Frontière Les Alpes du Léman à la mer
 
 
 

 

Les Alpes du Léman à la mer 

Formation d’une frontière

1713-1947

 
 
 
Michel Bottin
 
 
Pour citer : Michel Bottin, Les Alpes du Léman à la mer. Formation d’une frontière. 1713-1947, texte de la conférence prévue par le recteur Dumont à Nice en 1996 et publiée par ses soins en 1998 dans son livre sur l’Arc alpin comme chapitre V : « Les frontières politiques de l’Arc alpin », in L’arc alpin. Histoire et géopolitique d’un espace européen, dir. Gérard-François Dumont, Economica, Paris, 1998, pp. 79-92.
 
 
 
          La frontière des Alpes qui sépare l’Italie de la France est considérée communément comme naturelle, ancienne et difficilement franchissable. Elle illustre l’achèvement du territoire -français ici, italien au-delà- assigné par la nature. Quelques passages obligés, cols ou tunnels, commandent la séparation de deux ensembles géographiquement distincts. La frontière idéale en quelque sorte.
        L’histoire contredit pourtant à peu près complètement cette approche. Cette frontière a été formée, pour sa plus grande partie, en 1860 avec le rattachement à la France de la Savoie et du Comté de Nice. Ses parties les plus anciennes, dans le Briançonnais, remontent au traité d’Utrecht en 1713. Les parties les plus récentes, de la haute vallée de la Tinée à la mer ont été tracées en 1947 à l’occasion du traité de paix signé entre la France et l’Italie. De toutes les frontières françaises, elle est la plus récente.
        Elle n’est pas non plus la plus infranchissable. Le massif alpin est creusé de vallées qui pénètrent profondément jusqu’au pied de cols aménagés depuis le Moyen-âge. La montagne alpine est un lieu habité, beaucoup moins clos que ne le laisse penser une appréciation superficielle. Des relations étroites se sont nouées entre les populations de deux versants. C’est dans ce milieu humain homogène que la frontière a tranché. Elle n’est à ce point de vue, pas aussi naturelle que cela.
        Comment donc, en à peine plus d’un siècle les Alpes ont-elles pu devenir une ligne de rupture aussi nette ? On peut avancer deux considérations.
        La première concerne l’image, la représentation, de la frontière. Le tracé de la frontière française des Alpes, tant vis-à-vis de la Suisse, du Léman au Mont-Blanc, que vis-à-vis de l’Italie, du Mont-Blanc jusqu’à la mer, borne la France sur une de ses frontières naturelles. Le mythe est si puissant qu’on n’imagine guère qu’il puisse en être autrement. Le caractère naturel est en outre accentué par la technique de délimitation à la ligne de partage des eaux. Elle suit les repères géographiques les plus naturels, en tout cas les plus identifiables. C’est cette image qui s’est fixée depuis 1860. Elle a fait oublier les anciennes configurations…et quelques exceptions majeures qui ne seront corrigées, par application stricte du critère oro-hydrographique, qu’en 1947. (I)
        La seconde considération est de nature politique. Elle concerne plus spécialement la frontière franco-italienne, c'est-à-dire la plus grande partie de la limite. Les vicissitudes des relations franco-italiennes depuis les années 1880 ont accru les difficultés du franchissement jusqu’au milieu du XXe siècle. A l’obstacle géographique s’est ajouté un puissant obstacle juridique : les relations de voisinage n’ont jamais été très développées ; la coopération interétatique a été pendant longtemps très limitée ; la coopération interrégionale, longtemps interdite par des conceptions assez voisines de l’Etat unitaire, n’a pu pallier ces insuffisances. Une comparaison sommaire avec la frontière franco-espagnole, pourtant apparemment assez semblable, fait ressortir cette spécificité : celle-ci est ancienne (1659), assouplie par un système de relations de voisinage et à peu près exempte de tensions politiques durables. On a pu parler à son propos de « frontière morte » ou encore de « frontière fossile »[1]. Dans le même registre, la frontière franco-italienne a pu être qualifiée de « frontière de tension » ou de « frontière dure »[2]. (II)
 
