient plus simples : l’état de situation des travaux de la Cour des Comptes était incomplet et ne présentait pas toutes les qualités requises pour un contrôle parlementaire. Telle qu’elle avait été créée en 1807 la Cour n’avait pas juridiction sur tous les comptables ; bien des comptes lui échappaient. Il fallait donc étendre ses compétences ; c’est ce que feront plusieurs ordonnances à partir de 1820. Mais l’exploitation législative de ce contrôle ne sera pas possible avant 1826.
         Une seconde raison explique la non application de l’article 20 de la loi du 27 juin 1819 : elle a trait à la complexité des comptes ministériels. Le ministère des Finances était lui-même incapable d’imposer un ordre uniforme à ses propres services ! Face à cette double difficulté, les limites de compétences de la Cour des comptes et l’hétérogénéité des comptes ministériels, certains auteurs proposèrent la création d’une commission permanente, indépendante du gouvernement, pour vérifier trimestre par trimestre les comptes des ordonnateurs. Les dépenses des ministres seraient ainsi vérifiées au vu des justifications. Cela signifiait en clair que désormais les ordonnateurs devraient conserver les pièces justificatives de leurs opérations et les présenter à cette commission. La procédure permettait un contrôle direct sur les comptes des ministres. Le système était logique et de plus conforme à ce que demandait la loi du 25 mars 1817.
         Ce débat sur la justification des dépenses était capital : selon que celles-ci seraient justifiées auprès des payeurs ou auprès de cette commission puis transmis aux Chambres, l’autonomie des ministres serait protégée ou réduite. Villèle, chef du gouvernement, fit le dos rond. Il en avait les moyens. Nommé ministre des Finances le 14 décembre 1821, il devenait président du Conseil le 4 septembre 1822 en conservant son portefeuille des Finances. Il s’appuyait sur une solide majorité ultraroyaliste. L’essentiel lui parut d’écarter tout contrôle direct du Parlement sur les comptes des ministres. Pour cela il contraignit les ordonnateurs à présenter aux payeurs les pièces justificatives des dépenses à l’appui des ordonnances et des mandats de paiement. Cette disposition centrale de la célèbre ordonnance du 14 septembre 1822 (art. 10) plaçait les ministres à l’abri d’un contrôle direct des Chambres … mais pas, comme on le verra plus loin dans la seconde partie de celui du ministre des Finances ! Enfin, et cela montre encore davantage que l’ordonnance précitée n’allait pas dans le sens des souhaits des partisans d’un contrôle budgétaire strictement parlementaire, Villèle demandait à la Cour des Comptes de transmettre au roi une « déclaration de conformité » portant sur les comptes individuels et généraux publiés par le ministre des Finances et par chaque ministre (art. 22). L’ordonnance du 10 décembre 1823 devait montrer une nouvelle fois que le gouvernement n’entendait pas se dessaisir du contrôle des comptes des ministres. Celle-ci précisait dans son article 7 que ceux-ci seraient examinés par une commission ministérielle nommée sur proposition du ministre des Finances[7].
 
7. Les modalités de l’intervention budgétaire de la Cour des Comptes
 
         Les élections du mois de mars 1824 envoyèrent à la Chambre des députés une majorité ultra encore plus forte, en apparence du moins car cette Chambre « retrouvée » était devenue plus indisciplinée que la précédente. Une forte minorité de droite n’hésitait pas à joindre ses suffrages à ceux des Libéraux pour mettre Villèle dans l’embarras : la conversion obligatoire des rentes à 5%, l’indemnité des émigrés -le fameux milliard des émigrés-, la loi sur les substitutions fidéicommissaires, la loi sur le sacrilège, furent autant de mesures qui soulevèrent de multiples difficultés. Affaibli par la défection de Chateaubriand, le ministère, attaqué sur sa droite et sur sa gauche, jeta du lest pour chacune de ces opérations. C’est dans ce contexte que Villèle prit la décision de faciliter le contrôle budgétaire par les Chambres en prescrivant la communication des déclarations générales de conformité de la Cour des Comptes.
         L’ordonnance du 9 juillet 1827 mettait ainsi en place une procédure permettant à la Cour de comparer efficacement les comptes de gestion des agents du Trésor avec les comptes d’exercice des ministres en les rapprochant des résumés généraux fournis par le ministère des Finances. La Cour constatait par des déclarations de conformité la concordance de ses comptes de comptables avec chaque résumé général, puis par une déclaration générale d’année la concordance des comptes généraux fournis par le ministère des Finances avec les documents précités. Le tout était imprimé à la suite du procès-verbal de la commission de contrôle instituée en 1823 et transmis aux Chambres ; celles-ci disposaient enfin d’un document pratique pour effectuer leur contrôle.
Au-delà de l’arrière-plan de la bataille parlementaire, il faut bien constater que tout cela n’avait été rendu possible que par la profonde réforme de l’administration des Finances et l’extension des compétences de la Cour des Comptes envers un maximum de comptables. Il ne fut pas question par contre de transmettre aux Chambres le rapport annuel remis au roi par la Cour. Il faudra attendre le Régime suivant et la loi de Finances du 21 avril1832 article 15 pour que les Chambres puissent en obtenir communication[8].
 
 
 
         Les quatre temps de la nouvelle procédure étaient désormais bien marqués. Les velléités parlementaires de s’immiscer dans la préparation du budget tournèrent court malgré le talent de plusieurs de ses partisans tel Benjamin Constant. Chateaubriand avait tranché la question « Le budget doit être fait par un ministère et non par la Chambre […] Les éléments de la Constitution seraient déplacés ».
En fait la question n’était plus tellement de savoir qui préparerait, qui voterait, qui contrôlerait mais tout simplement de savoir ce qu’il convenait de voter et dans quelles conditions. Le débat est connu ; il tourne autour des quatre règles, qualifiées plus tard de « classiques », d’annualité, de spécialité, d’universalité et d’unité.
         La règle de l’annualité, simple au premier abord, buta sur la question de savoir si l’autorisation budgétaire expirait avec la fin de l’année (formule de la gestion) ou bien si elle pouvait produire des effets au-delà (formule de l’exercice). Louis penchait pour la première, Corvetto pour la seconde et c’est Villèle qui dans l’ordonnance du 14 septembre 1822 (art. 1 et 20) introduira la solution classique : les crédits demeurent affectés à l’exécution pendant une période supplémentaire de neuf mois.
         Plus délicate fut la question des autorisations partielles provisoires parce qu’elle traduisait en empiètement partiel de l’Exécutif au niveau de l’autorisation : fondée sur l’article 52 de la loi du 25 mars 1817 qui permettait d’accorder par ordonnance royale des crédits ministériels dans les cas « extraordinaires et urgents » et sous réserve de ratification postérieure par les Chambres, la pratique s’étend pourtant à une bonne partie du XIXe siècle ; elle manifeste une réelle prééminence gouvernementale, et il faudra attendre la loi du 14 décembre 1879 article 1 pour qu’il soit bien établi qu’on ne pouvait accorder «  de crédits supplémentaires qu’en vertu d’une loi ».
         On constate la même résistance gouvernementale pour le principe de spécialité. La loi du 25 mars 1817 dans son article 151 avait permis aux Chambres de voter le budget par ministère et non plus en bloc, laissant au roi la ventilation des dépenses par ordonnance. Mécontents, les Libéraux demandèrent un vote plus détaillé puisque le découpage existait déjà dans le projet gouvernemental. L’ordonnance du 1er septembre 1827 leur donne satisfaction (52 subdivisions budgétaires) ; la Monarchie de Juillet organisera le vote par chapitre avec la loi du 29 janvier 1831, augmentant nettement le nombre de subdivisions (164 puis bientôt 338) … mais le sénatus-consulte du 25 décembre 1852 retournait au vote par ministère. La spécialité par sections réapparaîtra en 1861 et par chapitres en 1869.
         Le développement du principe d’universalité résulte par contre autant de l’initiative des Chambres que du ministère des   Finances. Les Chambres avaient un intérêt à voter des budgets comprenant toutes les recettes et à interdire aux ministres de présenter des budgets nets allégés de telle ou telle dépense. La mesure visait surtout les administrations fiscales et financières. La loi du 15 mai 1818 créa un précédent en insérant dans le budget des recette le montant brut des impôts. Le ministre des Finances de son côté pouvait être satisfait par cette disposition qui permettait à terme de briser les velléités d’autonomie de ses propres services. Il restait à perfectionner le système en interdisant aux ministres d’accroître par quelque moyen que ce soit, vente, perception de droit ou autre, le montant des crédits affectés à leur service. C’est ce que précisera l’ordonnance du 14 septembre 1822 dans son article 3.
Enfin, le problème de l’unité budgétaire est dominé par la distinction entre Finances ordinaires et extraordinaires. On sait que la distinction est ancienne et vise tout naturellement à éviter de financer des dépenses extraordinaires par des revenus ordinaires et de se servir des ressources extraordinaires pour financer des dépenses ordinaires. L’Ancienne Monarchie procédait ainsi, la Révolution et l’Empire conservèrent cette commodité. La Restauration changea de position et adopta l’unité budgétaire dans un souci de clarté mais dès la Monarchie de Juillet, les budgets extraordinaires destinés à financer les grandes opérations de travaux publics réapparaissaient. En fait le gouvernement retrouvait avec cette pratique une liberté de manœuvre. Le Second Empire en fera un usage constant. La IIIe République supprimera ce qu’il pouvait y avoir de trop avantageux pour le gouvernement et ne conservera que l’indispensable, c’est-à-dire les dépenses qu’on ne pouvait pas ranger dans le budget courant.
         L’équilibre classique ne durera qu’un temps. Les appétits politiques, ceux de l’Exécutif comme ceux du Législatif, et la technicité des matières en auront bientôt raison ; on en connaît les principaux développements. Notons en deux plus importants que d’autres :  la loi de règlement des comptes, votée avec de plus en plus de retard, deviendra une procédure qui relèvera plus de l’archéologie financière que du contrôle politique ; d’un autres côté l’accroissement des pouvoirs de la Chambre des députés se traduira sous la IIIe République, et plus encore sous la IVe, par un renforcement des pouvoirs de la Commission des Finances désormais détentrice de moyens politiques et surtout juridiques permettant de limiter l’initiative budgétaire gouvernementale[9].
 
