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Douane 

 
Pour citer : Michel Bottin, « Douane », in Dictionnaire de la culture juridique, sous la direction de Denis Alland et Stéphane Rials, Quadrige/ Lamy-PUF, Paris, 2003
 
 
 
         Droit perçu sur les marchandises à l’entrée ou à la sortie d’un Etat, d’une région ou d’un espace économique. Ensemble des services chargés de percevoir les droits de douane et de faire respecter diverses réglementations d’ordre économique, fiscal, sanitaire et monétaire. Cette double définition éclaire la signification ambivalente du terme qui sert à qualifier une imposition et une administration.
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« Là où il y a du commerce il y a des douanes » (Esprit des lois, XX, 13). Cette constatation de Montesquieu met en valeur la fonction originelle de la douane qui est de percevoir une taxe, sans contrepartie d’un service rendu, à l’occasion du passage de marchandise dans un lieu donné. Ainsi définie la douane remonte à la plus haute antiquité ; elle naît avec le commerce. Tel était le cas à Rome du portorium perçu dans les ports et aux limites des grands ensembles régionaux, comme la Quadragesima Galliarum, le quarantième des Gaules, perçu aux limites de l’ensemble régional gaulois. A cette approche très fiscale on peut opposer les pratiques développées à partir du XVIe siècle qui associent la douane au protectionnisme économique et à la consolidation frontalière de l’Etat-nation. C’est l’image classique du douanier gardien de la frontière. Elle marque l’imaginaire populaire et trouve son expression « classique » dans la réforme douanière de 1791 : seuls les tarifs et les contrôles frontaliers sont concernés ; les droits perçus sur la circulation intérieure des marchandises disparaissent. Jusqu’à cette époque en effet la douane recouvrait une réalité plus complexe, à la fois frontalière et intérieure, définie par le terme traites. Le mot douane, de l’italien dogana, lui-même issu du turc diwan, bureau, n’était usité que dans quelques expressions spécifiques, comme la Douane de Valence ou la Douane de Lyon, systèmes de droits perçus dont le Sud-Est de la France. Il devient d’un usage généralisé à partir de la Révolution et sert alors à qualifier à la fois les droits et l’administration. C’est à cette époque que l’emploi du pluriel devient courant.
 
