Frontière Les A-M et la frontière
 
 
 
 

Les Alpes-Maritimes et la contrainte frontalière

 

                                       Note de présentation historique

 

 
 
Rencontres Région-Nice au Conseil Général 1995
 
Michel Bottin
Professeur à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis
 
           
 
 
 
 
La mise en œuvre des dispositions du Traité de Rome relatives à l’abaissement et à la disparition des frontières des Etats européens a fait progressivement apparaître de profondes inégalités entre les différents secteurs frontaliers. Il est clair que la notion de « transfrontière » varie en fonction des réalités géographiques et historiques. Ici ouverte et perméable, là obstacle infranchissable, la frontière dans les pays de l’Union européenne est aujourd’hui une réalité multiforme. Les questions transfrontalières doivent donc faire l’objet d’un éclairage spécifique prenant en compte les grandes réalités géographiques et régionales, mais aussi, et peut-être surtout, les aspects locaux les plus concrets.
            Considérer ainsi que la frontière franco-italienne, du Léman à la mer-plus exactement de Chamonix à la mer- peut faire l’objet d’une approche uniforme revient à masquer, derrière une apparente unité géographique, deux réalités forgées par l’Histoire : d’un côté les segments de frontière qui ont fait partie des Etats de la Maison de Savoie jusqu’en 1860 (Haute-Savoie et Savoie) ou 1947 (Alpes-Maritimes), de l’autre la frontière fixée antérieurement (Hautes-Alpes et Alpes de Haute-Provence). Dans le premier cas les souverains savoyards, « portiers des Alpes », ont précocement aménagé deux passages : l’un par le col du Mont-Cenis (2083 m) entre Suse et Modane, l’autre par le col de Tende (1900 m) entre Cuneo et Sospel. Ces voies sont carrossables dès la fin du XVIIIe ; les projets de passage ferroviaire prennent corps au milieu du XIXe siècle : Mont Cenis (ou plus exactement Fréjus) en 1857, Tende en 1900. Dans l’autre cas le passage a été très tôt verrouillé pour des raisons militaires : Briançon contrôle le col du Mont Genèvre (1854 m), Barcelonnette contrôle le col de Larche (1900 m).
            Après son rattachement à la France en 1860, la Savoie a bénéficié des infrastructures déjà en place. La ligne ferroviaire, malgré les vicissitudes des relations franco-italiennes, est devenue une voie de communication majeure irrigant par la Maurienne tout le département de Savoie. Le percement du tunnel routier du Mont Blanc a produit pour la période récente un effet similaire au profit de la Haute Savoie.
La situation est totalement différente pour le département des Alpes-Maritimes : sa frontière avec l’Italie a été infiniment plus sensible aux aléas politiques essentiellement parce que la région niçoise est une marche entre Ligurie, Piémont et Provence ; cette frontière, quel qu’en soit le tracé, du Moyen Age à nos jours, a toujours eu un aspect artificiel de nature à provoquer le débat. Sa fixation récente par le traité de paix franco-italien de 1947 en est la meilleure illustration. Ces incertitudes ont hypothéqué le développement des voies de communication. Il est tout à fait paradoxal de constater que c’est là où le franchissement des Alpes est le plus facile (col de Tende, passages vers la Ligurie par Sospel ou Menton sans oublier la voie maritime côtière) qu’il a été le moins développé. Comment la contrainte frontalière a-t-elle pu en un siècle, de 1860 (rattachement de la province de Nice à la France) aux années 1960 (premières mesures d’ouverture) placer la région niçoise le dos aux Alpes, en contradiction totale avec sa vocation régionale ? Pour répondre à cette question il faut tout d’abord prendre la mesure des variations frontalières qui ont séparé en deux parties, toujours inégales, cette marche niçoise. Il faut d’autre part faire l’inventaire des raisons qui ont empêché cette frontière de demeurer une zone de contact entre les deux parties de la marche.
Les variations du tracé
Caractéristiques générales
L’ancien Comté du Nice n’est qu’un élément d’un ensemble plus vaste dont les parties furent à un moment de leur histoire administrativement rattachées à Nice : Tende, Barcelonnette, Grasse, Dolceaqua, Menton, etc.… La province romaine des « Alpes Maritimae » offre jusqu’au IIIe siècle le premier exemple d’un tel espace, organisé autour du col de Tende et destiné à contrôler les communications jusqu’au Verdon.
            Cet espace s’est étendu au Moyen Age vers l’est (Vallées piémontaises, et arrière pays de Vintimille) sous l’effet de l’expansion des comtes angevins de Provence. Il s’est trouvé par contre bloqué sur la côte à Vintimille par la puissance génoise. On peut alors parler d’une marche niçoise linguistiquement et administrativement provençale !
Les tracés frontaliers qui au cours des siècles suivants découperont cette marche présentent les caractéristiques suivantes :
° Ils tranchent tous, à des degrés divers dans un milieu culturel et économique homogène ;
° Ils présentent, dans leurs dernières configurations, une forte instabilité ;
° Ils définissent la zone d’influence administrative de Nice soit vers la Ligurie et le Piémont (c’est la tendance antérieure à 1860) soit vers la Provence (après 1860).
 