La tradition administrative et comptable
 
         Il y a déjà plus d’un siècle que Tocqueville a mis en lumière les continuités et pesanteurs administratives françaises. L’Histoire de l’Administration, trop longtemps annexée par l’Histoire politique et institutionnelle, a tardé à redécouvrir cette tradition autoritaire et organisatrice qui semble donner un sens à l’Histoire nationale. Il serait étonnant qu’une matière aussi sensible et aussi indispensable à l’organisation de l’Etat que les Finances aille à contre-courant d’une évolution administrative dominante. Dans cette hypothèse l’Histoire de l’administration des Finance et plus encore celle de la comptabilité publique plongent leurs racines dans les origines de l’Etat monarchique. La formation du droit budgétaire est postérieure. Elle vient en quelque sorte perturber et enrichir la tradition administrative et comptable. Ce croisement s’opère à partir de la Restauration. Pour en comprendre le processus il faut faire la part des apports réciproques et voir comment ces deux systèmes juridiques d’origine et de nature différentes ont convergé vers un ensemble cohérent.
 
1.Les compétences « budgétaires » du Conseil royal des Finances
         On a coutume de considérer que jusqu’en 1789 la direction des Finances appartient au contrôleur général ; la célébrité de plusieurs d’entre eux permet en tout cas de le penser. L’affirmation doit être nuancée et tenir compte d’une évolution pluriséculaire centrée autour de 1661, année où Louis XIV disgracie Fouquet, supprime la charge de surintendant des finances et crée un Conseil royal des Finances pour diriger l’ensemble des matières fiscales et financières.
         Il revenait en effet à ce Conseil, composé du roi, d’un « chef », du contrôleur général, d’intendants des Finances et autres spécialistes de dresser le budget en décidant recettes et dépenses dans ce qu’on appelait « l’état général des finances ». Des états particuliers, dits « états du roi », préparés par le contrôleur général, opéraient une ventilation branche par branche ; c’était dans le cadre de cette opération délicate que les bureaux du Contrôle général procédaient à « l’arrangement des finances », c’est-à-dire à l’assignation en faveur d’un service administratif d’un ou plusieurs fonds de comptables sur lesquels étaient prélevées les sommes prévues.
         Une fois les opérations effectuées, les comptes des comptables remontaient au Conseil accompagnés des justifications délivrées par les ordonnateurs, ou en leur absence par les acquits de comptant délivrés par le roi. Le Conseil des Finances arrêtait alors « l’état au vrai » contenant les dépenses et recettes réellement effectuées en cours d’année. Cet « état au vrai » était transmis aux chambres des comptes pour permettre de contrôler les comptables.
         La montée en puissance du contrôleur général tout au long du XVIIIe siècle se fera au détriment du Conseil royal des Finances ; la complexité des matières suffit à expliquer l’intervention croissante des bureaux : multiplication des comptables et des caisses, autonomie de fait de certains ordonnateurs secondaires, difficulté pour suivre ce qui dans les comptes des comptables relève de l’état particulier prévu et ce qui ressort de son activité de prêteur du Trésor, etc. Les aspects pathologiques ne manquent pas en cette matière et les contemporains ne se sont pas privés de les dénoncer ; ceci ne doit toutefois pas occulter la matière au point d’interdire toute analyse du système comptable[10].
 
2.  Le contrôle administratif des dépenses au XVIIIe siècle
 
         Il est indispensable, lorsqu’on veut apporter quelques éclaircissements à l’histoire de la comptabilité publique en France de présenter une vision d’ensemble du contrôle administratif des dépenses du milieu du XVIIIe siècle à 1789. En l’absence de contrôle budgétaire, ainsi qu’on l’a vu dans la première partie, il est la pièce essentielle du système comptable. La matière est complexe parce que soumise sur la longue durée d’un siècle et demi, disons depuis Colbert, à de fortes variations et aussi parce que tous les services ne sont pas soumis à des règles identiques.
         Depuis la disgrâce de Fouquet le roi était devenu le seul ordonnateur principal, les secrétaires d’Etat n’avaient aucun pouvoir d’ordonnancement. Leur pouvoir se limitait à proposer l’engagement d’une dépense que le roi n’ordonnançait qu’après examen et avis conforme du contrôleur général des Finances. Celui-ci tenait compte de l’« état général des finances » et des possibilités de trésorerie des payeurs concernés par la dépense. Tout ne pouvant se traiter à partir de Versailles, le roi déléguait son pouvoir d’ordonnancement à des ordonnateurs secondaires, agents spécialisés au fait des besoins de leur service. Ceux-ci devaient étroitement se conformer aux « états de distribution » et devaient éviter les « divertissements », c’est-à-dire les changements dans l’emploi des fonds prévus. Ils devaient en outre présenter les projets  de dépenses à leur ministre, soit annuellement, soit même pour certains services comme la Marine mensuellement, et devaient se conformer au projet une fois celui-ci approuvé par le ministres concerné. L’absence de fonds dans la caisse du payeur qui n’aurait pas été averti pouvait empêcher la réalisation de la dépense. 
         La seconde étape du contrôle administratif commençait alors, mais cette fois par l’intermédiaire du comptable qui adressait ses états de paiement et les justificatifs au ministre concerné et au Conseil royal des Finances afin que le contrôleur général puisse après vérification dresser « l’état au vrai » à transmettre à la Chambre des Comptes de Paris.
         La Marine, ministère « dépensier » et aussi investisseur en raison de ses armements et de ses infrastructures portuaires, offre à partir de Colbert un bon exemple de cette procédure … et de ses altérations : contrôleurs généraux ne parvenant pas à faire respecter l’état général, secrétaires d’Etat ne planifiant pas correctement leurs dépenses, intendants de la Marine se libérant trop facilement des contraintes de l’état de distribution et, conséquence grave de ces dysfonctionnements, trésoriers généraux ne disposant pas des fonds nécessaires au moment de faire la dépense.
         Ces pratiques se multiplient surtout à partir des années 1690 et se poursuivent jusqu’à la fin du règne de Louis XV, malgré les tentatives de remise en ordre. Il est significatif de constater qu’elles correspondent à un affaiblissement très net de la puissance navale et coloniale française. Le règne de Louis XVI est celui de la remise en ordre. Outre la volonté du roi, peut-être suffisait-il de deux chefs du Conseil royal des Finances en position de premier ministre, Maurepas puis Vergennes, pour imposer le rétablissement des règles.
         Tous les services n’étaient pas soumis à des règles comptables aussi strictes que les services de la Marine ; Colbert était passé par là. Plusieurs autres départements ministériels mêlaient archaïsmes et chasses gardées et étaient autant de passages par où s’écoulaient les dépenses royales. La Maison du roi, immense nébuleuse de de services civils et militaires -le budget de la Prusse ! - en était le meilleur exemple. Mais comment maîtriser une organisation dirigée par autant de grands officiers de haute noblesse ? Par une série d’édits de juillet 1779 et de janvier et août 1780 Necker s’attaqua au problème en mettant en place le « Bureau des dépenses de la Maison du roi ». composé du secrétaire d’Etat à la Maison du roi – compétent en matière d’engagement des dépenses-  du contrôleur général -responsable de la réunion des fonds et de l’acquittement des dépenses-, de cinq commissaires généraux spécialisés -responsables de l’ordonnancement-, de deux représentants de la Chambre des comptes -pour surveiller les opérations comptables- et d’un trésorier général unique -pour le déblocage des fonds-, ce Bureau des dépenses était l’expression d’un progrès considérable de la comptabilité dans un service particulièrement gaspilleur.
         Enfin, le règlement du 5 juin 1787 réformant le Conseil royal des Finances, auquel était dorénavant joint le Conseil du Commerce, abordait le problème des dépenses dans son ensemble. On y précisait, entre autres compétences traditionnelles du Conseil royal des Finances, la procédure de répartition des revenus publics et l’obligation de vérifier devant lui les dépenses tous les ans au mois de janvier[11].
 