Une frontière « naturelle »
 
La notion de « frontière naturelle » s’oppose à l’existence durable, dans tout le massif alpin, d’Etats maîtres des cols et des vallées d’approche. Pour la frontière du Léman à la mer, le traité d’Utrecht (1713) marque le premier recul de cette approche territoriale particulière qu’est l’Etat alpin. Pourtant la longue histoire des Etats de la Maison de Savoie en assure la survie jusqu’en 1860 : la frontière naturelle est atteinte…sauf quelques exceptions qui n’ont rien de secondaire.
 
La survie de l’Etat alpin
        A l’échelle des siècles on ne peut guère dire en effet que les Alpes, du Léman à la mer, forment une frontière. Aussi loin qu’on remonte dans le passé, le territoire alpin apparaît comme un ensemble homogène dont on ne cherche pas à séparer les versants. Les territoires sont organisés autour des cols de la ligne de crête qui assurent le passage est-ouest. C’est sur ce principe qu’est organisée la conquête romaine des Alpes sous Auguste. Les Romains, déjà maîtres de la Gaule cisalpine et de la Narbonnaise reconnaissent la spécificité humaine, mais aussi stratégique, du milieu alpin en créant trois provinces : les Alpes Maritimes autour des cols de Tende et de Larche, les Alpes Cottiennes autour des cols du Montgenèvre et du Mont-Cenis, les Alpes Grées et Pennines autour des cols du Petit et du Grand-Saint-Bernard. Le précédent laissera des traces durables. Pendant tout le haut Moyen-âge l’idée d’une frontière des Alpes reste toujours aussi peu marquée. L’empire de Charlemagne s’étend de part et d’autre du massif et au traité de Verdun en 843 la part de Lothaire est bornée par le Rhône et non par les Alpes.
        C’est sans doute dans le contexte de l’affaiblissement de l’Empire carolingien que se précise de la façon la plus nette qui soit la spécificité politique du massif. Celui-ci se trouve partagé entre trois principautés qui étendent leur domination sur les deux versants du massif : au sud, les comtes de Provence contrôlent au milieu du XIIIe siècle une partie de la plaine piémontaise ; au centre des Dauphins de Viennois prennent le contrôle du Briançonnais dès le début du XIe siècle et s’assurent du passage des cols jusqu’aux contreforts piémontais ; au nord enfin, les comtes de Savoie développent dès le XIe siècle une très ambitieuse politique territoriale qui leur donne le contrôle d’une véritable marche en Italie du Nord.
Au XIIIe siècle la domination de la Maison de Savoie s’étend au pays de Vaud et à la Bresse ; au XIVe siècle au Piémont, au Comté de Nice et à la vallée de Barcelonnette. Le souverain savoyard est alors maître de l’ensemble du massif occidental des Alpes à l’exception de l’avancée dauphinoise en Briançonnais. On comprend tout l’intérêt pour le roi de France du rattachement du Dauphiné réalisé en 1349. Il devenait maître d’un passage stratégique vers Pignerol et Turin. Les fortifications qui assurent le passage du col du Montgenèvre, tant du côté de Briançon, que sur le versant oriental dans les écartons d’Oulx, Val Cluson et Château-Dauphin jusqu’au Pas de Suse, font de l’endroit plus une avancée de la France en Italie qu’une frontière. La politique italienne de la France, de Louis XII à Louis XIV, n’est pas une politique de frontière, mais une politique de passage. Jusqu’au traité d’Utrecht de 1713, il y a deux « portiers » dans les Alpes, le duc de Savoie au nord et au Sud, le roi de France au centre.
        Le traité d’Utrecht marque en effet un tournant majeur dans l’histoire de la frontière des Alpes. D’abord parce que la France y perd, au profit des Etats de la Maison de Savoie, les hautes vallées de la Doire avec Oulx, du Cluson avec Fenestrelle, de la Varache avec Château-Dauphin[3]. Le col du Montgenèvre devient col-frontière. La porte vers l’Italie est fermée. En contrepartie le traité prévoyait également le rattachement de la vallée de l’Ubaye, avec Barcelonnette[4] . Le duc de Savoie perdait le contrôle du col de La Madeleine -dit aussi de Larche ou de l’Argentera-, un des passages les plus commodes du massif[5]. L’échange n’était toutefois pas vraiment égal : l’avancée française vers Suse et Pignerol menaçait directement Turin ; la vallée de l’Ubaye ne présentait pas le même intérêt stratégique.
        L’article 4 du traité d’Utrecht fixe ainsi la limite entre les deux Etats à « la crête des eaux pendantes »[6]. Pour la première fois, les Alpes font frontière. Le segment concerné, de la haute Tinée à la Maurienne, concerne approximativement le tiers de l’actuelle frontière.
