Villèle et le contrôle des dépenses publiques
 
 
 

 

Villèle et le contrôle des dépenses publiques


L’ordonnance du 14 septembre 1822

 

 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Villèle et le contrôle des dépenses publiques. L’ordonnance du 14 septembre 1822 », in Actes du Colloque La comptabilité publique, continuité et modernité, Bercy, novembre 1993, Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, Imprimerie Nationale, Paris, 1995, pp. 8-30.
 
 
La question du contrôle des dépenses publiques occupe une place essentielle dans le débat politique de la Restauration. Le problème est directement lié à la mise en place des nouvelles règles budgétaires qui permettent aux chambres d'autoriser les recettes mais surtout de fixer les dépenses. Ce débat parlementaire, suivi avec intérêt, parfois avec passion, par le public éclairé[1]est devenu dès la mise en place du nouveau régime la plus efficace des tribunes politiques. Du débat budgétaire proprement dit, on devait inévitablement passer à celui du contrôle. Le Baron Louis avait dès le mois de juillet 1814 tracé la voie à suivre : c'est au Parlement qu'il revenait, une fois le budget exécuté par le gouvernement, de contrôler les comptes ; il avait cependant fallu attendre la loi de Finances du 25 mars 1817 pour que les modalités de ce contrôle fussent fixées[2]. La loi des Comptes était née[3]. Votée avant le budget de l'année et portant sur des comptes récents - ceux de l'antépénultième année le plus souvent - elle n'avait rien de formel : pour le passé, elle pouvait permettre une mise en cause de la gestion des ministres, pour l'avenir, elle pouvait influencer les choix budgétaires.
Si la nouveauté était remarquable, les possibilités de contrôle étaient cependant limitées : d'abord parce que l'imprécision des techniques budgétaires empêchait toute comparaison approfondie entre le budget voté et le budget réalisé ; ensuite, parce que rien n'autorisait les chambres à se faire présenter, à la manière des assemblées révolutionnaires, le détail des comptes ministériels. Les Ultra-royalistes et une bonne partie des Constitutionnels dénonçaient plutôt les imperfections techniques qui gênaient le travail parlementaire, les Libéraux et les plus à gauche des Constitutionnels voyaient là l'occasion d'accroître le contrôle du Parlement sur les ministres.
Telles sont les données du débat qui s'engage en 1817. Celui-ci touche bien évidemment à l'essence même du régime parlementaire. Son issue reste indécise jusqu'en 1820. Les victoires électorales des Libéraux en 1817 et en 1819 laissent entrevoir une solution, sinon révolutionnaire, du moins anglaise, plaçant complètement le contrôle des dépenses dans le Parlement ou dans un organe en dépendant, un peu comme l’était la Commission de Comptabilité nationale jusqu'au Directoire.
L'assassinat du duc de Berry le 14 février 1820, acte fondamentalement anti-dynastique, brise cette orientation politique. Richelieu remplace Decazes, mais les émeutes de juin 1820 puis le complot militaire avorté d'août provoquent une forte poussée des royalistes ultras en novembre. Richelieu, forcé de trouver parmi eux une caution politique, se tourne vers les plus modérés - les circonspects - et fait entrer en décembre Villèle et Corbière dans son ministère comme ministres sans portefeuille[4]. La mesure ne rassure pas les « Pointus » du parti ultra. La position de Richelieu demeure fragile, comme le montre la session parlementaire qui s'ouvre au début de 1821. En effet la présence de Corbière et de Villèle dans le ministère n'empêche pas leurs amis les plus radicaux, les Pointus, de malmener Richelieu. Le vote de la loi des Comptes en fournit dès le mois de janvier une première occasion. Villèle a tenté d'expliquer le comportement de ses amis, accoutumés « à l'opposition depuis six années consécutives ». Ces « hommes indépendants par position, libres par sentiment, intéressés à ménager la fortune publique » étaient en outre, explique-t-il, « recrutés parmi les plus forts contribuables ». La discipline de parti ne leur convenait guère. Villèle ajoutait même qu'ils étaient « exigeants et jaloux, ce qui est assez le caractère des classes supérieures, et difficiles à maintenir unis »[5].
Pressé par les Ultras, Roy, le ministre des Finances, dut temporiser. Le 14 mars, une commission spéciale était nommée pour démêler la question de la clarté des comptes et de leur contrôle[6]. Elle était composée de Barbé-Marbois, Mollien et Gaudin[7], tous trois anciens ministres de Napoléon, les deux premiers du Trésor et le troisième des Finances. Leurs carrières politiques étaient peu faites pour plaire aux Ultras, toutefois aucun n’était favorable à une extension trop forte des pouvoirs de contrôle des Chambres et tous avaient dans le passé critiqué les trop grandes libertés des ministres dépensiers. La commission dut sur ce point affronter la résistance de plusieurs ministres, dont celui de la Guerre qui refusait avec énergie de se séparer des pièces justificatives de ses dépenses « preuves de son compte rendu au roi et aux chambres »[8]. Dans ces conditions, comment organiser un véritable contrôle ? Ces mêmes ministres se plaignirent d'ailleurs auprès de Roy des menaces que la Commission faisait planer sur leur comptabilité ; Roy s'en fit ouvertement l'écho lors d'une intervention à la Chambre des députés le 20 juillet 1821. Sa définition du rôle du ministre des Finances éclaire les rapports qu'il pouvait avoir avec ses collègues dépensiers : « Il n'est point le contrôleur général des dépenses des divers ministères. Il ne lui appartient pas d'entrer dans le détail de leur administration, d'apprécier l'utilité, la nécessité, l'urgence de leurs dépenses et d'arrêter à son gré les services publics ; il refuserait un pouvoir de cette nature s'il lui était offert »[9].
Les orientations centristes du ministère Richelieu étaient devenues trop nettes pour convenir aux Ultras. Roy était, lui, d'autant plus suspect qu'il avait été nommé par Decazes dans le ministère de centre droit formé en décembre 1819. Déjà peu favorables à la participation ministérielle de Villèle et de Corbière, les Pointus demandèrent leur départ, ce que Villèle, suivi de son fidèle ami Corbière, accepta avec soulagement dès le mois d'août[10].
Sans appui ultra, Richelieu dut s'allier à la gauche, ce qui entraîna sa chute au mois de décembre. Les Ultras étaient aux portes du ministère mais le roi ne voulait pas choisir de ministres parmi les Pointus qui avaient été nombreux à voter une adresse jugée offensante. Il ne pouvait guère s'appuyer que sur les Circonspects et le centre droit : Corbière était ainsi nommé à l'Intérieur, Villèle aux Finances, Peyronnet à la Justice. « Tous les autres, explique Villèle, furent pris parmi les pairs : MM. de Montmorency (Affaires étrangèreset de Bellune (Guerre) étaient franchement de la droite, M. de Clermont-Tonnerre (Marine) appartenait aux pairs du centre droit »[11]. Mais dépourvu de chef, affaibli par la mise à l'écart des Pointus de la chambre, ce ministère nommé le 14 décembre ne disposait que de moyens limités pour travailler efficacement : il devait compter avec une fronde possible des députés Ultras et avec l'opposition d'une Chambre des pairs « faite par Talleyrand et Decazes, précise Villèle, et donc révolutionnaire et hostile à la légitimité »[12].
La session parlementaire qui s'ouvre au début de 1822 est donc pleine de risques. La majorité, qui s'étend de l'extrême droite au centre droit, est hétérogène et d'autant plus fragile que l'opposition est faiblement représentée. Avec plus de 250 députés, contre une cinquantaine, cette majorité peut à tout moment être gagnée par la tentation de l'indiscipline. Villèle doit, dès le vote de la loi des Comptes, contenir ses amis Pointus et les empêcher de se livrer à une critique en règle des comptes de 1820 ... même si ce sont ceux de Louis et de Roy. L'habitude de l'opposition risque de l'emporter et lui-même, habile et constant pourfendeur des gaspillages ministériels, serait alors bien mal placé pour leur demander de se taire. Nombreux seraient ceux qui pourraient lui rappeler sa célèbre critique des services centraux du ministère des Finances, « ces petits ministères qui ont leur directeur général, leurs administrateurs, leurs bureaux, leurs traitements temporaires de réforme, leurs indemnités et gratifications et les fournitures et menues dépenses » ou encore sa dénonciation répétée de l'usage des fonds secrets du ministère de l'Intérieur[13].Tout cela ne pourrait qu'encourager les Libéraux à développer le projet d’un contrôle direct des Chambres sur les dépenses. Le risque était d'autant plus fort, Villèle le précisera plus tard, que le parti libéral-démocrate, ainsi qu'il l'appelle, avait emprunté aux Royalistes « les préceptes et l'exemple des meilleurs et plus efficaces engins d'opposition : demandes d'économies, réclamations en faveur de la légalité ... »[14].
 Villèle réussira progressivement à s'affirmer, sinon comme chef de parti, du moins comme chef de groupe parlementaire, s'assurant du silence de ses amis et contenant l'opposition. La loi des Comptes, débattue de la fin janvier à la mi-mars, permit de passer en revue tous les défauts du système de comptabilité publique : Villèle y défendit les principes d'ordre budgétaire et comptable qui seront ceux de l'ordonnance du 14 septembre 1822 : d'une part, clarté des comptes généraux pour permettre le débat parlementaire, mais refus de transmettre aux chambres les documents de détail qui feraient d'elles le juge des ordonnateurs ; d'autre part, mise en place d'un contrôle administratif des dépenses capable de briser les velléités d'indépendance des ministres dépensiers.
  Villèle assure avoir rencontré quelques difficultés : « II me fallut trente discours pour repousser les attaques, rectifier les erreurs avancées par nos adversaires, mettre en garde la majorité contre les pièges tendus à son inexpérience et à ses bonnes intentions mal éclairées [...]. Il fallut expliquer en son entier la situation réelle du Trésor et même parfois justifier mon prédécesseur, répondre aux doutes répandus par l'opposition sur l'exactitude des comptes rendus par les ministres »[15].
Ce n'est pas avant que la chambre eût adopté le budget, le 18 avril, par 272 voix contre 52, que Villèle put s'occuper de la réforme de la comptabilité[16]. La commission (Mollien, Barbé-Marbois, Gaudin) avait rendu son rapport le 25 février. Il le transmit à « une réunion des chefs de comptabilité des différents ministères et fit discuter contradictoirement avec M. d'Audiffret, chef de la comptabilité générale, les moyens de donner à l'emploi des deniers de l'Etat toutes les garanties d'exactitude, de sécurité et de sûreté, compatibles avec la bonne marche des divers services publics »[17]. Mais ainsi que le rappelle Audiffret dans ses Souvenirs de carrière, Villèle aurait vite compris que les « anciens errements » étaient trop « profondément enracinés dans les habitudes de ces vétérans de tous les régimes » pour espérer une réforme de fond. Villèle lui aurait alors glissé à l'oreille : « Je crois que ces vieux routiniers veulent rester dans leur fromage » et il aurait alors demandé à Audiffret de mettre au point un projet « conforme à ses idées »[18].
C'est de ces travaux que sortit l'ordonnance du 14 septembre 1822, pierre angulaire de la comptabilité publique[19]. Audiffret, qui en a revendiqué la paternité, au plan technique du moins, n'hésite pas à souligner le rôle politique de Villèle qui au cours de l'été s'était affirmé comme un vrai chef de gouvernement. Lui seul avait pu imposer une telle réforme aux ministres et à leurs services. Sa nomination comme président du Conseil le 4 septembre affirme avec éclat cette supériorité. L'ordonnance est la première mesure d'envergure du nouveau ministère. C'est en ce sens qu'il n'est pas excessif de considérer qu'elle est avant tout l'œuvre de Villèle. Elle traduit d'abord sa volonté de permettre, grâce à une clarification comptable, le débat parlementaire tout en le maintenant dans un cadre strict. Elle exprime ensuite sa volonté de mettre en place un rigoureux contrôle administratif des dépenses en donnant au ministre des Finances les moyens de surveiller ses collègues dépensiers.
 