3. La réunion des caisses et l’organisation du Trésor sous Louis XVI
 
La question de l’unification des caisses centrales n’était pas moins cruciale que celle du contrôle des dépenses. La multiplication des caisses et des comptables est un trait distinctif de la comptabilité publique de l’époque ; elle tenait autant à un besoin fiscal -ces comptables étant officiers, toute création de poste procurait un revenu- que d’un besoin financier vital ; on n’insistera en effet jamais assez sur le fait que ces comptables publics étaient, outre leurs fonctions strictement administratives, de véritables banquiers organisés en compagnie et prêtant au Trésor royal. Ils jouaient par leur crédit personnel et aussi en plaçant les fonds libres se trouvant dans leurs caisses, le rôle que la Banque d’Angleterre jouait envers la Trésorerie anglaise. On comprend avec ces explications sommaires la raison pour laquelle le pouvoir royal ne jugea pas utile de se doter d’une institution équivalente à la banque d’Angleterre ; les services des receveurs généraux suffisaient pour remplir les besoins de trésorerie au moyen d’« anticipations ». On notera enfin que cette complexité explique les difficultés de Necker, de Calonne et de Loménie de Brienne pour présenter dans un « compte rendu » l’état exact des caisses à un moment précis de l’année en cours.
Mais le défaut du système était moins dans cette dépendance financière vis-à-vis des comptables -peut-être d’ailleurs préférable à celle d’actionnaires d’une banque unique- que dans l’impossibilité de disposer d’un Trésor bien alimenté : d’une part en raison de la pratique qui ne faisait remonter dans les caisses centrales que le revenu non employé localement par les services extérieurs, d’autre part en raison de la multiplication des caisses.
Le problème n’était pas nouveau. François I avait déjà réformé le système en créant une caisse centrale unique recevant le résultat net, le Trésor de l’Epargne, mais ses successeurs préféreront pour les raisons vues ci-dessus, multiplier les caisses. Les réformes décisives furent réalisées par Louis XVI : engagée par Necker, reprise et terminée par Loménie de Brienne, la réforme du Trésor royal fit l’objet de règlements qui aboutiront à celui du 30 mars 1788 organisant les modernes services du Trésor : deux des sept caisses principales étaient supprimées (bâtiments royaux et ponts et chaussées) et intégrées à la Caisse des dépenses diverses ; quatre caisses (pensions et rentes, guerre, marine, dépenses diverses) désormais interdépendantes étaient considérées comme «  auxiliaires » d’une caisse centrale  chargée de centraliser et de suivre journellement les opérations ; cette caisse centrale remplaçait l’ancienne charge de garde du Trésor royal ; les nouveaux trésoriers n’étaient pas officiers mais « administrateurs » ; enfin la caisse centrale était régulièrement inspectée par les agents du Conseil royal et de la Direction du Trésor au Contrôle général. Le contrôleur général, libéré de la puissance des anciens officiers comptables et plus libre de gérer sa trésorerie, y trouvait une nouvelle puissance. C’est ce pouvoir que l’Assemblée constituante allait un an plus tard tenter de détourner à son profit[12].
 
4. Luttes pour le contrôle de la Trésorerie, de la Constituante au Directoire
 
         On connaît des moyens mis en œuvre par l’Assemblée constituante pour s’assurer le contrôle des ministres par l’intermédiaire de ses comités. Plus que les autres le ministre des Finances et ses nouveaux services du Trésor étaient menacés par l’interventionnisme des comités. La pression du Comité des Finances s’accentua durant l’été 1790 et le 17 septembre Necker, impuissant, démissionna de ses fonctions de principal ministre et de ministre des Finances. Lambert restait au Contrôle général. Mais le roi préféra alors contrôler plus directement les services du Trésor en les détachant du Contrôle général et en les confiant à Bertrand Dufresne, précédemment premier commis des Finances de Necker.
         Pour l’Assemblée l’intérêt se portait désormais dans cette direction ; le Contrôle général sans les services du Trésor, était réduit à un simple ministère des contributions publiques -ce qu’il deviendra d’ailleurs bientôt officiellement. Roederer dira le 20 novembre 1790 que les Finances devaient être « placées en dehors du pouvoir exécutif », position sans doute pas très constitutionnelle mais logique pour de tels députés qui considéraient le gouvernement comme un véritable ennemi. Les mois suivants furent occupés à la mise au point des modalités de rattachement du Trésor -la Trésorerie » dans la nouvelle appellation révolutionnaire- au pouvoir législatif.
         La question est tranchée le 10 mars 1791 : la réforme mettait en place un « Comité de Trésorerie nationale » composé de six commissaires nommés par le roi, indépendant de tout département ministériel et fonctionnant sous l’inspection de trois députés. Il était chargé de contrôler tous les mouvements de fonds, veillait à ce que ne soit pas dépassée la masse des autorisations prévues, centralisait les comptes et présentait à l’assemblée un état mensuel des dépenses et des recettes. L’Assemblée détenait ainsi la maîtrise des moyens financiers et parallèlement le ministère des Finances était devenu un simple ministère des recettes dépourvu des moyens de coordonner l’action des autres ministres. Il disparaîtra d’ailleurs en même temps que les autres ministères le 1er avril 1794 et sera remplacé par une simple commission exécutive fonctionnant sous les ordres du Comité des Finances de l’Assemblée.
         L’an III vit le retour des ministères, mais la Trésorerie restait organisée selon les mêmes principes qu’auparavant : un organisme collectif indépendant chargé d’ordonner les mouvements de fonds et de surveiller les dépenses et recettes. Ses cinq commissaires étaient élus pour cinq ans par le Conseil des Anciens sur proposition du Conseil des Cinq Cents. Véritable ministère, «  nid de contre-révolutionnaires » estimeront certains, il rejettera tout contrôle direct par le Directoire exécutif : ainsi en l’an VI lorsque les directeurs exigeront un état de situation décadaire afin de n’ordonnancer que jusqu’à concurrence des fonds constatés, ils se heurteront à l’opposition des commissaires ; mieux même, la Trésorerie en arrivera parfois à se porter juge de l’opportunité de l’emploi des fonds, comme en thermidor an VI lorsqu’elle laissa sans argent les généraux chargés de préparer l’expédition d’Irlande contribuant ainsi à la faire échouer. Un ministère des Finances à trois têtes, telle se présente l’administration des Finances sous le Directoire : un directeur (celui qui parmi les cinq membres du Directoire exécutif était spécialisé en Finances), un ministre des Finances, et la Commission de Trésorerie[13].
 
