Le système douanier des Etats de Savoie et le régime dérogatoire niçois Pour citer : Michel Bottin, « Le système douanier des Etats de Savoie et le régime dérogatoire niçois », in Actes du colloque Commerce et communications maritimes dans les Etats de Savoie, Imperia, janvier 2009, contributions réunies par Marc Ortolani, Programme de recherches sur les institutions et le droit des anciens Etats de Savoie, P.R.I.D.A.E.S., n° 2, Serre Editeur, Nice, 2011, pp. 95-105. « On est vraiment effrayé, en s’enfonçant dans l’étude de ces droits, lorsqu’on en découvre le nombre et la diversité ». C’est ainsi que Necker présentait le système français des douanes, traites et droits similaires à la fin de l’Ancien Régime. « Cette législation, poursuivait-il, est tellement embrouillée qu’à peine un ou deux hommes par génération parviennent-ils à bout d’en posséder complètement la science[1] ». L’affirmation aura sans doute fait sourire rue Bouloi à Paris dans les bureaux de l’Hôtel de la Ferme générale parmi les spécialistes des droits indirects. Il n’empêche. La position de Necker était tellement radicale qu’elle rendait d’ailleurs même complètement inutile toute tentative d’explication historique. « Je ne tracerai point ici, avertit Necker, l’aride et confus historique de ces diverses disparités et de toutes les modifications qu’elles ont éprouvées »[2]. La critique de Necker est bien connue. Avec quelques nuances on la retrouve dans toutes les analyses postérieures. Etait-elle véritablement fondée ? La présente étude n’a pas l’ambition d’apporter de réponse directe. Elle souhaite plus simplement éclairer la question de la complexité et de la modernité au moyen d’une comparaison avec le système douanier des Etats de Savoie. Un système douanier[3]est constitué d’un ensemble complexe d’impositions d’origine et de nature très diverses. On peut distinguer très schématiquement trois couches de perceptions. La première est constituée des péages, tonlieux et taxes de toutes sortes qui se sont multipliés au Moyen Age et dont certains éléments se sont renforcés au point de devenir de véritables systèmes douaniers régionaux comme par exemple en France le Péage de Jougne ou la Douane de Valence. Le deuxième ensemble est formé de taxes établies aux XIVe et XVe siècles afin de limiter les exportations de marchandises jugées indispensables ; elles portent le nom générique de traites. Le troisième ensemble, les douanes, est formé à partir du XVIe siècle par les droits perçus à l’importation dans le but de protéger l’économie de l’Etat[4]. Ces trois ensembles ont subi par la suite d’importantes déformations et se sont souvent entremêlés au point qu’il est parfois devenu difficile de percevoir les institutions originelles sous les couches accumulées. Le système douanier français présente en effet de telles caractéristiques. L’enchevêtrement des douanes intérieures et frontalières après les réformes entreprises par Colbert en 1664 et 1667 en est la meilleure illustration[5]. Rien ne permet cependant a priori d’étendre ces particularités françaises à d’autres Etats. L’histoire douanière de l’Etat sabaudo-piémontais montre par exemple que la transposition est peu fondée. Nonobstant les complexités inhérentes à la matière, le système douanier y apparaît plus logique et mieux coordonné. Les raisons sont diverses : elles tiennent aux dimensions de l’Etat, à la moindre résistance des provinces face aux réformes… et à l’action réformatrice de quelques monarques centralisateurs particulièrement efficaces comme Emmanuel-Philibert et Victor-Amédée II. La présentation du système douanier des Etats de Savoie en est facilitée[6]. On présentera d’abord le régime général puis un régime d’exception, une situation remarquable d’ « étranger effectif », celle de Nice et de sa province. Le régime général Le système douanier est organisé dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il répond aux besoins de l’Etat moderne que veut construire Emmanuel-Philibert. Mais très tôt la géographie montagnarde de l’Etat sabaudo-piémontais impose ses contraintes. L’imposition générale est inapplicable. Une frontière douanière intérieure