Commerce des huiles
 
 

Coupage et certificat d’origine 

Aspect du commerce des huiles à Nice au milieu du XIXe siècle

 
 
 

 


Pour citer : Michel Bottin, « Coupage et certificat d’origine : aspects du commerce des huiles à Nice au milieu du XIXe siècle », in Provence Historique, 1982, pp. 431-436.
 
         Le commerce des huiles est une des activités essentielles de Nice et de sa région au milieu du XIXe siècle. L’oliveraie du Comté de Nice comte en effet alors parmi les plus belles de l’Occident européen et assure à elle seule la moitié du produit agricole du Comté ; du petit propriétaire au marchand d’oli en passant par le déficié (le meunier à huile), cette activité sous ses différentes formes -huile de table mais aussi huile lampante, savon, etc.- fait vivre partiellement ou totalement une grande partie de la population.
         Sans doute l’olivier est-il plus sensible que d’autres cultures aux aléas climatiques et aux maladies ; sans doute le caractère biennal des récoltes constitue-t-il un handicap ; cela n’empêche pas la production de croître régulièrement jusque vers 1850, variant entre 3.000 tonnes les mauvaises années et 7.000 tonnes pour les bonnes[1]. Une baisse s’amorcera alors, d’abord sous l’effet de la mouche keiroun[2], puis par suite de la concurrence des huiles d’Italie du Sud et surtout de Tunisie[3].
         A la production locale s’ajoutent d’importantes importation, pour la plupart en provenance du Royaume des Deux-Siciles ; elles apparaissent comme considérables pour une région dont la production dépasse déjà largement tous ses besoins tant en huile de table qu’en dérivés ; on peut considérer que le montant de ces importations -3 à 4.000 tonnes- est proche de la moyenne annuelle de la production locale. Il convient cependant de distinguer dans ces importations la part importante -2/3- occupée par les huiles lampantes. La quantité moyenne des huiles ainsi commercialisées -production locale et importation- dépasse les 10.000 tonnes. La majeure partie est exportée ou réexportée, les 9/10e vers la France, le restant vers la Russie, les pays germaniques, la Hollande ou d’autres pays d’Europe septentrionale[4]. L’importance de l’activité et la diversité des provenances devaient inévitablement un jour poser le problème de l’origine des huiles.
         Une ordonnance de Louis-Philippe sur les tarifs douaniers français en date du 10 octobre 1835 introduisit une discrimination pour les importations en France entre les huiles de Nice et les huiles réexportées ; les premières payaient à raison de 25 F le quintal, les autres à raison de 28 F[5]. Cette discrimination entre huiles niçoises et huiles d’Italie du Sud établissait donc un tarif préférentiel pour les premières mais surtout elle supposait que l’on ait préalablement obtenu le certificat d’origine ; la portée de la mesure dépassait donc largement la question du droit au tarif préférentiel. Le véritable enjeu portait sur la possibilité d’utiliser sans contrôle l’appellation « Huile de Nice » et de profiter de sa renommée pour gagner d’autres marchés… au besoin en pratiquant quelques coupages. Le tarif de 1835 devait sur ce plan servir de révélateur.
 
A la recherche de l’« huile de Nice »
 
