La Regia camera de conti de Turin et la domanialié féodale
 
 
 
 
La place de cette étude dans cet Itinéraire de recherches en histoire des  Finances publiques peut paraître contestable. On la justifiera simplement parce qu’elle permet une -rapide- comparaison avec les chambres des Comptes françaises. Mais ce qui est apparemment le plus difficile à justifier c’est la matière féodale elle-même. Quel lien peut-il exister avec les Finances publiques ? C’est oublier que les droits et biens féodaux sont une composante du Domaine. Si le droit français n’est pas toujours très clair sur cette appartenance, ce n’est pas le cas des Etats de Savoie. La Chambre des Comptes de Turin donne ici une leçon de Finances publiques en rappelant cette nature domaniale
M. B. Mars 2018
  
 

 

La Regia Camera de Conti de Turin

et la rénovation féodale dans les Etats de la Maison de Savoie

au XVIIIe siècle

 

 
 
Pour citer : Michel Bottin, « La Regia Camera de Conti de Turin et la rénovation féodale dans les Etats de la Maison de Savoie au XVIIIe siècle », in I Senati sabaudi fra antico regime e Restaurazione, a cura di Gian Savino Pene Vidari, programme « Etats de Savoie » du 121e Congrès du CTHS, Nice, 1996, Giappichelli, Torino, 2001, pp. 181-196.
 
 
         Les questions féodales sont en France, surtout pour l’Ancien Régime, distinctes des matières domaniales. Les principes fondamentaux qui régissent le Domaine de la Couronne, inaliénabilité et imprescriptibilité principalement, ne s’y appliquent pas. Fiefs et droits féodaux suivent un régime juridique proche du droit général des biens tant en matière de successions que de contrats. C’est là une situation paradoxale qui, en justifiant la prescription d’anciennes donations de biens et droits domaniaux ou fiscaux, interdit tout retour à la Couronne. Les blocages institutionnels et politiques du régime féodal français sont directement liés à ce détournement vers la patrimonialité. L’impossible retour à la Couronne a ainsi empêché toute transformation et toute modernisation du système féodal.
         Toutes ces questions se présentent de façon très différente dans les Etats de la Maison de Savoie. La féodalité y apparaît, surtout au XVIIIe siècle, comme une structure administrative, partie intégrante de l’Etat, au service de la Couronne. Le seigneur féodal est un administrateur qui exerce, ou plus exactement fait exercer, dans son fief un ensemble de prérogatives de justice et de police. En France ces pouvoirs, très contestés par l’autorité royale, ont un caractère résiduel et archaïque. Dans les Etats de la Maison de Savoie, ils ont été renforcés par le pouvoir royal de façon à développer dans la noblesse le sens du service civil et à consolider le lien de fidélité créé par la concession du fief.
         Cette évolution, contraire aux tendances patrimoniales les plus répandues et les plus naturelles, a été rendue possible par l’affirmation de quelques principes fondamentaux assimilant le fief à une stricte concession. La définition de compétences domaniales étendues et leur mise en œuvre rigoureuse et continue la Regia Camera de Conti  de Turin aboutissent ainsi au XVIIIe siècle à une profonde rénovation du régime féodal.
 
L’étendue des compétences domaniales
 
         La Regia Camera de Conti de Turin présente de nombreuses similitudes avec ses homologues françaises, les chambres des comptes, celle de Paris comme celles de province. Comme elles, elle exerce une triple compétence : elle enregistre tous les textes ayant une incidence financière que ce soit en matière domaniale ou fiscale ; elle est gardienne du Domaine de la Couronne, conserve les titres et contrôle les aliénations ; elle vérifie et arrête les comptes publics. Comme elles, la Regia Camera est « souveraine », c’est-à-dire que ses arrêts sont insusceptibles d’appel. Enfin, comme elles, elle exerce plusieurs de ses compétences concurremment avec les cours souveraines générales, les sénats, mais également le Consulat de mer de Nice.
 