se met en place. Le système originel Les péages constituent l’élément ancien du système. Ils sont nombreux[7] et leur intérêt est souvent purement local. Trois d’entre eux, profondément réformés sous Emmanuel-Philibert, peuvent être qualifiés de « douaniers » en raison de leur importance et de leur fonction frontalière interne ou externe : le Dace de Suse au passage du Mont-Cenis entre Piémont et Savoie, le Péage de Verceil aux confins du Piémont et du Milanais et le Droit de Villefranche sur la circulation maritime au large de Nice et aux frontières du Comté de Nice vers la Provence, la République de Gênes et la Principauté de Monaco. Ces péages, à l’origine contreparties de services, sont complexes : leurs bureaux de perception et de contrôle sont disséminés sur de vastes espaces et leurs tarifs sont intégrés dans le système douanier général. Le second élément du système douanier sabaudo-piémontais est la traite foraine -Trattaforanea-, ensemble d’impositions perçues à l’exportation. La traite est établie en 1560 mais supprimée dès 1561[8] puis définitivement mise en place en 1570[9] pour toutes les marchandises sortant des Etats du duc. L’imposition est perçue à l’occasion de l’opération de vente. Le troisième élément de ce système est la douane proprement dite, la Dogana. Elle est établie en 1563 au tarif de 7%[10]. Le tarif était trop élevé. Elle disparut rapidement. Elle est définitivement établie pour l’ensemble des Etats [11] en 1594 au tarif de 6%, réduit quelques mois plus tard à 3%[12]. L’imposition est perçue au passage de la frontière. Toutes ces règlementations doivent être replacées dans le cadre de la reconstruction financière et économique de l’Etat sabaudo-piémontais entreprise par le duc Emmanuel-Philibert à partir de 1558 puis continuée par son fils Charles-Emmanuel I. La construction est simple, seulement compliquée par l’intégration dans le système douanier des impositions anciennes. Les aménagements ultérieurs La construction initiale a subi plusieurs transformations, particulièrement pour des raisons géographiques. Les Alpes forment en effet une délimitation intérieure séparant les provinces « en deçà des monts » et les provinces « au-delà des monts ». Dans bien des domaines cette distinction sert de frontière administrative, particulièrement entre la Savoie et le Piémont. Ce n’est pas le cas, du moins à l’origine, pour les impositions douanières. Les premières règlementations du XVIe siècle ignorent, on l’a vu, cette distinction[13]. Par la suite les franchises et les inapplications creuseront progressivement la distinction di quà/di là da’monti : 1er février 1597, exemption de la douane pour le Duché d’Aoste[14] ; 6 mai 1599 suppression de la douane pour le Comté de Nice[15]. La Savoie obtient à son tour le report de la dogana sur les Alpes. Le règlement du 8 novembre 1641 précise que les marchandises originaires de Savoie, Aoste, Nice et Oneglia acheminées di quà da’ monti e colli payent la dogana au premier poste à l’entrée en Piémont[16]. A la fin du XVIIe siècle la dogana ne concerne ainsi que les importations en Piémont. L’évolution de la traite présente des caractéristiques assez semblables. Si on met à part les règlementations générales qui concernent quelques produits soumis à un contrôle particulier, tabac, sel, blés, etc., la traite proprement dite ne concerne guère que le Piémont. D’après l’ordre caméral du 8 mai 1702 la traite n’est applicable qu’aux marchandises qui sortiront « fuori di nostri Stati di quà da’monti » tant par terre que par mer ainsi qu’à celles qui seraient acheminées à partir du Piémont vers le Duché de Savoie, le Comté de Nice, les vallées d’Oneglia et le Marquisat de Dolceaqua[17]. Elle est donc imposable pour toute exportation externe mais aussi intérieure. A la fin du XVIIe siècle l’unification douanière voulue par Emmanuel-Philibert n’a donc pu être réalisée. Les contraintes géographiques ont été trop fortes. Par contre l’unification douanière du Piémont a été réussie. Les obstacles provinciaux internes, Marquisat de Saluces, Marquisat de Montferrat et autres ont été vaincus les uns après les autres. Mais Victor-Amédée