5. Le fractionnement des services ministériels des Finances sous le Consulat et l’Empire
 
         Le sens des réformes du Consulat et de l’Empire est connu : au sortir d’une période d’anarchie financière, monétaire et comptable le nouveau régime fonde un ordre nouveau, point de départ de nos modernes institutions financières et comptables. La distinction abrupte entre un avant et un après paraît assurée. En réalité les choses sont loin d’être aussi simples ; si sur bien des plans le nouveau régime reprend des pratiques de l’ancienne monarchie, sur d’autres il s’inscrit dans une tradition révolutionnaire.
         Cette confluence se vérifie d’abord en ce qui concerne les services du Trésor. La loi du 21 janvier 1800 supprime la Commission de Trésorerie et confie le service à un directeur général (Dufresne) subordonné au ministre (Gaudin). L’unité ministérielle rompue en 1790 était reconstituée. Mais Dufresne mourut en février 1801 et son successeur, Barbé-Marbois, obtint le 27 septembre 1801 l’érection de sa direction en ministère du Trésor. Mollien prendra sa suite en 1806 On en revenait à la partition révolutionnaire du ministère des Finances ! Et cette mesure n’était pas le seul aspect de la division. Qu’on en juge par cette présentation du célèbre ministre des Finances de Napoléon, Gaudin en poste de 1799 à 1814. Pour au moins trois raisons il ne détenait pas les pouvoirs d’un contrôleur général du XVIIIe siècle.
         Outre le démembrement du Trésor, le ministère des Finances ne parvenait qu’avec difficultés à maîtriser plusieurs administrations financières : les douanes, renforcées par le nouveau protectionnisme, la régie de l’enregistrement et du timbre, forte de ses traditions, et la nouvelle régie des droits réunis, héritière en 1804 de la Ferme générale.
         A cela il faut ajouter la pratique ministérielle du Consulat et de l’Empire qui ne tend pas à privilégier systématiquement la position du ministre. En effet les directions générales confiées le plus souvent à des conseillers d’Etat, constituent de véritables petits ministères. L’émiettement ministériel est ainsi beaucoup plus important que ne le laisse penser la seule nomenclature des ministres. D’ailleurs la pratique des « conseils d’administration » fréquemment réunis, va dans ce sens : ministres, directeurs généraux, chef de division, conseillers d’Etat s’y côtoient sans organisation hiérarchique.
         Enfin un dernier aspect de cet émiettement concerne le Trésor lui-même : il ne centralise pas tous les fonds. A la fin de l’année 1805 est créé le Trésor de l’armée, immense réservoir chargé de recevoir tous les produits de la guerre et de financer les opérations militaires. Enfin, un senatus-consulte du 30 janvier 1810 soustrait à la compétence du Trésor le « Domaine de l’Extraordinaire », vaste ensemble composé de tous les biens acquis par l’empereur par « droit de paix et de guerre » et « par conquête et traité ». Ainsi plusieurs parties de l’administration civile et de l’armée échappaient-elles au ministre du Trésor … et au ministre des Finances[14].
 
6. La réorganisation des services du Trésor sous l’Empire
 
         S’il est un domaine dans lequel le Consulat mit de l’ordre c’est bien dans les services extérieurs du Trésor. D’abord en les réorganisant.  De façon générale il s’agissait de mettre fin aux pratiques de électives et adjudicataires qui s’étaient développées depuis 1789. Dès l’an VIII est mis en place dans chaque arrondissement un receveur particulier pour les contributions directes et indirectes. En l’an IX sont créés les receveurs généraux de département : ils devaient centraliser les fonds sous leur propre responsabilité, verser un important cautionnement, respecter des règles strictes de versement et alimenter par des avances une Caisse de service dans laquelle le Trésor pouvait puiser ; ces fonctionnaires-banquiers ressuscitaient les receveurs généraux d’avant la Révolution. Enfin une loi du 25 février 1804 décide de mettre fin au système de perception des impôts directs confié à des citoyens soumissionnaires preneurs « à la moins dite » et de le confier à des percepteurs fonctionnaires.
         Par contre en matière de contrôle comptable la tradition révolutionnaire persistait : la Constitution de l’an VIII, article 89, confiait le contrôle à une Commission de comptabilité nationale de sept membres nommés par le sénat. Son indépendance était donc relativement bien assurée et son autorité renforcée d’autant plus qu’un senatus-consulte du 28 floréal an XII la plaçait sous l’autorité de l’architrésorier Lebrun. Soutenue par le ministre du Trésor Barbé-Marbois, la Commission entreprit de réorganiser ses contrôles sur les comptables et de réduire les délais de reddition des comptes. Mais pour plus de sécurité dans ce contrôle elle demanda aux ordonnateurs la remise des pièces justificatives … ce qui déplut à certains ministères et même à celui du Trésor qui s’était déjà organisé pour vérifier les comptes de ses receveurs généraux au moyen de ces pièces justificatives. C’était, estimait la Commission de Comptabilité nationale, un détournement d’attribution qui allongeait la procédure et le contrôle : le Trésor se trouvait dans la situation du Contrôle général avant la Révolution lorsqu’il élaborait ‘l « état au vrai » avant de l’adresser à la Chambre de Comptes. Or la confection de l’ « état au vrai » estimait la Commission de Comptabilité, était une des principales raisons de l’arriéré  des comptes des anciennes Finances. Mais le Trésor ne l’entendit pas ainsi préférant organiser son propre contrôle administratif au moyen d’inspecteurs du Trésor et d’une division spéciale chargée de recevoir les comptes provisoires de ses comptables. Pour la Commission de Comptabilité c’était un premier recul.
         Un second recul devait suivre avec le décret du 24 messidor an XII qui laissait les ordonnateurs juges de déterminer les pièces justificatives. Mais la Commission de Comptabilité entendait tout de même vérifier : elle demanda à différents ministères la justification de certains « frais de bureau » … et découvrit qu’il s’agissait de « frais de maison ». La Commission de Comptabilité s’était aventurée trop loin ! Il apparut alors qu’on ne pouvait pas confier le contrôle des comptes à de simples commis et que cette procédure ne pouvait évoluer en contrôle des ordonnateurs. Il fallait réformer l’institution : la Commission de Comptabilité était supprimée le 16 septembre 1807 et remplacée par une Cour des Comptes chargée, comme le dit le rapporteur de la loi, Defermon, « de seconder et non pas d’entraver la marche du gouvernement, de porter la sévérité de ses recherches sur les comptables et non sur les ordonnateurs »[15].
 
7. La restauration de la primauté du ministère des Finances
 
         L’ordonnance du 29 juin 1814 marque en matière ministérielle le retour à la monarchie traditionnelle. Un Conseil d’En-Haut, organe supérieur de gouvernement, rétablit l’ancien Conseil du roi dans son unité, tel qu’il avait été réformé par le règlement du 9 août 1789 et comprenant responsables de départements ministériels et ministres sans portefeuille. Prise de court par l’Acte additionnel aux constitutions de l’Empire du 22 avril 1815 qui prévoyait l’existence d’un « gouvernement » composé « de ministres ayant département », la Seconde Restauration modifiait l’orientation de la Première Restauration et établissait par l’ordonnance du 23 août 1815 un « Conseil des ministres », c’est-à-dire une entité ayant un chef bientôt appelé par Louis XVIII « président du Conseil », de préférence à celui  de premier ministre jugé trop anglais ou de principal ministre considéré comme trop chargé de mauvais souvenirs.
         Sur le plan ministériel, le ministère du Trésor redevenait une direction générale du ministère des Finances : dès le 13 mai 1814 le Baron Louis prenait la tête d’un ministère des Finances restauré … mais sans les moyens juridiques dont disposait le contrôleur général des Finances pour coordonner l’action des     ministres dépensiers. Il lui restait le Trésor, c’est-à-dire la maîtrise des mouvements des fonds, ce qui n’était pas négligeable mais créait un permanent éta de tension entre un ministre dépensier qui s’estimait libre de dépenser dans la limite des crédits alloués à son ministère et un responsable des Finances qui se plaignait de ne pas avoir les fonds pour le faire. Le plus dépensier de tous, le ministère de la Guerre, gagnera la première manche : une ordonnance du 27 octobre 1818, Gouvion Saint-Cyr étant à la Guerre et Corvetto aux Finances, enlevait au Trésor le contrôle de la régularité des opérations de dépenses du ministère de la Guerre.
         Faible vis-à-vis de ses collègues, la position du ministre des Finances l’était tout autant dans certaines parties de son propre ministère, en particulier face aux régies financières qui continuaient à pratiquer le système du revenu net et organisaient leur budget de manière quasi autonome. Il reviendra à Joseph de Villèle de restaurer la puissance du ministère des Finances tant vis-à-vis de ses collègues que de ses services. Nommé aux finances le 14 décembre 1821, le chef du parti ultraroyaliste devenait président du Conseil le 4 décembre 1822. Il le restera jusqu’en novembre 1827. Pour la première fois depuis Necker, un ministre des Finances disposait d’une réelle primauté sur ses collègues. Villèle allait mettre à profit la confiance du roi et l’appui de sa majorité dans les Chambres pour multiplier les réformes administratives et comptables. En quelques texte de grande portée il redéfinira les rapporte entre ministères dépensiers et ministère des Finances, réorganisera les services centraux et extérieurs, uniformisera les règles comptables et fixera des bornes aux pouvoirs des ministres et des ordonnateurs[16].
 