La définition du Domaine
 
         Là s’arrête le parallèle institutionnel. La Regia Camera de Conti de Turin, à la différence des chambres des comptes françaises, occupe dans les Etats de la Maison de Savoie une place centrale.
         Elle est d’abord, à partir de 1720, cour unique pour l’ensemble de ces Etats, tant di qua que di là dei monti. Jusqu’à cette date la Chambre des Comptes de Chambéry a exercé pour la Savoie l’ensemble des compétences. Ses réticences, et parfois ses résistances, au pouvoir ducal, sa constance à défendre le particularisme savoyard ont conduit Turin d’abord à en limiter les pouvoirs puis à en concevoir la suppression. Victor Amédée II, fort de ses succès diplomatiques au traité d’Utrecht, supprime en 1719 la Chambre des Comptes de Savoie et étend la compétence de la Regia Camera à l’ensemble de ses Etats[1].
         Ensuite, ses magistrats, comme ceux des autres cours, sont de zélés et fidèles défenseurs des droits de la Couronne. L’absence de vénalité des charges y est évidemment pour beaucoup. Les magistrats sont ainsi appelés à exercer leurs fonctions dans différentes cours de façon temporaire. L’esprit de corps, propre aux cours françaises, n’y est pas développé, et le jeu des carrières réduit considérablement les risques de cloisonnement juridictionnel. Les querelles de préséance et, plus grave, les conflits de compétence, qui émaillent l’histoire des cours françaises apparaissent ici très estompés[2].
         Enfin la Regia Camera dispose par rapport à ses homologues françaises et en particulier la Chambre des Comptes de Paris, de pouvoirs nettement plus étendus en matière domaniale, aussi bien en ce qui concerne le champ de la domanialité que la compétence juridictionnelle. Ces deux questions doivent être précisées.
         Sur le premier point le droit français distingue dès le Moyen Age les biens in domanio et les biens in feodo[3]. « La qualification domaniale ne s’applique véritablement qu’en l’absence de tout démembrement juridique »[4]. Cela suppose qu’entre le roi et ses possessions ne s’interpose aucune autorité ; or le lien féodal médiatise cette relation ; le roi n’a plus la disposition du bien même si les fiefs concédés peuvent toujours faire retour au domaine proprement dit.
         Ces deux ensembles, domanialité et féodalité, évoluent alors de façon différente : le premier est marqué par la consolidation progressive, et souvent hésitante, des principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité. L’édit de Moulins de 1566 en est l’affirmation la plus connue. Le second au contraire se trouve très tôt altéré par l’application de règles patrimoniales qui rapprochent le fief de l’alleu, en particulier en matière de divisibilité et d’aliénabilité. « Feudum est benevola, libera et perpetua concessio »[5]. La formule de Dumoulin marque l’ensemble de la doctrine féodale française du XVIe au XVIIIe siècle[6]. On a oublié, comme le précise Hervé dans son Traité des matières féodales et censuelles, que « les premiers fiefs n’étaient qu’à temps »[7].
         Certes les réactions contre « ce droit commun au royaume »[8] trop favorable à une quasi-patrimonialité ne manquent pas. En premier lieu le roi cesse de concéder des fiefs, car cela serait considéré comme une aliénation du domaine. Il se borne à l’« engager ». La faculté de rachat est dans ce cas imprescriptible. En second lieu le roi tente de rétablir pour les fiefs un droit de retour au Domaine de la Couronne. Une partie de la doctrine considère ainsi, que les « fiefs immédiats de la Couronne en s’y réunissant, s’y incorporent, et s’y consolident, comme la partie avec le tout », mais il ne faut pas moins distinguer « la couronne et le fief »[9]. La fusion n’est qu’une possibilité. Cette situation concerne les fiefs de dignité, duchés, marquisats, comtés, baronnies, pour lesquels on continue d’affirmer le droit de retour à la couronne. En pratique, on peut le constater pour la Provence[10], ces fiefs qui auraient dû suivre des règles strictes de dévolution -primogéniture masculine le plus souvent- sont vendus et divisés à volonté. Le principe d’appropriation est trop consolidé pour que le pouvoir royal puisse imposer un retour aux règles originelles de concession. Louis XIV lui-même devra rassurer les nobles provençaux inquiets des possibilités de rachat qu’ouvrait un arrêt du conseil du 23 février 1663 au profit des habitants : il s’empresse de préciser que cela ne concerne que le domaine engagé et que les « domaines aliénés par les comtes de Provence », y compris sous la forme de fiefs, ne sont pas concernés par la mesure[11].
 