Les limites du contrôle parlementaire
 
         L'historiographie du régime parlementaire a souvent montré combien l'aménagement de nouveaux rapports entre l'Exécutif et le Législatif avait été le résultat d'une série de convergences que rien, à l’origine, ne laissait prévoir. Par-delà de profondes divergences politiques, droite et gauche semblent s'être accordées sur l'essentiel. L'action politique de Villèle, avant et même pendant son ministère, n'a pas échappé à cette approche. Les auteurs ont souligné la qualité de son travail parlementaire lorsqu'il était dans l'opposition et ont montré, qu'une fois au pouvoir, les Ultras ont, comme ils l’avaient fait à l'époque de la Chambre introuvable, beaucoup contribué à acclimater le nouveau système. Mais parle-t-on bien du même régime parlementaire ? La conception de Louis, par exemple, n'est assurément pas la même que celle de Villèle[20]. La question budgétaire est révélatrice de ces différences ; hantés par le souvenir des assemblées révolutionnaires, les Ultras craignaient trop une soumission de l'exécutif au législatif pour accepter un contrôle parlementaire des dépenses. Critiquer un ministre pour sa mauvaise gestion, c'est protéger la Royauté ; s'arroger un large pouvoir de contrôle des ministres, c'est l'affaiblir. Il faudra toute la persuasion de Villèle pour montrer à ses amis politiques qu'on pouvait très bien s'engager dans la voie parlementaire sans pour autant tomber dans le régime d'assemblée. Mieux même, plaidera Villèle, donner aux Chambres les moyens de mieux contrôler les comptes généraux, grâce à un meilleur ordre comptable, c'est prévenir les risques d'un contrôle de détail. C'est en ce sens que l'ordonnance du 14 septembre 1822 marque un tournant décisif : on y trouve quelques-unes des dispositions majeures qui fondent le nouvel ordre budgétaire ... mais la porte se ferme sur toute possibilité de transmission directe de la comptabilité des ministres au Parlement.
 
L'ordre budgétaire
 
         Trois défauts majeurs empêchaient encore en 1822 une analyse sérieuse des comptes des ministres : le chevauchement des exercices, les changements d'affectation des crédits à l'intérieur d'un ministère et la non-visibilité de toutes les recettes en raison de l'application de la règle du produit net étaient autant d'obstacles. Sur chacun de ces points, le titre XII de la loi de Finances du 25 mars 1817 n'avait guère dépassé le stade des principes. Il restait toujours à mettre en pratique ces règles de base du nouveau droit budgétaire : annualité, universalité et spécialité.
         Les dépassements de crédit étaient depuis longtemps chose courante dans presque tous les ministères. La Guerre et la Marine en particulier avaient coutume de n'apurer leurs comptes qu'avec plusieurs années de retard et de reporter les déficits d'une année sur l'autre. L'habitude était ancienne. Elle avait interdit au XVIIIe siècle toute visibilité comptable. Les meilleures réglementations n'avaient pu empêcher les ministres dépensiers de l'ancienne monarchie d'utiliser les facilités de crédits offertes par des trésoriers et receveurs généraux qui, dépassant leur rôle comptable, étaient devenus les banquiers d'un département ministériel[21]. Les critiques renouvelées, surtout à partir des années 1780 et sous la Révolution, ne modifièrent pas sensiblement le comportement des ministres. L'Empire, grâce aux facilités de trésorerie permises par l'exploitation des conquêtes, fut même, au moins pour le ministère de la Guerre, une période de désordre accentué.
         La Restauration ne rompit vraiment avec cette pratique qu'en 1817 en examinant les comptes pour 1815 du ministre de la Guerre de l'époque, Henri Clarke, duc de Feltre. La commission du budget découvrit un dépassement de plus de 36 millions de francs. Décidée à en finir avec ces pratiques, la Chambre des députés vota dans le titre XII de la loi de Finances une disposition
Imposant aux ministres de présenter « à chaque session les comptes de leurs opérations pendant l'année précédente »[22].
         La mesure était partielle. Elle permettait seulement de vérifier la concordance par année. Les ministres comprirent très vite que s'ils ne pouvaient, sans raisons sérieuses, dépasser les crédits alloués, ils pouvaient toujours, en ne dépensant pas la totalité de cette somme, se constituer une réserve pour l'année suivante. Certes, dans ce cas la loi des Comptes annulait les crédits inemployés, mais cela ne pouvait concerner que les crédits non ordonnancés. Dans le cas contraire, dépenses ordonnancées mais non liquidées ou payées, l'annulation était impossible parce qu'elle pénalisait les créanciers.
Ce problème a été soulevé en particulier par Breton dans le cadre des débats de la Chambre des députés sur le règlement du budget de 1820. Il s'étonne de voir qu'il figure toujours dans les comptes du ministère de l'Intérieur au titre du budget de 1819 une somme inemployée de 123.492 F : « Lorsque les chambres votent des fonds [...] le but est de donner au gouvernement les moyens de satisfaire à toutes les dépenses nécessaires pendant le cours de cet exercice et non de créer au profit de chaque ministère une espèce de trésor où il puisse puiser quand il veut »[23]. Le général Foy surenchérit : « C’est une malheureuse idée qu'ont souvent les ministres et particulièrement M. le Ministre de l'Intérieur de croire qu'une fois qu'un crédit leur a été ouvert la somme est devenue la leur ». Il ajoute que si les comptes de 1819 n'ont pas été complètement apurés, il ne sert à rien de se pencher sur ceux de 1820[24].
         Justifiant la position du ministre de l'Intérieur, le commissaire du roi, Hely d'Oissel, écarte l'argument en précisant que « ces crédits ont fait l'objet d'un ordonnancement et que la liquidation est en cours »[25].Villèle clôt le débat en ce sens et demande le maintien de ces crédits pour éviter de « jeter la perturbation dans le service et compromettre les intérêts de ceux qui traitent avec le ministère »[26]C'est la réponse d'un ministre responsable de ses services, pas celle d'un réformateur. Villèle n'aurait certainement pas été dans son rôle s'il s'était engagé au côté d'un libéral tel que Foy dans une analyse du principe d'annualité budgétaire. Un tel débat ne pouvait que déboucher sur un amendement improvisé ou au mieux sur un renvoi en commission ... et sur une proposition de loi imparfaite, comme l'était l'article 148 de la loi du 25 mars 1817. C'est à la lumière de ces questions qu'on peut apprécier la qualité de la réponse apportée par l'article 1 de l'ordonnance du 14 septembre 1822 : « Les crédits ouverts par la loi annuelle de finances pour les dépenses de chaque exercice ne pourront être employés à aucune dépense appartenant à un autre exercice. ». Le principe d'annualité s'appliquait exclusivement à l'exercice budgétaire et les dépenses devaient être « liquidées et ordonnancées dans les neuf mois » suivant l'expiration de, cet exercice (art. 20).
 