Les variations frontalières
*1388 Une querelle successorale dynastique provoque la sécession de la partie orientale du comté de Provence (Nice, vallées de la Tinée, de la Vésubie, du Var, de l’Estéron et de la haute Ubaye avec Barcelonnette). Ce territoire passe sous l’autorité du comte de Savoie.
*1524 Rattachement à cet ensemble administratif du marquisat de Dolceaqua (arrière-pays de Vintimille).
*1576 Rattachement du Comté de Tende. Le col de Tende devient désormais la route principale Nice-Piémont.
*1577 Contrôle par la Maison de Savoie de la Principauté d’Oneglia (aujourd’hui Imperia), importante enclave dans la République de Gênes. Rattachement administratif à Nice.
*1713 Barcelonnette et la vallée de l’Ubaye passent à la France.
*1792 Annexion du Comté de Nice par la France et formation en 1793 d’un premier département des Alpes-Maritimes composé du Comté de Nice et de la Principauté de Monaco (districts de Nice, Puget-Théniers et Menton).
*1805 Formation d’un deuxième département des Alpes-Maritimes, du Var à la Taggia (districts de Nice, Puget, San Remo).
*1814 Retour de Nice au royaume de Piémont-Sardaigne et rattachement à Nice d’un ensemble administratif s’étendant du Var à Imperia (à l’exception de la Principauté de Monaco, c’est à dire Monaco, Menton, et Roquebrune).
*1848 Révolution à Menton et protectorat du roi de Piémont-Sardaigne, avec rattachement administratif à Nice.
*1860 Plébiscite et rattachement d’une partie de la province de Nice à la France. Le troisième département des Alpes-Maritimes est formé d’une partie du « circondario » de Nice (Nice, Menton, Sospel, Puget) et de l’arrondissement de Grasse détaché du département du Var. Les communautés de Tende et La Brigue qui ont pourtant voté en faveur du rattachement à la France, demeurent sous la souveraineté de la Maison de Savoie. Les conséquences de ce traité sont majeures : Nice perd son influence administrative en Ligurie ; le Comté de Nice est amputé des communes de Tende et de La Brigue ; le Piémont-Sardaigne, bientôt Italie, conserve le contrôle du col de Tende et des contreforts du Mercantour ; la noblesse niçoise (fortement établie dans l’administration et l’armée) fait le choix de l’Italie. Nice passe à la France amputée d’une bonne partie de ses élites ; le lien Turin-Nice tissé au cours des siècles et renforcé par les faveurs constantes des souverains de la Maison de Savoie est rompu. En termes d’influence, Paris ne remplacera jamais Turin ; réorientation administrative provençale (la première depuis 1388) avec formation d’un département difficile à unifier ; et pour finir, dépendance économique et administrative du département envers Marseille.
*1926 Premières revendications italiennes sur Nice.
*1940 Annexion de Menton par l’Italie (jusqu’en 1943).
*1947 Rattachement à la France des territoires situés sur les contreforts ouest du Mercantour dont tende et La Brigue ; la plupart des territoires communaux étendus de part et d’autre de la ligne de crête, doivent faire l’objet d’un partage France-Italie.
*1962 Règlement des dernières contestations relatives à ce partage.
 