La juridiction du Domaine
 
         Sur le second point, celui de la juridiction, la situation française est paradoxale : « La direction, autorité et gestion » du domaine, appartiennent originellement aux trésoriers de France. Ceux-ci passent les contrats d’aliénation, s’informent sur les fiefs mouvants du roi, dressent l’état des terres, seigneuries et droits dépendant du domaine, reçoivent les actes de foi et d’hommage, afferment le domaine muable, veillent au domaine casuel, font percevoir les profits féodaux, quint et requint, lods et ventes, relief et rachat, connaissent les causes de francs-fiefs, etc.  Ces compétences passent à partir du XVIe siècle aux bureaux des finances qui « connaissent en première instance de toutes les affaires concernant le domaine du roi et les droits en dépendant sauf appel au parlement »[12], et pas à la Chambre des comptes. Fidèles à une conception traditionnelle et fort peu dynamique de la gestion du Domaine, les bureaux des finances n’ont pas cherché à innover en recherchant par exemple de façon active les droit du roi en matière féodale. Quant aux parlements, ils ont travaillé de façon constante au développement d’un « droit commun féodal » favorable à la patrimonialisation.
         Les compétences féodales de la Regia Camera sont fondées sur une conception très différente du droit féodal, celle des Libri Feudorum, compilation rassemblant les constitutions des empereurs du Saint-Empire en matière féodale et diverses évolutions jurisprudentielles : les fiefs y apparaissent comme des concessions susceptibles de retour à la Couronne et réglés par les clauses de l’investiture, « loi du fief »[13].
         L’autorité des Libri Feudorum s’est étendue aux terres d’Empire. En pratique elle tend à décliner dès la fin du Moyen Age sous l’effet des tendances patrimoniales et des relâchements politiques[14]. Ainsi dans les provinces d’Empire rattachées au royaume de France, comme la Provence ou le Dauphiné, les Libri Feudorum perdent-ils rapidement toute autorité[15]. Il faut y voir à la fois une réaction de rejet contre une législation d’origine impériale et un effet des tendances unificatrices des parlements en matière féodale.
         Ailleurs, dans les principautés toujours nominalement terres d’Empire, comme les Etats de la Maison de Savoie, on peut remarquer également la consolidation de larges zones d’exception où la quasi-patrimonialité s’est affirmée : c’est le cas de la Savoie, du Montferrat et du Comté de Nice[16]. Mais dans ce cas, les principes des Libri Feudorum demeurent : lorsque le pouvoir ducal est fort, ils sont, dans la mesure du possible, réactivés. Lorsqu’il s’affaiblit, comme au temps des régences de Christine de France et de Jeanne Baptiste de Savoie-Nemours, les tendances patrimoniales réapparaissent[17]. Le règne de Victor Amédée II, effectif à partir de 1684, marque la réaffirmation, au plan pratique et non plus seulement doctrinal, de ces principes. La Regia Camera de Conti de Turin devient alors l’exécutrice fidèle et efficace de cette nouvelle politique féodale.
 
La mise en œuvre des compétences domaniales
 
         La Regia Camera intervient, dans les matières qui sont de sa compétence, de trois façons : elle enregistre les décisions royales publiées sous forme de lettres patentes ou d’édits ; elle règlement au moyen d’ « instructions » et « manifestes » caméraux ; elle juge les affaires qui s’y rattachent. Cette concentration de pouvoirs a permis à la cour de développer une politique domaniale et féodale cohérente et constante. Celle-ci repose d’abord sur une connaissance suffisante du complexum feodale : inventaire des droits, cadastration des biens et analyse des clauses d’investiture. La tâche est immense ! L’administration royale en France n’est jamais parvenue à constituer un terrier général des fiefs qui aurait pu permettre une meilleure gestion de l’ensemble féodal et au-delà sa réformation. C’est là le second objectif poursuivi : multiplier les nouvelles concessions de fiefs et obtenir par des retours à la Couronne, la possibilité de réinféoder à des conditions plus favorables après élimination des archaïsmes. La réussite de ce plan de modernisation de la féodalité, conçue comme une structure de l’administration de l’Etat, est inégale. Elle varie selon les provinces.
 