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          Les administrations financières ont appliqué jusqu'au début de la Restauration la règle du produit net. Trop de commodités et d'habitudes, liées en particulier aux anciennes perceptions par affermage des droits indirects, encourageaient de telles pratiques. Elles avaient pourtant pour défaut d'interdire toute évaluation des coûts de perception. Certes des efforts avaient été faits en ce sens, en particulier dans le budget de 1788, pour préciser le plus exactement possible les « charges sur recette » des droits perçus en régie, faute de pouvoir le faire sur les fermes[27]. C'était là un premier pas important dans la voie de l'universalité budgétaire mais on était encore très loin d'une clarification complète et ni la Révolution ni l'Empire ne forgèrent les moyens d'une réforme définitive.
         C'est encore la loi de Finances du 25 mars 1817 qui apporte une solution à ce problème en prescrivant au ministre des Finances de présenter « le compte des recouvrements des produits bruts des contributions directes et indirectes » (art. 149) ; Villèle, pourfendeur de ces « petits ministères » qu'étaient les services centraux de ce ministère avait appuyé la décision.
         La question n'était pourtant pas réglée pour autant car les ministres dépensiers n'étaient pas concernés; les débats parlementaires dénoncent deux défauts majeurs dans les pratiques de ces ministères : les ventes mobilières et immobilières, réalisées par certains d'entre eux, celui de la Guerre en particulier, et qui n'apparaissent pas dans leurs comptes et chose plus grave, les taxes perçues par le ministère de la Marine dans les colonies qui ne laissent aucune trace, ni dans le budget, ni dans les comptes.
         La critique faite par le général Sébastiani au cours des débats sur la loi des comptes de 1820 est particulièrement révélatrice de ce disfonctionnement : « De toutes les obligations des ministres, la première, dans la loi des comptes est de rendre compte de toutes les sommes perçues. Eh bien, Monsieur le ministre de la Marine (et il n'est pas le seul) non seulement vous présente un compte imparfait, mais il ne vous rend pas même un compte réel de toutes les sommes qu'il a perçues. Ce ministre est à la fois consommateur et producteur : il dépense et lève l'impôt. Il perçoit des impôts dans les colonies. Sur quelles bases Quel est l'emploi qu'il en fait Jusqu'à maintenant tout cela est resté dans une obscurité profonde. Ainsi il nous est permis de penser que des impôts arbitraires sont levés [...]. Tout est irrégulier dans ce ministère ». Le réquisitoire était sévère[28].
            Villèle ne répondit pourtant pas, sans doute parce qu'il était de l'avis de Sébastiani et que lui donner raison eût été non seulement encourager l'opposition mais surtout jeter le trouble dans la Marine. Comme l'expliquait Sébastiani, le ministre de la Marine se retranche derrière l'article 73 de la Charte qui précise que les colonies sont régies par des lois particulières, mais ces lois - « et le mot loi est prononcé », précise l'orateur - ne sont toujours pas, depuis six ans, présentées aux Chambres[29]. On comprend le silence de Villèle ... et celui de l’ordonnance du 14 septembre 1822 : celle-ci dans son article 3 précise bien que « les ministres ne pourront accroître par aucune recette particulière le montant des crédits affectés aux dépenses de leur service » mais le long alinéa qui suit, sorte de développement du principe, ne vise guère que les ventes d'« objets immobiliers et mobiliers », les sommes « payées indûment ou par erreur » et « généralement tous autres fonds qui proviendraient d'une source étrangère aux crédits législatifs ». Les revenus fiscaux et parafiscaux de la Marine dans les colonies n'étaient pas expressément visés.
 
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         Interprété de façon stricte, l'article 13 de la Charte qui accorde au « roi seul » la puissance exécutive, pouvait permettre d'interdire aux Chambres toute intervention en matière de répartition des crédits globalement votés[30]. On prit cependant très vite l'habitude de voter les crédits par ministère puis, lors de la loi des Comptes, de s'appuyer sur la répartition réalisée par les ministres eux-mêmes avec l'approbation du roi. La loi du 25 mars 1817 n'en disait pas plus. Elle demandait simplement que les ministres comparent leur emploi des fonds avec l'ordonnance de répartition (art. 150). Elle n'imposait même pas le respect de la répartition, pourvu que le crédit en masse ne soit pas dépassé (art. 151)
         Mais depuis 1817 ce principe de la spécialité des crédits, énoncé de manière vague, avait mieux pénétré les esprits. La Bouillerie, rapporteur de la commission des Comptes de 1820, s'en fait l’écho : il souligne quelques défauts significatifs : le ministère des Affaires étrangères, qui s'était en 1819 - une fois de plus - dispensé de fournir l'ordonnance de répartition, en présente une pour 1820 mais celle-ci, explique-t-il, « ne contient que articles, comme la loi elle-même » et la commission n'a pas « tiré plus de lumières que si elle n'eût point existé »[31]. Un peu plus loin le même rapporteur analyse le budget de la Marine divisé par l'ordonnance de répartition en 11 chapitres : « Sept offrent des différences en moins…et trois des différences en plus », changement nécessité en particulier pour des approvisionnements imprévus. « Cette mesure d’ordre et de précaution n’a pu qu’être approuvée par votre commission », conclut La Bouillerie[32]. Ce non-respect de la répartition en chapitres est critiqué par l’opposition qui s’élève en outre contre l’absence du ministre de la Marine. Villèle réplique…et n’hésite pas à affirmer que les Chambres sont responsables de cet état de fait : « On suppose, explique-t-il, une chose qui n’existe pas ; on suppose la spécialité dans les chapitres. Or cette spécialité n’existe pas. La question a déjà été traitée très souvent et elle le sera probablement encore. Mais je ne crains pas d’avancer que tant que la chambre ne voudra pas administrer elle-même, elle n’établira pas la spécialité dans les chapitres. La spécialité légale réside dans les crédits ouverts à chaque ministère. Aussi lorsqu’on dit que le ministre de la Marine n’était pas ici pour répondre, c’est parce qu’il savait que n’ayant pas outrepassé son crédit, on n’avait rien à dire ; sans doute il n'y avait rien à dire sous le rapport de la responsabilité sur ce point, mais il y a tout à dire sur les détails des comptes qui sont rendus. »[33].
          L'espace d'un instant Villèle semble oublier qu'il est ministre des Finances. Retrouvant le ton incisif qui avait fait sa réputation lorsqu'il était dans l'opposition, il accuse la Chambre de ne pas prendre ses responsabilités et regrette que Clermont- Tonnerre, ministre de la Marine en exercice ne soit pas présent pour décortiquer les comptes de son prédécesseur Portal[34]. En fait ici Villèle se comporte en chef de parti : il sait fort bien qu'attaquer Portal, ami intime de Decazes, protestant, adversaire du rapprochement entre le centre droit et les Ultras, et haï par son parti, c'est contribuer à souder sa majorité. Il n'a aucune intention de faire voter par la chambre un amendement établissant la spécialité par chapitre, même s'il est effectivement favorable au principe, parce que c'est là un bon moyen de contraindre les ministres dépensiers à davantage de rigueur, et d'améliorer la qualité du travail des Chambres. C'est au roi qu'il convient d'imposer cet ordre budgétaire. Ce sera la solution adoptée par l'ordonnance du 14 septembre 1822. Son article 5 impose aux ministres de renfermer « les dépenses de chaque service dans les limites [...] de l'ordonnance annuelle de répartition », c'est-à-dire dans le cadre des chapitres, tout dépassement devant être expressément motivé.
         Ce n'est qu'avec l'ordonnance du 1er septembre 1827, à une époque où la position du ministère Villèle se trouve très affaiblie, que le contrôle parlementaire se trouvera étendu au vote des « branches principales des services » ou « sections » (52 sections en 1827)[35].
 
 Les incapacités parlementaires
 
         Des comptes généraux clairement présentés ne permettent pas de vérifier l'exactitude et l'opportunité des dépenses de détail. La liberté d'action des ministres reste considérable. Aussi le débat sur la clarté des comptes généraux s'est-il très tôt doublé d'un débat sur la précision des comptes particuliers. Mais les difficultés soulevées par une telle opération sont considérables. Le foisonnement et l'hétérogénéité des divers comptes imposent soit qu'un travail préalable soit effectué par un organisme spécialisé, soit qu'on se contente de contrôles ponctuels dans les comptes des ministres. Telle sera la double démarche des députés : soit réclamer l'aide de la Cour des Comptes, soit demander un droit d'entrée dans les ministères.
 