Approches protectionnistes
                          
Le système douanier lato sensu antérieur à 1789 est formé de trois niveaux de transformations. Le premier est constitué des péages, tonlieux et taxes de toutes sortes qui se sont multipliés au Moyen Age et dont certains éléments se sont renforcés au point de devenir de véritables systèmes douaniers régionaux comme le Péage de Jougne ou la Douane de Valence. Le second est formé de traites établies aux XIVe-XVe siècles dans un but d’harmonisation fiscale entre les provinces assujetties aux impôts indirects sur la consommation -les aides- et les provinces exemptes. Le troisième niveau est formé au XVIe siècle par la multiplication de droits perçus à l’entrée du royaume du type « dogana » italienne, telle la Douane de Lyon.
         Les différents systèmes de droits ne sont pas restés autonomes. Perçus le plus souvent par des organisations fermières communes -la Ferme générale au XVIIIe siècle- ils se sont enchevêtrés et ont perdu la signification économique qui à l’origine pouvait les justifier. Les tarifs et les techniques de perception varient ainsi d’un lieu à l’autre. La traite foraine, parce qu’elle constitue l’essentiel des entraves à la circulation intérieure, est particulièrement critiquée par les Etats généraux de 1614. Dans un mémoire de 1698, le fermier général Legendre explique que « la foraine se perçoit d’autant de manières qu’il y a de bureaux. Il n’y a pas deux tarifs, qui se ressemblent et la plupart de ces tarifs n’ont d’autre autorité que l’usage. ».
         Avec le temps quelques inconvénients majeurs du fractionnement intérieur douanier ont été corrigés. C’est en particulier le cas de l’Etendue, vaste regroupement de provinces autour de Paris, géré par les « Cinq grosses fermes » (rêve ou domaine forain - haut passage - imposition foraine - trépas de Loire - traite d’Anjou). La perception des droits est repoussée aux limites de l’Etendue. Colbert achève avec l’ordonnance de 1664 ce processus avec un tarif uniforme, mais ne réussit pas à le repousser aux frontières du royaume. Les autres provinces sont alors considérées comme étrangères, c’est-à-dire étrangères au tarif de 1664 (Artois, Flandre, Bretagne, Guyenne, Saintonge, Languedoc, Provence, Dauphiné, Lyonnais). Des barrières douanières séparent chacune d’entre-elles de l’Etendue et de l’étranger effectif.
         Enfin certaines provinces récemment réunies (Alsace-Lorraine, Franche-Comté, etc.) conservaient la libre circulation avec l’étranger et étaient douanièrement séparées des autres. Pour Colbert l’ordonnance de 1664 constitue un double échec : la réforme n’a permis ni la suppression des barrières intérieures ni l’établissement d’un tarif protecteur uniforme aux frontières. C’est ce que corrige la déclaration du 18 avril 1667 qui établit aux frontières des droits sur la draperie, la bonneterie, les glaces, etc. L’orientation est mercantiliste.  Par la suite le nombre de denrées soumis à des droits uniformes ne cessera de s’accroître et la perception, d’abord assurée dans des bureaux parfois situés loin de la frontière, fut réalisée de plus en plus à la frontière même. Le système est complexe et le niveau des droits aux limites de l’Etendue est tel qu’il encourage la contrebande à grande échelle. Les actions de Mandrin sont restées célèbres. La suppression des barrières intérieures est à l’ordre du jour dans les années 1780. C’est pour la rendre possible que dans le bail du fermier général Mager de 1786 les droits de traite sont exclus et donnés en régie.
Ce processus aboutit en 1790 avec la suppression du pluralisme provincial douanier et la mise en place du tarif douanier de 1791. Celui-ci écartait par quelques prohibitions absolues d’importation et d’exportation, les produits susceptibles de concurrencer les producteurs français ou d’appauvrir l’économie nationale. Les droits ne devaient pas excéder 20%. Les régimes suivants, principalement pour des motifs fiscaux, multiplieront les augmentations tarifaires.
 La réorganisation administrative napoléonienne fait des douanes une administration puissante : en 1804 les douanes s’opposent à leur intégration dans une régie des « droits réunis » regroupant les droits indirects. Les décrets de Berlin et de Milan (1806 et1807), qui mettent en place le Blocus continental contre l’Angleterre renforcent encore davantage son organisation quasi militaire. Le Dictionnaire de la législation des droits de douane de Magnien publié en 1807 permet de brosser le tableau classique de cette douane gardienne des frontières et dotée de puissants moyens tant sur la ligne frontière qu’à l’intérieur du « rayon frontière » : déplacement des fabriques situées sur la ligne frontière, possibilité d’obtenir de la part des troupes de ligne qu’elles prêtent main forte aux douaniers, juridictions d’exception, etc.
La douane est devenue l’outil le plus efficace qui soit au service du protectionnisme. Celui-ci se développe en deux étapes : une première à partir de la Restauration jusqu’à l’avènement de Napoléon III : la douane conserve les prérogatives héritées de l’Empire tout en les exerçant, il faut le souligner, en période de paix et en régime économique libéral. C’est à la mesure de cette orientation qu’il faut juger le « coup d’état douanier » (Clinquart) par lequel Napoléon III établit un régime de libre-échange dont la convention commerciale franco-anglaise de 1860 constitue la pièce majeure.
Cette nouvelle politique ne résiste pas à la défaite de 1871 mais elle ne s’infléchit vraiment qu’au début du régime républicain en 1881 sous la pression des agriculteurs qui ont vu dans le protectionnisme la solution de leurs difficultés. La première prise de position protectionniste survient avec la non reconduction en 1887 de la convention commerciale franco-italienne. D’autres suivent, marquant la volonté d’un retour à l’autonomie tarifaire. On veut éviter désormais que les avantages consentis à tel partenaire commercial ne bénéficient automatiquement à tous les autres en application de la clause de la nation la plus favorisée. La loi tarifaire du 11 janvier 1892, dite loi Méline, du nom du ministre du Commerce, définit les nouvelles bases protectionnistes : généralisation et augmentation des droits sur les produits agricoles et industriels ; création d’un double tarif pour chaque marchandise : l’un au tarif général très élevé, l’autre réduit applicable aux pays accordant des avantages similaires ; régime spécial pour les produits coloniaux ; autorisation pour le gouvernement de prendre des mesures de rétorsion contre les pays traitant défavorablement les produits français.  Le point d’orgue est la loi du 13 décembre 1897, dite « loi de cadenas », autorisant le gouvernement à mettre en vigueur les relèvements de tarif le jour même où il déposait un projet de loi à cet effet, sans attendre le vote du Parlement. C’est ce système qui dans ses grandes lignes a été appliqué pendant un demi-siècle. Il illustre un nationalisme douanier dont la France n’a évidemment pas l’exclusivité, même si ce pays apparaît comme un modèle en matière de législation protectionniste. Aucun pays européen n’a été à l’abri de cette évolution et les unions douanières mises en œuvre, tel le Zollverein, n’ont été qu’une étape vers la formation de systèmes douaniers nationaux comme le montre l’histoire de l’Italie ou de l’Allemagne. Cette approche a été complètement bouleversée par les nouvelles données du commerce international.
 