Les obstacles au transit
 
Avant 1792
La frontière franco-sarde du Comté de Nice sur le Var-Estéron n’a jamais été, jusqu’aux années 1850 au moins, un obstacle important. La frontière a toujours été facile à franchir, surtout en matière de relations de voisinage, pour les raisons suivantes :
*Le tracé frontalier Var-Estéron est complexe et compte une quantité importante de communautés enclavées. La frontière est très difficile à surveiller.
*Les Sardes surveillent très peu cette frontière. Le Comté de Nice bénéficie de franchises douanières considérables. La frontière douanière est en fait placée au pied des cols qui conduisent en Piémont. Frontière interne, elle n’est pas un obstacle majeur.
*Il en est de même en matière militaire. Depuis la destruction de la citadelle de Nice en 1705, l’état-major sarde a fixé sa ligne de défense à l’est de la Province (Authion, Saorge, Roya).
Au XVIIIe siècle la province de Nice est au centre d’un système de relations qui s’étend, de façon équilibrée, vers Gênes et vers Marseille :
*Frontières, entre Nice et Provence d’une part et Nice et Ligurie d’autre part, faciles à franchir.
*Commodité de la voie maritime empruntée quotidiennement par plusieurs dizaines de bâtiments.
*Route du col de Tende régulièrement entretenue.
*Il manque une voie carrossable vers le nord par la vallée du Var en direction d’Entrevaux et de la haute Provence. L’état-major sarde s’y oppose pour d’évidentes raisons stratégiques. Inversement Napoléon en soulignera l’intérêt. Pourtant en 23 ans de présence française (1792-1814) aucune réalisation ne permet de décloisonner Nice vers le nord.
*Il manque enfin une voie carrossable le long de la côte vers Menton. L’importance du cabotage ne la rend cependant pas indispensable. A partir de 1793 l’insécurité maritime pousse les Français, nouveaux maîtres de la province à concevoir une route en corniche. Plusieurs tronçons sont aménagés sous l’Empire. Le pont Saint-Louis est construit en 1806.
 
Entre 1814 et 1879
1814 : Les règlementations douanières françaises perturbent progressivement tout le système traditionnel. Les relations de voisinage ainsi que le commerce Nice-Marseille et Nice-Grasse souffrent des mesures protectionnistes françaises.
1854 : Turin reporte sa ligne douanière du Mercantour sur le Var-Estéron au grand mécontentement des populations. A titre de compensation, le gouvernement sarde autorise le désenclavement des vallées, y compris celle du Var vers Entrevaux et la haute Provence.
1860 : Le rattachement à la France ne provoque aucune rupture économique profonde : côté France, il intensifie les relations. Le chemin de fer, à voie unique, arrive à Nice en 1864 et à Menton en 1869 ; côté Piémont-Sardaigne les conséquences de la séparation sont limitées par les règlementations libre-échangistes du Second Empire. Les relations commerciales Nice-Turin par Tende et Nice-Gênes par mer ne sont pas affectées. L’heure est aux projets de désenclavement de Nice vers le Piémont, Grenoble et la Vallée du Rhône sans détour par Marseille.
 
