Approches historiques du droit budgétaire local
 
 
Cette étude a été publiée dans l’Histoire du droit des finances publiques, dir. H. Isaïa et J. Spindler, vol. 3, Les finances locales, Economica, 1988, sous le titre « L’autorisation budgétaire ».  Je l’ai conçue, d’une part, comme une présentation générale du pouvoir exercé par les collectivités publiques locales d’autoriser des recettes et des dépenses dans le cadre d’un budget à réaliser. Cette autorisation est au cœur du droit budgétaire local. Je l’ai conçue, d’autre part, comme une mise en perspective historique destinée à montrer que ces pratiques d’autorisation ne naissent pas avec le droit constitutionnel contemporain mais sont déjà présentes dans les pratiques médiévales.
C’est pour mieux mettre en valeur ces deux aspects que j’ai retouché le titre initial, finalement trop peu explicite au regard de ma démarche : « Approches historiques du droit budgétaire local. Moyen Age-XIXe siècle. L’autorisation budgétaire ». Les retouches ponctuelles apportées au texte initial visent à mieux éclairer ce nouveau titre. Noter qu’il n’y a aucune mise à jour bibliographique ; les références sont celles utilisées lors de la rédaction, en 1987.
M. B. Février 2018
 
 

 

Approches historiques du droit budgétaire local 

Moyen Age-XIXe siècle 

L’autorisation budgétaire

 

 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Approches historiques du droit budgétaire local. Moyen Age-XIXe siècle. L’autorisation budgétaire », in Histoire du droit des finances publiques, dir. H. Isaïa et J. Spindler, vol. 3, Les finances locales, Economica, 1988, pp. 97-125.
 
Sommaire
 
L’obligation budgétaire 1. Prévision et autorisation budgétaire au Moyen Age. 2. L'intervention du pouvoir central : deniers d'octroi et affectation des recettes. 3. L'édit d'avril 1683 et la généralisation de la contrainte budgétaire. 4. Les imperfections du droit budgétaire local au XVIIIe siècle. 5. Le cas des Etats provinciaux. 6. La mise en question du droit budgétaire local. 1789-1797. 7. L’œuvre du Directoire. 8. Les étapes de l’organisation budgétaire communale à partir du Consulat. 9. L’incapacité budgétaire de l’arrondissement.10. L’organisation du cadre budgétaire départemental après 1805. 11. L’application au plan local des règles du droit budgétaire classique
La dépendance budgétaire 1. L’unité budgétaire nationale et ses conséquences. 1789-1795. 2. Les limites de l’autorisation budgétaire au plan local à partir du Directoire. 3. Autorisation budgétaire et dépenses facultatives départementales. 4. Autorisation budgétaire et patrimoine départemental. 5. Les apports des lois de 1866 et 1871. 6. Le cordon ombilical budgétaire. 8. La question de la transparence des budgets locaux au plan étatique. 9. La séparation budgétaire de 1892
Conclusion : de Colbert à Rouvier
 
On ne peut guère aborder l’histoire du droit budgétaire local français sans commencer par mettre en évidence tout ce qui le sépare de celui de l’Etat. La dépendance y apparaît avec éclat. C’est en effet le législateur national qui définit recettes et dépenses, impose l’équilibre, fixe les procédures, etc. La décentralisation ne peut aller au-delà et conférer au droit budgétaire local des prérogatives qui en tout état de cause relèvent du pouvoir souverain. Ce serait contraire à des siècles de tradition administrative française.
Ce propos liminaire éclaire le sujet : l’acte budgétaire au plan local -sous la double forme d’un acte de prévision et d’autorisation par le pouvoir local légitime- ne saurait être autre chose qu’une situation secondaire et dépendante. Toute la question reviendrait donc à mesurer et à analyser cette dépendance et ses évolutions vers plus ou moins d’autonomie. L’Histoire de l’Administration de la France, du Moyen Age à nos jours, offre toute la palette des situations, du budget autonome, et très débattu, de la collectivité très décentralisée, à celui, très formel, de l’administration locale conçue comme un simple prolongement de l’Etat. Là est le problème central ; les autres variations sont secondaires, telle la distinction entre l’organe délibérant chargé d’autoriser le budget et l’exécutif chargé de l’appliquer ; telles encore les différentes formes que peut prendre l’organe délibérant ; est-il représentatif ? Quelle est la place du système électif ? Le rythme des sessions ? La nature des rapports avec son exécutif ? Etc. D’ailleurs aborder ces questions reviendrait à faire, ou à refaire, l’histoire des administrations locales.
         Plus ou moins autonome, plus ou moins dépendant, tels sont donc les termes entre lesquels varie l’acte d’autorisation budgétaire donné par l’institution locale. Mais c’est bien le pouvoir politique qui fixe la règle du jeu, le cadre à l’intérieur duquel s’organise la procédure budgétaire. Mais allons plus loin. Et s’il imposait le jeu lui-même, c’est-à-dire l’obligation de dresser un budget. La question peut paraître déplacée. Comment imaginer un pouvoir local sans budget ? L’Histoire en présente pourtant de multiples exemples. On ne peut guère dire que la pratique budgétaire est une création spontanée des pouvoirs locaux et que l’intervention de l’Etat relèverait de la simple mise en ordre d’une démarche budgétaire, au sens juridique du terme, c’est à dire d’un acte prévisionnel et autorisé par un pouvoir local légitime. Ce qui est vrai pour certaines matières, telle l’organisation municipale, ne l’est pas pour le budget. La prévision nécessite un effort, de même que l’autorisation suppose un fonctionnement politique élaboré. Il est plus facile de se passer de budget et de gérer au fil de l’eau. Un contrôle comptable suffira.
Il faut une autorité supérieure et extérieure pour imposer une telle obligation de dresser des budgets comprenant tout ou partie des recettes et de dépenses. Le rôle de l’Etat dans la formation du droit budgétaire local français est en effet décisif. Lorsqu’il s’agit de son argent, ou d’impôts dont il a transféré la compétence à la ville ou à la province, il se montre particulièrement attentif à ce qu’on mette en route, même de façon limitée, cette procédure budgétaire seule garantie du bon usage des deniers publics. Quelle ville, même scrupuleusement gérée, s’imposerait durablement une telle contrainte prévisionnelle et politique ? Tôt ou tard interviendrait inévitablement un relâchement qui réduirait les efforts à néant.
La construction budgétaire locale est en France d’abord une discipline imposée par l’Etat. Là commence l’infériorité locale en matière budgétaire. On imagine sans peine combien cette contrainte dut paraître insupportable aux premières villes qui eurent à satisfaire cette obligation. Mais cette obligation budgétaire est aussi une marque d’autonomie relative ; elle fait du pouvoir local autre chose qu’un simple prolongement de l’Etat. On peut même y voir un acte d’émancipation. On comprend qu’un Etat jalousement unitaire, « un et indivisible », entrera difficilement dans une démarche budgétaire locale. Pour lui l’action administrative locale est simplement assurée par ses services extérieurs. Telle est la question posée à partir de 1789. Etablir des budgets locaux ou s’en passer ? La réponse est tissée de contradictions, mais il reste une évidence, le principe d’un droit budgétaire local ne sera accepté qu’avec beaucoup de réticences et toujours comme une forme de dépendance budgétaire.
 
L’obligation budgétaire
 
C’est par la contrainte budgétaire que l’Etat intervient dès la fin du Moyen Age avec le plus d’efficacité dans la gestion des villes et des bourgs. En matière financière, la tutelle exercée par les commissaires royaux a justement pour objectif d’obliger les villes à prévoir et à autoriser, non toutes les dépenses et recettes, mais seulement celles intéressant l’Etat. D’abord embryonnaire, l’intervention ne cessera de se développer jusqu’au jour où l’Etat prétendra imposer cette contrainte budgétaire même pour les revenus patrimoniaux et les dépenses correspondantes.
 
1. Prévision et autorisation budgétaire au Moyen Age
« Le budget, ou le cas échéant l’état des prévisions de recette et de dépenses, est l’acte par lequel sont prévues et autorisées les recettes et les dépenses des organismes publics »[1]. Prévision, autorisation, budget … autant de notions modernes, trop actuelles, pour espérer réussir à les transposer dans un passé aussi lointain. Produit d’un progrès récent dû à l’avènement du régime parlementaire, le concept budgétaire, en tant qu’acte de prévision et d’autorisation, semble inadapté dès qu’on cherche à remonter trop loin dans l’histoire des institutions locales.
L’Histoire des finances urbaines au Moyen Age ne permet guère de mettre en évidence une telle démarche budgétaire. Il est rare que la notion de budget apparaisse ; les auteurs qui abordent la question le font surtout pour souligner l’absence de budget et insistent sur le fait que l’« idée est étrangère à l’esprit du temps »[2]. Le terme budget est cependant employé mais c’est pour décrire des opérations de recettes et de dépenses déjà faites ; il a ici une signification très éloignée des notions de prévision et d’autorisation.
En ce domaine, celui des comptes faits, la matière est riche et la comptabilité apparaît bien comme la pièce maîtresse des finances urbaines médiévales[3]. On prend un soin extrême à compter et à contrôler ceux qui manient les deniers et ceux qui décident les choix. La distinction des ordonnateurs et des comptables est au cœur de ces mécanismes. Elle est un élément essentiel de l’organisation des villes, l’autre étant le contrôle des comptes. Ces fonctions paraissent parfois hypertrophiées au point qu’on peut se demander si on ne comptait et contrôlait pas d’autant plus qu’il n’existait pas de document global prévisionnel et autorisé pour servir de fil conducteur et de référence. Simple hypothèse sans doute, mais un contrôle pointilleux des dépenses et des recettes faites permet peut-être de pallier l’absence de budget ; il arrive cependant un moment où l’acte de prévision-autorisation devient la condition essentielle d’une bonne gestion … et on ne peut affirmer sans risque que l’idée est restée totalement absente des préoccupations des responsables urbains. La notion de budget, et donc d’autorisation, est présente ; il faut simplement ne pas la chercher sous ses formes les plus modernes d’autorisation annuelle, présentée dans un document unique et accordé par un conseil élu.
Moyennant ces restrictions on peut retrouver dans le droit des finances urbaines médiévales des éléments budgétaires épars et partiels. Décrivant la procédure suivie à Amiens à la fin du Moyen Age pour renouveler l’impôt municipal, Edouard Maugis offre un bon exemple de l’effort d’analyse qu’il faut faire pour retrouver ces éléments budgétaires dans la pratique des finances locales de l’époque[4]. « A des intervalles assez rapprochés, deux ou trois ans, l’échevinage ayant arrêté une sorte de prévision des dépenses, établit une liste d’aides qu’il soumet à l’approbation des majeurs des bannières ou de la plus grande et saine partie des habitants ». Pas d’annualité, un budget de dépenses autorisé par le corps de ville et dissocié du budget des recettes autorisé par l’assemblée générale ou ses représentants, un document fort incomplet, puisqu’il ne comprend pas, et de fort loin, toutes les dépenses et toutes les recettes. Comment ne pas voir dans une telle procédure un véritable cadre budgétaire ?[5]
 