         L’huile se prête particulièrement à certaines opérations de coupage, de mélange ou d’addition. Des auteurs comme Fodéré signalent déjà au début du XIXe siècle ces pratiques destinées soit à améliorer artificiellement une qualité douteuse, soit à contrefaire un produit en procédant à des mélanges. Aucun de ces mélanges et contrefaçons n’est vraiment propre au commerce des huiles niçois ; on en rencontre également ailleurs[6].
         La pratique que révèle l’ordonnance de 1835 -et qui était bien évidemment antérieure à la publication de la réglementation- permet par contre de faire ressortir quelques-unes des particularités du commerce local des huiles tant au plan de la production qu’à celui des importations. Il s’agit en effet d’opérations de mélange d’huile locale et d’huile de Naples portant sur des quantités assez considérables pour alerter les grossistes génois. Ceux-ci, concurrencés par la puissance du commerce de l’huile niçois vont saisir l’occasion qui leur était offerte pour discréditer leurs collègues niçois et par suite l’ensemble des protestations que les Génois ne cessaient d’élever -surtout depuis qu’ils faisaient partie du Royaume de Piémont-Sardaigne- contre le port franc de Nice[7], source selon eux de multiples abus. Les Génois organisèrent ainsi un « système persévérant de doléances » auprès du Fisc français, destiné à mettre en évidence la valeur du préjudice subi par les Douanes françaises.
Le consul de France en poste à Nice Gaillard de Ferry expliquait que les Génois « rencontraient depuis plusieurs années sur les marchés étrangers et principalement de France, la concurrence active et intelligente des Niçois » et comme ils « voulaient se dissimuler à eux-mêmes la vraie cause de cette concurrence », ils poussaient le Consulat de France à Nice à se pencher sur le problème avec plus d’attention[8]. Ce qui fut fait. Mais comment prouver la fraude ? Il convenait de savoir préalablement si ce découpage pouvait être découvert soit par contrôle soit par dégustation.
         Dès 1836 les services du Consulat de France avaient proposé que l’on impose aux huiles locales un certificat d’origine à la production ; la procédure se révéla inapplicable en raison de la multiplication des opérations assurées par un nombre considérable de petits et moyens exploitants et dans un nombre trop important de moulins[9].
         Le certificat était également difficile à établir au stade du commerce de gros ; cela revenait à surveiller les entrepôts des grossistes ! Quant à obtenir des renseignements ou un droit de contrôle de la part des autorités locales point n’était besoin d’y songer ; le port franc -cette panacée du commerce local- ses règlements, son esprit, et ses agents interdisaient toute démarche… et la plupart des contrôles les plus élémentaires.
         Il restait la dégustation au moment de l’embarquement vers la France ; le service mis en place par le Consulat de France resta longtemps imparfait dans la mesure où les experts avaient bien souvent partie liée avec les grossistes ; d’après le consul plusieurs étaient des « fripons » qui délivraient des certificats sans dégustation[10]. Le consulat de France réagit en ne payant les experts que si le résultat de l’expertise laissait apparaître qu’il s’agissait d’huiles étrangères et donc qu’il y avait fraude[11]. Un arrêté consulaire du 10 décembre 1848 mit fin à cette pratique nuisible à l’impartialité la plus élémentaire : dorénavant les dégustateurs seraient payés quel que soit le résultat de l’expertise[12].
         En fait cela ne permettait guère de résoudre le problème posé car les experts avouaient que s’ils pouvaient sans peine distinguer l’huile de Nice, d’huiles d’autres provenances, il leur était impossible de l faire pour les coupages… bien faits[13].
 
La mesure de la fraude
 
         Faute de pouvoir mettre fin aux coupages, les services du Consulat de France cherchèrent  à démonter le mécanisme de la fraude afin d’en apprécier l’importance ; l’enquête approfondie que les agents du Consulat firent sur les importations d’huile de Naples à Nice apporta d’utiles renseignements sur la question : sur l’ensemble des importations d’huile de table -environ 900 tonnes par an- 500 tonnes étaient réexportées en l’état,  et donc sans certificat d’origine d’huile de Nice, soit en bouteilles vers « les Amériques et les colonies », soit en futailles verts Marseille ; elles étaient commercialisées comme « huiles de Naples ». A cela on pouvait ajouter une centaine de tonnes commercialisées directement, coupées à des huiles du cru ou non, dans la région niçoise.
         Il restait 300 ou 400 tonnes dont on ne parvenait pas à retrouver la trace dans les réexportations sans certificat d’origine faites au départ de Nice, pour la raison qu’elles étaient coupées à des huiles locales et exportées en France. Gaillard de Ferry expliquait ainsi que certaines huiles de Nice avaient du mal à se placer sur le marché français en raison de leur amertume et que les Niçois avaient trouvé le moyen de corriger cette imperfection en se livrant à un coupage.
         On fabriquait en effet à Nice, selon le consul, « de mai à septembre de grosses quantités d’huiles, sans couleur, sans saveur et presque sans consistance connues sous le nom d’huiles d’arrière-saison ». Ces huiles peu estimées en France étaient exportées en Belgique et en Hollande. Pour les exporter en France il fallait les améliorer en les coupant avec de l’huile de Naples plus fruitée et plus consistante. Le coupage pour ne pas être senti se faisait à raison de 1/5 d’huile de Naples pour 4/5 d’huile de Nice d’arrière-saison. Gaillard de Ferry jugeait le résultat excellent et estimait même que si le mélange était mal fait les dégustateurs retrouvaient le goût de l’huile de Naples, et que s’il était bien fait, il était aussi bon que l’huile surfine de Nice et qu’ainsi les dégustateurs délivraient le certificat. « Où est le mal ? » demandait alors le consul[14].
          La fraude n’en restait pas moins considérable : le coupage des 300 ou 400 tonnes d’huile de Naples nécessitait au moins 1.200 tonnes d’huile de Nice, c’est-à-dire entre 1/3 et 1/8ème de la production locale selon les années ; le volume total des huiles coupées dépassait selon le consul 1.500 tonnes, soit 1/8ème du total des exportations et réexportations.
 