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         La loi de Finances du 25 mars 1817 avait posé le principe du contrôle parlementaire sans en prévoir les modalités exactes et surtout sans prévoir la moindre intervention de la Cour des Comptes. La loi des Comptes du 27 juin 1819, grâce à un amendement de la commission, avait comblé la lacune par son article 20 : « Le compte annuel des finances (transmis par le ministre des Finances aux Chambres) sera accompagné de l'état de situation des travaux de la cour des comptes au 1er septembre de chaque année »[36]Plusieurs députés s'étaient élevés contre cette mesure qui faisait de cette cour une auxiliaire du législatif, en contradiction avec la loi, fondatrice de l'institution, du 16 septembre 1807 qui n'autorisait la transmission des renseignements qu'à l'exécutif, sous la forme d'un rapport annuel et de cahiers d'observations; le premier document n'était pas secret et comportait, selon l'arrêté du 29 frimaire au IX concernant le travail de l'ancienne commission de Comptabilité nationale, les états trimestriels de ses travaux et en fin d'année un résumé général accompagné de vues de réformes; le second, préparé par un comité spécial, était issu, selon l'article 22 de la loi du 16 septembre 1807, des seconds cahiers d'observation des référendaires et mettait l'accent sur les « abus coupables qu'il y aurait quelque inconvénient à mentionner dans les arrêts »[37].
         En fait la loi de 1819 n'était qu'une demi-mesure, à peu près acceptable par la droite, insuffisante pour la gauche. Pour de nombreux députés, seuls les cahiers d'observations présentaient un véritable intérêt. La demande en revient régulièrement. Roy, alors député, réclamait déjà en 1815 la transmission de ces « cahiers où sont consignées les observations jugées nécessaires »[38]. La pression deviendra d'autant plus forte que l'état de situation n'offrait que des renseignements sommaires et partiels.
         Comme pour neutraliser les critiques prévisibles, La Bouillerie, rapporteur du projet de loi des Comptes de 1820, termine sa présentation en montrant aux députés les possibilités de développement de ce document : « Plus tard, un semblable état deviendra la garantie la plus puissante et la plus étendue que nous puissions obtenir de l'exactitude et la bonne tenue des comptes qui vous seront présentés. Pour l'instant, poursuit La Bouillerie, celui-ci ne nous offre encore, soit sur les recettes, soit sur les dépenses, que peu de rapprochement avec le compte du trésor [...]. Mais aujourd'hui que tous les comptes de tous nos comptables doivent être remis à la cour six mois au moins après l'année révolue, nous avons l'espérance, fondée, qu'il vous sera facile (à l'avenir) d'établir une concordance exacte entre les chiffres de la cour des comptes et ceux de la trésorerie »[39].
         La précaution était insuffisante pour empêcher Labbey de Pompierres, coutumier du fait[40], de présenter un amendement prescrivant la transmission aux Chambres des cahiers d’observation : « A dater des comptes de 1821, l'état de situation des travaux de la Cour des Comptes et ses cahiers d'observation seront annexés aux comptes présentés aux Chambres ». « C'est une chose reconnue, explique-t-il, que les comptes présentés chaque année par les ministères ne vous offrent ni consistance, ni garantie ; aucune pièce justificative n'est fournie à l'appui des chiffres des ministres ». En outre les cahiers d'observation de la Cour des comptes « pourraient avoir la plus grande utilité » pour contrôler, mais « on les envoie aux ministres »[41].
         La réponse de Villèle est marquée autant par son expérience d'opposant parlementaire que par sa position de responsable des Finances : il commence par souligner combien de problèmes délicats soulève cet amendement imprévu ; un débat organisé serait nécessaire. Il rappelle ensuite les insuffisances du contrôle de la Cour des comptes, mais annonce que de très importantes améliorations sont en cours ; il sera bientôt possible de disposer d'un état de situation complet. Enfin la transmission des cahiers d'observation lui parait être une aberration : « Voulez-vous, Messieurs, faire de cette cour des comptes un instrument d'accusation contre les administrateurs d'un ordre secondaire ». Il précise que les observations de la Cour des comptes concernent des points d'administration : « Elles sont fort utiles pour le ministre chargé d'améliorer cette administration : elles n'intéressent pas les députés sauf, mais ce n'est pas leur but, si elles portaient sur les parties supérieures de l'administration, et dès lors cette cour ne serait plus chargée que de préparer des moyens d'accusation contre les ministres. Elle s'associerait ou ne s'associerait pas à l'opposition, mais elle en aurait la faculté. Croyez-vous que par là, vous ne vicieriez pas l'institution de la cour des comptes qui doit de sa nature être impartiale et en-dehors de toute opinion politique et qui ne doit exercer son influence que sur les chiffres et sur les comptes [...]. Laissez juger les petits comptables par la cour des comptes, quant aux ordonnateurs, c'est à vous de les juger »[42].
         C'est en vain que le général Foy tente d'appuyer l’amendement ; pour lui la transposition de la loi s'impose : sous l’Empire les rapports qui suivaient les comptes étaient remis à l‘architrésorier, et non au ministre, qui le remettait directement à l'empereur, celui-ci s'empressant de corriger les abus. Or aujourd'hui, c'est le ministre des Finances qui les reçoit[43]. Chauvelin surenchérit, ajoutant un autre argument historique : sous l’Ancien Régime les chambres des comptes rédigeaient des remontrances - « qui n'étaient en d'autres termes que ces cahiers d'observation » - qui étaient transmises au roi. Aujourd'hui la forme du gouvernement a changé et il convient que « cette chambre soit le foyer de la surveillance »[44].
         Patiemment Villèle reprend son argumentation et insiste sur les dangers que provoquerait une telle transmission destructrice de l'organisation administrative : « J'observerai à l'honorable général qu'il n'a qu'à donner au dernier des commis d'un ministère le droit de porter à la chambre les observations qu'il pourra recueillir sur les actes du ministère dans lequel il est employé et il sentira aussitôt avec moi qu'il a créé une puissance à côté du ministre dans son commis »[45].
         Tout ceci éclaire la solution adoptée par l'ordonnance du 14 septembre 1822. Il n'y est aucunement question d'une transmission directe d'un quelconque document aux chambres. Par contre l'article 22 établit que la Cour des comptes « constatera et certifiera au roi, d'après le relevé des comptes individuels et les pièces justificatives que doivent exiger les comptables [...] l'exactitude des comptes généraux publiés par le ministre des finances et par chaque ministre ordonnateur », et on peut ajouter, même si l'ordonnance ne le précise pas, transmis aux Chambres par le ministre des Finances.
         Villèle maintiendra sa position tant qu'il restera au gouvernement : l'ordonnance du 10 décembre 1823 mettant en place une commission extra-parlementaire de contrôle des comptes, ne parle pas de la Cour des Comptes. Quant à l'ordonnance du 9 juillet 1826 elle précise les procédures à suivre pour améliorer l'état de conformité en régularisant les rapports entre les diverses parties de la comptabilité publique. Il faudra attendre la Monarchie de Juillet pour que ce fameux rapport prévu par l'article 22 de la loi du 16 septembre 1807 soit imprimé et remis aux Chambres (loi du 21 avril 1832).
 