2. L'intervention du pouvoir central : deniers d'octroi et affectation des recettes
 
De tels exemples montrent que la notion de budget est en matière locale peut-être plus communément reçue qu’il n’y paraît. Elle n’en est pas pour autant générale, chaque ville disposant de l’entière liberté de choix de se doter ou non d’une telle structure budgétaire. Il faut ajouter que la difficulté de prévision, pour des raisons monétaires et économiques, peut parfois constituer un obstacle propre à encourager une gestion au coup par coup.
Cette liberté de gestion n’est en fait précocement limitée qu’en matière de « deniers d’octroi », taxations dont la perception est autorisée par le pouvoir souverain en vue de subvenir à des besoins définis. La pratique se développe dès le XIIIe siècle, soit à la demande des autorités urbaines soit sous la pression du pouvoir royal qui désire faire collaborer les villes à des tâches d’intérêt général. On en connaît le principe : le pouvoir autorise la perception d’un impôt ou d’une taxe par la ville mais en définit l’affectation : travaux publics, garnison de troupes, fortifications, emprunts pour le compte du roi, etc. Le domaine d’application des deniers d’octroi est vaste et justifie dès le XIIIe siècle l’ingérence du pouvoir royal dans les finances urbaines[6]. Il ne s’agit certes que d’un contrôle comptable[7] mais celui-ci rejaillit nécessairement sur l’organisation des dépenses et des recettes de la matière transférée qui forme un ensemble à part dans les finances urbaines, avec son comptable particulier et ses contraintes d’affectation.
Ce contrôle est certes plus ou moins strict selon les domaines, et les villes disposent souvent d’une importante latitude[8]. Il n’en reste pas moins que le contrôle du transfert de compétences entraîne à partir du XIVe siècle une participation de plus en plus active du bailli ou de son représentant aux délibérations[9] : la bonne gestion des deniers d’octroi ne saurait se limiter à un contrôle comptable mais implique une prévision des recettes et une affectation préalable, bref un budget spécial. C’est en matière de fortifications, prérogative souveraine, que le développement a été le plus remarquable tant en matière financière que budgétaire. L’importance de la matière domine les finances urbaines des XVe et XVIe siècles et on a pu dire à ce propos que « l’organisation des finances urbaines avait pour origine la nécessité de donner aux villes les moyens de résister »[10].
 
3. L'édit d'avril 1683 et la généralisation de la contrainte budgétaire
 
         Le pouvoir souverain était directement concerné par l’emploi des deniers d’octroi. On comprend que leur contrôle ait été précoce et facile à justifier. Il ne pouvait en aller de même pour les revenus patrimoniaux ; placés hors du champ des finances royales, les villes pouvaient en faire un libre usage. Peut-on pour autant considérer que le pouvoir royal se désintéressait de la question et que les villes étaient libres de se ruiner, de vendre leur patrimoine ou d’emprunter au-delà de leurs forces ? Certains auteurs soucieux de valoriser la portée du célèbre édit d’avril 1683 pris à l’instigation de Colbert pour « restreindre par un bon règlement la liberté trop grande que lesdites villes et communautés ont eu de s’endetter par le passé », ont cru pouvoir l’affirmer, opposant sans nuance un avant et un après. L’évolution est moins simple.
L’histoire du contrôle des revenus et des dépenses des villes ne commence pas au XVIIe siècle. On en trouve de multiples traces sous la forme de reddition de comptes ou de contrôles des dépenses dès le Moyen Age. Le fondement de l’intervention, puisé dans le droit romain, est lié au caractère de minorité propre à ces formes de regroupements urbains. La cité doit être traitée comme un mineur tant au plan contractuel qu’en matière de procédure. Beaumanoir précise que les villes dirigées par des oligarchies cupides ont besoin d’être protégées comme « l’enfant sousagié »[11]. A ce titre, il compare l’engagement des administrateurs envers la cité à celui des tuteurs envers leur pupille et met au point une sorte de théorie de la vérification sérieuse des comptes[12]. Toujours à l’affut d’éléments susceptibles de fonder une intervention royale, les légistes auront tôt fait de reprendre l’argument à leur compte et d’énoncer le principe d’une tutelle royale sur les villes[13]. On en trouve les éléments essentiels dans deux ordonnances de Saint Louis de 1256 par lesquelles le roi interdit aux communes de Normandie et de France propre tous dons et prêts sans son autorisation et s’efforce de fixer une limite aux dépenses considérées comme inutiles. Ce contrôle ne sera exercé que de façon intermittente jusqu’au XVIIe siècle[14].
         Au milieu de ce siècle, l’argument de minorité est repris avec plus de force ; en 1659 dans une déclaration donnée pour la Champagne, le roi condamnait les aliénations de communaux sur ce fondement et un édit de 1667 étendait à toutes les communautés d’habitants le droit de rentrer dans la propriété des biens aliénés depuis 1620[15]. De là à contrôler les dettes des communautés, il y avait un pas que les intendants, à partir de plusieurs arrêts du Conseil, franchiront de plus en plus souvent. C’est cette évolution que vient couronner l’édit de 1683 : il avait pour objectif de restreindre la liberté trop grande que les villes et communautés avaient de s’endetter et de prévenir les désordres financiers en prescrivant aux maires, échevins, jurats ou autres administrateurs de remettre aux intendants un état de leurs derniers comptes annuels accompagnés de leurs pièces justificatives. Au vu de ces documents les intendants devaient dresser un état des dépenses ordinaires de chaque commune ainsi que des autres dépenses nécessaires. Les revenus patrimoniaux devaient prioritairement affectés aux dépenses ordinaires. En cas d’insuffisance les communes pouvaient recourir à des mesures extraordinaires, augmentation des impositions, emprunts ou aliénations[16].
         Cette mesure a une importance considérable dans l’histoire des finances publiques locales ; d’abord parce qu’elle a une portée générale et qu’elle a été appliquée non seulement aux villes et bourgs mais aussi de facto aux villages ; ensuite parce qu’elle renforce considérablement la tutelle de l’intendant ; enfin, et c’est ce qui nous intéresse surtout ici, parce qu’elle organise cette tutelle dans un cadre budgétaire. Il faut insister sur ce dernier point qui introduit deux nouveautés majeures : d’une part il ne s’agit plus de contrôler, comme on le faisait auparavant, des comptes de dépenses et recettes déjà faites, mais un budget, c’est-à-dire un document prévisionnel et autorisé par l’autorité locale ; d’autre par l’édit impose un même cadre budgétaire à toutes les villes. Ce cadre est certes peu contraignant et se limite à fixer les grands équilibres, il n’en généralise pas moins la démarche budgétaire, obligeant tous les administrateurs, y compris les plus récalcitrants, à prévoir et à demander l’avis de l’assemblée des habitants au cas où les recettes ordinaires seraient insuffisantes.
 
4. Les imperfections du droit budgétaire local au XVIIIe siècle
 
Les règles établies en 1683 furent reprises par le contrôleur général Laverdy dans le cadre des édits de 1764 et 1765[17]. L’intention du ministre était principalement d’unifier les régimes administratifs des villes et bourgs et de réduire la tutelle des intendants, alors fort critiquée, au profit de celle des parlements, jugée moins arbitraire. La réforme touche au passage l’administration des finances urbaines. Plus de 70 ans après l’édit de Colbert et en plein milieu du XVIIIe siècle, on n’y trouve guère d’éléments nouveaux. Le cadre budgétaire est grosso modo identique et l’objectif, toujours le même, vise à empêcher les villes de dilapider les patrimoines et de s’endetter sans mesure. L’article 12 de l’édit d’aout 1764 dispose ainsi que les dépenses jugées nécessaires par les assemblées municipales et fixées par des lettres patentes ne pourraient plus être retouchées par la suite sauf dans les cas urgents et selon les formalités prescrites, c’est-à-dire avec l’intervention de la cour souveraine du lieu et après approbation de l’assemblée des habitants. L’intendant se bornait à faire un simple rapport. La même procédure, lourde mais sécurisante, était exigée pour les acquisitions, les aliénations, les emprunts et l’obtention des deniers d’octroi.
         On le voit, la réforme de Laverdy concerne plus le contrôle de tutelle que l’organisation budgétaire et on peut être étonné que cette matière -structure, prévision, autorisation- ait aussi peu évolué au cours de la période. La raison est sans doute simple : le débat s’est focalisé autour du problème de la tutelle, de la contestation ou de la défense de l’intendant, du rôle des cours souveraines, pas de l’amélioration de la technique budgétaire. Politiquement, on peut comprendre cet ordre de priorité. Cette question est toujours présente avec l’édit de juin 1787[18] portant réforme des assemblées locales : ici encore il s’agit, dans le cadre d’un vaste transfert de compétences, de limiter la tutelle de l’intendant, pas de structurer le cadre budgétaire.
Cette incapacité, ou cette absence de volonté, à fixer un cadre budgétaire uniforme, capable d’intégrer toutes les dépenses et les recettes de l’année à venir ressort d’autant mieux lorsqu’on tente une comparaison avec les pratiques d’administration locale de la Maison de Savoie. Tôt centralisé le petit Etat alpin est en avance sur son voisin. Le contrôle sévère des comptes communaux y remonte à un règlement de 1633 et une déclaration de Charles Emmanuel II du 6 décembre 1688 impose une présentation unique au budget de l’ensemble des comptes ; c’est ce qu’on appelle le « causato ». Composé de deux parties, le « causato » doit être établi en décembre et rendu public avant le 6 janvier afin que les particuliers puissent faire connaître leurs oppositions[19]. Des règlements particuliers précisent les modalités de réunion, d’affichage et autres. La tutelle de l’intendant s’exerce sans partage … et presque sans contestation. Il est vrai que dans les Etats de Savoie les cours souveraines n’ont ni la pugnacité ni l’indépendance de leurs homologues français. Ceci explique cela. La construction est parachevée par le « Reglamento per le amministrazzioni de’publici nelle citta, borghi e luoghi de’regii Stati » du 6 juin 1776[20]. Un chapitre entier -24 articles- est consacré aux « causati » : on y définit le caractère annuel, les modalités d’intervention du conseil communal, le cadre des recettes tant fiscales que patrimoniales, celui des dépenses avec distinction des intérêts, des frais ordinaires et un fonds de réserve pour les situations urgentes, sans possibilité de modifier les affectations, etc. Autant de contraintes et de perfectionnements qu’on ne trouve pas en France avant le début du XIXe siècle.
 