Enquêtes et recensements
 
         Les enquêtes des intendants de la Maison de Savoie qui se succèdent dès la fin du XVIIe siècle dressent l’inventaire des droits du souverain dans les différentes provinces[18]. Celles-ci ne permettent pourtant pas encore d’avoir une approche précise des droits féodaux compris dans chaque fief. Elles offrent cependant la possibilité de mettre à jour quelques irrégularités flagrantes qui ouvrent un droit de retour à la Couronne et de découvrir ici et là quelques possibilités d’inféodations nouvelles en rassemblant quelques droits autour d’une concession de haute justice.
         Les recherches des intendants sont prolongées au plan féodal par l’intervention de commissaires chargés des ricognizioni féodales. Ceux-ci, munis d’instructions délivrées par la Regia Camera, reçoivent les déclarations de tous les seigneurs et de tous les détenteurs de biens féodaux, nobles ou roturiers, personnes physiques ou communautés d’habitants, religieuses ou autres. Ce consegnamento, à la différence des enquêtes administratives de l’intendant, a valeur authentique. Ces opérations sont réalisées de façon épisodique et partielle jusqu’à début du XVIIIe siècle. Mais le recoupement d’un commissaire à l’autre à partir des fiefs et droits déjà consignés permet une approche progressivement plus fidèle des droits concédés[19].
         Ces opérations ont fait en Savoie l’objet de résistances, tant en ce qui concerne les recherches sur les arrières-fiefs considérés « comme des patrimoines »[20] que des créations de nouveaux fiefs. La noblesse savoyarde traditionnelle y voyait un facteur de dévalorisation nobiliaire. La Chambre des Comptes de Chambéry, avant sa suppression en 1719, soutint vigoureusement l’action de la noblesse de la province. Mais même après cette date les difficultés subsistent et la résistance reste forte. En 1728 un recensement des « servis » et charges seigneuriales aboutit à un résultat très décevant[21].
         En Piémont, l’influence plus marquée des Libri Feudorum a favorisé au contraire les entreprises du pouvoir : déjà en 1617 un édit avait ouvert la possibilité aux communautés d’habitants de racheter les droits féodaux[22]. Mais la mesure la plus considérable est prise par l’édit du 7 janvier 1720 qui remet en cause les aliénations antérieures et aboutit à la vérification générale des titres des vassaux piémontais[23] : huit cents feudataires sont cités devant un magistrat extraordinaire, véritable « camera ardente », pour y recenser les fiefs démembrés de la Couronne autrement qu’à titre onéreux[24].
         Les fiefs déclarés vacants sont réinféodés, avec des clauses de succession plus strictes et un ensemble de droits rénovés, à de nouveaux seigneurs. On qualifie ces concessions de rectes et propres, par opposition à celles comportant des clauses de patrimonialisation plus ou moins accentuées, qui sont considérée comme impropres. Cette distinction est à la base du droit féodal des Etats de la Maison de Savoie. La Regia Camera procèdera ainsi de 1722 à 1725 à la réinféodation de 172 fiefs. Les nouveaux seigneurs composeront ce qu’on appellera par dérision la « Nobiltà del 22 ».
         Enfin, dans le Comté de Nice, l’entreprise de rénovation se traduira sans véritable résistance par une série d’inféodations nouvelles, dans des lieux jusque là libres de toute emprise féodale. Très réticentes, voire hostiles, face à l’établissement d’un pouvoir seigneurial détenteur de la haute justice et de ses dépendances, base du fief, les communautés d’habitants réussiront, dans quelques cas, à obtenir l’inféodation pour leur propre compte[25].
         L’activité réformatrice s’accélère à partir des années 1720. L’édit du 16 avril 1734 met en place une procédure de consegnamento général concernant tous les vassaux et détenteurs de biens féodaux dépendant « médiatement et immédiatement du direct domaine ». Le royaume est découpé en 21 circonscriptions, dont quatre pour l’ensemble Savoie-Val d’Aoste et une pour le Comté de Nice. Les commissaires reçoivent les déclarations détaillées et vérifient les paiements des droits dus au Domaine par les vassaux et tous les détenteurs de droits féodaux, trézains, cavalcades, suffertes, canons, cens, etc. Le défaut de « consegna » entraine la caducité du fief et des droits. L’opération, menée sous le contrôle de la Regia Camera, nécessitera plusieurs rappels. Dans le Comté de Nice, la plupart des fiefs sont déclarés soit à Nice soit à Turin mais on peut constater quelques résistances passives de la part des communautés d’habitants qui répugnent à présenter comme féodaux la banalité des moulins ou les droits de pâturage[26]. Souvent en effet l’origine de la concession a été « oubliée » par telle communauté qui a acheté le droit au seigneur un ou deux siècles auparavant. Les sénats, cours souveraines protectrices des communautés, n’hésitent pas à trancher les litiges concernant ces questions comme s’il s’agissait de biens ordinaires. La soumission d’une communauté aux contraintes féodales leur paraît peut acceptable. Ainsi en 1731 le Sénat de Turin interdit-il aux vassaux de publier dans leurs fiefs des « bandi campestri » et des règlements de chasse et pêche sans approbation du Sénat[27]. La Regia Camera réagira en procédant à un partage de compétences plus équilibré, de nature à protéger les droits de la Couronne mais aussi propre à assurer la bonne marche des communautés.
 