***
         Face à la difficulté de s'assurer le concours de la Cour des Comptes, les députés de l'opposition développent volontiers une argumentation visant à obtenir des renseignements directs auprès des ministres. Les critiques mettent directement en cause le fonctionnement des commissions parlementaires totalement contrôlées par la majorité ultra. Benjamin Constant n'hésite pas à parler de « dictature de la commission et de six ministres »[46]. Pourtant Villèle juge les choses autrement et, sans doute avec une certaine duplicité, reproche-t-il aux députés de l'opposition de ne pas assez intervenir au moyen des commissions parlementaires : « Voici au reste les garanties bien positives que la chambre a contre les fraudes [...]. Une commission est nommée par la Chambre. Je regrette que ces commissions n'aient pas dans leur sein des représentants de toutes les parties de la Chambre (adhésions à gauche). Mais elles n'en sont pas moins le résultat des nominations faites dans les bureaux de la Chambre et vous leur déléguez les droits que vous ne pouvez pas exercer vous-mêmes (voix à gauche, Non ! Non !) [...]. Vos commissions, en matière de finances surtout, sont instituées pour vous garantir de la vérité des détails... Eh bien, la commission instituée pour examiner les comptes est chargée de vous garantir de tout ce qu'on a allégué (murmures à gauche). En effet, aussitôt qu'une commission des comptes est établie, l'ordre est donné dans chaque ministère de lui fournir toutes les pièces, tous les détails qu'elle peut désirer. J'ai été moi-même membre de cette commission. Je me suis rendu avec M. Lafitte et plusieurs membres qui siégeaient du même côté (libéral), chez le ministre des finances [...]. Tous les bureaux nous ont été ouverts ; aucune pièce ne nous a été refusée »[47] .
         Plus loin à propos des pièces du ministère de la Guerre, répondant à Foy, Villèle n'hésite pas à affirmer qu'en attendant d'autres perfectionnements, « dès à présent, je le demande, quels renseignements ont été refusés au ministère de la guerre ? » La question s'attire la réplique du député Demarony: « On ne peut seulement pas y rentrer ». Villèle, jamais à court d'argument, lui répond : « Vous y êtes-vous présenté au nom de la chambre ? (murmures à gauche )... Je vous le demande Messieurs, si chaque membre d'une chambre composée de 430 personnes avait le droit d'aller tous les jours et à toute heure faire toutes sortes d'observations dans un département cela ne ressemblerait-il pas à une désorganisation complète de tous les bureaux... plutôt qu'à l'examen et à la vérification d'une comptabilité ? (voix générales à droite et au centre, oui ! oui ! Nul doute) »[48] .
         L'argumentation ne convainc pas Sébastiani qui assure que « les membres de l'opposition sont constamment exclus des commissions de Finances ». Il rappelle qu’il a déjà signalé au cours des séances précédentes une série d'abus concernant la Guerre et plus particulièrement l'artillerie : frais superflus de logement à Auxonne, marchés illicites de projectiles, etc. La chambre aurait pu parvenir à la connaissance de la vérité mais les commissions sont sans véritable pouvoir. Aussi propose-t-il l'amendement suivant : « Les ministres communiqueront dans leurs bureaux en présence de leur chef de division à tous les députés qui en feront la demande par écrit les pièces originales qui justifient de l'exactitude des comptes présentés aux Chambres »[49]. Villèle répond en faisant une distinction entre la transmission des comptes de détail et celles des pièces à l'appui : « Pour mon compte si, membre de l'opposition, j'avais des doutes sur la régularité d'une dépense, je demanderais [...] que sur cette affaire les détails fussent communiqués à la chambre, parce que j'aurais le soupçon que des dilapidations auraient été commises [...].Ce moyen serait fait pour parvenir à la vérité; et ce n'est véritablement que pour les dépenses que vous pouvez avoir besoin de renseignements; car, quant aux pièces à l'appui des comptes, lorsqu'elles sont déposées à la cour des comptes, vous avez toute garantie que les détails n'en seront pas inexacts [...]. Vous voulez connaître le détail des dépenses ? Vous en avez le droit. Il ne peut être rendu compte à la chambre sans que la chambre n'ait la faculté de s'assurer de la véracité de ces comptes. Prenez les moyens pour que chaque partie de la chambre puisse participer aux renseignements [...] mais vous n'y parviendrez pas par l'amendement qu'on vous propose. Ces moyens de communication existent déjà pour les commissions ». Villèle rappelle qu'il lui arriva d'être même délégué avec deux autres membres de l'opposition, les Libéraux Lafitte et Ganilh, pour prendre des renseignements dans les bureaux[50].
Dans toutes ces matières Villèle s'est montré intraitable. Il s'est opposé avec énergie à toute forme de juridictionnalisation de la Chambre des députés, que ce soit directement par la voie des commissions ou indirectement par la voie de la Cour des Comptes. Dans les deux cas la juridiction sur les comptes serait devenue une juridiction sur les ordonnateurs et donc sur l'activité des ministères.
 
 Les nouveaux pouvoirs du ministère des Finances
 
         L’ordonnance du 14 septembre 1822 marque un tournant majeur de l’histoire du ministère des Finances, d’abord parce que pour la première fois, depuis les ministères de Loménie de Brienne et de Necker, un ministre des Finances est également chef du gouvernement, ensuite parce que, également pour la première fois, ce ministère obtient le pouvoir de contrôler les fonds employés par tous les ministères dépensiers. 
         On connaît en effet les difficultés rencontrées par tous les contrôleurs généraux de l’Ancien Régime pour contraindre les différents responsables de département à se conformer aux objectifs de l’état général des Finances. Les meilleures lois n’ont jamais résisté très longtemps aux appétits financiers des ministres dépensiers. L’ordonnance du 15 avril 1689 prise à l’instigation de Colbert pour mettre de l’ordre dans les dépenses de la Marine, monument de la comptabilité publique de l’Ancien Régime, est significative de ce décalage. Le contrôleur général est, au XVIIIe siècle, certes un personnage puissant, mais il n’est pratiquement jamais en position de chef de gouvernement. Ce n’est guère qu’à la fin du règne de Louis XVI que la situation évolue notablement : si Vergennes, ministre des Affaires étrangères, mais surtout chef du Conseil royal des Finances et principal ministre  ne parvient pas à se faire obéir par Calonne, on peut constater que son successeur à ce poste -chef du Conseil royal et principal ministre- Loménie de Brienne domine ses contrôleurs généraux, Laurent de Villedeuil, puis Lambert, et parvient à imposer aux dépensiers un ensemble de contraintes budgétaires et comptables nouvelles. Necker, dans ses deux ministères, travaillera dans les mêmes conditions[51]. Pour peu de temps. L’abaissement du ministère des Finances, devenu en 1791 simple ministère des Contributions publiques, a pour conséquence de permettre aux comités de l’Assemblée d’exercer cette fonction de coordination et de contrôle ; mais ils l’exercent de façon tatillonne et discontinue. Enfin sous le Consulat puis l’Empire, la création en 1801 d’un ministère du Trésor enlève au ministre des Finances la possibilité d’exercer une efficace surveillance des ministres dépensiers. Ce n’est pas sans difficulté que son collègue du Trésor parvient parfois à s’imposer[52]. La nomination de Villèle le 4 septembre 1822 -dix jours avant la publication de l’ordonnance- comme président du Conseil est donc un événement. Le chef de parti devient chef de gouvernement. Il impose rapidement ses vues aux ministres les plus réticents : c’est d’abord Montmorency qui en fait l’expérience à l’automne au cours des pourparlers du Congrès de Vérone destinés à trouver une solution pour rétablir les droits du roi d’Espagne Ferdinand VII menacé par une révolution. En désaccord avec Villèle, Montmorency démissionnera[53]. C’est ensuite le duc de Bellune, ministre de la Guerre, qui dès le début de l’intervention française en Espagne au commencement de 1823, se verra privé de toute liberté d’action en matière d’approvisionnements et de marchés de fournitures pendant toute la durée de la guerre[54]. La position de Villèle est claire : il est favorable à une intervention en Espagne, mais il veut éviter que celle-ci ne jette le désordre dans ses finances[55].
         Les nouvelles modalités de contrôle des dépenses sont directement liées à cette consolidation ministérielle : elles mettent en œuvre deux procédures, l’ordonnance mensuelle de distribution des fonds d’une part, la justification des dépenses par les ordonnateurs d’autre part. La combinaison des deux procédures donne au ministre des Finances des possibilités de contrôle tout à fait nouvelles, de la distribution des fonds au paiement de la créance.
 
 La distribution des fonds
 
         L’institution de l’ordonnance mensuelle de distribution des fonds est un progrès remarquable dans la gestion des deniers publics ; elle contraint les ministres à proposer tous les mois au ministre des Finances les fonds dont ils auront besoin pour le mois suivant. Le service de trésorerie s’en trouve simplifié et assuré... et surtout, la mesure permet un contrôle préventif efficace par le ministre des Finances.
         Nul n’était plus intéressé à une telle réforme qu’Audiffret premier commis des Finances, c’est-à-dire directeur général du Trésor royal et de la Comptabilité des Finances. L’ordonnance de distribution devenait, entre ses mains et celle de son ministre, une arme absolue : « Chaque mois, établit l’article 6 de l’ordonnance, notre ministre des Finances nous proposera, d’après les demandes des autres ministres, la distribution des fonds dont ils pourront disposer dans le mois suivant ». Seules ces dépenses prévues, ajoute l’article 14, seront payées. Des mesures de clarté comptable devaient permettre l’intégration de toutes les comptabilités dans le compte général des Finances (art. 18)[56]. Ces dispositions rehaussaient considérablement le pouvoir du ministre des Finances et faisaient de lui un véritable contrôleur général, ou, plus exactement, un principal ministre dont le contrôleur général serait son directeur du Trésor et de la Comptabilité. On peut penser que c’est ainsi qu’Audiffret considérait la situation !
         Forme nouvelle et très perfectionnée des anciens états de distribution, l’ordonnance de distribution des fonds donnait en effet au ministre des Finances une efficacité et un pouvoir de contrainte sur les dépensiers que beaucoup de responsables des Finances de l’Ancien Régime avaient revendiqué : se conformer aux états de distribution, interdire aux comptables de donner plus de fonds que ceux prévus, telles sont les consignes qui reviennent fréquemment sous la plume des contrôleurs généraux[57]. Leur répétition suffît à souligner la difficulté d’application. D’ailleurs la Trésorerie nationale sous la Révolution, puis le ministère du Trésor public sous le Consulat et l’Empire, ne réussirent guère mieux, même si les progrès comptables sont réguliers pendant toute cette période.
         En fait la mise en œuvre de cette procédure de distribution des fonds n’était devenue possible qu’après quatre réformes majeures : celle de la centralisation du Trésor en 1788, celle de la constitution d’une banque centrale capable d’assurer le service de trésorerie en 1800, celle de l’organisation hiérarchique des personnels de l’administration sous le Consulat et enfin celle des services de l’administration des Finances, encore en cours sous la Restauration. L’ordonnance du 4 novembre 1824, qui subordonne directement les directeurs généraux des régies financières au ministre des Finances, unifie leurs comptabilités et les place entièrement sous le contrôle de la comptabilité générale des Finances, couronne une entreprise de longue haleine. La réunion, rue de Rivoli, des services des Finances, jusque-là dispersés dans Paris, symbolise cette victoire du ministre des Finances... sur ses propres services[58].
         Toutes ces difficultés montrent combien la mise en œuvre d’une procédure de distribution des fonds était, en 1822, une entreprise très délicate : non seulement elle se heurtait inévitablement aux intérêts des ministres dépensiers, mais aussi elle avait toutes les chances d’indisposer les services des Finances confortablement établis dans leurs habitudes. C’est à la lumière de ces deux difficultés qu’il convient d’apprécier l’innovation.
 