8. La remise en ordre des services centraux du ministère des Finances
 
         Déjà, avant son entrée au ministère, Villèle, alors dans l’opposition parlementaire, avait souvent critiqué l’organisation du ministère des Finances. Le 6 février 1817 il fustigeait devant la Chambre des députés « ces petits ministères qui ont leur directeur général leurs administrateurs, leurs bureaux, leurs traitements temporaires, leurs indemnités et gratifications et les fournitures et menues dépenses » et établissaient leurs budgets comme ils l’entendent. Villèle demandait qu’à l’avenir ces services fournissent des états détaillés des dépenses de leurs diverses administrations, « le compte brut des impôts indirects qu’ils perçoivent et l’état détaillé de leurs frais de perception ». Après bien des oppositions, une ordonnance du 8 novembre 1820, Roy étant aux Finances, soumettait enfin les régies financières à la juridiction directe de la Cour des Comptes. Les comptes généraux de ces régies financières étaient arrêtés par le ministère des Finances.
Une seconde étape sera franchie par Villèle lui-même avec l’ordonnance du 4 novembre 1824 qui consacrait l’unité des services des Finances : les directeurs généraux des régies financières étaient rattachés directement au ministère des Finances et l’action de la comptabilité générale et des caisses était unifiée. Désormais les comptables de ces régies devaient adresser directement leurs pièces au ministère qui les transmettait lui-même après vérification à la Cour des Comptes. L’unité était matérialisée par la réunion de tous les services, jusqu’alors dispersés dans Paris, dans le quartier de la rue de Rivoli.
         S’agissant des services centraux du Trésor, Corvetto avait déjà procédé à deux simplifications essentielles par deux ordonnances du 18 novembre 1817 : l’une concernait le service de la recette en supprimant quatre caisses -générale, recettes, dépenses, service- et en les remplaçant par «  une Caisse centrale et de service du Trésor royal » ; l’autre concernait le service de la dépense et mettait en place un directeur des dépenses chargé de transmettre aux payeurs du Trésor les pièces et instructions nécessaires pour le paiement des dépenses publiques et aussi recevoir des payeurs les pièces justificatives, puis de transmettre les comptes finaux des payeurs à la Cour des Comptes.
         Villèle poursuivra dans cette voie pour les services extérieurs avec l’ordonnance du 19 novembre 1826, qui réglait plus simplement que ne le faisait le décret du 4 janvier 1808 la responsabilité des percepteurs et receveurs particuliers et généraux[17].
 
9. L’ordonnance du 14 septembre 1822 et le contrôle de la justification des dépenses
 
         Roy, alors aux Finances, disait à la Chambre des députés le 20 juillet 1821, peu de temps avant que Villèle ne le remplace, à propos du ministre des Finances : «  Il n’est point le contrôleur général des dépenses des divers ministères. Il ne lui appartient pas de rentrer dans les détails de leur administration, d’apprécier l’utilité, la nécessité, l’urgence de leurs dépenses et d’arrêter à son gré les services publics ; il refuserait un pouvoir de cette nature s’il lui était offert ». Ce propos éclaire le sujet et son enjeu : l’indépendance de chaque ministre, maître de ses crédits budgétaires est menacée par les projets de contrôle par le ministère des Finances. Roy répond pour rassurer les ministres et peut-être aussi des députés peu favorables à un rétablissement d’un ministère des Finances tout puissant. L’organisation de la Caisse des dépenses pouvait en effet laisser craindre un retour des contrôles techniques -et parfois de pure opportunité- que les anciens commissaires de la Trésorerie pratiquaient au temps du directoire.
         Depuis l’Empire, les ministres avaient en effet pris l’habitude de la liberté : le décret du 24 messidor an XII précité avait permis aux ministres et aux ordonnateurs de définir eux-mêmes les pièces à joindre aux ordonnances et mandats de paiement. Dans son article 14, l’ordonnance du 18 novembre 1817 confirmait la règle, ne parlant que des pièces « que l’ordonnateur aura prescrit » de joindre à la dépense. Chaque ministre interprétait à sa manière. Le ministre de la Guerre en était arrivé à ne plus donner de pièces justificatives ! Une ordonnance du 27 octobre 1819 portant règlement pour les services des fonds du ministère de la Guerre confirmait la pratique : les ordonnances ministérielles étaient simplement adressées au ministre des Finances pour qu’il prenne les mesures nécessaires à l’approvisionnement en fonds (art. 14). Les payeurs acquittaient au vu des ordonnances ou des mandats, sans pièces justificatives (art. 75 et sq.).
          C’est pour maîtriser cette liberté, potentiellement anarchique, qu’est mise au point l’ordonnance du 14 septembre 1822. Pièce centrale du système, elle réglait deux questions essentielles. En premier lieu, elle imposait aux ordonnateurs de délivrer aux comptables les pièces justificatives des dépenses ; ainsi – comme on l’a vu dans la première partie- la mesure permettait d’éviter un contrôle direct par les Chambres, qui devraient s’en remettre au contrôle de la Cour des Comptes.
         Ensuite elle plaçait le ministère des Finances en position de coordonnateur et de surveillant : l’article 6 obligeait les ministres à proposer mensuellement les fonds dont ils auront besoin le mois suivant. Cette ordonnance mensuelle pouvait être comprise comme un régulateur sinon comme un contrôle a priori effectué par la direction du mouvement des fonds. Les articles 8 et 14 allaient plus loin en précisant que toute ordonnance, pour être admise, devait porter sur un crédit normalement prévu par l’ordonnance royale de répartition, sans quoi le directeur du mouvement des fonds n’accorderait pas son visa. Enfin, pour empêcher les ministres d’utiliser les crédits à d’autres fins que celles prévues, l’ordonnance prévoyait par ses articles 10 et 11 que les pièces justificatives devaient indiquer l’exercice et le chapitre du crédit concerné. Le tout revenait au ministère des Finances pour contrôle.
         Ces mesures firent l’objet d’un débat dans la presse et au sein de la commission ministérielle nommée en 1821 pour démêler la question. Composée de personnages éminents comme Mollien, Gaudin, Barbé-Marbois, elle eut à affronter les récriminations du ministre de la Guerre qui tenait toujours à conserver ses pièces justificatives « preuve de son compte rendu au roi et aux chambres ». Mais les membres de la commission connaissaient trop bien les mécanismes comptables antérieurs à 1804, et plus généralement antérieurs à la Révolution, pour ne pas reconnaître dans cette réforme une rénovation des principes généraux comptables traditionnels : justification des dépenses par les ordonnateurs auprès des payeurs et contrôle administratif par le ministre des Finances en la personne du contrôleur général. Mollien avait été premier commis des Finances sous Louis XVI, Gaudin premier commis chargé des impositions foncières en 1777 au début du règne puis nommé par Louis XVI en 1791 commissaire de la Trésorerie nationale. L’un et l’autre, ainsi que Barbé-Marbois, anciens ministres de Napoléon, regrettaient peut-être ce décret du 24 messidor an XII qui avait libéré les ministres dépensiers ! La commission rendit son rapport le 25 févier 1822. Villèle attendra la fin de l’été… et sa nomination comme chef du gouvernement, pour rendre un verdict plus proche des solutions de Colbert que de celles de Napoléon[18].
 