5. Le cas des Etats provinciaux
 
         Une étude du droit budgétaire local avant 1789 ne peut être limitée au seul aspect communal. L’analyse des mécanismes budgétaires des pays d’états apporte d’utiles compléments. On sait que tout le royaume de France n’est pas concerné par ces institutions qu’on rencontre au XVIIIe siècle dans quelques provinces périphériques (Bourgogne, Provence, Languedoc, Bretagne), auxquelles on doit ajouter les petits pays d’états du Nord de la France et des Pyrénées. Au total un bon tiers du territoire, les deux autres tiers étant « pays d’élections » ou « d’impositions ». Organisées à partir du XIVe siècle par la monarchie pour obtenir le consentement à des subsides supplémentaires, certaines réunions des trois états, Clergé, Noblesse et Tiers état, se sont institutionnalisées et ont ajouté à leurs attributions fiscales originelles des compétences administratives. Au XVIIIe siècle la différence avec les pays d’élections est nette et leur pouvoir d’auto-administration est réel. Un intendant n’administre pas une généralité en pays d’états comme il le ferait en pays d’élections. Il doit compter avec une organisation puissante, souvent dotée d’un organisme permanent et de prérogatives considérables en matière fiscale : on notera en particulier la possibilité de fixer, en accord avec le pouvoir royal, l’impôt dû par la province et de le répartir ; ce forfait fiscal, du type « don gratuit », est un aspect essentiel de l’auto-administration provinciale.
         Même surveillés de près par les commissaires royaux, les états bénéficient d’une réelle marge de manœuvre pour le recouvrement du forfait, tant au plan de l’assiette que de la répartition. Une telle liberté suppose bien évidemment une démarche budgétaire, le montant du « don gratuit » étant en rapport avec les facultés contributives de la province. Approuvé par l’assemblée des états à intervalles réguliers, mais pas forcément annuels, l’impôt était ensuite réparti selon des modalités qui elles aussi faisaient l’objet d’une autorisation de la part des états.
A cette pratique du forfait fiscal, s’ajoutent parfois des délégations fiscales, les états obtenant l’autorisation de percevoir pour leur propre compte un impôt   royal indirect, avec obligation d’en employer le produit à des tâches précises. C’est par exemple le cas de l’« Equivalent des aides » en Languedoc. Les contraintes de l’affectation étaient très variables, à l’origines souvent fortes, plus faibles en fin d’évolution, l’ « Equivalent » pouvant même servir au financement du don gratuit.[21].
         Ces prérogatives fiscales généraient des recettes considérables, de l’ordre de plusieurs millions de livres par province[22]. Véritables finances autonomes gérées sous la tutelle des commissaires royaux, elles nécessitaient des frais (coûts de perception, procès, entretien d’agents, organisation des réunions d’états, etc.) et permettaient en cas de bonne gestion de dégager des surplus : c’est par ce moyen que les états ont pu procéder à des investissements spécifiques. Les travaux publics les intéressèrent plus particulièrement. Au début du XVIIIe siècle les états de Bretagne réclamaient ainsi l’entière administration des grandes routes[23]. Progressivement, plusieurs impôts royaux furent affectés sous administration provinciale, à des tâches de travaux publics. On connaît par exemple l’œuvre des Etats de Languedoc en cette matière[24]. Nous nous trouvons donc en présence d’un système complexe nécessitant une prévision au moins à court terme, parfois à moyen terme, et une autorisation par l’assemble représentative de la province. Chaque province est cependant un cas particulier. A ce point de vue une analyse comparative des différents systèmes budgétaires des états provinciaux serait riche d’enseignements.
 
6. La mise en question du droit budgétaire local. 1789-1797
 
L’administration locale fut profondément réformée par les lois des 14 et 22 décembre 1789. La première, poursuivant l’œuvre d’’uniformisation et d’organisation déjà entamée par l’édit de juin 1787 à propos des communautés d’habitants, mettait en place une administration communale uniforme, qu’il s’agisse de villes ou de villages ; la seconde innovait complètement en créant, en remplacement des assemblées provinciales et état provinciaux abolis, deux nouvelles structures, le district et le département. Outre l’uniformisation, la nouveauté porte moins sur la généralisation du principe électif, déjà très présent dans la réforme de juin 1787, que dans la suppression de l’intendant, victime des critiques accumulées depuis un demi-siècle. On a vu dans cette suppression et dans la généralisation des responsables locaux la marque d’une volonté décentralisatrice. L’affirmation doit être très nuancée car ces lois mettaient en place une rigoureuse hiérarchie administrative : subordination des municipalités à l’administration départementale et subordination de cette dernière au pouvoir central, c’est-à-dire le roi pour l’administration générale, l’Assemblée nationale pour les matières fiscales. Il s’agit en fait plutôt d’une déconcentration des pouvoirs[25]. Le fait que les responsables soient des administrateurs élus ne change rien à l’analyse. L’élection n’est ici qu’une technique de choix et non une marque de décentralisation.
La délégation en matière fiscale, financière, de police, de travaux publics, de défense même, accordée aux départements, districts et communes, fait de ces administrations des « préposés » et des agents de l’administration générale. Seules les communes, héritières d’une forte tradition historique, se voient reconnaître à côté des fonctions déléguées, des « fonctions propres ». Celles-ci sont soumises à un strict contrôle de tutelle exercé par le département ; rares sont les décisions exécutoires[26].
         La suppression de l’intendant, l’importance et les contraintes de la délégation, l’affirmation du principe unitaire sont autant de nouveautés qui bouleversent les modalités du contrôle financier. La notion de budget, manifestation d’autonomie, n’a plus de raison d’être dans un régime qui a clairement affirmé par le décret du 11 août 1789 qu’il convenait d’appliquer « aux provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés » les principes d’abolition des privilèges énoncés le 4 août précédent. La notion de budget-surveillance, dégagée par l’édit de 1683, n’a, elle aussi, plus de raison d’être puisque l’exercice des fonctions propres communales est en règle générale soumis à l’approbation préalable du directoire du département.
         Tout cela rend inutile toute démarche budgétaire. Le contrôle peut parfaitement se faire opération par opération. D’ailleurs les lois et les instructions législatives qui sont annexées aux lois des 14 et 22 décembre 1789 ne font aucunement allusion à une quelconque procédure budgétaire mais insistent simplement sur le respect des assignations faites pour chaque administration sur le produit des contributions directes ; à aucun moment il n’est question d’approche globale et prévisionnelle de l’ensemble des dépenses et des recettes[27]. Mais la chose était-elle possible ?
         Les réformes fiscales et administratives rendent en effet illusoire tout effort de prévision. Le rendement des nouveaux impôts -mobilière, foncière et patente- est impossible à évaluer, les anciens rôles étant inutilisables. Un temps d’adaptation s’impose. Second aspect du bouleversement, concernant cette fois seulement les finances communales, la suppression des impôts indirects et des octrois modifie complètement les équilibres antérieurs interdisant toute évaluation.
Le temps a manqué pour qu’une procédure budgétaire, signe de stabilité et de sécurité, puisse émerger du nouvel ordre administratif. Très tôt apparaissent de graves dysfonctionnements dans l’organisation administrative locale : la transmission des ordres du roi aux départements se fait de plus en plus mal, les districts n’obéissent plus aux départements. On en connaît les conséquences : pour les départements la tentation fédéraliste, pour les districts l’engagement révolutionnaire. Dès 1792 la page est tournée et la réforme administrative du 14 frimaire an II aura moins pour objectif d’améliorer les techniques d’administration et de gestion locale que d’insuffler, par l’intermédiaire du fidèle district, l’ordre et l’ardeur révolutionnaire dans les ci-devant provinces.
 
7. L’œuvre du Directoire
 
En bien des domaines l’œuvre financière et fiscale du Directoire apparaît comme un tournant : profonds réaménagements des trois impôts directs, création de la contribution des porte et fenêtres, rétablissement des impôts indirects, reconstitution des administrations fiscales, etc. Chacune de ces réformes est une manifestation de volonté d’en finir avec les pratiques des années précédentes. Accroître les rentrées fiscales et rétablir le crédit sont les deux objectifs poursuivis par les directeurs, pas toujours avec succès d’ailleurs. L’inflation galopante ruinait tous les projets. C’est à la lumière de ce contexte difficile qu’il faut juger deux des plus importantes mesures du régime : la démonétisation des mandats territoriaux, héritiers des assignats, le 16 pluviôse an V (4 février 1797) d’une part et le refus d’honorer les engagements contractés par l’Etat depuis la Constituante, la fameuse « banqueroute des deux tiers » du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797).
Il faut voir dans ces deux mesures, brutales et fort éloignées de la plus élémentaire orthodoxie financière, une volonté d’assainissement et un refus de supporter plus longtemps les handicaps accumulés depuis plusieurs années. Pour produire des effets positifs et favoriser la restauration du crédit, une telle purge devait être accompagnée de mesures de rigueur financière. Tel est l’objectif de la loi du 15 frimaire an VI (5 décembre 1797) qui établit «  un mode d’imposition et de paiement des dépenses administratives et judiciaires », « un ordre, poursuit le préambule du Conseil des Cinq Cents, qui mette les fonctionnaires publics à l’abri de tout, qui débarrasse la Trésorerie nationale de tout travail à cet égard, et qui intéresse les corps administratifs à apporter, d’une part la plus grande économie dans leurs dépenses et de l’autre à activer la rentrée des contributions directes »[28] : outre l’amélioration des contrôles comptables, les mesures prises visent d’une part à classer les dépenses de la République en quatre classes, celles de l’Etat, des départements, des municipalités de canton et des communes, et d’autre part à faire apprécier par l’autorité supérieure les projets de dépenses et de recettes de l’année à venir. Il faut voir dans cette procédure une innovation majeure.
         L’article 8 de cette loi précise ainsi qu’« à l’avenir et à compter de l’an VI chacune des administrations départementales adressera dans le cours du mois de prairial au ministre de l’Intérieur, l’état des dépenses mises à sa charge (par l’article 3 de cette même loi), telle qu’elle croit devoir les proposer pour l’année suivante »[29]. En ce qui concerne les recettes, poursuit l’article 9, « les administrations départementales imposeront, par additions à leur contribution foncière et personnelle la somme à laquelle s’élèveront leurs dépenses telles qu’elles auront été arrêtées par les ministres de l’Intérieur et de la Justice jusqu’à concurrence et sans pouvoir excéder dix centimes ou deux sous pour livre de principal de ces contributions ». Une procédure semblable était applicable aux municipalités de canton vis-à-vis du département : envoi de ses dépenses administratives et de celles des communes de son ressort l’administration départementale qui « réduira s’i y a lieu ». Cette somme sera répartie « au marc la livre des contributions foncière et personnelle » entre toutes les municipalités de canton. L’avancée budgétaire est extrêmement nette, elle est conçue comme un moyen de régulation et de contrôle des administrations locales. On notera que la commune proprement dite, infra cantonale, ne bénéficie pas de cette prérogative budgétaire qui n’appartient, outre les départements, qu’aux seuls cantons. Plus de trente mille communes en sont donc exclues.
         Des dispositions similaires seront prises par la loi du 11 frimaire an VII (1er décembre 1798)[30] : le classement des dépenses départementales, cantonales et communales y est présenté de façon plus précise, de même que la règlementation des impositions de centimes additionnels. Le principe budgétaire est maintenu, les dépenses départementales devant être adressées aux ministres de l’Intérieur et de la Justice avant le 30 thermidor pour y être vérifiée, arrêtées et renvoyées « au plus tard » aux départements « en même temps que la loi portant fixation des contribution foncière et personnelle de l’année » (art. 21 et 22). La même procédure était prévue pour les municipalités de canton qui devaient faire parvenir au département avant le 30 thermidor l’état de leurs dépenses ainsi que celles de communes de sa circonscription y compris les revenus patrimoniaux (art. 18 et 19).
 