La politique de réinféodation
 
         Parallèlement à cette recherche de droits féodaux, la Regia Camera a tenté par différents moyens d’obtenir le retour à la Couronne de fiefs, de concession ancienne, en interprétant de façon restrictive les clauses de l’investiture primordiale. La cour a ainsi développé pour le Piémont une jurisprudence considérant que les fiefs qui avaient été concédés par les ducs de Savoie avec la mention « pro se, heredibus et successoribus quibuscumque » devaient être considérés comme seulement transmissibles aux héritiers en ligne directe et non aux étrangers de façon à ne pas altérer la nature recte et propre des fiefs[28]. Pourtant, cette clause, très fréquente, était une de celles qui ouvraient les plus larges possibilités de division et d’aliénation. C’est en tout cas ainsi qu’elle avait été interprétée jusqu’au XVIIe siècle. La restriction était nette.
         Une telle jurisprudence était évidement impossible en Savoie en raison de l’hostilité de la Chambre des Comptes puis, après sa suppression, des résistances nobiliaires. Dans ce cas le problème restait entier : comment contourner l’obstacle que présentait la quasi-patrimonialité savoyarde à une modernisation du système féodal ? Sans retour à la Couronne pas de réinféodation sous une forme « recte et propre » et pas de modernisation.
         On procéda donc comme en Piémont au siècle précédent, mais cette fois sans contester le caractère quasi-patrimonial : l’édit du 5 août 1752 contourne l’obstacle. Il considère effectivement les fiefs de Savoie comme aliénables tant par contrat que par disposition de dernière volonté et transitoires aux mâles et aux femmes, « conformément à la coutume », mais il prend soin de rappeler que le souverain détient tout de même un droit de rachat[29].
         C’est à partir de ce rappel et après de multiples pressions de la part de l’intendant général de Savoie et de la Regia Camera qu’est décidé par l’édit du 19 novembre 1771 « l’affranchissement des fonds sujets à devoirs féodaux et emphytéotiques » en Savoie. Les communes intéressées pouvaient en bénéficier, après inventaire, approbation par l’assemblée générale des habitants à la majorité des deux-tiers et autorisation par l’intendant d’aliéner une partie des biens communaux pour financer l’opération[30].
         La féodalité savoyarde ainsi modernisée se trouvait débarrassée d’une « source continuelle de procès ». Les seigneurs ne conservaient que leurs titres et droits de justice avec leurs dépendances. En 1792, 65% des fiefs de Savoie étaient affranchis au moment de l’entrée des troupes révolutionnaires en Savoie[31].
         Enfin, la procédure fut différente pour les fiefs niçois. On considérait en effet à la Regia camera que les fiefs « anciens » du Comté suivaient la coutume provençale et étaient donc difficilement susceptibles de retour à la Couronne. L’ancienneté était d’ailleurs entendue de façon très large puisqu’il semble bien que même les réinféodations opérées au XVIIe siècle à la suite de la saisie des possessions féodales du comte de Beuil, puis les créations de la fin du siècle, aient également bénéficié de cette interprétation. Une enquête réalisée en 1755 par le procureur général près la Regia Camera, Jean François Maistre - un niçois il est vrai !-, conclut ainsi au caractère impropre des fiefs anciens niçois[32]. Pourtant, comme en Savoie, les années 1770 voient se développer de la part de la Regia Camera  une offensive contre la féodalité « ancienne ». A la suite d’un revirement complet de sa jurisprudence la cour cesse alors de considérer les fiefs anciens niçois comme systématiquement impropres. Il faut, dit la cour, qui reprend la position énoncée par son procureur général De Rossi en 1771, analyser les clauses d’investiture avec minutie. Peu de fiefs anciens résisteront à cette démarche : certains n’étaient pas aliénables ou pas divisibles, d’autres n’étaient transmissibles qu’aux mâles, etc. Plusieurs successions considérées comme réglées en contravention avec la clause d’origine étaient donc susceptibles d’être annulées ; dans ces cas le fief ou les droits concernés revenaient à la Couronne. Seules les plus anciennes concessions remontant à l’époque des comtes de Provence, avant le rattachement du Comté de Nice aux Etats de Savoie en1388, étaient considérées comme impropres. La Regia Camera interprétait ici la clause « pro se, heredibus et successoribus quibuscumque » de façon normale parce qu’elle estimait que telle avait été la volonté du comte de Provence concessionnaire[33]. La jurisprudence « niçoise » de la cour turinoise remettait ainsi en cause à la fin du XVIIIe siècle les dernières positions favorables au maintien des droits acquis[34].
 