Approches nouvelles
 
         L’abaissement des tarifs, sorte de « désarmement douanier » progressif, est lié à la multiplication des clauses accordant au partenaire commercial les avantages de la nation la plus favorisée. Il a été rendu possible par l’affermissement du principe de non-discrimination douanière. Celui-ci a été consacré dès 1927 par la Conférence économique mondiale réunie par la Société des Nations, puis au lendemain de la guerre par la Charte de la Havane rédigée par une conférence réunie à l’initiative de l’ONU. Le résultat ne fut que partiel : il aboutit au regroupement des principaux pays commerçants du monde dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) signé le 30 octobre 1947 : il s’agissait d’éliminer les restrictions et les contingentements, d’établir un traitement non discriminatoire entre les Etats et d’orienter les tarifs à la baisse. Le GATT encourageait par ailleurs les unions douanières. Les constructions européennes en cette matière : Benelux, CECA, Marché commun créé par le Traité de Rome du 25 mars 1957 mettront en mouvement un véritable espace économique commun. Parallèlement se constitue entre les autres pays européens, l’AELE, zone de libre-échange entre les membres, chacun gardant la liberté de fixer son tarif vis à vis de l’extérieur. Ce mouvement s’est accentué, non sans contradictions, au fil des cycles de négociation jusqu’à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
         Les fonctions et pratiques douanières ont été très touchées tant par l’intégration européenne et la création d’un espace économique unifié que par le discrédit affectant les droits de douane stricto sensu. On a ici et là prédit la disparition des douanes au profit d’une administration communautaire elle-même d’ailleurs engagée dans un processus de « détarification ». Ce n’est pas ce qui s’est passé.
         L’érosion des tarifs et leur disparition programmée a été relayée par de multiples techniques non tarifaires. Celles-ci peuvent être de nature qualitative : on s’intéresse à la nature du produit (armes, œuvres d’art…), à sa possible destination (stupéfiants…), à des normes techniques préalables, etc. Elles peuvent également être de nature quantitative : imposition de licences, contingentements. Il peut aussi s’agir de droits anti-dumping destinés à taxer des marchandises vendues à un prix inférieur à celui pratiqué par le vendeur dans son pays. On n’oubliera pas enfin le « protectionnisme administratif » qui permet de décourager l’importateur au moyen de tracasseries ou tout simplement d’un suivi pointilleux des opérations douanières. Le GATT n’a jamais condamné expressément ce protectionnisme non tarifaire même si les critiques sont nombreuses. C’est un des objectifs de l’OMC. La situation est différente dans l’Union européenne : on y condamne (art. 30 et 34 du Traité de Rome) les mesures d’effet équivalent à des restrictions quantitatives.
A cet élargissement s’ajoute le fait que les fonctions de la douane se sont diversifiées sur deux plans: d’une part elle assure non seulement la perception des droits de douane communautaires mais également celle des droits nationaux touchant à la fiscalité ou à la parafiscalité : produits pétroliers (TVA et taxe intérieure de consommation), TVA sur les produits importés, plusieurs droits de consommation sur les tabacs et les alcools, diverses redevances pour le compte de certains services portuaires. Les douanes jouent un rôle majeur en matière fiscale : aujourd’hui 22% des recettes fiscales sont réalisées par les services des douanes.
Enfin, dernier aspect de cette adaptation, les douanes exercent des missions de contrôles dans divers domaines ; certaines sont traditionnelle, d’autres sont nouvelles, particulièrement d’origine communautaire ; certaines sont durables, d’autres conjoncturelles : protection de la santé publique, contrôle des normes de sécurité, association à l’action de la police de l’air et des frontières, protection de la monnaie, élaboration des statistiques du commerce extérieur, etc. L’ouverture des frontières a paradoxalement renforcé le caractère polyvalent de l’administration des douanes. Elle s’est « reconvertie ».
 