8. Les étapes de l’organisation budgétaire communale à partir du Consulat
 
         La grande loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) procède à une refonte complète de l’administration territoriale. On en connaît l’économie générale : il s’agit d’abord de transférer à des agents nommés (préfet, sous-préfet, maire) l’essentiel des pouvoirs d’administration générale exercés auparavant par des organes élus ; il s’agit ensuite de réduire les anciennes administrations locales à de simples conseils chargés d’émettre des avis et d’intervenir dans quelques matières de fiscalité : au plan national, assurer l’impartialité de la répartition des contributions directes d’une part, au plan local, déterminer la levée des centimes additionnels affectés à des  besoins locaux d’autre part.
         Très encadrée par la loi, surveillée de très près par des agents uniques, cette fiscalité des centimes additionnels apparaît dans la loi de l’an VIII comme atrophiée : leur montant maximum est fixé par la loi, ils ne s’appliquent qu’aux dépenses obligatoires, l’autorisation par le conseil local est donnée au cours d’une courte session annuelle de quinze jours sans qu’il ait eu la possibilité de participer à la préparation, etc. La loi ne porte pas en effet la claire volonté de rétablir un véritable budget local. Cette étroite dépendance va évoluer sensiblement au cours des années suivantes. C’est évidemment dans le domaine communal que l’avancée sera la plus marquée.
         En matière de finances communales la situation avait déjà favorablement évolué depuis la fin du Directoire : le rétablissement des octrois en était le facteur majeur, mais les patrimoines communaux avaient suivi la même orientation : amélioration des gestions, encouragements à trouver de nouveaux revenus. « Il est utile aux communes de se créer un revenu et de tirer parti de toutes les ressources qui peuvent être à leur disposition » précise une instruction du ministre de l’Intérieur de l’an X[31]. En supprimant la municipalité de canton, la loi de l’an VIII libérait en effet la commune, seul élément d’administration encore vivace au sortir d’une époque troublée. Preuve de la reconnaissance de cette vitalité, ou en tout cas des potentialités de développement financier, la loi qui avait fixé en pluviôse les centimes communaux à 15 les réduisait le mois suivant, le 25 ventôse, à 5[32].  Que les communes prennent leurs responsabilités et recherchent, en cas de besoin, d’autres revenus ! Cette liberté eut bientôt une contrepartie : la mise en place d’un cadre budgétaire pour assurer le contrôle des ces gestions.
         C’est un arrêté du 4 thermidor an X (23 juillet 1802) qui impose aux communes l’obligation de prévoir dépenses et recettes[33]. Préparé par le maire et approuvé par le conseil municipal réuni dans sa session annuelle, cet « aperçu » est transmis au sous-préfet pour approbation. Le cadre, relativement peu contraignant mêle en recette, impôts directs et indirects, revenus patrimoniaux, etc. En dépenses l’accent est mis sur l’emploi exclusif au profit de la commune de l’ensemble des revenus (art. 9).
         L’ensemble était présenté comme une nouveauté. C’est ce qui ressort de l’instruction du ministre de l’Intérieur datée du lendemain 5 thermidor et adressée aux préfets pour assurer l’exécution de l’arrêté : « Le gouvernement a voulu régulariser les formes de la comptabilité communale : sa principale pensée a été de faire régler d’avance les dépenses de chaque commune pour l’année suivante et de placer à côté de chaque article des limites qu’on ne pourra pas excéder »[34]. On est bien dans une démarche budgétaire.
Quelques mois plus tard un autre arrêté du 17 germinal an XI (7 avril 1803) précisait le cadre budgétaire applicable aux villes ayant plus de 20 000 francs de revenus ; la nécessité budgétaire y était ainsi justifiée : « Il est instant de de rétablir dans cette partie de l’administration publique, l’ordre, l’uniformité, une économie sage qui empêchent les dépenses d’excéder les revenus et qui applique ces revenus aux besoins réels des communes »[35].
         Le cadre budgétaire communal sera par la suite précisé par une lettre circulaire du ministre de l’Intérieur du 28 août 1806 qui divise ce budget en plusieurs titres, de façon assez complexe d’ailleurs : administration des hospices, dette communale, recettes municipales ordinaires et extraordinaires (dont les excédents des exercices antérieurs), dépenses ordinaires et dépenses extraordinaires[36]. Il restera en usage malgré ses défauts jusqu’à l’instruction du 10 mai 1816 qui simplifie considérablement sa présentation[37].
         Une instruction du 10 avril 1835 pour exécuter l’ordonnance du 1er mars précédent relative à la durée de l’exercice, améliore la présentation en séparant la prévision des dépenses et recettes pour l’année, des reports et des restes à payer[38]. Enfin la loi du 18 juillet 1837 reprend la matière en distinguant pour les recettes, celles qui sont obligatoires et celles qui sont facultatives. Ces distinctions seront reprises par la loi communale de 1884 qui les réaménagera dans un cadre général distinguant un budget primitif et un budget supplémentaire[39].
 
9. L’incapacité budgétaire de l’arrondissement
 
         La loi du 28 pluviôse an VIII, contrairement à ses apparences uniformisatrices, ne considérait pas que le département, l’arrondissement et la commune étaient des unités administratives de même nature. La différence apparaît tant à propos de l’agent unique que des conseils ; de même que le sous-préfet n’est pas un préfet dans son arrondissement et que le maire a des compétences locales supérieures à celles du préfet ( noter par exemple qu’il préside son conseil), de même le conseil d’arrondissement a des pouvoirs bien moindres que ceux du conseil général alors que le conseil municipal a des pouvoirs de gestion propre que n’ont aucun des deux conseils placés au-dessus de lui.
         Cette inégalité originelle tendra à s’estomper par la suite, et jusqu’aux lois de 1982, entre le conseil municipal et le conseil général du moins. Elle s’aggravera par contre immédiatement avec le conseil d’arrondissement. La prérogative budgétaire en est l’élément révélateur : à l’inverse de la commune et du département l’arrondissement n’a pas de budget. Il est en effet clair que le département lui a un budget, même s’il est sommaire ; il est seulement alimenté par les centimes additionnels destinés à des dépenses fixes ou variables mais toujours obligatoires : l’article 6 de cette loi de l’an VIII précise que le conseil général « déterminera dans les limites fixées par la loi le nombre de centime additionnels dont l’imposition sera demandée pour les dépenses du département ». Mais l’arrondissement n’est pas doté de la même prérogative. L’article 10 de la loi de l’an VIII borne ses pouvoirs à « entendre le compte annuel que le sous-préfet rendra de l’emploi des centimes additionnels destinés aux dépenses de l’arrondissement » et à exprimer « une opinion sur l’état des besoins de l’arrondissement »[40].
         Autrement dit, en dehors de la répartition de l’impôt direct général, le « principal » des centimes locaux, le conseil d’arrondissement n’a pas d’autorité à exercer : il n’est ainsi appelé qu’à donner son avis pour les dépenses concernant les immeubles administratifs de l’arrondissement, y compris la sous-préfecture : mais toutes sont des dépenses départementales[41].
 
10. L’organisation du cadre budgétaire départemental après 1805
 
         L’encadrement du budget départemental est resté longtemps sévère et étroit, même après 1805 et l’apparition des dépenses facultatives ; cela se comprend aisément. La dépendance vis-à-vis du préfet, en matière technique principalement, est telle que le législateur n’a pas été incité, comme cela a été le cas pour les communes, à multiplier les contraintes. L’obéissance au préfet est la meilleure garantie d’exécution … quitte même à se passer de réunir le conseil général[42]. Du côté communal il n’en est pas de même : les négligences de gestion de nombreuses communes rurales et les oppositions politiques de certaines villes peuvent justifier des mesures de contrainte, d’autant plus qu’à la différence du budget départemental la structure du budget communal est complexe.
         L’organisation primitive du budget départemental est basée sur la distinction dépenses fixes-dépenses variables d’une part et d’autre part en recettes par la distinction entre centimes additionnels appliqués à chaque dépense. La loi du 2 ventôse an XIII (21 février 1805) introduit la catégorie des dépenses facultatives, concernant non une participation obligatoire à un service de l’Etat, mais des dépenses d’intérêt local. Ces cadres généraux subsisteront jusqu’en 1838.
         La réforme des pouvoirs des assemblées locales entreprise sous la Monarchie de Juillet suscita un vaste débat. An centre du problème on trouve l’extension des prérogatives budgétaires du département vers davantage de liberté en matière d’intérêt local. Le gouvernement aurait voulu mettre en place deux budgets entièrement différents, l’un consacré aux dépenses d’intérêt départemental et alimenté par des centimes facultatifs, l’autre consacré aux dépenses d’intérêt général et alimenté par des centimes ordinaires. Malgré un vote favorable de la Chambre des pairs, la Chambre des députés s’y opposa et parvint à rétablir l’unité du budget départemental non sans le diviser en six sections strictement cloisonnées[43] : dépenses obligatoires et recettes correspondantes, dépenses facultatives d’utilité départementale et recettes correspondantes, dépenses ordinaires payées au moyen d’emprunts ou de contributions extraordinaires, dépenses et centimes spéciaux du service vicinal, dépenses et centimes spéciaux de l’instruction primaire, dépenses et centimes spéciaux du cadastre.
         Cela revenait à mettre en place six budgets, surtout en ce qui concerne les centimes spéciaux, les quatre dernières sections étant en effet soumises à une règle de spécialité absolue. Cette loi du 10 mai 1838 constituait ainsi, au prix d’une grande complexité, le premier effort réel d’organisation du budget départemental. Elle ne laissait que fort peu de liberté au conseil général. Pis encore, la dérogation à la règle de spécialité lui était défavorable puisqu’elle permettait d’employer aux dépenses de la première section (obligatoires d’intérêt général) les recettes de la deuxième section (provenant de recettes facultatives). La possibilité devenait même une obligation en cas de déséquilibre de la première section ! Cela devint peu à peu une habitude et les dépenses facultatives se réduisirent[44]. Il fallait donner au système une élasticité qui lui faisait défaut.
         La loi du 18 juillet 1866 y pourvoit en distinguant plus simplement le budget ordinaire et le budget extraordinaire, le premier étant formé de toutes les dépenses et recettes ordinaires, y compris les centimes spéciaux, figurant dans les différentes sections, le second étant uniquement formé des dépenses payées par emprunt ou par centimes extraordinaires[45]. Ordinaires-extraordinaire, on appliquait au budget départemental la même distinction que celle mise en place par la loi de 1837 pour le budget communal.
 