La justification des dépenses
 
         La distribution mensuelle des fonds ne permet de vérifier que la matérialité des dépenses. Elle ne donne aucune garantie en ce qui concerne leur utilité. Un ministre, tout en se conformant à la distribution, peut très bien employer les crédits ouverts à d’autres fins que celles prévues. L’ordonnance de distribution ne peut permettre de savoir si les services ont été réellement effectués. Pour s’en assurer il convient d’obliger les ordonnateurs à transmettre aux payeurs les pièces justificatives du service fait et aussi de fixer la nature de ces pièces. C’est ce qu’impose l’article 10 de l’ordonnance du 14 septembre 1822, pièce maîtresse de la réforme : « Toute ordonnance de paiement et tout mandat résultant d’une ordonnance de délégation doivent, lorsqu’ils sont présentés à l’une des caisses de notre trésor, être accompagnées des pièces qui constatent que leur effet est d’acquitter en tout ou en partie, une dette de l’État régulièrement justifiée ». La nomenclature des pièces suivait : pour les dépenses de personnel il s’agissait des états d’effectifs avec grade, emploi, position administrative, durée du service, etc., et pour les dépenses de matériel, les copies certifiées des décisions ministérielles, les contrats de vente, les procès-verbaux d’adjudication, les baux, les décomptes de livraison, etc.
         La technique n’est pas nouvelle. Elle plonge ses racines dans les origines de la comptabilité publique française. Les opérations de paiement ont en effet été soumises très précocement à une réglementation précise ; elles permettent de contrôler à la fois l’ordonnateur et le comptable. La Marine offre un bon exemple de ce perfectionnement progressif couronné par l’ordonnance du 15 avril 1689 qui consacre son livre XXI aux pièces nécessaires à la justification des recettes et des dépenses[59] : « Les intendants libelleront dans leurs ordonnances toutes les pièces que les trésoriers sont obligés d’y porter, et n’y laisseront aucun blanc [...] à peine de nullité ; pour les paiements à compte, les trésoriers rapporteront les marchés ou autres titres »[60]. D’autres dispositions suivront. Une des plus célèbres, sans doute parce qu’elle s’attaque à la question de la justification des dépenses du ministère de la Guerre, est la déclaration du 12 juin 1781 prise à l’instigation du maréchal de Ségur, ministre de la Guerre, sur la comptabilité du payeur général de la Guerre : « Ordonnons audit trésorier général de se faire remettre tous les deux mois par les trésoriers des provinces, les acquits et autres pièces justificatives des dépenses qu’ils auront payées sur son autorisation.(art. 10) »[61].
         Le système fut fréquemment contourné par les ordonnateurs, soit que les réglementations leur accordent trop de liberté en matière de choix de pièces et qu’ils se contentent de donner une simple quittance, soit qu’ils refusent tout simplement de justifier en présentant au payeur des acquits de comptant, c’est-à-dire de simples ordres de payer. Au XVIIIe siècle, la pratique était devenue courante et couvrait non seulement les dépenses secrètes des ministères de la Guerre ou des Affaires étrangères mais encore de multiples dépenses, telles les pensions, qu’on ne souhaitait pas rendre publiques, telles encore les dépenses courantes qu’on avait pris l’habitude par simple commodité de payer sans justification. La dépense par acquit de comptant, dépourvue de justification, était évidemment un puissant facteur de dépassement de crédit[62].
         Au cours de la Révolution, l’opposition entre la Comptabilité nationale et la Trésorerie nationale, l’une réclamant les pièces pour le contrôle comptable, l’autre les refusant par crainte de ce contrôle, ne fit qu’embrouiller la question. 
         Il faut attendre le Consulat pour que la Comptabilité nationale réussisse à obtenir une transmission partielle des pièces. C’est le décret du 24 messidor an XII (13 juillet 1804) qui relance ce débat, mais laisse les ordonnateurs juges de déterminer les pièces justificatives... ce qui leur permit d’échapper au contrôle et de continuer à faire passer dans leurs dépenses ministérielles, frais de bureau, de maison, de blanchissage, cocher, raccommodage du linge, etc.[63].
         La loi du 16 septembre 1807, créant la Cour des Comptes, héritière de la Commission de Comptabilité, supprime un obstacle en défendant dans son article 18 à la cour de s’attribuer aucune juridiction sur les ordonnateurs, ce qui est propre à tranquilliser ceux-ci, mais laisse la liberté de choix des pièces. L’ordonnance du 18 novembre 1817, article 14, conserve ce principe : la dépense est justifiée au regard de la Cour des Comptes par les pièces que l’ordonnateur jugeait utile. Chaque ministre interprétait à sa guise : l’un imposait aux ordonnateurs secondaires la transmission de toutes les pièces, l’autre quelques-unes, voire aucune, tel le ministre de la Guerre qui trouvant fastidieux d’écrire le mot « néant » dans la colonne destinée à recevoir la nomenclature des pièces, avait fait imprimer des formules où la colonne était supprimée[64]. L’ordonnance du 27 octobre 1818, sous le ministère de Gouvion-Saint-Cyr, avait même entériné cette sorte de privilège en faveur du département de la Guerre en enlevant au Trésor le contrôle de la régularité des dépenses de ce ministère[65]. Sans mesures énergiques contre les récalcitrants la question pouvait rester longtemps sans solution.
         Les premiers débats sur les lois des Comptes devaient mettre en évidence ces anomalies. Ainsi La Bouillerie, s’insurge-t-il dans son rapport contre l’absence totale de justification dans une forte partie des dépenses. Les services de la Guerre sont particulièrement visés : « Les ordonnances pour les départements de l’artillerie et du génie sont délivrées au nom des directeurs de ces services, qui sont eux-mêmes ordonnateurs et ne peuvent être comptables ; cependant ils ne fournissent en échange du versement qui leur est fait que leur simple quittance [...]. Les ordonnances relatives au casernement, elles, sont au nom de l’entrepreneur général, et les quittances de cet entrepreneur sont les seules pièces à l’appui[66]. Bien sûr, précise La Bouillerie, tout cela n’est pas nouveau »[67].
         Foy et Sébastiani reprendront la critique : le premier dénonce les revues d’effectifs de l’année comptées pêle-mêle : soldats, sous-officiers, officiers, invalides, enfants de troupe. Il réclame au ministre des « faits élémentaires et non des faits composés ». Il évalue la somme ainsi dissimulée par défaut de justification à 11 millions de francs[68]. Plus loin, Foy précise : « C’est surtout dans l’artillerie que les fonds dévient »[69]. Le jeu de mots est certainement involontaire !
         Sébastiani ajoute à son tour qu’à la Guerre et à la Marine on ne rend pas de compte matière et qu’en ce qui concerne les comptes deniers on doit « présenter les procès verbaux de confection ; pour les journées de présence, vous devez les constater par des revues. Tant que toutes les pièces ne seront pas présentées à l’appui des comptes vous n’aurez que des comptes fictifs et vous ne pourrez jamais connaître la véritable situation des finances »[70].
         Enfin Sébastiani s’élève contre la somme de deux millions de francs allouée à la Chambre des pairs : « Je ne doute pas que ces deux millions ne soient bien dépensés. Mais par qui ? Vous l’ignorez. Quel est le ministre qui contresigne les ordonnances ? Vous l’ignorez encore. Quel est le ministre responsable de ces deux millions ? Aucun [...]. Mon but est de vous prouver que les comptes qui vous sont présentés ne reposent sur aucune pièce positive qui permet à la chambre de les vérifier »[71].
         A aucun moment Villèle ne conteste la justesse de ces critiques, sauf à reprendre, comme à propos des revues, l’évaluation de la dissimulation. Par contre il s’oppose avec énergie chaque fois que cette critique est l’occasion de demander la transmission de ces pièces à une commission de la Chambre : « J’ai à faire remarquer qu’on vous soumet des observations contradictoires sur les pièces à l’appui des comptes. On demande que les pièces vous soient communiquées et quand on vous dit qu’on les garde (au ministère) pour qu’elles puissent être consultées, compulsées, vérifiées, on dit : non, il faut qu’elles soient envoyées à la cour des comptes [...]. Messieurs, il faut à toute force se décider pour l’une ou pour l’autre. Si la chambre veut que toutes les pièces soient mises sous ses yeux, ou plutôt sous les yeux de sa commission, alors elles ne peuvent aller à la cour des comptes. Si vous voulez, au contraire qu’elles aillent à la cour des comptes où elles offrent, en effet, une bien plus sûre garantie, elles ne peuvent venir ici ».
         Villèle poursuit à propos des pièces justificatives de la Guerre : elles sont à vos ordres ; elles sont réservées pour vous au ministère de la Guerre. Les députés peuvent les consulter, alors que les autres, celles « qui appartiennent à la section des comptables elles sont envoyées à la cour des comptes ». Prenant de court la critique prévisible de ce désordre par les Libéraux, Villèle concède qu’il y a là « une sorte de bigarrure dans le mode de l’administration. Eh bien ! Messieurs cet inconvénient là, même, on l’a prévu, et il va disparaître. Une commission a été nommée : le rapport en est fait ; il va être communiqué au Conseil d’État, et nous espérons obtenir de S. M. une ordonnance, établissant un ordre uniforme pour tous les ministres, pour la reddition de leurs comptes »[72].
         Villèle fait explicitement allusion aux débats de la commission nommée par l’ordonnance du 14 mars 1821 qui eut à affronter les résistances de plusieurs ministres dont celui de la Guerre qui fit remarquer « qu’en sa qualité d’ordonnateur il devait conserver par devers lui les pièces justificatives des dépenses qu’il a ordonnancées, parce que ces pièces, en effet justificatives des ordonnances qu’il a délivrées, forment les preuves de son compte-rendu au roi et aux chambres; parce qu’il doit y trouver, au besoin, un moyen de défense contre les accusations »[73].
         Villèle reprend un peu plus loin le problème à propos d’un amendement déposé par Lainé de Villevêque disposant que « les pièces justificatives et les quittances des parties prenantes seront toujours jointes aux ordonnances ou mandats envoyés à la commission », comme cela se pratiquait autrefois, précise Lainé, au temps de Colbert, d’Argenson et de Ségur[74]. II répond que pour l’instant, seuls les ministres de la Marine et de la Guerre font des difficultés mais « un travail a été soumis à une commission dont le rapport vient d’être fait ; de ce rapport doit résulter l’application des principes que vous soutenez ».
         Mais cela ne l’empêche pas d’être opposé à l’amendement en raison des nombreux paiements par acompte pratiqués par le ministère de la Guerre : « Si vous opériez des paiements entiers avant d’avoir la garantie que ces fournitures ont été réellement faites, vous vous exposeriez à faire perdre souvent des sommes au trésor [...]. Ce que la chambre a de mieux à faire c’est de s’en reporter aux améliorations que prépare l’administration ». Le rapport, précise-t-il pour la troisième fois, est d’ailleurs prêt[75].
         Orateur persuasif, Villèle a réussi à détourner de leur objectif les attaques de l’opposition et à expliquer à une majorité, peu encline à entendre critiquer les pratiques des ministères de la Marine et de la Guerre, qu’effectivement il convenait de mettre un terme au désordre comptable dont ces ministères étaient coutumiers. Villèle a ainsi réussi à éviter que le débat ne s’enflamme et que la majorité, par réaction, ne vote des mesures propres à protéger ces ministères. Il a gardé la maîtrise des opérations alors qu’une loi sur cette question aurait été forcément imparfaite, imprécise ou tatillonne. Rien ne dit que la Chambre n’aurait pas introduit des dérogations dans la nomenclature des pièces[76], ou que les députés, faute d’obtenir le renvoi des pièces devant la Chambre, n’auraient pas décidé de les transmettre directement à la Cour des Comptes. C’eût été dans les deux cas revenir aux errements antérieurs, ceux d’une part qui avaient fait évoluer sous la Révolution, le Directoire et le Consulat le contrôle des comptes en juridiction des ordonnateurs, et, d’autre part, ceux qui sous l’Empire avaient permis aux ministres de se passer de justification.
 