        Les innovations du traité d’Utrecht sur ce qu’on peut maintenant appeler la frontière des Alpes doivent être analysées au moyen des deux grandes mutations qui touchent la notion de frontière à partir du XVIIIe siècle : la théorie des « frontières naturelles » et le principe de linéarité.
        La première question a fait l’objet d’une large mise au point par Gaston Zeller il y a une cinquantaine d’années ; on ne pense plus aujourd’hui comme les historiens du XIXe siècle, Augustin Thierry, Henri Martin ou Ernest Lavisse, que les rois de France ont pratiqué une politique délibérée d’extension territoriale aux frontières fixées par la nature, le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. La politique des places de la rive droite du Rhin et les ouvertures vers l’Italie contredisent cette thèse[7]. Toutefois la théorie des frontières naturelles, déjà développée au XVIe siècle chez certains écrivains et géographes qui identifient la Gaule à la France, connait dès le début du XVIIIe siècle un regain[8]. Au moyen de quelques écrits apocryphes on fait de Richelieu son initiateur et Voltaire la popularise dans « Le siècle de Louis XIV ». La solution alpine du traité d’Utrecht peut être interprétée comme allant dans le sens de cette théorie.
        La seconde question a été analysée il y a à peine plus de vingt ans par Nelly Girard d’Albissin à propos de la frontière franco-belge[9]. On y constate que la politique des enclaves, des terres pesle-meslées, selon l’expression de Vauban, fait place avec le traité de Nimègue (1678) à un tracé linéaire plus facile à garder. Les impératifs militaires, douaniers plus tard, l’emportent et la limite peut maintenant couper en deux des entités administratives et humaines homogènes. C’est une nouveauté. Le traité des Pyrénées qui en 1659 avait réglé les limites des la frontière franco-espagnole à la ligne de partage des eaux-pour la plus grande partie de la frontière avait tout de même laissé subsister de multiples situations d’enclavement nécessaires à la vie des communautés. Le traité d’Utrecht tranche beaucoup plus nettement puisqu’il coupe le Briançonnais en deux.
        Ce sont ces principes qui seront appliqués par le traité de Turin en 1760 ; celui-ci rationalise le tracé de la frontière franco-sarde en Savoie et dans le Comté de Nice, sans la fixer pour autant à la ligne de partage des eaux : les limites sont fixées sur des repères hydrologiques ou orographiques facilement repérables. Dans le Comté de Nice, par exemple, il s’agit du Var, de l’Estéron, un de ses affluents, et du Riolan affluant lui-même de l’Estéron. On ne peut pas considérer qu’il s’agit d’un obstacle ! La nouvelle limite coupait de nombreuses communautés en deux[10]. Ainsi en 1760 la frontière qui sépare la France des Etats de Savoie, du Léman à la mer présente-t-elle les caractéristiques suivantes : elle est entièrement fixée sur des limites naturelles, mais elle ne suit la frontière naturelle, celle de la ligne principale de partage des eaux, que de la haute-Tinée à la Maurienne.
        La théorie des frontières naturelles triomphe en 1792. Elle devient alors pour les révolutionnaires une puissante justification pour pénétrer à l’étranger, en Hainaut, dans le Comté de Nice et en Savoie. Du côté des Alpes, la frontière naturelle est officialisée dès le début 1793 par la création de deux départements, celui des Alpes-Maritimes pour le ci-devant Comté de Nice et celui du Mont-Blanc pour la ci-devant Savoie. Le discours de Danton à la Convention le 31 janvier 1793 est resté célèbre : « C’est en vain qu’on veut nous faire craindre de donner trop d’étendue à la République. Ses limites sont marquées par la nature. Nous les atteindrons toutes des quatre coins de l’horizon, du côté du Rhin, du côté de l’Océan, du côté des Pyrénées, du côté des Alpes. Là sont les bornes de la France »[11]. Sur les Alpes, les nécessités de la guerre et surtout la politique italienne du général Bonaparte effaceront rapidement la frontière naturelle. Dans le Grand Empire il n’y a plus de frontière sur les Alpes.
         A la chute de l’Empire, le premier traité de Paris (30 mai 1814) rétablit les princes de Savoie dans leurs possessions, sauf une partie de la Savoie sur la rive droite de l’Isère (Annecy-Chambéry) qui restait française. Après l’épisode des Cent-Jours, le second traité de Paris en novembre 1815 rétablit l’état antérieur à 1792 malgré les demandes insistantes de Turin de se voir attribuer Embrun et Briançon ce qui aurait permis à la Maison de Savoie de contrôler l’ensemble du massif.
 