11. L’application au plan local des règles du droit budgétaire classique
 
         La contrainte budgétaire imposée aux administrations locales ne se limite pas à la mise en place d’un cadre plus ou moins précis de dépenses et de recettes. Elle passe aussi, au XIXe siècle, par l’application des règles du droit budgétaire classique, annualité, universalité, spécialité et unité. L’évolution est, avec un sensible décalage chronologique, parallèle à celle du budget de l’Etat.
         En ce qui concerne d’abord le principe d’annualité : étranger aux pratiques de l’Ancien régime où les budgets pouvaient être pluriannuels -voir les budgets d’états provinciaux ou encore la stabilisation des budgets communaux ordinaires par l’édit de 1683- il est clairement affirmé par les lois de l’an VI et de l’an VII précitées : « Dans le courant de prairial » dit la loi de l’an VI à propos du département, avant le 30 thermidor précise celle de l’an VII pour les municipalités de canton et pour les départements. Une ordonnance du 23 avril 1823 puis une instruction ministérielle de septembre 1824 en préciseront les modalités d’exécution, après avoir fixé le début de l’exercice au 1er janvier[46].
         Il convient de noter qu’il n’est question ici que du rythme annuel des autorisations et que cela ne préjuge en rien la question des reports au-delà de l’année et donc de la durée des exercices. La question est ici dépendante du débat qui s’est déroulé sous la Restauration entre partisans de la gestion et défenseurs de l’exercice. En matière communale et après réduction de la durée des exercices à deux ans puis à 18 mois, la question sera tranchée par le décret du 31 mai 1862 sur la comptabilité publique qui laisse « à la disposition du maire ordonnateur jusqu’au 15 mars de l’année suivante » les crédits portés au budget de l’année suivante. L’exercice est clos au 31 mars[47].
Le principe de spécialité est un élément essentiel de la contrainte : l’autorisation de la dépense doit être donnée pour une dépense précise et pour un montant déterminé. Non sans variantes concernant le découpage, le principe est clairement affirmé en matière communale par l’arrêté du 4 thermidor an X : l’article 11 précise que « l’aperçu des recettes et des dépenses sera divisé par chapitres suivant la nature des unes et des autres » ; l’article 13 interdit au receveur municipal de « payer une somme plus forte que celle portée au chapitre, à peine de responsabilité personnelle »[48] : déjà les modèles de budgets de la Restauration imposent une précision remarquable dans la ventilation des dépenses et des recettes, chaque poste étant rattaché à un numéro d’ordre ou d’article[49].
         Le principe d’unité avait été conçu par les théoriciens du droit budgétaire de la Restauration comme un moyen de mettre fin aux abus nés de la distinction, au niveau étatique, entre finances ordinaires et extraordinaires, les unes pouvant sans grands difficultés servir à financer les autres et vice-versa. L’ancienne monarchie procédait ainsi, la Révolution avait conservé la commodité. Le problème se posait en des termes différents pour les administrations locales essentiellement parce que l’unité de session, affirmée dès 1789[50], imposait en pratique un acte budgétaire unique. La Restauration ne pouvait que conforter cette position mais l’effritement du principe unitaire sous la Monarchie de Juillet, avec la réapparition au niveau étatique les budgets extraordinaires pour financer les grandes opérations de travaux publics[51] ne fut pas sans conséquences sur les budgets locaux : on a vu qu’en 1838 le gouvernement voulait établir pour les départements deux budgets distincts, l’un d’intérêt départemental, l’autre d’intérêt général. La Chambre des députés préféra le système des sections décrit plus haut qui malgré son cloisonnement maintenait l’unité budgétaire. Celle-ci devait subir un aménagement important avec la loi départementale du 10 août 1871 qui distinguait budget primitif et budget rectificatif. Cette distinction reposait sur la possibilité d’organiser deux sessions annuelles. Il faut y voir un progrès très sensible du pouvoir départemental désormais maître de de rectifier les prévisions budgétaires initiales.
         Le principe d’universalité enfin. Il est celui, en matière communale surtout, qui comporte le plus d’aspects hétérodoxes, d’abord parce que la règle de non compensation des recettes et des dépenses y est difficilement respectée, ensuite parce que la pratique de l’affectation des recettes aux dépenses y est une ancienne habitude. Au niveau étatique, les ministres des Finances de la Restauration ont à peu près réussi, non sans résistances de la part des ministres dépensiers, à faire appliquer cette double série de contraintes[52]. Au niveau local on peut constater la même pression, moins en ce qui concerne le département dont le budget est préparé par un agent dépendant et obéissant, le préfet, qu’en matière communale. Une instruction adressée par le préfet de l’Isère le 1er juillet 1828 aux maires des communes rurales de son département illustre la question : « Toutes les recettes et dépenses communales, de quelque nature qu’elles soient, doivent figurer dans le budget », précise le préfet. « Malgré cette règle, poursuit-il, il arrive parfois que Messieurs les maires et conseillers municipaux omettent de comprendre dans le budget des recettes et des dépenses, quoique ces recettes soient votées et que ces dépenses soient projetées ou en cours d’exécution » […] « Le budget, conclut-il, doit être le tableau général de tout ce qui se passe dans la commune en recette ou en dépense » […] « Toutes les recettes doivent être versées dans la caisse du receveur communal »[53].
 
La dépendance budgétaire
 
         Malgré les contraintes imposées par l’Etat, l’autorisation budgétaire au niveau communal a toujours été moins formelle que celle accordée à d’autres niveaux de l’administration locale. La durée, par-delà 1789, de l’institution communale et l’existence d’un domaine propre d’administration alimenté par des ressources patrimoniales suffit à expliquer cette situation plus avantageuse. C’est dans le contrôle de tutelle que se manifeste avant tout une relation de dépendance entre la commune et l’Etat.
         Pour le département il en est autrement. La dépendance est inscrite dans le principe même d’autorisation budgétaire : sans revenus propres, sans personnalité morale, sans véritable capacité de délibérer, le département -celui de 1789 mais aussi celui de l’an VIII- partait de loin, chargé d’un lourd handicap, celui d’absence d’identité. Ses succès récents en matière décentralisation particulièrement, on fait oublier que le conseil général est resté longtemps un organe sans grands pouvoirs et que l’Etat a mis près d’un siècle pour reconnaître au conseil général une capacité budgétaire équivalente à celle du conseil municipal. Le parallélisme historique des autorisations budgétaires approuvées par les deux institutions est donc trompeur. Il n’apparaît qu’après une longue évolution, lorsque le budget du département sera séparé de celui de l’Etat. Enfin ! serait-on tenté de dire, puisque cet événement juridique se produisit en 1892, il y a moins de cent ans.
 
1. L’unité budgétaire nationale et ses conséquences. 1789-1795
 
         « L’Etat est un, les départements ne sont que les sections d’un même tout ; une administration uniforme doit donc les embrasser dans un régime commun », tels sont les termes de l’instruction législative du 8 janvier 1790 destinée à assurer l’application de la loi du 22 décembre 1789[54]. Le propos est net ; le département n’est qu’un élément d’un gouvernement unitaire, un simple instrument de transmission d’ordres dépourvu de la moindre autonomie. Dans cette optique, son budget n’est qu’une rubrique de celui de l’Etat même si ici et là on perçoit un élément d’autonomie, ainsi à propos de la loi du 16 octobre 1790/30 janvier 1791 autorisant les directoires de districts et de départements à acheter ou à louer aux frais des administrés les locaux nécessaires à leur installation (art. 5), ainsi encore à propos de l’imposition de sous et deniers additionnels permis par la loi des 17 mars/11 avril 1791 (art. 5) pour financer diverses dépenses de travaux routiers[55].
         Une telle approche cadre bien avec les conceptions unitaires de l’Assemblée constituante. Il n’était pas question de recréer sous une forme réduite les pouvoirs des anciens pays d’états. Cette volonté profonde de l’Assemblée transparaît nettement à propos de la dévolution des biens de l’administration royale en province. Districts et départements sont exclus du partage ; la loi du 16 octobre 1790/30 janvier 1791 répartit ainsi entre les communes « les édifices qui servaient à loger les commissaires départis, les gouverneurs, les commandants et autres fonctionnaires publics, ainsi que les hôtels destinés à l’administration des anciens pays d’états » (art. 1). Dans le même ordre d’idées, la loi du 12/17 avril 1791 relative à la liquidation des dettes des ci-devant pays d’états, met ces dettes à la charge de la Nation et en contrepartie transfère à l’Etat la propriété des biens des anciens pays d’états[56].
         C’est en réaction contre cette dépendance que se développe l’opposition girondine puis l’insurrection fédéraliste. Sans doute, si le processus révolutionnaire ne s’était pas brusquement accéléré au début de l’année 1792, les départements, mais aussi les districts, auraient-ils obtenu cette liberté administrative qui se serait traduite au plan budgétaire par des possibilités comparables à celles des pays d’états. On sait comment la Convention, dans sa phase montagnarde, mit fin à cette entreprise au cours de l’été 1793. Au plan administratif cela se traduisit par la suppression des conseils et des procureurs généraux de département et par un transfert de compétences aux comités révolutionnaires locaux et aux représentants en mission.
         Il ne faut cependant pas réduire cette offensive anti-départementale à sa seule dimension politique, celle de l’affrontement de Girondins et des Jacobins. Elle s’inscrit dans l’affirmation accentuée du principe unitaire, valable pour toutes les administrations, districts et commune compris, quel que soit le degré de fidélité à la Révolution.
         Ainsi, en matière budgétaire l’ensemble des dépenses et recettes  départementales, mais aussi de district étaient réintégrées dans le budget de l’Etat : un décret du 16 frimaire an II transférait à l’Etat l’entretien de routes et chemins ; une loi du 19  fructidor an II supprimait la distinction entre le principal des contributions et  les sous et deniers pour livre additionnels « pour les dépenses départementales et de district, lesquels ne formeront plus qu’une seule masse pour être versés indistinctement au Trésor public » ; le même texte (art. 1 et2) classait les frais d’administration des départements et districts parmi les dépenses générales de la République[57].
         Enfin en matière communale, un décret du 24 août 1793 considérait comme dettes nationales toutes les dettes des commune contractées en vertu d’une délibération autorisée et en même temps déclarait biens nationaux les biens des communes jusqu’à concurrence de ces dettes[58]. Cette dernière mesure est significative, elle marque la volonté d’unifier dans un document unique les dépenses et les recettes de la Nation. Nul doute que plus d’un Jacobin, autant par nécessité que par idéologie, a connu cette tentation de fondre dans un même tout budgétaire l’ensemble des charges et revenus de la République.
 