Particularités du droit douanier
 
         Le droit douanier français est construit sur un double ensemble de normes : les unes sont européennes (tarifs et réglementations communautaires) ; les autres sont nationales (protection de certains intérêts de santé publique, de sécurité, d’environnement voire indirectement d’activités économiques). La mise en œuvre de ce droit est cependant assurée par une administration nationale selon une tradition et des principes propres, au point que, même engagée dans un processus d’intégration économique, la douane demeure une avancée de la souveraineté étatique. Son droit, héritage d’une longue tradition de pratiques, est spécifique, au point de déroger sur de nombreux points au droit commun.
Pourtant, les litiges douaniers relèvent des tribunaux judiciaires, dans la mesure où cependant la responsabilité de l’administration ne se trouve pas engagée. La Cour de Cassation et le Conseil d’Etat ont appris depuis longtemps à tracer les limites de cette séparation. Cette appartenance à la sphère judiciaire masque cependant de fortes particularités ; c’est le cas par exemple en matière de circonstances atténuantes.
         La complexité et l’hétérogénéité des sources conforte cette apparence de droit dérogatoire : au Code des douanes du 8 décembre 1948, déjà dénoncé à l’époque comme une compilation, se sont ajoutées de nombreuses lois concernant d’autres domaines comme les règles relatives au commerce extérieur ou la réglementation des relations financières avec l’étranger. L’intégration dans ce droit, d’une part de multiples conventions bilatérales, d’autre part des dispositions découlant des traités européens ont accru cette complexité. On doit ici souligner l’importance des règlements CEE directement applicables et des directives européennes traduites en droit national. L’ensemble est complexe et la hiérarchie des normes apparaît mal. Il n’y a peut-être pas là toutefois de quoi justifier une « sanctuarisation » du droit douanier.
         La spécificité du droit douanier est plutôt justifiée par les besoins propres des douanes : tel le rayon des douanes, zone dans laquelle le service des douanes exerce des pouvoirs plus étendus qu’ailleurs, telle la notion d’espèce tarifaire qui traduit en nomenclature une appellation commerciale, telles les prérogatives des agents dans la visite des navires ou dans le contrôle en bureau de poste, etc…
         Même si on constate une tendance à l’alignement sur le droit commun, c’est en matière de contentieux que le particularisme est le plus fort ; les exemples sont nombreux : le concept d’intérêt à la fraude qui permet de mettre en cause les contrevenants mais aussi la plupart des participants sans avoir à prouver la complicité ; le caractère verbal de l’instruction ; le caractère probatoire des procès-verbaux établis par deux agents. En fait en matière de recherche d’infraction les douaniers disposent de pouvoirs d’investigation plus étendus que ceux dont dispose la police alors qu’ils n’ont pas la qualité d’officiers judiciaires. Et surtout la spécificité du contentieux résulte de la recherche de solutions non juridictionnelles en vue d’un règlement rapide : le droit de transaction permet de régler la plupart des litiges à l’exception des affaires de drogue et de quelques grandes affaires commerciales. Cette spécificité trouve cependant ses limites dans la régulation jurisprudentielle de la Cour de justice européenne.
Les particularités de ce droit illustrent ainsi autant les résistances d’une administration majeure de l’Etat face au processus d’intégration européenne que l’intérêt que l’Europe peut trouver à confier à une administration d’Etat une mission de service public européen.
                                                                            Michel Bottin
Bibliographie 
 J.C. Boy, L’Administration des douanes sous l’Ancien Régime, Association pour l’histoire de l’Administration des douanes, 1976. J. Clinquart, La douane et les douaniers de l ‘Ancien Régime au marché Commun, Tallandier, 1990. C. J. Berr et H. Trémeau, Le droit douanier : communautaire et national, 4e ed., Economica, 1997.
 
 
 
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