Une frontière naturelle tardive
        La frontière naturelle est atteinte avec le traité de Turin du 24 mars 1860. La convention du 7 mars 1861 fixe la limite sur la ligne de partage des eaux jusqu’à la cime de Collalunga (Haute-Tinée), où elle suit un « tracé fantaisiste »[12] jusqu’à Vintimille. Elle quitte la ligne de partage des eaux et laisse à l’Italie les contreforts du Mercantour et les bourgs de Tende et La Brigue. On connait le prétexte invoqué, il s’agissait de conserver les terrains de chasse de Victor-Emmanuel II. En fait cette solution répondait, de la part de l’Italie, à des objectifs strictement militaires. Elle lui donnait un avantage stratégique considérable dans toute la région niçoise.
        De nombreuses réclamations se sont élevées dans les années Trente contre ce tracé qui amputait la province niçoise d’une de ses composantes. Le traité de paix signé le 10 février 1947 entre la France et l’Italie généralise la délimitation à la ligne de partage des eaux dans les vallées supérieures de la Tinée et de la Vésubie et redéfinit la limite dans la vallée de la Roya. On remarquera cependant que la nouvelle limite amputait plusieurs territoires communaux et coupait la commune de Briga-Marittima en trois[13]. La frontière était également rectifiée en quatre autres endroits : dans le Briançonnais, au Mont Thabor et à Chaberton ; en Savoie, sur le plateau du Mont-Cenis et au col du Petit-Saint-Bernard. Les rectifications sont géographiquement mineures -quelques kilomètres carrés chacune- mais juridiquement elles marquent bien le triomphe du critère naturel intégral : fixation de la frontière naturelle sur la limite naturelle, sans concession aucune.
        La frontière franco-italienne du Léman à la mer présente ainsi deux caractéristiques : la délimitation est tardive, postérieure pour la plus grande partie à 1860 ; elle est également naturelle, définie de façon stricte à partir de critères oro-hydrographiques sur les parties les plus élevées du massif. Ces caractéristiques sont spécifiques ; elles ne se retrouvent pas, du moins de façon aussi générale, dans les zones géographiquement comparables de l’arc alpin. 
        La délimitation de la frontière italo-suisse présente ainsi des caractères très différents : elle n’y suit que très partiellement la ligne de partage des eaux. On peut distinguer trois situations : pour le Valais, elle suit la ligne naturelle hydro-orographique jusqu’à la limite des cantons du Tessin et d’Uri. La délimitation est ancienne ; elle remonte pour l’essentiel, tant du côté Savoie que du côté Val d’Aoste, à la restauration des Etats de Savoie par Emmanuel-Philibert à partir de 1559 et aux traités de Lausanne et d’Evian conclus dans les années suivantes.
         Pour le Tessin, la frontière quitte la ligne de partage des eaux et est repoussée jusqu’aux lacs, Majeur et de Lugano. Elle résulte de l’expansion suisse, du XVe siècle au début du XVIe siècle, jusqu’à la bataille de Marignan : Uri pour contrôler le Gothard occupe la Lévantine (haute vallée du Tessin) et les Val Maggia et Versasca entre 1403 et 1406 ; en 1510 les cantons confédérés s’emparent de l’Ossola, Mendrisio, Locarno et Lugano. La paix perpétuelle signée en 1516 avec la France leur permet de conserver les bailliages du Tessin, sauf l’Ossola. 
        Pour les Grisons enfin, la poussée suisse vers le lac de Côme a eu pour résultat le rattachement en 1512 de la Valteline aux ligues grisonnes. La limite naturelle fut fixée en 1797 par Bonaparte avec le rattachement de la Valteline à la République cisalpine. Après l’Empire elle fera partie du royaume Lombard-vénitien.
        Enfin la question de la délimitation de la frontière italo-autrichienne a été dominée jusqu’en 1919 par le maintien durable de la souveraineté autrichienne dans le Haut-Adige et le Trentin jusqu’au lac de Garde[14].
 