2. Les limites de l’autorisation budgétaire au plan local à partir du Directoire
 
         En réaction contre cet effacement absolu du département en matière budgétaire, une loi du Directoire du 18 messidor an IV met à nouveau à la charge du département une série de dépenses d’intérêt général (police, instruction publique, prisons, corps judiciaires, bâtiments administratifs) payées au moyen de sous additionnels[59]. On en revenait à la situation de 1789. Les lois précitées du 15 frimaire an VI et du 11 frimaire an VII allèrent dans le même sens, confiant aux départements, municipalités cantonales et même communes, toute une série de charges, toutes acquittées au moyen de centimes[60]. Mais comme en 1789, ces recettes et dépenses étaient simplement des recettes et dépenses de l’Etat gérées par les administrations locales, sortes de fonctionnaires collectifs élus. Leur liberté d’action était réduite à ce qui était utile à la bonne marche de cette administration générale. C’est ainsi que la loi de l’an VII prévoyait la constitution d’un « fonds de supplément » destiné à pourvoir au déficit des finances cantonales et communales et d’un fonds commun destiné aux départements auxquels le maximum de centimes fixé par la loi ne pourrait suffire[61]. Il serait excessif d’y voir, d’une part la création de sous budgets autonomes par rapport aux finances de l’Etat, d’autre part la reconnaissance d’une intervention des administrations locales à côté de celle de l’Etat.
         Ce raisonnement vaut également pour les municipalités de canton, du moins en ce qui concerne les centimes et les dépenses d’intérêt général, car pour le reste, c’est-à-dire les revenus patrimoniaux des communes de leur circonscription, elles ont la possibilité d’avoir un budget partiellement autonome, sous surveillance bien entendu, mais non complètement dépendant de l’attribution des centimes. L’inégalité entre pouvoirs locaux persiste : les uns sont exclusivement tributaires de la fiscalité d’Etat et liés à son budget, les autres sont partiellement autonomes quant à l’autorisation des dépenses et recettes grâce à leurs revenus propres, ce qui place leurs budgets en dehors de celui de l’Etat. L’opposition des situations apparaîtra encore plus clairement en l’an VIII, d’une part avec la réduction des pouvoirs de l’assemblée départementale -le nouveau conseil général- coiffée par un préfet tout puissant et aux attributions réduites, d’autre part avec la suppression des municipalités de canton, et donc la restauration des communes, et les nouvelles possibilités de financement au moyen d’octrois et d’impôts indirects. Ainsi, le budget de la commune est le seul budget local dans le sens où il est le seul à être pleinement autorisé par un conseil et le seul également dont les charges et revenus -en dehors des centimes communaux- sont extérieurs au budget de l’Etat. Toute l’évolution à partir de l’Empire consistera à émanciper le budget départemental, d’abord en permettant au conseil général d’autoriser pleinement quelques dépenses et recettes d’intérêt local, ensuite -mais beaucoup plus tard en détachant ce budget de celui de l’Etat.
 
3. Autorisation budgétaire et dépenses facultatives départementales
 
Le cadre budgétaire établi par la loi du 28 pluviôse an VIII était, en matière départementale du moins, singulièrement contraignant ; la liberté d’action du conseil général était réduite à peu de choses : déterminer les centimes additionnels dans le maximum fixé par la loi sans avoir l’initiative des dépenses. Celles-ci, soit fixes soit variables, étaient fixées par le préfet, exécutif du conseil général. Il restait au conseil le droit de surveillance des comptes du préfet prévu à l’article 6.
         La grande innovation est introduite par la loi du 2 ventôse an XIII (21 février 1805) qui crée à côté des dépenses fixes et variables, les dépenses facultatives pour réparation ou entretien de bâtiments, canaux, chemins et autres, toutes d’intérêt départemental. Le conseil général obtient ici la possibilité de donner une autorisation budgétaire pleine, comprenant dépenses et recettes, la seule limitation étant celle du plafonnement de la fiscalité locale à quatre centimes[62]. On a vu précédemment cette question à propos de l’agencement budgétaire. Il faut maintenant s’interroger sur la réalité de l’ouverture.
         La pratique administrative des années suivantes réduisit en effet l’ouverture : de plus en plus d’administrations de l’Etat, les Ponts et Chaussées par exemple, se substituaient aux conseils généraux en établissant d’office les centimes additionnels qu’ils jugeaient indispensables. En outre bien des préfets ne faisaient aucune différence entre les centimes obligatoire, fixes et variables, et les centimes facultatifs. La portée de l’autorisation départementale en était d’autant plus réduite qu’une loi du 16 septembre 1807 sur les travaux publics avait même posé le principe de l’établissement d’office d’impositions extraordinaires sur les départements[63].  Ajoutons que les préfets ne se privaient pas d’écarter les prévisions de dépenses qui leurs paraissaient excessives ou inutiles.
          C’est contre cette orientation que réagit la Restauration. La loi du 28 avril 1816 reprend la distinction entre dépenses obligatoires et dépenses facultatives sans toutefois nettement interdire au préfet de modifier le montant et l’emploi des centimes[64]. La mesure parut insuffisante aux Ultras qui avaient fait de l’autonomie départementale une de leurs revendications les plus appuyées. C’est à la suite de leur pression que fut votée la loi du 15 mai 1818. Celle-ci affirmait explicitement le droit des conseils généraux « d’établir pour les dépenses départementales des impositions dont le montant ne pourra excéder cinq centimes du principal des contributions foncière et mobilière et dont l’allocation sera toujours conforme au vote du Conseil général »[65] (art. 70). Le mouvement de développement des dépenses facultatives en resta là : parvenus au gouvernement en 1820, les Ultras ne poursuivront pas dans la voie de l’autonomie départementales, prémisse à la restauration des anciennes provinces. Trop d’intérêts étaient en jeu … d’autant que l’administration mise en place en l’an VIII comportait quelques avantages importants. D’ailleurs le système électoral censitaire lui-même constituait un handicap : multiplier les centimes facultatifs revenait à augmenter d’autant les impôts locaux, ces centimes s’ajoutant aux centimes obligatoires. L’électorat censitaire était trop directement concerné pour qu’il ne soit pas politiquement suicidaire, pour les Ultras comme pour leurs successeurs Libéraux, de chercher à développer l’autonomie départementale par la voie des dépenses facultatives.
 
4. Autorisation budgétaire et patrimoine départemental
 
         La limitation de limitation de l’autorisation budgétaire départementale ne résulte pas seulement de sa soumission aux contraintes de l’Etat qui fixe les recettes et impose les dépenses. Elle provient aussi du fait que le département n’a aucun patrimoine et qu’il ne peut en avoir. Il est, à la différence de la commune, une simple administration dépourvue de toute personnalité morale. Cette situation, on l’a vu, résulte des choix unitaires faits en 1789. Elles n’ont pas été remises en question en l’an VIII et le Code civil lui-même en 1804 ne range pas le département parmi les personnes morale aux côtés des communes, des hospices et autres établissements publics[66].
L’individualité administrative du département transparaît pour la première fois avec une certaine netteté à travers deux décrets : l’un, du 9 avril 1811, concède gratuitement aux départements, mais aussi aux arrondissements et aux communes, la pleine propriété des édifices abritant des services administratifs et judicaires ; l’autre, du 16 décembre 1811, concède aux départements les anciennes routes nationales de troisième classe et les convertit en routes départementales. L’article 26 de ce décret donnait en outre la possibilité aux départements de financer les dépenses afférentes à ces routes au moyen de « donations de capitaux ou de rentes ». Cette concession, comme la précédente, entrainait toutes les charges de la propriété[67]. Sans entrer dans le débat auquel ont donné lieu ces concessions, on doit noter que les juristes ont considéré que celles-ci pouvaient même en cas de déclassement donner naissance à un domaine privé. Le point de vue fut en tout cas contesté par les Domaines jusqu’en 1871.
         La question de la personnalité morale du département n’en était pas pour autant tranchée. Le doute subsistait encore sous la Restauration ; le Conseil d’Etat décida ainsi par deux avis de la section des finances 20 novembre 1818 et 15 octobre 1819 que « les départements forment des divisions territoriales tracées pour la facilité de l’administration et que dans l’administration actuelle ils ne composent pas des associations distinctes ni des corps ou agrégations susceptibles de l’application des principes  suivis à l’égard des communes et des établissements publics et particuliers »[68]. On ne pouvait être plus net.
         La loi du 16 juin 1824 qui soumettait à un droit fixe d’enregistrement les acquisitions et donations et legs au profit des « départements, arrondissements et communes » fut le prélude à une série de reconnaissances semblables en matière de donations ou d’expropriations pour cause d’utilité publique[69]. Seule difficulté, et de taille, toutes ces lois concernaient le département, la commune mais aussi l’arrondissement. Allait-on reconnaître, par le biais de la propriété, la personnalité de l’arrondissement ? C’est ce que tranche la loi du 10 mai 1838 dans un sens totalement favorable au département et totalement contraire aux aspirations des conseils d’arrondissements[70]. On n’a pas manqué de voir dans ce refus de reconnaissance une conséquence de l’affaiblissement du degré intermédiaire déjà amorcé sous l’Empire. En fait, à regarder le problème de plus près, force est de constater que les chances n’étaient pas égales en l’an XVIII : même atrophié, le département avait un budget : tel n’était pas le cas de l’arrondissement[71]. Dès lors comment accorder la personnalité morale à l’arrondissement sans lui donner en même temps la capacité d’acquérir, d’aliéner ou de plaider … et d’organiser ses finances ? Aller dans ce sens eût été accorder à l’arrondissement un véritable pouvoir budgétaire. Inévitablement des centimes d’arrondissement seraient apparus, sous une forme ou sous une autre, pour compléter les revenus patrimoniaux. Ce pas, le législateur de 1838 n’était pas du tout prêt à la franchir ; le souvenir du district et de l’administration locale à trois degrés était encore trop présent dans les mémoires. C’est cela qu’avait déjà rejeté le Directoire en écartant les communes au profit des départements et des municipalités de canton. C’est cela aussi qu’avait rejeté le législateur de l’an VIII en refusant de considérer l’arrondissement autrement que comme une administration de liaison entre le département et la commune.
 
5. Les apports des lois de 1866 et 1871
 
          La possibilité de pourvoir à des dépenses facultatives et de s’assurer de revenus hors centimes additionnels avait donc considérablement accru la capacité budgétaire départementale. Par sa nature, moins que par son contenu, tout de même dominé par les centimes additionnels, l’autorisation donnée par le conseil général s’était rapprochée de celle donnée par le conseil municipal. La loi du 18 juillet 1866 accrut cette capacité d’autorisation « aux fonds libres provenant d’emprunts ou de centimes extraordinaires » (art. 1, n° 11)) : les centimes extraordinaires devaient être votés dans les limites fixées par la loi et les emprunts devaient être remboursés dans un délai d’un maximum de douze ans à l’aide de ressources ordinaires ou de centimes extraordinaires autorisés par la loi de finances[72]. Ce pouvoir sera renforcé par la loi de 1871.
         L’apport de la loi du 10 août 1871 concerne cependant moins la question des pouvoirs budgétaires -sur ce plan elle était dans la perspective de celle de 1866- que sur les moyens de l’exercer. Tout le problème était en effet maintenant là. Le conseil général de la fin du Second Empire ne manquait en effet pas de pouvoirs : vote des centimes extraordinaires et des emprunts, disposition des ressources spéciales restées sans emploi, fixation de la majeure partie des allocations du budget, débat des comptes du budget, etc. Mais pour accomplir tout ce travail les conseillers généraux ne disposaient que d’une courte session et surtout, ce qui est infiniment lourd de conséquences, ils ne prenaient connaissance du budget, préparé par le préfet, qu’à l’ouverture de la session ! Il y avait assez de conseillers généraux parmi les députés de l’Assemblée nationale élue au début de l’année 1871 pour qu’on n’ait pas songé à prendre une revanche sur les pratiques préfectorales du Second Empire.
         La nouvelle loi introduit ainsi quelques innovations majeures : extension de la session des conseils à un mois (art. 21), communication du projet de budget huit jours au moins avant l’ouverture de la session (art. 56), et surtout création d’une « commission départementale ». Celle-ci n’était pas on véritable exécutif comme l’étaient les anciennes commissions intermédiaires des états provinciaux, mais un simple organe d’expédition de quelques affaires courantes ; cette commission exerçait aussi d’une mission de surveillance et de préparation : à ce titre elle devait recevoir d’une part les comptes du préfet au moins dix jours avant l’ouverture de la session afin de présenter des observations au conseil (art. 57, 59 et 66) et d’autre part l’état mensuel détaillé des ordonnances de délégation reçues et des mandats de paiement du mois écoulé (art. 78). Cette commission pouvait siéger aussi souvent qu’elle le souhaitait[73]. Après les dépenses facultatives et la propriété départementales, la capacité budgétaire du département se trouvait donc renforcée par un troisième élément, la possibilité d’examiner préalablement le budget préparé par le préfet. L’acte d’autorisation s’en trouvait considérablement renforcé.
 