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         Le droit comparé éclaire la conclusion. La Regia Camera a œuvré avec une fermeté accentuée en faveur d’une rénovation du système féodal. On est bien loin des pratiques françaises ! La réaction féodale des dernières années de l’Ancien Régime français suit un processus inverse : elle est l’aboutissement d’une série de consolidations d’archaïsmes et de droits acquis. Qu’un Etat voisin, et culturellement proche, ait pu entreprendre, et finalement réussir, une telle entreprise soulève quelques questions majeures, non seulement sur la place de la noblesse dans l’Etat mais aussi sur la nature du pouvoir. L’absolutisme n’a jamais pu déployer en France autant de moyens dans ces matières susceptibles de toucher à la fois la noblesse, les parlements et le droit de propriété. Le traitement de la question féodale par Turin au XVIIIe siècle illustre ainsi autant l’esprit du réformisme piémontais qu’il souligne, en creux, les blocages français.


[1] C. Dionisotti, Storia della magistratura piemontese, 2 vol., Roux e Favale, Torino, 1881, p. 217.

[2] Cf. par exemple Enrico Genta, Senato e senatori del Piemonte nel secolo XVIII, Deputazione subalpina du Storia patria, Torino, 1983.

[3] G. Leyte, Domaine et domanialité publique dans le France médiévale. XIIe-XVe siècles, PU Strasbourg, 1996, p. 113.

[4] Ibidem, p. 126.

[5] C. Dumoulin, De feudis, 1539.

[6] Cf. en particulier R. J. Pothier, Traité des fiefs censives, relevoisons et champarts, 2 vol., Orléans, 1776 et G. A. Guyot, Traité des matières féodales, 6 vol., Paris, 1740 et sq.

[7] 8 vol, 1775-1788, au vol. 1, p. 368.

[8] La formule est du chancelier d’Aguesseau à propos de l’article 84 de la Coutume d’Artois, Oeuvres, 12 vol., 1769, au vol. 7, p. 9.

[9] Dictionnaire raisonné des domaines et des droits domaniaux, 2 vol., Rouen, 1763, art. « Domaine », p. 562.

[10] Cf. F. P. Blanc, L’anoblissement par lettres en Provence à l’époque des réformations. 1630-1670, 2 vol., Thèse droit, Aix-en-Provence, 1971.

[11] M. Bottin, « Controverse sur l’application aux fiefs niçois des principes des Libri Feudorum aux XVIIe-XVIIIe siècles », in Recueil des mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit des anciens pays de droit écrit, XI, 1980, pp. 99-112 à la p. 104.