… en guise de conclusion
 
Charles-Louis d’Audiffret
et les grandes codifications de la Comptabilité publique
 
1. Audiffret, premier commis des Finances. 1816- 1829
 
         Les réformes de la Restauration fondent un nouveau droit budgétaire et rénovent profondément les règles de la comptabilité publique. Villèle en a été l’architecte, mais la construction laisse apparaître deux styles : l’un est plus parlementaire et met en lumière un ministre à l’écoute des Chambres, prêt à accepter avec prudence les propositions que fait régulièrement la Commission du budget de la Chambre des députés et celle de la Chambre des pairs. Chaque année la loi de Finances et la loi des Comptes ont ainsi été l’occasion pour les deux commissions de demander une plus grande participation législative. Villèle a écouté en chef de parti, plutôt qu’en chef de gouvernement.
         Mais bien souvent c’est le chef de gouvernement qui a pris le dessus ; soucieux de tenir la bride à des ministres en quête d’autonomie, Villèle a réussi là où ses prédécesseurs ont échoué. En ces matières l’action du président du Conseil a bien souvent été dictée … par celle du ministre des Finances. C’est peut-être au cœur même de ce ministère qu’il faut chercher cette volonté de construire un système comptable assez cohérent pour fixer des bornes à des administrations dispendieuses par nature et contrôler des comptables pas toujours très précautionneux dans le maniement des deniers publics. Le rêve du Trésor public depuis des siècles ! Et aussi l’ambition de quelques premiers commis des Finances. Charles-Louis d’Audiffret, premier commis des Finances de Louis XVIII et de Charles X, ayant servi de 1816 à 1829 successivement Corvetto, Louis, Roy, Villèle et Roy à nouveau s’inscrit dans cette continuité.
         Charles-Louis d’Audiffret, né en 1787 dans une famille de tradition militaire avait fait le choix des Finances. En 1805 il commençait sa carrière à la Caisse d’amortissement et des dépôts et en 1808 il entrait au ministère du Trésor sous l’autorité de Mollien. Celui-ci remarqua ses qualités et le nomma en 1812 chef de bureau. A la Restauration Audiffret choisit le camp des Bourbons et Louis, ministre des Finances, le nomme chef de la division de la Comptabilité générale des Finances. Il refuse de servir pendant las Cent-Jours, retrouve son poste au retour du roi et est récompensé par une nomination au puissant poste de « premier commis des finances » -les titres de premier commis ont été restaurés au ministère des Finances-, c’est-à-dire directeur du Trésor et de la Comptabilité des Finances, chargé de la comptabilité des deniers publics, de la comptabilité des résultats, du bilan de l’administration des Finances, des comptes rendus et de  la surveillance des comptables. Sa position sera encore davantage renforcée après la suppression de la direction des dépenses dont il héritait des principales attributions.
         Comme premier commis des Finances, Charles d’Audiffret a eu une influence directe sur la conception de la plupart des ordonnances de la période 1817-1826. Dans ses Souvenir de carrière il n’hésite pas à s’attribuer la paternité de plusieurs d’entre elles, dont celles du 18 novembre 1817, du 9 juillet 1826 … et bien entendu de celle du 22 septembre 1822.
         Guidé par un unique objectif, mettre en place un véritable contrôle de dépenses, il affirme s’être heurté à tous les directeurs de la comptabilité des ministères dépensiers et avoir finalement obtenu de Villèle la création d’une commission composée de ces directeurs et présidée par le ministre. Audiffret se souvient : « Les anciens errements profondément enracinés dans les habitudes de ces vétérans de tous les régimes firent dire tout bas à Villèle : je crois que ces vieux routiniers veulent rester dans leur fromage ». Villèle avait bien compris l’utilité de ces rencontres ; il ordonna alors à Audiffret de préparer un projet « conforme à ses idées » et aux siennes. Ainsi naquit ce qu’Audiffret considère comme « l’un des actes les plus considérables de sa carrière »[19].
 
2. Les codifications comptables de 1838 et 1862
 
         Audiffret quitte la direction de la Comptabilité générale des Finances en 1829 pour devenir président à la Cour des Comptes. La Monarchie de Juillet fera de lui un pair de France et le Second Empire un sénateur. Mais cette carrière d’honneurs n’intéresse que fort peu l’Histoire de la Comptabilité publique. En ce domaine, Charles d’Audiffret a poursuivi son action au sein de plusieurs commissions qu’il présida ou dont il fut le rapporteur. A ce titre il est à l’origine des grands règlements de la comptabilité publique publiés sous Louis-Philippe et Napoléon III. Audiffret imprima sa marque personnelle à ces règlements, véritables codifications dont dépend encore une grande partie du droit positif en cette fin de XXe siècle.
L’ordonnance du 31 mai 1838 apparaît comme la synthèse des apports de la Restauration mais aussi ceux de la Révolution et de l’Empire repris par les régimes suivants. Audiffret présente l’ordonnance comme la « conséquence des principes précédemment adoptés » et comme « une classification de matières destinées à coordonner et à lier entre elles d’anciennes dispositions éparses et isolées dont l’ensemble jusqu’alors inaperçu présente pour la première fois un système complet et sans modèle, à l’administration, à la Cour des Comptes, aux chambres législatives, et même aux gouvernements étrangers ». En fait l’œuvre d’Audiffret n’était pas politiquement totalement neutre : la codification imposait en particulier une adaptation aux nouvelles conditions du régime parlementaire de la Monarchie de Juillet. Il n’est donc pas étonnant que le règlement distingue, un peu artificiellement différents types de comptabilité -législative, administrative, judiciaire et spéciale- et accorde la meilleure par à la comptabilité législative qui annexe plusieurs aspects de la comptabilité des ministres … ce qui n’était certainement pas dans l’esprit de l’ordonnance du 14 septembre 1822. Lucide, Audiffret, président de la commission, expliquait, par l’entremise de son ministre, que la codification était « conforme à la nature même des relations établies entre gouvernement et chambres ».
Le décret impérial du 31 mai 1862 sur le règlement de la comptabilité publique reprend pour l’essentiel la synthèse précédente, mais tient compte de quelques changements devenus nécessaires. Audiffret s’en explique dans un rapport adressé à son ministre : le règlement de 1838 s’est maintenu « pendant vingt-quatre années traversées par des révolutions politiques ; il est nécessaire de le soumettre à une révision qui le fasse profiter des améliorations indiquées par l’expérience et qui permette d’y apporter les modifications constitutionnelles  de l’Empire ». C’est d’ailleurs la « comptabilité législative » qui subit les retouches les plus importantes : intervention préalable du Conseil d’Etat, faculté pour le gouvernement de rectifier le budget général en cours d’exercice, possibilité d’opérer des virements de chapitre à chapitre pour pourvoir aux besoins imprévus, etc. Pour le reste, la mesure la plus apparente était l’introduction des règles de la comptabilité matières organisée depuis la loi du 6 juin 1843 … et donc de la distinguer avec la traditionnelle comptabilité deniers, ce qui imposa une définition préalable des deniers. Un titre pour chacune mais 860 articles pour celle-ci … et 22 pour celle-là.
La commission nommée en 1858 continuera à se réunir après 1862 pour tenter de « faire pénétrer l’esprit du règlement de 1862 et ses préceptes dans tous les procédés de la liquidation, de l’ordonnancement et du paiement des dépenses de chacun des administrateurs et des comptables chargés de l’emploi des crédits ouverts au crédit de chaque service ». En fait, pour Audiffret, il s’agissait surtout « d’introduire l’uniformité dans les projets de budgets ministériels ». Une série de règlements publiés entre 1866 et 1869 opèrent ces corrections[20].
 
3. La direction générale de la Comptabilité publique
 
         Il restait à perfectionner l’organisation des services du ministère des Finances réglés pour la plupart par des arrêtés ministériels remontant à juin et octobre 1832 et en partie inadaptés au nouvel état de la Comptabilité publique mis en place en 1862. L’évolution va principalement dans le sens d’un renforcement des pouvoirs de la direction de la Comptabilité générale des Finances. Déjà le règlement de 1862 avait consacré dans son article 374 la position centrale de cette direction en la chargeant très officiellement de préparer le budget général de l’Etat en centralisant les budgets particuliers préparés par les comptabilités des différents ministères. Un décret du 16 mai 1863, « considérant que l’institution placée près du ministre des Finances sous le titre de direction de la comptabilité générale des Finances exerce son action sur toutes les comptabilités qui intéressent l’administration des deniers publics et qu’il convient de donner à cette institution un titre en rapport avec ses attributions », décidait de l’ériger en « Direction générale de la Comptabilité publique ».
         Une nouvelle commission, toujours sous la présidence d’Audiffret, était mise en place en 1868 pour tenir compte de ces transformations en réorganisant les six divisions du ministère. Un décret du 18 novembre 1869 opère ces corrections et fait encore mieux ressortir la position stratégique de cette direction générale de la Comptabilité publique en matière de préparation des projets de lois de Finances : « Préparation du budget général de l’Etat (art. 17) ; « centralisation et formation des projets de loi portant suppléments de crédits » (art. 18) ; préparation de projets de lois de règlement (art 19) ; etc. Pour Audiffret qui avait participé -un demi-siècle auparavant !- en tant que premier commis des Finances, l’ancêtre direct du directeur général de la Comptabilité publique, aux difficiles batailles menées par Villèle pour contraindre les ministres dépensiers, la victoire était complète. Il faudra attendre 1919 pour que la nouvelle direction perde ses attributions budgétaires au profit d’une direction du Budget et du contrôle financier[21].
 