6. Le cordon ombilical budgétaire
 
         Dépenses facultatives, limitation de l’arbitraire préfectoral, personnalité morale, commission intermédiaire, allongement des sessions, etc. Après 71 ans d’efforts et de réformes le département semble avoir surmonté la majeure partie du handicap qui le séparait de la commune depuis l’an VIII. Hormis la présence du préfet comme exécutif départemental, ce que de façon générale on ne songeait guère à mettre en question à l’époque, département et commune apparaissent comme des collectivités locales de même nature. Le parallélisme en matière budgétaire semble en particulier tout à fait net. On est en tout cas tenté de le mettre en valeur tant les apparences sont favorables. Il subsiste pourtant une différence fondamentale entre le budget communal et le budget départemental. Le premier, nonobstant toute considération relative au respect de la loi et à la tutelle préfectorale, est autonome, le second ne l’est pas : il est en effet intégré au budget de l’Etat. Depuis l’an VIII, en fait depuis 1789, le principe est resté le même : en dépit de tous les progrès réalisés en matière de capacité et d’autonomie de gestion, le département est resté une simple division administrative. Plus de vingt ans après la loi de 1871, l’auteur de l’article consacré au budget communal dans le Dictionnaire des finances de Léon Say peut encore écrire : « Il n’existe aujourd’hui en France que deux groupes sociaux absolument complets, possédant une existence propre indiscutée, dotée de tous les attributs […] ce sont l’Etat et la commune : seuls ils ont des deniers leur appartenant en propre ; seuls ils ont des budgets dans le sens absolu de ce mot. L’arrondissement et le canton n’en possèdent d’aucune sorte ; le département, malgré ses développements successifs, n’a encore qu’un budget de seconde main, un sous-budget englobé dans les budgets sur ressources spéciales des ministères de l’Instruction publique, de l’Intérieur et des Finances ». Conséquence de ce qui précède, il n’existe « que deux classes d’ordonnateurs directs et primaires des dépenses publiques, les ministres et les maires. Tous les autres ordonnateurs, préfets, intendants militaires, ingénieurs, n’ordonnancent qu’en vertu de délégations »[74].
         Que la loi de 1871 ne soit pas allée jusqu’à couper ce cordon ombilical reliant les budgets départementaux au budget de l’Etat ne doit pas étonner. L’application du principe d’universalité interdisait une telle réforme. La démarche aurait d’ailleurs contredit tous les efforts faits pendant la Restauration pour faire entrer dans le budget de l’Etat toutes les dépenses et toutes les recettes publiques. Dans un rapport rédigé en 1850 pour faire le point sur les finances communales, Audiffret, ancien premier commis des Finances sous la Restauration et maître d’œuvre des grands codifications de la comptabilité publique classique[75], soulignait les efforts accomplis pour réintégrer dans le budget de l’Etat toutes les dépenses publiques «  qui en avaient été retirées par un système de réticences et de compensations de fonds spéciaux et généraux dont le résultat était de dissimuler plus de 300 millions de charges publiques, soustraites au vote législatif par de simples prétermissions  ou par des déductions inaperçues sur le produit des impôts »[76].
         Menée parallèlement à celle qui visait à obliger les ministres dépensiers à se plier aux règles budgétaires de l’Etat[77], cette tâche immense et complexe, avait consisté à corriger les mauvaises habitudes budgétaires et comptables que les préfets avaient prises sous le Premier Empire[78] et à établir le régime de « probité financière », expression qu’Audiffret utilise souvent pour qualifier la Restauration.
 
 
 
         Trop de fonctionnaires des Finances partageaient le point de vue d’Audiffret pour vouloir réformer une organisation qui avait le mérite de la transparence et qui, somme toute fonctionnait bien. D’ailleurs ceux-ci pouvaient facilement objecter que ces dépenses et recettes départementales, plus accessoirement communales, n’étaient pas vraiment absorbées par le budget de l’Etat. Elles occupaient simplement une place à part.
         En effet, ainsi intégrées dans le budget de l’Etat, ces dépenses et recettes départementales y étaient comptées « pour ordre ». L’état récapitulatif inséré dans la loi annuelle de finances mentionnait à côté du « budget total », « les recettes et dépenses d’ordre » comprenant principalement les impositions départementales et communales et les recettes correspondantes. Par ailleurs la loi de finances précisait « l’affectation aux dépenses du service départemental des ressources spécialement attribuées par la loi du 1 mai 1838 ». Les sommes nécessaires étaient réparties entre les ministères des Finances, de l’Intérieur et de l’Instruction publique qui mettaient à la disposition de préfets les fonds nécessaires pour assurer les services départementaux de leur ministère »[79].
         Ce système devait subir une transformation secondaire en 1861 à la suite d’une intervention d’Achille Fould, ministre des Finances : elle consistait à extraire du budget proprement dit les dépenses d’ordre, c’est-à-dire ainsi que le précise Fould dans une lettre adressée à Napoléon III « toutes celles qui, soldées au moyen des impositions que votent les conseils locaux, ne sont inscrites que pour satisfaire aux règles de la comptabilité ». C’était à son avis une mesure indispensable de clarification mais qui ne devait pas aller plus loin : ce nouveau budget, dit « sur ressources spéciales’, devait être « entièrement indépendant du budget de l’Etat » mais impérativement soumis à un vote des chambres »[80]. L’exposé des motifs de la loi de finances de 1862 précise l’intention : « Jusqu’ici on a confondu les recettes et les dépenses de l’Etat, les recettes et dépenses du service départemental, les centimes communaux et les crédits nécessaires pour en effectuer la restitution aux communes […] Ce sont là des recettes et des dépenses qui ne figurent véritablement que pour ordre au budget ; il faut les en séparer sans les soustraire au vote législatif si on veut se faire une idée exacte et précises des charges vraies et des ressources réelles de l’Etat »[81].
Où irait-on si on choisissait une autre solution ? vers l’anarchie financière ? Vers la dilapidation des fonds publics ? Audiffret répond indirectement quelques années plus tard, en 1870, en se livrant en introduction d’un rapport sur «  le budget de l’État et la situation des finances » de l’année, à une critique des pratiques anglaises : « L’Angleterre elle-même, quoiqu’on la cite ordinairement comme la terre classique des institutions libérales, rejette en dehors du budget de l’Etat et du vote annuel de son Parlement, plus d’un milliard  de contributions et de dépenses publiques, soi-disant locales et spéciales, qui sont néanmoins fidèlement comprises dans nos lois de finances. Ce gouvernement dont on préconise le régime constitutionnel, n’apporte au début comme à la clôture de son année financière d’autres preuves à l’appui que quelques résultats généraux et […] de simples exposés ministériels sans contrôle et ne reposant que sur la foi d’une comptabilité administrative dépourvue de toutes pièces justificatives de l’assiette des produits et de la liquidation des dépenses »[82].
         Cette réflexion explique que, ni en 1866, ni en 1871, le législateur n’ait voulu remettre en cause le principe du rattachement indirect au budget de l’Etat et la nécessité du vote parlementaire. Ecoutant en quelque sorte Audiffret, il avait refusé de s’engager dans la voie anglaise, celle de la non-transparence des fonds publics au niveau étatique, celle aussi d’une véritable décentralisation puisque l’autorisation budgétaire départementale restait totalement dépendante de celle accordée par le Parlement. Mais alors, jusqu’à quand les notables départementaux supporteraient-ils ce rattachement ?
 
 
 
         C’est sur la base du principe d’universalité qu’on avait justifié la réintégration des dépenses et recettes publiques départementales ou autres ; c’est en s’appuyant sur le principe d’unité que les partisans de la séparation budgétaire vont s’attaquer au « budget sur ressources spéciales ». Celui-ci enfermait en effet plusieurs éléments faisant normalement partie du budget de l’Etat -fonds de non-valeur, frais d’avertissement, et autres- et qui s’en trouvaient donc séparés. Il fallait les réincorporer au budget général, exclure les autres, ceux correspondant aux budgets départementaux et communaux et ainsi compléter l’œuvre de clarification qui avait déjà justifié la suppression du budget extraordinaire. C’était là l’objectif de Maurice Rouvier, ministre des Finances … mais aussi président de conseil général[83].
         A cette justification technique et budgétaire, s’en ajoutait en fait une autre, plus politique, de nature à satisfaire les partisans de plus en plus nombreux d’une réelle décentralisation : la mesure, sans doute peu perceptible par le grand public, présentait l’avantage de satisfaire les conseillers généraux premiers intéressés à une telle séparation. « Sans doute, précisait Rouvier, l’Etat ne saurait se désintéresser de la gestion financière des départements et des communes, mais il doit prendre garde de ne pas détruire par une action trop absorbante, l’initiative, l’esprit de progrès des collectivités placées sous sa tutelle »[84]. Or l’intégration des finances départementales -presque totalement tributaires des centimes additionnels- dans le budget de l’Etat amoindrissait considérablement la portée des autorisations budgétaires votées par les conseils généraux : d’abord, et bien entendu, parce qu’ils étaient coiffés par le budget au plan de l’autorisations, ensuite, et surtout, parce que les dépenses des départements étaient soumises à l’ordonnancement des ministres comme n’importe quelle dépense du budget de l’Etat. « Par suite, expliquait Rouvier, les départements auront désormais, comme l’ont les communes, la gestion directe de leurs finances. Les ministres n’auront plus à intervenir dans l’ordonnancement des dépenses ; le préfet deviendra l’ordonnateur primaire, mandat analogue à celui du maire dans sa commune. Le trésorier payeur général sera conservé comme comptable du département et sa situation sera à cet égard comparable à celle d’un receveur municipal : il aura deux comptes à rendre à la Cour, l’un comme comptable de l’Etat, l’autre comme comptable du département »[85].
         La proposition de Rouvier fut consacrée par la loi du 18 juillet 1892[86] : «  A partir de l’exercice 1893, les ressources départementales de toute nature, les impositions perçues au profit des communes et des bourses et des chambres de commerce, les centimes pour frais de perception de ces impositions, les attributions aux commune sur le principal de la contribution des patentes et de la contribution sur les voitures, chevaux, mules et mulets, ainsi que l’emploi de ces différentes ressources, cessent d’être compris dans le budget » (art. 18). Conséquence directe, et bien tangible : « A partir du 1er janvier 1893 le produit des centimes additionnels départementaux sera mis à la disposition des départements par douzièmes le jour même de l’échéance de chaque douzième » (art. 20). Enfin l’article 23 transférait au trésorier payeur général le pouvoir d’effectuer les recettes et les dépenses, de poursuivre la rentrée de tous les revenus du département et « d’acquitter les dépenses ordonnancées ».
         Ainsi se trouvait réalisée l’autonomie du budget départemental : le dernier lien a été rompu et la loi annuelle de finances n’a plus d’autre objet que de fixer le nombre de centimes de chaque catégorie que les conseils généraux ont le droit d’imposer.
 