[12] Dictionnaire des domaines, op. cit., art. « Bureaux des finances », p. 262.

[13] Bottin, « Controverse... », op. cit., note 11.

[14] Sur les applications des Libri feudorum et les avancées du droit savant féodal dans le sud de la France, G. Giordanengo, Le droit féodal dans les pays de droit écrit. L’exemple de la Provence et du Dauphiné. XIIe-début XIVe siècle, De Boccard-Ecole française de Rome, Rome, 1988.

[15] J. Peissonel, Traité de l’hérédité des fiefs en Provence, Aix, 1687, assure, pp. 182 sq., que « les comtes de Provence ne se sont jamais soumis aux lois des lombards ». D. Salvaing de Boissieu, De l’usage des fiefs et autres droits féodaux, Grenoble, 1731, p. 59 précise que les fiefs dauphinois sont devenus « purement patrimoniaux » dès le XVIe siècle.

[16] Bottin, « Controverse... », op.cit.

[17] Des exemples dans F. A. Duboin, Raccolta per ordine di materie delle leggi, editti, patenti , manifesti, ecc. [...] della Real Casa di Savoia, 26 vol., 1818-1860, au vol. 26 sur le domaine, les apanages et les fiefs.

[18] P.  L. Malausséna, « L’intendance de Pierre Mellarède dans le Comté de Nice », in Cahiers de la Méditerranée, 1979, pp. 13-27 ; étude générale de l’institution, dans H. Costamagna, « Pour une histoire de l’intendance dans les Etats de Terreferme de la Maison de Savoie à l’époque moderne », in Bolletino storico-bibliografico subalpino, Torino, 1985, pp. 379-457.

[19] M. Bottin, « Le fief de la Roquette-sur-Var (Comté de Nice) d’après le consegnamento féodal de 1734 », in Hommage à Maurice Bordes, Les Belles Lettres, Paris, 1983, pp. 113-128.

[20] J. Nicolas, La Savoie au XVIIIe siècle. Noblesse et bourgeoisie, Maloine, Paris, 1978, p. 189.

[21] Ibidem, p. 203.

[22] Duboin, Raccolta..., op. cit., vol 26, p. 253, lettre patente du 20 novembre 1617.

[23] Ibidem, pp. 82 sq.

[24] Dionisotti, Storia..., op. cit., p. 217.

[25] P. Canestrier, « L’inféodation des communes du Comté de Nice à la fin du XVIIe siècle », in Nice Historique, 1944, pp. 91-101.

[26] Cf. Bottin, « Le fief de La Roquette », op. cit., p. 114, note 19.

[27] Duboin, Raccolta..., op. cit., p. 429.

[28] T. Richeri, Tractatus de feudis, 2 vol., Turin, 1791, paragraphes 1204 et sq., De feudis niciensibus et Bottin, « Controverse... », op. cit., p. 106.

[29] Duboin, Raccolta, op. cit., vol. 9, p. 516.

[30] Ibidem et J. Nicolas, « La fin du régime seigneurial en Savoie. 1771-1792 », in L’abolition de la « féodalité » dans le monde occidental, Colloque CNRS, 1971.

[31] Ibidem.

[32] Bottin, « Controverse... », op. cit.

[33] Sur l’analyse jurisprudentielle des clauses d’investiture, cf. ibidem, pp. 109 sq.

[34] Seuls les fiefs considérés comme « anciens » par cette jurisprudence bénéficient désormais de cette patrimonialisation. On notera que certains fiefs piémontais inféodés à l’époque des comtes angevins de Provence se trouvaient également dans cette situation. Le seigneur pouvait dans ce cas procéder à une reconstitution totale du fief en rachetant les droits démembrés au cours des siècles, aliénés ou donnés, et en réactivant les droits tombés en désuétude. CF. M. Bottin, « Les ambitions seigneuriales d’un ministre. Joseph-Vincent Lascaris de Castellar, marquis de La Roquette», in Actes du colloque de Menton, octobre 1997, Le Comté de Vintimille et la Famille comtale, Société d’art et d’histoire du Mentonnais, Menton, 1998, pp. 27-30.

 

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