***
 
         Parvenu au faîte des honneurs, expert en comptabilité publique de tant de régimes, Audiffret avait grandement contribué à façonner la comptabilité publique moderne. Il était fier, et ne s’en cachait pas, de ce qui était un peu son œuvre. Dans un rapport fait en 1864 sur divers mémoires présentés à un concours ouvert par l’Académie des Sciences morales et politiques et portant sur le «  contrôle exercé dans les Finances sur les recettes et les dépenses publiques », il n’hésitait  pas à citer le candidat … qui le citait lui-même : «  La France, il importe de le répéter, est aujourd’hui la seule nation civilisée qui ait accepté sans réserve et accompli dans toute son étendue, par la sincérité de son budget, par la régularité des formes et par la sévérité des contrôles de sa comptabilité publique, l’œuvre la plus libérale et la plus féconde pour la puissance et la liberté des peuples ». Conviction profonde, plutôt que proclamation cocardière, d’un haut fonctionnaire à la carrière exemplaire. Affirmation d’un légiste solidement ancré dans la tradition administrative française et qui refusait toujours d’opposer les bienfaits du régime parlementaire et ceux de l’administration à la française. A contrecourant de l’anglophilie ambiante, Audiffret montrait même du doigt cette Angleterre qui «  nonobstant son régime parlementaire, ne fait voter par sa Chambre des Communes qu’une partie de ses revenus et des dépenses de l’Etat, ne présente pas, par ses bills séparés, une vue d’ensemble du budget, laisse à l’abandon aux administrations locales et aux entreprises particulières une grande partie des  revenus et des besoins », ne dispose avec son audit office que d’un « simulacre illusoire de notre puissante institution judiciaire » qu’est la Cour des Comptes, n’a pas les moyens de contrôler efficacement sa Banque nationale chargée de l’encaissement et du paiement des effets publics et enfin ne dispose d’aucun contrôle législatif de clôture. A n’en point douter, à lire Audiffret, la comptabilité publique française n’était pas une importation anglaise, mais bien une production d’origine. Elle n’était pas une fille du régime parlementaire. Peut-être même, penseront certains,  avait-elle-même réussi à domestiquer le régime parlementaire.
 
 
 
 
 
 
 


[1] La présente étude privilégie les aspects juridiques administratifs et comptables. On n’y saurait multiplier les références à des études financières et politiques. On se limitera à ce qui est nécessaire au sujet :

Pour l’histoire constitutionnelle et politique : M. Deslandres, Histoire constitutionnelle de la France de 1789 à 1870, 3 vol., Paris, 1932-1937, et plus spécialement pour le régime parlementaire, P. Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire en France, 1814-1848, Paris, 1859-1871.

Pour l’histoire financière : A. Bailly, Histoire financière depuis l’origine de la Monarchie jusqu’à la fin de 1786, 2 vol., Paris, 1830 : G. de Nervo, Les finances françaises sous l’ancienne Monarchie, la Révolution, le Consulat et l’Empire, 2 vol., Paris 1867 et du même, Les finances de la France sous la Restauration, 4 vol., Paris, 1867 ; Vuhrer, Histoire de la dette publique en France, 2 vol., Paris, 1886 ; Leroy-Beaulieu, Traité de la science des finances, 8e ed., Paris, 1912 ; M. Marion, Histoire financière de la France depuis 1715, 6 vol., Paris, 1914-1921.

Pour l’histoire de l’impôt : J. J. Clamageran, Histoire de l’impôt en France, Paris,1867-1876 : M. Marion, Les impôts directs en France, principalement au XVIIIe siècle, Paris, 1910.

Pour l’histoire des institutions fiscales, financières et budgétaires : R. Doucet, Les institutions de la France au XVIe siècle, 2 vol., Päris, 1948 ; R. Mousnier, Les institutions de la France sous la monarchie absolue, 2 vol., Paris, 1974-1980 ; J. Godechot, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, 1968 ; F. Ponteil, Les institutions de la France de 1814 à 1870, Paris, 1965 et pour une approche plus juridique G. Sautel, Histoire des institutions publiques depuis la Révolution, Paris, 5e ed., 1985.

L’accès aux textes règlementaires pose peu de difficultés : le recueil d’Isambert couvre, non sans lacunes, la période antérieure à 1789 et celui de Duvergier lui fait suite. Le recours au Bulletin des lois est indispensable pour les textes d’intérêt secondaire. Les débats des Chambres sont accessibles au moyen des recueils des Archives parlementaires de 1787 à 1860 ou du Moniteur.

Les ouvrages de Gaudin, Mémoires du duc de Gaëte, 2 vol. Paris, 1898, de J. de Villèle, Mémoires et correspondance, 2 vol., Paris, 1888 et de C. L. d’Audiffret, Système financier de la France, 6 vol., Paris, 1863-1870, peuvent en raison des nombreux documents (notes, rapports, articles, etc.) qu’ils renferment, être cités dans cette rubrique.

Enfin, l’utilisation des grands répertoires de législation et de jurisprudence est toujours d’un grand intérêt : Béquet, Dalloz, Fuzier-Herman et autres. Le Répertoire Dalloz, au volume 42, où se trouve la rubrique « Trésor public », publié en 1862, présente en particulier en annexe une intéressante comparaison sous forme de tableau entre la codification de 1838 et celle de 1862.

Les biographies des ministres et des grands commis sont nombreuses. On n’a pas jugé utile d’en présenter les références, renvoyant à la Biographie universelle de Michaud ou au Dictionnaire de biographie française (en cours de publication). A signaler la prochaine publication chez Droz d’un Dictionnaire biobibliographique des ministres des Finances de 1789 à 1914 par Bruguière et Pinaud.

Pour l’histoire comparée des Finances publiques, R. Villers, Histoire comparée des Finances publiques, cours doctorat, Paris, 1961.

Enfin pour le droit budgétaire classique, l’indispensable Dictionnaire des Finances publié sous la direction de Léon Say, Paris-Nancy, 1889 et R. Stourm, Cours de Finances. Le budget, Paris, 1889.

Les ouvrages et articles concernant des questions plus particulières sont indiqués dans les notes qui suivent.

[2] Pierre Mausart, Les vicissitudes de la notion de budget sous l’Ancien Régime, Thèse Droit, Paris, 1948 ; Yves Casal, Les emprunts à la fin de l’Ancien Régime, Thèse Droit, Paris, 1951 ; Yann Thomas, Essai sur le consentement à l’impôt aux derniers siècles de l’Ancien Régime, Thèse Droit, Paris II, 1974.

Pour une comparaison avec l’Angleterre : P. G. M. Dickson, The Financial Revolution in England, 1688-1740, London, 1967.

[3] Outre Godechot, op. cit., René Stourm, Les finances de l’Ancien Régime et de la Révolution, 2 vol., 1885 ; Victor de Marcé, La comptabilité publique pendant la Révolution, Paris, 1893 ; Frédéric Braesch, Finances et monnaies révolutionnaires (recherches, études et documents), Nancy, 1934 ; Guy Thuillier, « La comptabilité nationale. 1790-1807 », in La Cour des Comptes, Paris, CNRS, 1984, pp. 317-349.

[4] René Stourm, Les finances du Consulat, Paris, 1902 et Gérard Sautel, op. cit.

[5] Jean Bonnafons, La loi des comptes sous la Restauration, Thèse Droit, Aix, 1947 ; Michel Bruguière, La Première Restauration et son budget, Genève, 1969.

[6] Bonnafons, op. cit. et pour une comparaison avec la pratique britannique, Joël Molinier, La procédure budgétaire en Grande-Bretagne, Thèse Droit Paris, 1969.

[7] Bonnafons, op. cit., ; R. Ludwig, « Sur le débat d’idées préliminaire à l’ordonnance du 14 septembre 1822 », in Revue du Trésor, 1975, mai, pp. 17-30, oct. pp. 31-43 et nov. pp. 37-51.

Sur l’interprétation aggravante des contraintes de l’article 10 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 (et de l’article 65 du règlement de 1838) par la Cour des Comptes, R. Ludwig, « La querelle des nomenclatures », in La Cour des Comptes, op. cit , pp. 450-473 ».

 

[8] Flori, « La Cour des Comptes sous le régime représentatif. 1815-1848 », in La Cour des Comptes, op. cit., pp. 419 sq. et Bonnafons, op. cit.