Après 1879
La frontière, après 1860, est considérée par les Français comme indéfendable sans très gros moyens en raison de la supériorité que l’Italie tire de sa position sur le Mercantour. Les troupes ont été repliées à Antibes pour défaut de « couverture ».
A partir de 1872-1873 l’état-major français décide d’étendre la couverture jusqu’à la frontière. Le département est militarisé à outrance à partir de 1879 (fortifications et troupes) selon le système « Séré de Rivières ».
1879 Premiers travaux de fortification à La Drette et à la Rovère, sur les hauteurs de Nice, pour protéger la ville. Ces mesures s’inscrivent dans la nouvelle stratégie de défense de la frontière dans le département :
1881 Arrêt des travaux sur la ligne Nice-Breil. L’autorité militaire veut fortifier avant la construction de la ligne.
1882 Achèvement du tunnel routier du col de Tende. L’ouvrage accroît considérablement les capacités militaires de l’Italie sur le Mercantour.
1882 Entrée de l’Italie dans la Triple Alliance.
1887 Modification, par le ministère de la Guerre, des projets de construction des lignes Nice-Digne et Nice-Vallée du Rhône : voie étroite ; pas de raccordement au réseau général à Digne et à Nice ; pas de raccordement au port de Nice ; pas de jonction avec la vallée du Rhône. La ligne s’arrêtera à Meyrargues, dans les environs d’Aix-en-Provence.
1887 Signature entre France et Italie d’un accord douanier ultra protectionniste qui provoque une mini-guerre douanière : il coupe en quelques mois, et définitivement, tout le commerce de Nice avec l’Italie par terre comme par mer ; il est accepté par les hommes politiques locaux au motif que Nice doit faire preuve davantage que les autres villes de patriotisme en raison de son intégration récente au sein de la Nation française.
1900-1902 Rapprochement franco-italien. La jonction ferroviaire Nice-Breil est remise à l’ordre du jour.
1928 Construction du tronçon situé en territoire français de la ligne Vintimille-Cuneo par Breil et raccordement à Nice via Sospel. Les difficultés politiques entre la France et l’Italie empêcheront très vitre Nice-Breil de devenir une voie importante vers le Piémont.
1928 (la même année) Après quelques périodes d’apaisement, la politique de Mussolini relance la confrontation franco-italienne. Reprise des constructions défensives ; la montagne niçoise devient en quelques années un des lieux les plus fortifiés de France (Il serait intéressant d’ailleurs de voir s’il ne s’agit pas de la zone où la densité des constructions est la plus forte pour la période 1880-1940) : 31 ouvrages CORF (type Maginot), sans compter les avant-postes, qui s’ajoutent aux constructions des années 1880-1900. L’ensemble des communications de la zone frontière est sous contrôle de l’armée qui trace des centaines de kilomètres de routes pour ses besoins et interdit toute amélioration ou ouverture vers la frontière. Cette situation demeure sans changement jusqu’aux années 1960.
1969 Achèvement de l’autoroute dei Fiori Savone-Vintimille …sans raccordement avec l’A8 qui a pourtant atteint Villeneuve-Loubet en 1961. Noter que le tronçon Roquebrune-frontière est mis en service à la même date … pour les besoins de la jonction frontalière. Le dernier tronçon, Villeneuve-Loubet-Roquebrune, n’est ouvert qu’en 1979.
 
Conclusion
            Nice et les Alpes-Maritimes ont subi un handicap frontalier durable et profond, qui est allé croissant aux XIXe et XXe siècles.
La mesure de ce handicap doit être faite de deux façons :
En matière de relations commerciales d’abord : le commerce niçois a perdu tous ses contacts et positions en Italie. La disparition du commerce maritime entre Nice, les ports de la Riviera de Ponant et Gênes a réduit Nice à ne plus compter que sur Marseille.
En matière d’infrastructures routières et ferroviaires ensuite : le segment de frontière, au demeurant assez facilement franchissable par Tende et par la côte, a été aménagé de façon partielle et tardive. Premier exemple : le doublement de la ligne ferroviaire Nice-Vintimille n’est réalisé qu’au début des années 1920. Mais quelques kilomètres après Vintimille on repasse en voie unique. Deuxième exemple : l’Italie perce le tunnel ferroviaire de Tende pendant les années 1890, mais sans suites immédiates sur l’équipement des la frontière. Il faudra attendre quarante ans pour que la ligne internationale Nice-Cuneo fonctionne. Troisième exemple : la construction de l’ « autostrada dei Fiori » à double chaussée jusqu’à Vintimille est réalisée à la fin des années 1960. Mais il faut 10 ans à la France pour réaliser le raccordement.
 
 
 
 
 
 
 
 
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