Conclusion
 
         Peu de domaines sont aussi marqués par la continuité que celui de la comptabilité publique. L’ordonnance du 14 septembre 1822 en offre l’exemple le plus achevé. Souvent présentée comme un commencement, la réforme n’est en fait que l’aboutissement d’une longue évolution dont les origines plongent au cœur des mécanismes administratifs de l’ancienne monarchie. L’ordonnance marque la victoire du ministère des Finances, contre ses collègues dépensiers, contre le Parlement et même contre la Cour des Comptes. Elle trace des limites qui désormais ne seront plus franchies : la Cour des Comptes restera sous la puissance de l’Exécutif, même s’il lui arrivera parfois de souhaiter retrouver un peu de l’indépendance de sa devancière d’Ancien Régime ; les dépensiers, placés sous la coupe des Finances, se plieront aux nouvelles disciplines comptables ; les Chambres demeureront cantonnées dans un contrôle, finalement limité, de l’exécution comptable du budget.
         En 1822, avant la publication de l’ordonnance, aucune de ces orientations n’était nettement tracée. La logique parlementaire, définie par le Baron Louis lors de la Première Restauration, dessinait même une orientation favorable aux Chambres : il eût suffi que s’établisse une liaison étroite et directe entre la Chambre des Comptes et le Parlement pour faire d’elles le véritable siège du contrôle, tant comptable qu’administratif même, des dépenses publiques. Corvetto et Roy n’étaient pas en mesure de résister longtemps à une pression parlementaire soutenue et n’avaient pas les moyens, sinon la volonté, de mettre de l’ordre dans les services ministériels. Tel est le sens de l’évolution de la période 1817-1821.
         L’année 1822 marque une rupture. Les nouveaux principes comptables, perfectionnés, régime après régime, dans la plus parfaite continuité, consolideront la position du ministre des Finances et s’imposeront au régime parlementaire. Telle est la signification historique de l’ordonnance de Villèle. Elle dépasse la seule question du contrôle des dépenses publiques et impose une analyse plus complète des rapports existant entre le droit budgétaire et la comptabilité publique. Le premier, fruit du régime parlementaire n’a pas engendré la seconde. Il a seulement accéléré la maturation de questions encore mal définies ou toujours en débat. Mais inversement, la construction comptable, fruit de la tradition administrative, a lourdement pesé sur un droit budgétaire en phase de formation et fragilisé par les vissicitudes du régime parlementaire.
 

 


[1] Sur l'intérêt du public pour les questions de comptabilité publique, La Cour des comptes, collectif, CNRS, Paris, 1984, p. 494, « La comptabilité vue par les salons ».

[2] Sur les innovations budgétaires de la Restauration, Gérard Sautel, Histoire des institutions publiques depuis la Révolution, Dalloz, Paris, 1978, pp. 557 sq. Pour une bibliographie des ouvrages classiques, Michel Bottin « Introduction historique au droit budgétaire et à la comptabilité de la période classique », in Histoire du droit des finances publiques, dir. Isaïa et Spindler, T.1, Economica, Paris, 1986, pp. 3-31. Pour une approche budgétaire des dépenses publiques, Pierre-François Pinaud, « Un exemple de technique financière : histoire du budget des dépenses. 1789-1830 », in Revue historique, 1992, pp. 339-363.

[3] Jean Bonnafons, La loi des comptes sous la Restauration, Thèse droit, Aix-Marseille, 1947.

[4] La biographie de Jean Fourcassié, Villèle, Paris, 1954, accorde très peu de place aux aspects budgétaires et comptables de l'œuvre de Villèle.

[5] Mémoires et correspondance du comte de Villèle, Paris, 1904, T.3, p. 14.

[6] Sur l'importance du débat et son écho parmi les spécialistes, cf. en particulier les articles de Robert Ludwig à propos de trois publications parues peu de temps avant l'ordonnance du 14 septembre 1822 : « De la comptabilité des dépenses publiques » (anonyme), 1822 ; « Lettres à l'auteur de l'écrit anonyme intitulé de la Comptabilité des dépenses publiques », par De Lafontaine, 1822, et « Du paiement, de la justification et de la comptabilité des dépenses publiques » par Simplex, 1819, in Revue du Trésor, 1975, mai, pp. 17-30, oct. p. 31-43 et nov. pp. 37-51 et ibidem 1976, janv. pp. 35-39.

[7] Bonnafons, La loi des comptes, op. cit., p. 60.

[8] Bottin, « Introduction », op. cit. p. 26.

[9] Ibidem, p.25.

[10]Dictionnaire des ministres de 1789 à 1989, dir. Benoît Yvert, Paris, 1990, art. « Richelieu ».

[11] Mémoires de Villèle, op. cit., p. 9.