Une  frontière « dure »
 
        La frontière franco italienne devient à partir des années 1880, une frontière de tension. Cela tient au durcissement des rapports diplomatiques consécutifs à l’entrée de l’Italie dans la Triple Alliance en 1882 et aux conséquences des accords douaniers très protectionnistes signés en 1887. La frontière est militarisée à l’extrême et les relations commerciales deviennent difficiles[15]. En dépit de quelques périodes de rapprochement, la tension politique subsiste jusqu’à la liquidation des problèmes posés par l’application du traité de paix de 1947, c’est à dire jusqu’au début des années 1960.
        Cette situation a lourdement pesé sur le développement des équipements de passage et sur l’amélioration des relations de voisinage. La France et l’Italie ont été pendant longtemps davantage des Etats-barrières que des Etats-portiers.
En outre, le face à face de deux Etats durablement centralisés a bloqué les initiatives locales jusqu’aux années 1970/80, c'est-à-dire bien après la normalisation des relations franco-italiennes. Les effets de la tension politique ont ainsi été relayés pendant une trentaine d’années par les effets de la centralisation.
 
Etat-barrière et Etat-portier
        L’homogénéité culturelle qui caractérise le massif alpin de part et d’autre de la ligne de crête a de tous temps beaucoup contribué, pour les populations montagnardes au moins, à effacer l’obstacle géographique. Il en est autrement pour les équipements routiers puis ferroviaires. L’ampleur des investissements nécessaires a, à toutes les époques, soulevé d’immenses difficultés. Outre les problèmes techniques, celles-ci varient selon que l’opération nécessite l’accord des Etats ou non : lorsque le col, ou le tunnel, est situé à la limite d’Etats son aménagement dépend de la coopération entre les deux Etats. La réalisation est souvent plus difficile. Lorsque les deux versants sont tenus pas un Etat-portier elle est à l’inverse plus facile. Il est ainsi possible de faire les distinctions suivantes : les passages aménagés antérieurement à 1713, pour le Dauphiné, 1860 pour la Savoie, 1947 pour les Alpes-Maritimes ont été réalisés par des Etat-portiers. Ils ont, avec le temps, créé des habitudes de passage et dynamisé les vallées d’approche : c’est le cas de la route du Mont-Cenis (col à 2083 m), de celle de Montgenèvre (col à 1850m) et de celle du col de Tende (col à 1870 m mais avec un passage en tunnel à 1320 m à partir de 1882. Le percement avait commencé en 1779 !
        En matière ferroviaire le seul passage réalisé dans ce cadre là est le tunnel du col de Tende percé par l’Italie entre 1883 et 1900 mais sans raccordement côté français.
        Les autres aménagements ont été réalisés dans le cadre de la coopération entre la France et l’Italie. Le tunnel ferroviaire du Fréjus entre Modane et Bardonèche, ouvert en 1871, a été réalisé dans le contexte politique très favorable de l’Unité italienne, de l’alliance franco-italienne et de la politique d’ouverture des frontières du Second-Empire. Le raccordement de la ligne Coni-Tende au réseau français est opéré en 1928 grâce à l’engagement de l’Italie qui y voyait surtout la possibilité de relier Vintimille au Piémont par le chemin de fer. Cette ligne est ainsi plus une composante du réseau intérieur italien qu’une véritable voie internationale. Le tronçon Breil-Nice n’est qu’une bretelle de la ligne principale. En outre réalisé trop tardivement, et très endommagé par les bombardements de la seconde guerre mondiale, il n’a pas produit d’effets économiques importants.