 
 
         Le rapprochement est provocateur. Quel rapport peut-il y avoir entre le grand commis de Louis XIV, artisan de la chute de Fouquet, et un ministre des Finances de la IIIe République surtout connu pour avoir été éclaboussé par le scandale de Panama ? Sans doute aucun, sauf à considérer que le droit budgétaire local offre une passerelle entre celui qui œuvra en faveur de la généralisation de la contrainte budgétaire communale et celui qui sépara le budget départemental de celui de l’Etat. L’un s’inscrivait dans une perspective centralisatrice, l’autre plaçait une borne sur la longue route du processus de décentralisation. La solution de Rouvier n’était sans doute pas la première mais elle était la plus significative parce qu’elle écartait définitivement toutes les approches qui peu ou prou faisaient du département une simple courroie de transmission administrative. En ce sens il sonne la défaite de la conception unitaire conçue en 1789, exacerbée en 1794 et rationalisée en l’an VIII. Sa loi ouvre les portes d’une possible décentralisation, timide certes, mais réelle. La loi de 1982 en est d’une certaine façon l’aboutissement car c’est l’action constante des conseils généraux qui a montré la voie à suivre à travers les multiples obstacles centralisateurs accumulés depuis la Révolution.
 
 
 


[1] Article 4 du décret du 29 décembre 1962 portant règlement général sur la comptabilité publique.

[2] « Nous n’avons pas trouvé de documents comparables aux états par estimation et aux états au vrai dont se servait au XVe siècle le roi de France », François Humbert, Les finances municipales de Dijon du milieu du XIVe siècle au XVIe siècle, Paris, 1961, p. 107 ; Bernard Chevalier, Les bonnes villes du XIVe au XVIe siècle, Paris, 1982, p. 20 va dans le même sens en précisant que les procureurs des villes n’établissaient pas de budget … ce que personne d’ailleurs ne leur demandait.

[3] Parmi les plus récentes études sur les finances au Moyen Age, Albert Rigaudière, Saint-Flour aux XIVe et XVe siècles. Etude de l’histoire administrative et financière, Paris, 1982.

[4] Edouard Maugis, Essai sur le régime financier de la ville d’Amiens de 1356 à 1588, Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, T. III, 1899, p. 29.

[5] … ce que ne fait d’ailleurs pas Maugis, op. cit., qui en outre, sous le titre « Le budget et son histoire », consacre toute la deuxième partie de son ouvrage à l’étude des dépenses et des recettes déjà faites sans approche budgétaire proprement dite.

[6] Maugis, op. cit., p. 27.

[7] Les décisions royales se multiplient à partir de Saint Louis, pas toujours avec succès d’ailleurs ; le contrôle n’est ni régulier ni général. Noter qu’il concerne surtout les villes débitrices envers le Trésor royal. Paul Viollet, Histoire des institutions politiques et administratives de la France, 3 vol., 1890-1903, au T. III, p. 134. Ce contrôle se renforce en 1515 avec la création du contrôleur des deniers communs « dans chaque ville, cité ou forteresse esquelle il y a deniers communs, dons et octrois, par nous et nos prédécesseurs octroyés » et surtout en 1536 avec l’édit de Cremieu, ibidem, p. 137

[8] Chevalier, op. cit., p. 210 souligne les apports positifs des deniers d’octroi qui régularisent considérablement les finances urbaines et mettent un terme à ce « mal mortel » qui rongeait les finances médiévales, « l’absence de ressources stables ». « Les bonnes villes au contraire tirent leur force nouvelle de l’introduction d’un système fiscal efficace, essentiellement fondé sur l’utilisation de l’impôt public par les finances locales ». Cette réflexion peut servir à éclairer les développements les plus récents des pouvoirs locaux, surtout en matière départementales et régionale.

[9] Humbert, op. cit., p. 66, à propos du duché de Bourgogne.

[10] Ibidem, p. 198.

[11]Jean-Louis Mestre, Introduction historique au droit administratif français, PUF, 1985, p. 112.

[12] Viollet, op. cit., p. 133.

[13] Mestre, op.cit., p. 113.

[14] Viollet, op. cit., p. 134 et note 7.

[15] Maurice Bordes, L’administration provinciale et municipale en France au XVIIIe siècle, SEDES, Paris, 1972, p. 193.

[16] Recueil des anciennes lois par Jourdan, Isambert et Decrusy, 1824-1827, T. 19, avril 1683, pp. 421-423.

[17] Ibidem, T. 22, p. 405.

[18] Ibidem, T. 28, p. 364.

[19] Pierre-Jean Ciaudo, Armoiries et institutions des communes des Alpes-Maritimes, Antibes, 1978, p. 85.

[20] Adriana Petracchi, Le origine dell’ordinamento communale e provinciale italiano, 3 vol, au T. 2, pp. 12 sq.

[21] Jacques Vidal, L’Equivalent des aides en Languedoc, Montpellier, 1963, p.437.        

[22] Bordes, op. cit., pp. 99-112.

[23] Ibidem, p. 103.

[24] Vidal, op. cit., pp. 445 sq. à propos de l’affectation de l’Equivalent des aides.

[25] Cf. par exemple l’analyse que fait Pierre Villard, Histoire des institutions publiques de la France de 1789 à nos jours, Paris, 1983, p. 29.

[26]  Cf. les textes dans le Recueil des lois de Duvergier, au T. 1.

[27] C’est le cas en particulier de l’Instruction législative du 8 janvier 1790.

[29] Ibidem.

[30] Ibidem.

[31] E. M. Miror, Formulaire municipal, 5 vol., 1830-1833, entrée « Budget communal », au T. 2, p. 633.

[32] Dictionnaire des finances, sous la direction de Léon Say, Paris-Nancy, 1889, p.484, col. 1.

[34] Ibidem, p. 634.

[35] Répertoire de droit administratif sous la direction de Bequet, 1882, à l’entrée « Commune », p. 246.

[36] Dictionnaire des Finances de Say, op. cit., p. 480, col. 2.

[37] Répertoire de Bequet, op. cit., p. 246.

[38] Dictionnaire de Say, op.cit., p.246.

[39] Ibidem.

[40] Articles 6 et 9 de la loi de pluviôse an VIII.

[41] Gabriel Dufour, Traité général de droit administratif, Paris, 1854, T. 3, p. 624. Le facteur budgétaire est un élément de plus à ajouter à l’histoire de cette institution peu étudiée. Une étude récente, Olivier Vernier, « Des assemblées départementales méconnues, les conseils d’arrondissement : l’exemple des Alpes-Maritimes (1870-1940) », in Actes du CXIe Congrès national des sociétés savantes, Paris, 1987, pp. 299-323.

[42] L’administration n’hésite pas à se substituer au conseil général en établissant d’office le budget. La loi du 16 septembre 1807 sur les travaux publics pose le principe de l’imposition d’office, Dictionnaire de Say, op. cit., p.498, col. 3.

[43] Loi relative aux attributions des conseils généraux, Recueil des lois de Duvergier, op. cit., 10 mai 1838.

[45] Ibidem, p. 532.

[47] Articles 506 et 507. Texte en annexe sous Jean Magnet, « La comptabilité publique à l’âge classique », in Histoire du droit des finances publiques sous la direction d’Henri Isaïa et Jacques Spindler, vol.1, Economica, 1986, p. 188.

[48] Formulaire municipal de Miror, op. cit., T. 2, p. 638.

[49] Ibidem, pp. 657 sq.

[50] Article 21 de la loi du 22 décembre 1789 concernant le département : « Une session pour fixer les règles de chaque partie de l’administration, ordonner les travaux et recevoir le compte de la gestion du directoire. La première session pourra être de six semaines et celle des années suivantes d’un mois au plus ».

[51] Michel Bottin, « Introduction historique au droit budgétaire et à la comptabilité publique de l’époque classique », in Histoire du droit des finances publiques, op. cit., p. 14.

[52] Ibidem.

[53] Formulaire municipal de Miror, op. cit., T. 2, pp. 629-630.

[54] « Une administration uniforme doit donc les embrasser tous dans un régime commun. Si des corps administratifs indépendants et en quelque sorte souverains dans l’exercice de leurs fonctions avaient le droit de varier à leur gré les principes et les formes de l’administration, la contrariété de leurs mouvements partiels, détruisant bientôt la régularité du mouvement général, produirait la plus fâcheuse anarchie », Recueil des lois de Duvergier, op. cit., T. 1, p. 103.

[55] Th. Ducrocq, Cours de droit administratif et de législation des finances, T. 6, Paris, 1905, p. 128.

[56] Ibidem, p. 129.

[58] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Commune », p. 247.

[59] Dictionnaire des Finances de Say, op. cit., p. 496, col.2.

[60] Cf. supra.

[61] Article 16 de la loi du 11 frimaire an VII, in Recueil des lois de Duvergier, op. cit.

[62] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Département », p. 519.

[63] Dictionnaire des Finances de Say, op. cit., p. 498, col 2.

[64] Gérard Sautel, Histoire des institutions publiques de la France depuis 1789, Dalloz, 4e ed., 1978, p. 478.

[65] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Département », p. 521.

[67] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Département », p. 520 et Ducrocq, Cours, op.cit., T. 6, p. 129.

[68] Répertoire de Béquet, op.cit., p. 520.

[69] Ducrocq, Cours, op.cit., T. 6, p. 129.

[70] Article 4.

[71] Cf. supra.

[72] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Département », p. 532.

[73] Dictionnaire des Finances de Say, op. cit., p. 486, col.2.

[74]  J. de Crisenoy in Dictionnaire des Finances de Say, op. cit., p. 408, col. 1.

[75] Michel Bruguière, « Charles-Louis Gaston, marquis d’Audiffret, fondateur de la comptabilité publique française », in Bulletin de la Société historique et archéologique de l’Orne, T. CIII, décembre 1984 et Bottin, « Introduction historique », op. cit., pp. 27-31.

[76] « Rapport de la commission instituée par le décret du 30 mars 1850 pour examiner les questions relatives à la situation financière des communes et des départements, par Charles d’Audiffret, cité par Legendre, L’administration du XVIIIe siècle à nos jours, Textes et documents, Thémis, 1969, pp. 285-289.

[77] Bottin, « Introduction historique », op. cit., p. 23.

[78] Audiffret, « Rapport … 1850 », op. cit.

[79] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Département », p. 507.

[80] Ibidem.

[81] Ibidem.

[82] Audiffret, Système financier de la France, T. 6, p. 288, « Le budget de l’Etat et la situation de la France en 1870 ».

[83] Il fut président du Conseil général des Alpes-Maritimes de 1891 à sa mort en 1911.

[84] Répertoire de Béquet, op.cit., entrée « Département », p. 408.

[85] Ibidem.

[86] Loi relative aux contributions directes et aux taxes assimilées de l’exercice 1893, 18 juillet 1892, au Bulletin des lois, 1892, partie principale, pp. 99 sq.

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