La fin de l’ « huile de Nice »
 
         Au-delà de la fraude et de la perte du Fisc français -environ 300 francs par an- on retiendra surtout l’intérêt d’une telle pratique ; elle est une manifestation très intéressante de la puissance du commerce de l’huile à Nice vers 1850, quelques dizaines d’années avant qu’il ne s’effondre sous la poussée des importations d’Afrique du Nord et la concurrence croissante des industriels marseillais.
         Cette pratique est surtout un bon exemple de la variété des techniques utilisées pour commercialiser de façon optimale la majeure partie de la production locale en tenant compte des goûts et des marchés ; elle est liée à des méthodes artisanales qui firent la réputation de l’huile de Nice autant huile du cru qu’huile élaborée à Nice à partir de provenances diverses. Les procédés de raffinage -c’est-à-dire de distillation- bouleverseront bientôt ces techniques traditionnelles d’élaboration en permettant la récupération pour la table des huiles de rebut. Le coupage, qui ne pouvait être fait qu’à partir d’huiles propres à la consommation, cessera dès lors d’être l’unique solution pour adapter les huiles aux marchés et tirer parti du maximum de la production comestible.  
         Le commerce niçois de l’huile profitera encore pendant la première partie du XIXe siècle de la réputation de ses produits mais après 1914, la bataille des prix, favorisée par des importations massives, la concentration industrielle marseillaise et le raffinage, aura raison de lui. La reconversion d’avèrera impossible : le négoce de l’huile restera pour les Niçois une affaire d’artisans et de dégustateurs ; c’est ainsi que l’huile de Nice perdra un à un tous ses marchés[15].
                                                                          
 


[1] Pour les indications chiffrées concernant la période 1820-1850 cf. L. DURANTE Chorographie du Comté de Nice, Turin, 1867, p. 413 ; L. BONIFACE, « La production et le commerce des huiles d’olive dans le Comté de Nice sous la restauration sarde », in Actes du 84° Congrès des Sociétés savantes, 1959, p. 641 (Résumé de communication) ; A. COMPAN, Histoire de Nice et de son Comté, Toulon, 1973, t. 2, p. 229 ; et surtout W. CARUTCHET, Relations économiques du Comté de Nice avec la France entre 1814 et 1860, Thèse Droit Nice, 1961, pp. 204 sq.

Ces chiffres doivent être mis en parallèle avec les productions actuelles : de 1967 à 1974 la moyenne annuelle de la production totale française s’élève à 1970 tonnes (3.147 tonnes en 1972) ; la moyenne est pour les Alpes-Maritimes (ancien Comté de Nice et rive droite du Var) de 253 tonnes soit près de 20 fois moins qu’au milieu du XIX° siècle ! (Comité technique de l’olivier, INFUFLEC, « L’olivier », Aix-en-Provence, 1975).

[2] A. MARCY, De la mouche de l’olive et des moyens de la combattre, Nice, 1880, p. 6. Il s’agit du Dacus Oleae, Keïroun vulgairement appelée « cairoun ».

Sur l’olivier en général M.-C. AMOURETTI et G. COMET, L’olivier en Provence, Aix-en-Provence 1979 ; sur les techniques de culture de l’olivier et de fabrication de l’huile : Comité technique de l’olivier, « L’olivier », op. cit.

[3] Sur les conséquences de la colonisation, cf. P. RAYBAUT, Les sources régionales du pays de Nice, Paris, 1979, p. 267.

[4] Arch. dép. des A-M, Z 19. Rapport du consul de France Gaillard de Ferry, 31 janvier 1850, f° 374 à 381.

[5] Arch. dép. des A-M, Z 15.

[6] F. M. FODERE Voyage aux Alpes-Maritimes, 2 vol., Paris, 1821 cite p. 91 par exemple à propos de la Provence les contrefaçons dont faisait l’objet l’huile d’Aix -réputée pour son goût, sa faible acidité et sa couleur verdâtre- soit par pression d’olives encore vertes soit par macération de feuilles d’oliviers.

[7] Sur l’opposition commerciale génoise de l’époque et ses techniques cf. M. BOTTIN, « Un commerce parallèle : la contrebande niçoise du XVIIe au milieu du XIXe siècle », in Annales méditerranéennes d’Histoire et d’Ethnologie juridiques, 1976-77, pp. 20-21.

[8] Arch. dép. des A-M, Z 19. Rapport du consul 1er janvier 1850, f° 874.

[9] Arch. dép. des A-M, Z 15. Lettres du 24 décembre 1835 et du 22 février 1836. FODERE Voyage, op. cit., p. 85, recensait pour tout le comté une trentaine d’années auparavant, 188 moulins à huile (158 à eau et 30 « à sang ») ; leur nombre s’est encore accru par la suite.

[10] Arch. dép. des A-M, Z 18. Lettre du 16 janvier 1844.

[11] Arch. dép. des A-M, Z 19. Lettre du 13 décembre 1848.

[12] Arch. dép. des A-M, Z 7. Lois et ordonnances, doc. n°12.

[13] Arch. dép. des A-M, Z16. Lettres du 10 février et 10 mars 1842.

[14] Rapport du consul Gaillard de Ferry. 31 janvier 1850. Arch. dép. des A-M, Z 19, f°374-380.

[15] Sur l’élaboration du produit, sa commercialisation et les caractéristiques du commerce de l’huile niçois, cf. P. RAYBAUT, Les sources régionales du pays de Nice, op. ci., p. 264-271 (Le négoce des huiles d’olive à Nice à la Belle-Epoque).

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