II, monarque centralisateur, ne se satisfait pas de la situation. Il réagit en 1720 en replaçant la douane aux frontières de l’Etat. Cette réforme réalisée par l’édit du 14 janvier 1720, constitue donc un événement majeur : L’article 1 du règlement de la dogana étend l’imposition à toutes les marchandises exportées « si di quà, che di là da’monti, cioé nel ducato di Savoia e Piemonte[18] ». Cette disposition met un terme aux controverses et aux inapplications répétées des mesures visant à imposer la douane en Savoie, tel l’édit du 2 décembre 1698 resté sans suite pour cause de guerre et d’occupation[19]. Elle marque la victoire de Victor-Amédée II sur la Chambre des comptes de Savoie[20]. On notera que le Comté de Nice et les territoires adjacents restent toujours placés hors du champ d’application de la douane. Par contre, en ce qui concerne la traite de Piémont, l’édit du 14 janvier 1720 n’apporte aucun changement important. Il maintient la perception de la traite dans les « antichi stati di quà da monti e colli»[21]. Ce double mouvement, report de la douane vers les frontières de l’Etat et maintien de la traite en Piémont, accompagne une transformation progressive des tarifs : hausse des droits de douane, baisse des droits de traite. On peut y suivre la progression des politiques mercantilistes. « Réduire les droits à la sortie sur les denrées et sur les manufactures du royaume ; diminuer les droits sur tout ce qui sert aux fabriques ; repousser par l’élévation des droits les produits des manufactures étrangères » disait Colbert[22]. Les premières tarifications étaient simples : les marchandises étaient imposées à des taux généraux de 7, puis 6, puis 3%. Avec la réforme du 22 janvier 1633, 280 catégories de marchandises sont spécifiquement tarifées, les autres étant imposées à 3% ; avec celle du 8 mai 1702 le tarif concerne 600 produits, 29 sont à 3%, 9 à 6%[23]. Le nombre augmente encore avec le tarif du 14 janvier 1720. Inversement les impositions à l’exportation présentent progressivement de moins en moins d’intérêt. Les taux baissent et le nombre de prohibitions de sortie se réduit. Ces réformes rappellent évidement les mesures prises en France à la même époque pour repousser les frontières douanières aux frontières du royaume. On en connaît les difficultés d’application. L’entreprise paraît ici plus aboutie. Sans doute était-elle plus facile. On notera tout de même que l’unification douanière du Piémont n’allait pas de soi et qu’il ne fut pas aisé de venir à bout des résistances savoyardes. Le régime particulier niçois C’est à la lumière de cette globalisation douanière qu’il faut présenter l’exception douanière niçoise[24]. Elle ne doit pas être considérée comme un vestige d’anciennes franchises qui auraient plus ou moins bien résisté aux assauts de la centralisation administrative. Bien au contraire ! Le régime de franchise se renforce à mesure que le système douanier s’unifie. Il est le résultat d’une politique constante. Ces franchises occupent en effet dans la législation douanière des Etats de Savoie une place importante. Avec ce régime d’exceptions le pouvoir souverain organise le cadre douanier de sa seule ouverture maritime. Il le fait dès 1612 au moyen d’un Port Franc[25]. Derrière les avantages douaniers les motivations économiques sont apparentes. Le Port Franc répond aux besoins de la politique mercantiliste de l’Etat sabaudo-piémontais : il attire les marchandises dont on a besoin et favorise celles qu’on souhaite exporter. Il y a toutefois entre le mercantilisme protecteur d’un système douanier bien organisé et le mercantilisme attractif d’une franchise portuaire quelques contradictions. Le second constitue une sorte de brèche dans le premier. Il revient au législateur d’assurer la coordination des deux logiques. On ne peut pas dire que les solutions furent toujours cohérentes tant les intérêts commerciaux locaux, niçois, avaient tendance à réinterpréter, à travers le Port Franc, la législation douanière générale. Les politiques ont balancé entre des solutions d’isolement douanier et des solutions d’intégration. L’isolement La franchise dite du Port Franc est