        Depuis l’entre-deux-guerres on ne compte que deux aménagements majeurs : les tunnels routiers du Mont-Blanc, percé de 1959 à 1965, et du Fréjus mis en service à la fin des années 1970. Le troisième percement, celui du Mercantour entre Nice et Coni est toujours au stade des études préparatoires[16].
        Le sous-équipement de la frontière franco-italienne en matière de possibilités de passage apparaît d’autant plus nettement lorsqu’on compare la situation actuelle avec celle qui a prévalu jusqu’au Second-Empire. Le durcissement des rapports franco-italiens à partit des années 1880 a hypothéqué durablement l’équipement de la frontière. La ligne ferroviaire Nice-Coni, prévue par le plan Freycinet de 1879, a été la première victime d’une militarisation accentuée de la frontière. La situation a été aggravée par la signature en 1887 d’un accord douanier très protectionniste. Les tensions qui ont suivi ont provoqué entre les deux Etats une véritable guerre douanière. L’épreuve laissera des traces durables. Sauf quelques périodes de réchauffement, la tension est restée forte jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale. Le paroxysme a été atteint à l‘époque des revendications italiennes sur Nice. A la Libération elle a même été ravivée par les revendications territoriales françaises tant sur Tende et La Brigue que sur d’autres territoires frontaliers situés sur le versant est, comme le Val d’Aoste occupé par l’Armée des Alpes du général Doyen en avril 1945[17]. Le traité de paix de 1947 lui-même, a suscité jusqu’en 1962 une série de problèmes frontaliers liés au partage des biens des communautés rattachées à la France et situés en territoire italien[18].
        Une comparaison sommaire avec les frontières italo-suisse et italo-autrichienne souligne cette fermeture franco-italienne[19]. A la frontière suisse, le Tessin est une zone de passage équipée depuis longtemps. La Suisse qui y a pleinement joué son rôle de portier avec l’aménagement routier du col du Saint-Gothard (2018 m), et du col du Simplon (2005 m). Le tunnel ferroviaire du Saint Gothard -à double voie- est creusé entre 1872 et 1882, celui du Simplon est terminé en 1902 pour une voie. Les tunnels autoroutiers du Saint-Gothard et du San-Bernardino, creusés à partir des années 1960, complètent un ensemble qui depuis le Moyen Age a permis de relier la plaine du Pô à l’Allemagne par la Suisse. La densité des activités est aujourd’hui telle dans ce secteur de la frontière italo-suisse que la coopération transfrontalière ne porte pas sur l’ouverture d’un passage -comme pour le Mercantour- mais cherche à résoudre les problèmes du dynamisme frontalier par la création d’un réseau express régional entre Varese, Mendrisio et Lugano[20].
        La situation est semblable pour la frontière italo-autrichienne. Ici c’est l’Autriche qui a joué le rôle du « portier ». Les passages routiers, en particulier le col du Brenner (1370 m) ont été aménagés anciennement ; la ligne ferroviaire est ouverte en 1867 et la liaison autoroutière est réalisée entre 1959 et 1962. Les tensions italo-autrichiennes antérieures à 1866 n’ont affecté que l’ancienne frontière sud du Trentin vers le lac de Garde, pas le passage des Alpes. On peut même dire que la confrontation avec l’Italie a poussé l’Autriche à équiper rapidement le passage pour des raisons militaires. Enfin après 1919, le Brenner, devenu col-frontière, est assez complètement équipé pour qu’on puisse estimer que l’obstacle géographique a été effacé.
 