[9] Les ouvrages de la fin du XIXe siècle (Dictionnaire de Say, Stourm, etc.) abordent longuement l’évolution des quatre principes, d’unité, de spécialité, d’universalité et d’annualité. Sur l’évolution du pouvoir des Chambres en matière d’autorisation, de contrôle et de préparation depuis la IIIe République : J.-P. Lassalle, « Le Parlement et l’autorisation des dépenses publiques », in Revue de science financière, 1963, pp. 580-623 ; G. Morange, « L’exercice du pouvoir règlementaire en matière fiscale », in Revue de science financière, 1963, pp. 667-681 ; R. Charvin, « L’évolution du rôle des Commissions des Finances », in Revue de science financière, 1969, pp.122-170 ; R. Muzellec, «  Un exemple de contrôle parlementaire a posteriori », in Revue de science financière, 1973, pp. 21-67.

[10] L’histoire du Conseil du roi a été renouvelée par Michel Antoine, Le Conseil du roi sous le règne de Louis XV, Droz, Paris-Genève, 1970 et Le Conseil royal des Finances au XVIIIe siècle, Droz, Paris-Genève, 1973.

Sur la comptabilité publique : F. Weiss, Histoire des fonds secrets sous l’Ancien Régime, Thèse Droit Paris, 1939 ; R. Schnir, « Un budget sous l’Ancien Régime. 1768-1769 », in Bulletin du Comité des travaux historiques, 1933, T. 20 ; C. Meriot, La comptabilité publique au XVIIIe siècle, Thèse Droit Paris, 1983 et « Les comptables publics à la fin du XVIIIe siècle », in Revue du Trésor, 1984, août-sept., pp. 23-24, oct., pp. 35-42, 1985, janv., pp. 29-38 ; ajouter l’indispensable étude de H. Legohérel, Les trésoriers généraux de la Marine (1517-1788), Paris, Cujas, 1965 et R. Besnier, Les institutions financières de la France à la fin de l’Ancien Régime, Cours doctorat, Paris, 1953.

A noter plusieurs études récentes sur le monde des financiers : Y. Durant, Les fermiers généraux au XVIIIe siècle, Paris, PUF, 1981 ; G. Chaussinand-Nogaret, Gens de finance au XVIIIe siècle, Paris, 1982 ; Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand siècle, Paris, Fayard, 1984.

Enfin, considérant que l’autopsie « budgétaire » de l’Ancien Régime restait à faire, puisque Marion, ses prédécesseurs et successeurs se sont bornés à décrire des flux financiers et des contrôleurs généraux cherchant à joindre les deux bouts, un courant de la recherche met en lumière les mécanismes généraux et leur signification, A. Guery, « Les finances de la monarchie française sous l’Ancien Régime », in Annales ESC, 1978, pp. 216-239 ; M. Morineau, «  Budgets de l’Etat et gestion des Finances royales au XVIIIe siècle », in Revue historique, 1980, pp. 289-336 ; A. Guéry, « Le roi  dépensier. Le don, la contrainte et l’origine du système financier de la Monarchie d’Ancien Régime », in Annales ESC, 1984, pp. 1241-1269 ; D. Buisseret, « Les budgets d’Henri IV », in Annales ESC, 1984, pp. 30-33.

[11] P. Viollet, Le roi et ses ministres pendant les rois derniers siècles de la Monarchie, Paris, 1912 ; H. Legohérel, Les trésoriers généraux de la Marine, op. cit. ; R.- M. Rampelberg, Le ministre de la Maison du roi. 1783-1787, Paris Economica, 1975.

[12] Sur l’importance de la Ferme générale pour l’approvisionnement du Trésor royal, G. T. Matthews, The Royal General Farms in Eighteenth Century France, New-York, 1958, et sur les avantages de la régie, A. Logette, « La Régie générale au temps de Necker et de ses successeurs. 1777-1786 », in Revue historique de droit français et étranger, 1982, pp. 415-446. Sur les receveurs et trésoriers généraux, Legohérel, op. cit. ; Mériot, op. cit. Précieux sur l’ensemble de la question, J. F. Boscher, French Finances. 1770-1795. From business to Bureaucracy, Cambridge UP, 1970.

[13] Godechot, op. cit. et surtout Boscher, op. cit. Sur la désorganisation du Trésor sous le Directoire, Mollien, « Note sur la direction des opérations du Trésor public sous le Directoire exécutif », in Mémoires, op. cit., T. 1, pp. 277-278.

[14] C. Durand, « Conseils privés, conseils de ministres, conseils d’administration de 1800 à 1814 », in Revue d’histoire moderne, 1970, pp. 814-828 ; J. Tulard, « Les directeurs de ministère sous le Consulat et l’Empire », in Les directeurs de ministère en France. XIXe-XXe siècles, Genève, Droz, 1976 ; P. F. Pinaud, Le ministère du Trésor pendant le Consulat et l’Empire », in Revue du Trésor, 1982, pp. 550-560 ; et G. Sautel, op.cit.

[15] Question renouvelée et approfondie par P. F. Pinaud, Les receveurs généraux de l’an VIII à 1865, Thèse 3e cycle, 1979 ; du même, « La Recette générale des Finances », in Revue du Trésor, nov. 1981, pp. 617-624 ; du même, « Le service de la Trésorerie de 1790 à 1865. Les payeurs généraux », in Revue du Trésor, juin 1982, pp. 319-328 ; du même, « Nos ancêtres, les receveurs généraux des Finances au XIXe siècle », in Revue du Trésor, 1984, pp. 83-92 ; E. Chadeau, Les inspecteurs des Finances au XIXe siècle, Paris, Edition de l’Erudit, 1984.

Sur le contrôle : G. Thuillier, « La Comptabilité nationale. 1790-1807 », in La Cour des Comptes, op. cit., pp. 317-349 ; Villaines et Raynaud, « Naissance et débuts de la Cour des Comptes. 1807-1814 », in La cour des Comptes, op. cit., pp. 351-390.

Sur le fonctionnement des services centraux du Trésor de 1800 à 1814 : Mollien, « Observations sur l’organisation et la comptabilité du Trésor royal avant et après la Restauration », in Mémoires, op. cit. T. 2, pp. 447-468.

Et sur l’administration des Finances de la période : F. Latour, Le grand argentier de Napoléon, Gaudin, duc de Gaëte, Paris, Editions Scorpion, 1963.

[16] Bruguière, op. cit. et Sautel, op. cit. Sur la présidence du Conseil, J. Barthélémy, L’introduction du régime parlementaire en France sous Louis XVIII et Charles X, Paris, 1904.

[17] Audiffret, Système financier, op. cit. retrace à   plusieurs reprises dans divers rapports et historiques cette remise en ordre à laquelle il a participé.

J. Vidalenc, « Les directeurs de ministère sous la Restauration », in Les directeurs de ministère, op. cit. ; J. Clinquart, L’administration des douanes sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, Association hist. Adm. Douanes, Neuilly, 1981.

[18] Audiffret, op. cit. ; R. Ludwig, « Commentaire sur Du paiement, de la justification et de la comptabilité des dépenses publiques, Paris, 1819 par Simplex », in Revue du Trésor, janv. 1976, pp. 35-39 et du même, « Sur la justification », op. cit. ; Bonnafons, op. cit.

[19] C. D’Audiffret, Souvenirs de ma carrière, T. 1 du Système financier de la France, op. cit. ; Dictionnaire de biographie, op. cit. ; sur Audiffret président de chambre à la Cour des Comptes, C. Merveilleux du Vignaux, « Marquis Charles-Louis d’Audiffret, président de chambre. 1829-1859 », in La cour des Comptes, op. cit., pp. 496-499.

[20] « Rapport au roi sur le règlement de la comptabilité publique. 31 mai 1838 ». Signé par le ministre Laplagne mais préparé par Audiffret, in Audiffret, Système financier, op. cit., T. 5, pp. 79-98 ; « Rapport au ministre sur le projet de décret portant règlement général de la Comptabilité publique . 31 mai 1862 », par Audiffret, in Audiffret, op. cit., T. 5, pp. 109-125 ; « Rapport au ministre des finances sur les travaux des deux commissions chargées de la révision des règlements de la Comptabilité publique . 35 décembre 1869 », par Audiffret, in Audiffret, op. cit., T. 6, pp 7-74 ; Répertoire Dalloz, op. cit., art «  Trésor » et sur la comparaison des codifications 1838 et 1862, pp. 1439-1440 ; voir aussi, J. Magnet, « La notion de deniers publics en droit financier français », in Revue de science financière, 1974, pp. 129-146.

[21] « Rapport sur le concours ouvert par l’Académie des Sciences morales et politiques relativement au contrôle exercé dans les Finances » par Audiffret, in Audiffret, op. cit., T. 6, pp. 234-283 ; Martial-Simon, « L’histoire des services du Trésor », in Revue du Trésor, 1960, pp. 407-413.

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