une composition complexe d’exceptions accumulées et combinées au long d’une période de près de deux siècles. On doit distinguer deux strates de franchises ; l’une est antérieure à l’établissement du Port Franc par l’édit du 1er janvier 1612, l’autre est postérieure. La première strate est formée de trois franchises accordées par les ducs de Savoie lors de la mise en place du système douanier durant la seconde moitié du XVIe siècle. Dès l’automne 1562 la Ville de Nice obtient, pour ses seuls citoyens, l’affranchissement du Droit de 2% de Villefranche à l’importation et à l’exportation[26]. Le reste de la province n’est pas concerné. L’affranchissement de la traite foraine est obtenu en 1575. Il concerne Nice et « son territoire », pas l’ensemble de la province[27]. La franchise est étendue en 1594 aux commerçants étrangers domiciliés à Nice au moyen d’un rachat de 30.000 florins[28]. Nice obtenait là un avantage économique décisif. Les productions de la province niçoise, soumises à la traite donc, pouvaient être exportées en franchise à condition d’être commercialisées à Nice. Ceci explique que Nice n’ait jamais demandé la suppression de la traite foraine dans la province. L’avantage était trop intéressant ! Si les exportations ne passaient pas par Nice, ce qui était le cas d’une bonne partie du commerce entre la montagne niçoise, la Provence, Gênes et la Principauté de Monaco, la traite était exigible. On notera qu’elle n’était pas perçue sur les importations en Piémont. L’affranchissement de la douane fut obtenu au mois de mai 1599 après de longues négociations. C’est la ville de Nice qui en fit la demande mais elle agissait ici pour l’ensemble du Comté[29]. La ligne douanière était reportée sur la crête des Alpes. On remarquera ici que Nice n’avait aucun avantage à demander la mise en place de la frontière douanière aux limites de son territoire communal, vaste au demeurant. Elle se serait coupée de ses débouchés vers le reste de la province. On notera aussi que la perception de la douane au passage des cols pour tous les produits, y compris niçois, explique et justifie qu’on ne perçoive pas la traite sur les importations de produits niçois vers le Piémont. Ceux-ci auraient été imposés deux fois ! Ces faveurs ont toutes été justifiées par des motifs économiques. Appliquer ces impositions aurait provoqué la ruine du commerce local. La position niçoise est toujours la même. Au-delà de ces arguments on ne peut s’empêcher de considérer que Nice avait réussi à construire avec patience un système de franchises parfaitement cohérent et très avantageux pour elle. Dans une optique plus générale on constatera par contre que ces franchises constituent un régime d’exception complètement en marge du régime général. Dès 1599 la province niçoise se trouve pratiquement en situation d’ « étranger effectif » selon l’expression utilisée en France pour qualifier ce type de situation[30]. Les franchises qui se développent dans le cadre du Port Franc à partir de 1612 sont d’une autre nature et poursuivent d’autres objectifs : elles visent à attirer à Nice, Villefranche et Saint Hospice, c’est-à-dire dans les ports, criques et abris de la plus grande partie de la côte niçoise, un commerce de niveau international. On ne parlera pas ici des avantages accordés aux commerçants étrangers s’établissant dans le cadre du Port Franc sous le régime du droit d’asile[31]. On s’en tiendra aux franchises fiscales. Celles-ci portent principalement sur l’exemption du Droit de Villefranche pour importation. Cela concerne trois situations : les marchandises transportées sur des bâtiments d’une portée supérieure à 200 tonneaux ou de provenances lointaines[32] ; les marchandises vendues ; les marchandises ayant fait l’objet d’une exposition en vente dans les conditions prescrites par les règlements du Port Franc et restées invendues. Aucune franchise n’est prévue à l’exportation. Le Droit de Villefranche reste exigible pour les commerçants étrangers et pour certains produits. La traite le serait aussi sans les franchises acquises en 1575 et 1594. On peut s’étonner d’une pareille restriction. En fait une telle faveur n’entre