Etat fédéral et Etat unitaire
        Une tension politique durable a limité la coopération transfrontalière à l’indispensable, c'est-à-dire à la gestion des lieux de passage : sécurité, contrôle douanier, aménagements techniques, et aux relations de voisinage. Elle a lourdement hypothéqué le développement des relations de proximité qu’il s’agisse d’associations socioprofessionnelles ou d’institutions administratives ; des difficultés de nature politique se sont ajoutées : elles tiennent aux effets bien connus des principes centralisateurs français, au moins jusqu’en 1982. La remarque vaut aussi pour l’Italie jusqu’à la réalisation complète de la réforme régionale en 1971[21].
        Ainsi, si on compare cette frontière avec les autres secteurs frontaliers français, administrativement comparables donc, on constate que le secteur franco-italien se trouve placé dans la situation la plus défavorable qui soit. Pour des raisons politiques d’abord : la tension y est forte à partir des années 1880 et durable (jusqu’au début des années 1960). La frontière franco-allemande, apparemment dans une situation semblable, fait l’objet d’un aménagement rapide ; dès le début des années 1970, le Rhin, « frontière naturelle » selon l’expression consacrée par l’histoire, n’est plus du tout un obstacle : six nouvelles constructions de ponts sont décidées en 1971 grâce à une commission mixte France-Land de Bade-Würtemberg[22]. L’armée elle-même y a été un facteur de coopération transfrontalière avec les Forces françaises d’occupation en Rhénanie-Palatinat, Sarre et Bade-Würtemberg.
        Pour des raisons d’ordre administratif ensuite[23]. Celles-ci tiennent à la confrontation durable de deux systèmes administratifs centralisés (jusqu’en 1971 pour l’Italie, 1982 pour la France)[24]. La situation est plus favorable pour les régions frontières des Etats fédéraux, Allemagne et Suisse. Dans ce dernier cas, qui intéresse la frontière des Alpes jusqu’au Mont-Blanc, le Professeur Basdevant observait déjà en 1932 que les conditions géographiques favorables, mais aussi les bons rapports politiques avaient conduit à un aménagement « dense » des rapports frontaliers[25].
        Enfin une comparaison, sommaire, avec la frontière italo-suisse et italo-autrichienne souligne encore une fois les handicaps de la frontière franco-italienne : les cantons[26] ou länder des deux Etats fédéraux voisinent avec trois des cinq régions italiennes à statut spécial : Val d’Aoste, Trentin-Haut Adige, Frioul-Vénétie Julienne.
        Cet ensemble d’handicaps explique les retards de la coopération inter frontalière franco-italienne. La création en 1952 de la Conférence permanente des chambres de commerce franco-italiennes n’a pas été suivie d’avancées correspondantes au plan administratif. La Communauté de travail des Alpes Occidentales (COTRAO) n’est créée qu’en avril 1982 entre les régions Rhône-Alpes, Alpes-Provence-Côte d’Azur, Val d’Aoste, Ligurie, Piémont et les cantons suisses de Vaud, du Valais, et de Genève[27]. A titre d’exemple on peut constater qu’à la frontière lorraine la commission régionale Saar-Lor-Lux-Trèves-Palatinat occidental remonte à 1971[28] et qu’à la frontière alsacienne la Regio basiliensis, pour la haute vallée du Rhin, a pu coordonner dès 1963 les relations transfrontalières entre le France, l’Allemagne et la Suisse[29]. Les retards, qui sont communément imputés à l’obstacle géographique, sont d’abord liés à ces conditions administratives et juridiques.
 