[12] Mémoires de Villèle, op. cit., p. 8.

[13] Bonnafons, op. cit. pp. 42 et 138.

[14] Mémoires de Villèle, op. cit., p. 14.

[15] Mémoires de Villèle, op. cit., p. 16.

[16] Mémoires de Villèle, op. cit., p. 18.

[17] Mémoires de Villèle, op. cit., p. 18.

[18] « Souvenirs de carrière » en introduction du Système financier de la France, son monumental recueil de textes, de rapports et d’études, 6 vol., Paris, 1863-1870. Sur Charles-Louis d'Audiffret, « premier commis des Finances » de Louis XVIII et Charles X, maître d'œuvre des codifications comptables du XIXe siècle, Charles Merveilleux du Vignaux, « Marquis d'Audiffret », in Cour des comptes, op. cit., pp. 496-499, M. Bottin, « Introduction », op. cit., pp. 27-31 et Michel Bruguière, « Charles-Louis-Gaston d'Audiffret, fondateur de la comptabilité publique française », in Bulletin de la Soc. hist. et archéologique de l'Orne, 1984, pp. 121-129.

[19] Pour une approche générale, Jean Magnet, « La comptabilité publique à l'âge classique, » in Histoire du droit des Finances publiques, T. 1, op. cit., pp. 58-74, suivi du texte de l'ordonnance.

[20]  Sur ces oppositions, C.J. Gignoux, La vie du Baron Louis, Paris, 1928 et Michel Bruguière, La Première Restauration et son budget, Genève, 1969.

[21] Henri Legoherel, Les trésoriers généraux de la Marine. 1517-1788, Paris, 1965.

[22] Article 148 de la loi du 25 mars 1817 : « Les ministres présenteront à chaque session les comptes de leurs opérations pendant l'année précédente », Duvergier,Collection des lois, Paris, T. 21, 1827, p. 146 et Bonnafons, op. cit., p. 27.

[23] Le Moniteur Universel du 7 mars 1822, p. 350.

[24] Le Moniteur Universel du 7 mars 1822, p. 351.

[25] Ibidem.

[26] Ibidem.

[27] Michel Bottin, « Le budget de 1788 face au Parlement de Paris (nov. 1787-avriI1788) » in Etat, Finances et Révolution pendant la Révolution française, Comité pour l'Histoire économique et financière de la France, Paris, 1991, p. 71.

[28] Le Moniteur universel (séance du 7 mars), samedi 9 mars (supplément), p. 363.

[29] Ibidem.

[30] Débat dans Bonnafons, op.cit. 126 sq.

[31] Le Moniteur Universel du 29 janvier 1822, p. 130.

[32] Rapport La Bouillerie, Le Moniteur Universel du 29 janvier 1822, p. 130 c.

[33] Le Moniteur Universel du 8 mars, p. 356.

[34] Dictionnaire des ministres, op. cit., p. 174, art. « Portal ».

[35] Joseph Barthélemy, L 'introduction du régime parlementaire en France sous Louis XVIII et Charles X, Paris, 1904, p. 265.

 

[36] Duvergier, Collection des Lois, T. 22, Paris, 1828, p. 241.

[37]Villaines et Raynaud, « Naissance et débuts de la Cour des comptes », La Cour des Comptes, op. cit., p. 361 et Flori, « La Cour des comptes sous le régime représentatif et le début de la Seconde République. 1815-1848 », La Cour des Comptes, op. cit., pp. 443 sq.

[38] Cité par Flori, La Cour des Comptes. op. cit., p. 446.

[39] Le Moniteur Universel du 29 janvier1822, p. 130 a.

[40] Mêmes réclamations en 1820 et 1821, Bonnafons, op. cit., p. 70.

[41] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 366.

[42] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 366.

[43] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 367.

[44] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 367.

[45] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 368.

[46] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 369.

[47] Le Moniteur Universel du 8 mars 1822, p. 372.

[48] Le Moniteur Universel du 9 mars 1822, p. 363.

[49] Le Moniteur Universel du 10 mars 1822, p. 372.

[50] Le Moniteur Universel du 11 mars 1822, p. 375.

[51] Sur les rapports principal ministre-contrôleur général des Finances à la fin du XVIIIe siècle, Jean Egret, Necker, Paris, 1975, pp. 214 sq. et 326 sq. et Jean François Labourdette, Vergennes, ministre principal de Louis XVI, Paris, 1990, pp. 209 sq.

[52] J.F Boscher, French Finances. 1780-1795. From Business to Bureaucracy, Cambridge, 1970 et Jean Tulard, « Les directeurs de ministère sous le Consulat et l’Empire », in Les directeurs de ministère en France (XIXe-XXe siècles), Genève, 1976.

[53] Villèle parle à ce propos de l’ « anarchie périlleuse pour la France que devenait l’Espagne». Il souhaitait une intervention armée, alors que Montmorency penchait pour un simple soutien aux royalistes espagnols. Mémoires de Villèle, op. cit. pp. 273 sq.

[54] Lettre du duc de Bellune au général Guilleminot dans laquelle il se plaint d’avoir été complètement mis à l’écart des marchés de la guerre d’Espagne, lettre du 8 avril 1823, Mémoires de Villèle, op. cit.,  p. 324.

[55] Dans ses Mémoires, op. cit., pp. 273 et 274, Villèle se targue d’avoir prévu et préparé cette guerre en faisant ajouter 30 millons de francs au budget de la Guerre voté en 1822 et préparé par son prédécesseur et surtout fait tenir deux sessions au printemps 1822 « l’une à la suite de l’autre » pour voter le budget de 1822, puis celui de 1823. « J’obtins à ce prix dix-huit mois de ressources...au lieu que depuis 1815, celles des six premiers mois de chaque année se trouvaient épuisées à l’avance ».

[56] Tenue dans chaque ministère d’un journal général et d’un grand livre en partie double et rattachement de ces écritures au compte général des Finances.

[57] Nombreux exemples dans H. Legoherel, op. cit. et dans René-Marie Rampelberg, Le Ministre de la Maison du roi. 1783-1788. Baron de Breteuil, Paris, 1975, pp. 53 sq. (à propos du Bureau général des dépenses de la Maison du roi où est mise en place à partir de 1780 une procédure de distribution des fonds).

[58] C’est sans doute Audiffret qui a, dans son Système financier de la France, le mieux décrit cette longue lutte du ministère des Finances contre ses propres bureaux pour parvenir à la clarté comptable et à l’unité financière. Son Rapport au roi sur l’administration des Finances du 15 mars 1830 (au T. l, 288 pages) est une véritable histoire des Finances sous la Restauration, plus précise et plus technique que les grandes fresques des auteurs classiques.

[59] Sur le contrôle administratif des dépenses dans la Marine, H. Legoherel, op. cit. pp. 134 et 145 sq.

[60] Cité par La Bouillerie dans son rapport, Le Moniteur Universel du 29 janvier, p. 130 b.

[61] Déclaration sur la comptabilité du payeur général de la guerre, 12 juin 1781, Recueil des anciennes lois par Isambert, Jourdan et Decrusy, T. 27, Paris, 1827, pp. 33-43.

[62] France Weiss, Acquits et ordonnances de comptant. Histoire des fonds secrets sous l’Ancien Régime, Paris, 1940.

[63] Thuillier, « La Comptabilité nationale », in La Cour des Comptes, op. cit., p. 317-350.

[64] Bonnafons, op.cit., p. 39.

[65] M. Bottin, « Introduction », op. cit., p. 23. Le directeur des dépenses au ministère de la Guerre critiqua ouvertement cette ordonnance, refusant même de l’appliquer. La commission, formée par l’ordonnance du 14 mars 1821 à la demande de Roy, était chargée principalement de régler cette difficulté, Robert Ludwig, « La querelle des nomenclatures 1837-1842 », in La Cour des Comptes, op. cit., p. 452 en note.

[66]  C’est ce type d’abus qui a conduit à la mise au point de l’article 17 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 rappelant que « les fonctions d’ordonnateur et d’administrateur sont incompatibles avec celles de comptable ». Il est suivi d’un long alinéa sur la comptabilité de fait.

[67] La Bouillerie dans son rapport. Le Moniteur Universel du 29 janvier, p. 130 b.

[68] Le Moniteur Universel du 7 mars, p. 352.

[69] Le Moniteur Universel du 9 mars, p. 363.

[70] Ibidem.

[71] Ibidem.

[72] Ibidem.p. 364.

[73] Bonnafons, op. cit., p. 59.

[74] Le Moniteur Universel du 10 mars 1822, p. 369.

[75] Ibidem.

[76] Le choix des pièces à présenter pouvait offrir l’occasion d’une discussion interminable. L’article 10 de l’ordonnance du 14 septembre 1822 en donnait une liste restreinte et précise. Sur les extensions indispensables et sur la position de la Cour des Comptes en faveur d’un élargissement jurisprudentiel, contre l’avis de l’Administration, Robert Ludwig, « La querelle des nomenclatures 1837-1842 », in La Cour des Comptes, op. cit., pp. 450-473.

 

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