pas dans la logique mercantiliste du port franc telle qu’on la conçoit encore au début du XVIIe siècle. L’institution cherche encore sa véritable finalité[33]. Dans le cas du Port Franc de Nice il s’agit simplement d’attirer des marchands et des marchandises, pas tellement de développer une activité locale et encore moins d’organiser un débouché. Mais inévitablement les privilèges du Port Franc vont se combiner avec les anciennes franchises : celle du Droit de Villefranche pour les Niçois, celle de la traite pour les Niçois et les Etrangers, celle de la douane pour toute la province. L’édit de 1652 intègre cette situation dans la réglementation du Port Franc[34]. Cette consolidation détourne la franchise portuaire de ses objectifs initiaux et accentue l’isolement douanier. Le Port Franc est essentiellement lié au commerce local. Le fermier du Droit de Villefranche se défend comme il peut contre cette dilatation de la franchise. Il surveille, contrôle, toujours prêt à plaider pour une application rigoureuse de la franchise, pour contester la réalité d’une intention de vendre, pour faire expertiser la capacité d’un bâtiment afin de prouver que sa cargaison est soumise au droit de 2%, pour discuter la portée du droit de Villefranche à l’exportation, etc[35]. Les difficultés soulevées par Casa, fermier du Droit de Villefranche et de la traite dans le Comté[36] à partir de 1720, illustrent bien cette pression permanente. L’article 31 du règlement de la traite de 1720[37] prévoyait l’imposition du Droit de Villefranche pour la réexportation des marchandises importées par le Port Franc. La mesure concernait les produits réexportés en l’état et les produits transformés, pas les produits originaires de la province qui étaient, eux, affranchis ainsi qu’on l’a vu. Casa appliqua la disposition. L’affaire fit grand bruit car elle perturbait considérablement un florissant commerce assuré par plusieurs dizaines de commerçants originaires de la Riviera de Ponant, d’Alassio, de Porto Maurizio, de la Lingueglia et autres ports. Les démarches des commerçants niçois et les procès firent reculer Casa. L’imposition était parfaitement contraire à l’esprit du Port Franc. Elle cessa en 1731[38]. Ce succès du commerce local sur le fisc marque la dernière étape du processus de séparation douanière. Présenté ainsi le Port Franc de Nice apparaît comme une zone affranchie d’impositions douanières ou assimilées. Aucune barrière ne le sépare du reste de la province niçoise où subsiste un régime résiduel d’impositions sous la forme du Droit de Villefranche à l’entrée et à la sortie et de la traite, au tarif aménagé, pour éviter la superposition du droit de 2% et de la traite. La province se trouve presque totalement en dehors de l’Etat. L’intégration Le Port Franc est devenu au fil du temps le symbole d’une sorte d’autonomisme commercial protégé par Turin. C’est ce qu’illustre par exemple l’affaire Casa au début du XVIIIe siècle. Cette approche, qui est celle de l’historiographie niçoise depuis un siècle, alimente le mythe du Port Franc comme fondement des privilèges commerciaux de Nice. Elle ne correspond pas à la réalité et encore moins à l’intention du législateur. Pour celui-ci le Port Franc est d’abord une institution au service de l’Etat avant d’être un outil de développement local. On trouve dans les règlementations douanières assez d’éléments pour éclairer cette position. Le système particulier n’est pas aussi séparé qu’on ne le pense. Il est relié par plusieurs points au système général. Ici encore la construction est progressive et parsemée de contradictions. Trois réglementations éclairent la question. La première concerne le transit international empruntant la route de Tende. Quatre sortes d’impositions frappent la circulation des marchandises traversant l’Etat sabaudo-piémontais : le Dace de Suse, le transit de la traite en Piémont, le Péage de Verceil et le Droit de Villefranche. Ces impositions sont cumulables. Il est remarquable de constater que dès 1613 les règlements du Port Franc et du Droit de Villefranche aménagent les perceptions de façon à limiter les effets du cumul. Ainsi les marchandises provenant d’Italie du Nord ou d’Allemagne sont soumises au transit de la traite en Piémont[39] et exemptes du Droit de Villefranche ; celles provenant de France acquittent le Dace de Suse et pas le Droit de Villefranche. En sens inverse c’est le Droit de Villefranche qui est perçu et pas les autres transits[40]. La deuxième règlementation concerne la traite. La traite de Piémont est due pour toute importation dans le Comté de Nice. La mesure n’a pas été respectée. On a considéré à Nice, en application des franchises de 1575 et 1594, qu’une marchandise piémontaise achetée par un commerçant niçois puis exportée, par mer ou par terre, bénéficie de la franchise des Niçois en matière de traite. Les fermiers de la traite de Piémont ont évidemment protesté. Ils ont prétendu faire payer la traite pour tout produit destiné au Comté de Nice. La ville de Nice a multiplié les procès et fait reculer les fermiers[41]. Charles-Emmanuel I, très protecteur des avantages niçois, menaça en 1627 d’une amende de 100 écus d’or tout percepteur contrevenant[42]. Mais pour les fermiers de la traite de Piémont cette franchise pouvait couvrir une infinité de fraudes tant il était facile de passer par un intermédiaire niçois. Le contrôle était impossible. Les fermiers de la traite en Piémont se montrèrent souvent très rigoureux. Il y eut des incidents jusqu’à la fin du XVIIe siècle. En 1697 Victor-Amédée II, considérant que les fermiers n’avaient pas toujours tort ordonna la perception de la traite pour tous les produits destinés au Comté. L’opération rapporta jusqu’à 30.000 L par an[43]. Trois ans plus tard il revenait sur sa décision. En échange la ville de Nice se désistait dans un procès qu’elle avait engagé contre le fisc ducal[44]. En 1702 nouveau changement de position. L’ordre caméral du 8 mai 1702 précisait clairement que la traite de Piémont était applicable aux marchandises qui seraient exportées « per la scala di Nizza non ostante il privilegio del Porto franco »[45]. Il ne semble pas que la disposition ait été respectée. L’édit du Port Franc du 12 mars 1749 officialise l’application coutumière dans son article 5[46]. Mais une nouvelle fois l’administration fit obstacle et prétendit lever un droit «d’uscità » sur les marchandises piémontaises introduites à Nice. Un rescrit du Consulat de mer, conservateur des privilèges du Port Franc[47], en date du 29 avril 1756 confirma la franchise[48]. Le troisième élément d’intégration concerne la dogana. En cette matière la province niçoise était effectivement en situation séparée. Rien dans les anciennes franchises ou dans les premiers règlements du Port Franc n’atténuait la rigueur de la barrière douanière séparant la province niçoise du reste de l’Etat. L’édit du Port Franc du 22 janvier 1667 introduit une innovation majeure en diminuant d’un quart le droit de douane perçu à l’entrée en Piémont. La mesure ne concernait que les marchandises entrées en franchise de Port Franc, pas les produits locaux donc. Le règlement exceptait les draps, les soieries et les laines de qualité[49]. La mesure donnait une dimension nouvelle au Port Franc. La réduction compensait les frais du déplacement sur une route très difficile. Nice devenait le port du Piémont tant à l’exportation, grâce à l’interprétation laxiste de la franchise de la traite, qu’à l’importation. L’intérêt fiscal reprit pourtant l’avantage. L’édit du 14 janvier 1720 réformant la traite et la douane supprima l’avantage Son article 21 permettait au fermier d’exiger la douane entière, sans considération pour le privilège du Port Franc pour toutes les marchandises importées en Piémont « per la scala di Nizza », sauf celles en transit[50]. Quatre ans plus tard la diminution des droits de douane était rétablie par l’édit du 30 janvier 1724, mais la faveur était étendue à Oneglia[51] ce qui montre bien que le législateur n’était pas particulièrement préoccupé par l’amélioration de la franchise du Port Franc. L’édit du Port Franc de 1749[52] renoue avec la logique de la diminution des droits de douane : réduction de moitié pour les produits les moins imposés, réduction de 10 et 20 sous pour les plus imposé. Cette solution sera appliquée jusqu’à la Révolution puis reprise en 1814 avec le retour des princes de Savoie et la restauration du Port Franc[53]. On voit que l’aménagement des droits de douane dans le cadre de la franchise du Port Franc n’a pas été accepté sans importantes réticences par le législateur douanier. Il est vrai qu’en l’absence de véritable route[54] il était difficile de prendre conscience de l’intérêt d’une règlementation douanière favorable. Les choses ne changent qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle. Les réformes des années 1820-1830 rompent avec cette logique. Dès 1822 le pays niçois est soumis au régime général en matière de droits d’importations sur les grains[55]. Le tarif douanier de 1830 maintient les réductions douanières à l’entrée en Piémont mais l’augmentation considérable des tarifs limite progressivement l’avantage à peu de choses. Le Président de Cessole qui fait une analyse précise de ces changements constate qu’il y a de moins en moins d’avantages à utiliser la route de Tende pour les importations en Piémont. La situation, explique-t-il est grave. Le lien qui unissait Nice au Piémont est rompu alors que le système de franchises favorise les exportations vers la Provence. Ceci revient conclut Cessole « à placer Nice hors de l’Etat »[56]. Le développement des relations économiques a ainsi été favorisé avec la Provence alors qu’il était pénalisé avec le Piémont. *** Ainsi déconnecté du régime général, le système de franchises se trouvait en quelque sorte délégitimé. Il n’y avait aucune raison de laisser subsister une situation qui rapprochait toujours davantage Nice de la France. On résolut de normaliser la situation en procédant d’abord à l’abolition de la franchise portuaire en 1851 puis en reportant, en 1854, la frontière douanière sur le Var-Estéron, frontière de l’Etat. La nouvelle législation douanière intégrait Nice et sa province à l’Etat. Les Niçois furent partagés. Certains applaudirent une mesure qui libérait ainsi complètement la route de Tende de toute imposition. D’autres, les plus nombreux, et surtout les plus influents, virent dans ces réformes la ruine de leur commerce avec la France. La fin du régime douanier privilégié servira ainsi efficacement l’argumentation des partisans d’un rattachement de Nice à la France. Gaston Zeller, « Aux origines de notre système douanier. Les premières taxes à l’importation au XVIe siècle », in Mélanges publiés par la Faculté des Lettres de Strasbourg, pp. 165-207, Les Belles Lettres, Paris, 1947. Michel Bottin, « Douane », in Dictionnaire de la culture juridique, dir. D. Alland et S. Rials, Quadrige/ Lamy-PUF, Paris, 2003. Michel Bottin, « Port Franc et zone franche. Les franchises douanières du pays niçois, in Recherches régionales, Côte d’Azur et contrées limitrophes, n°1, 1976, pp. 1-23 ; Jean-Michel Bessi, Le Port Franc de Nice-Villefranche-Saint Hospice aux XVIIe-XVIIIe siècles, Mémoire maîtrise Lettres Nice, 1971. Le système favorise évidemment la contrebande. Michel Bottin, « Un commerce parallèle : La contrebande niçoise du XVIIe au milieu du XIXe siècle », in Annales Méditerranéennes d’Histoire et d’Ethnologie juridiques, Nice, 1976-1977, pp. 3-36. Sur cette juridiction commerciale et maritime, Michel Bottin, « Le Consulat de Mer de Nice. 1613-1855. Perspectives de recherches », Actes du Colloque organisé par l’Association française d’histoire de la justice sur Les tribunaux de commerce. Histoire du modèle français, Bordeaux, décembre 2001, coll. Histoire de la justice, n° 17, La Documentation française, Paris, 2007, pp. 87-110. Marc Ortolani, « La route royale gravée. Pouvoir de la nature et culture du Pouvoir », in Voyage pittoresque dans le Comté de Nice et les Alpes-Maritimes du XVIIe au XIXe siècle. Gravures et lithographies, pp. 161-195, Acadèmia Nissarda, Nice, 2005 ; Michel Bottin, « Nice, port de Piémont. La politique maritime des princes de la Maison de Savoie, 1388-1860 », in Le port de Nice des origines à nos jours, Chambre de Commerce et d’Industrie de Nice Côte d’Azur et Acadèmia Nissarda, Nice, 2004, pp. 83-101.
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