Conclusion
        Chaque frontière est un espace particulier construit par l’histoire. On ne peut pas pour autant considérer que cette construction recherche prioritairement l’intérêt des populations concernées par cet espace. La frontière est d’abord politique ; c’est vrai pour le choix du tracé ; c’est vrai pour les conditions de passage. L’histoire de la frontière des Alpes, du lac Léman à la mer, en est une bonne illustration : à l’intérieur d’une marche alpine définie au long des siècles par les conditions de vie et de circulation, a été tracée une frontière séparative. Cet espace alpin, dont Rome avait en quelque sorte reconnu la spécificité entre Gaule et Italie, a été fracturé il y a à peine une centaine d’années, moins par les effets du tracé que par les conséquences des politiques de fermeture douanière et militaires. Celles-ci sont liées, mois au développement de l’Etat-Nation, qu’à ses transformations patriotiques ou nationalistes. Ce sont ces évolutions qui sont remises en question par le processus actuel d’abaissement des frontières[30]. La frontière-contact doit remplacer la frontière-rupture : la réflexion transfrontalière s’inscrit dans cette nouvelle logique. Cela suppose un appel à l’histoire, pas seulement la plus récente mais aussi la plus ancienne, à l’histoire consolidée en quelque sorte. Ailleurs, pour d’autres frontières d’Europe, il semble bien que cette démarche ait été naturelle et précoce. La maturation transfrontalière des Alpes franco-italiennes laisse apparaître des retards. Faut-il y voit les derniers effets politiques d’une paix signée il y a à peine un demi-siècle ? Faut-il y voir une manifestation récurrente du mythe frontalier naturel ? Si cela est le cas, un changement de perception historique s’impose. Ce n’est que de cette façon que la coopération transfrontalière franco-italienne pourra rattraper le temps perdu.
 


[1] Jean Brunhes et Camille Vallaux, La géographie de l’histoire, Paris, 1921, pp.349-353.

[2] Charles Rousseau, Droit international public, T.3, Paris, Sirey, 1977, p. 315.

[3] Charles Maurice, Promenades historiques et archéologiques à travers l’ancien Ecarton d’Oulx, Vintimille, S.D., p.171.

[4] La « frontière naturelle » aurait pu concerner également le Comté de Nice, si les diplomates n’avaient pas finalement opté pour le statu quo lors des rencontres préparatoires au traité d’Utrecht, Paul-Louis Malausséna, « La question de Nice au Congrès de La Haye en 1709 », in Mélanges Boulvert, Nice, 1987, pp.381-392.

[5] Dans une étude réalisée en 1747 par Jean Baptiste Rouzier, capitaine au régiment de Montfort, sur les passages alpins entre Etats de Savoie et France, le col de l’Arche -plus précisément de « la Madeleine »- est considéré comme « praticable pour l’artillerie : c’est le plus beau de tous les cols qui communiquent en France ». A propos du col du Montgenèvre, « praticable » lui aussi, l’auteur précise que « les Français y ont toujours fait passer leur artillerie. Sur 45 passages recensés (Dauphiné et Provence), 21 sont praticables pour les bêtes de somme, 2 sont carrossables pour charrettes et canons, les autres sont des passages à pied. Giuliano Gasca Queirzza, « Passagi nelle Alpi Occidentali tra Piemonte e Francia (Delginato e Provenza) alla metà del secolo XVIII », in Le réseau routier en Savoie et en Piémont, Bulletin du Centre d’Etudes franco-italien, n°8, juin 1981, Universités de Turin et de Savoie.

[6] Sauf deux zones de quelques kilomètres carrés, dans la région du Mont-Thabor et dans celle du Chaberton. Dans ce dernier cas le tracé présentait un intérêt stratégique évident puisque la position permettait de dominer Briançon. Les Italiens y édifieront un fort. Ces zones seront rattachées à la France en 1947.

[7] Gaston Zeller, « La monarchie d’Ancien Régime et les frontières naturelles », in Revue d’Histoire moderne, 1933, pp.305 sq. ; « Histoire d’une idée fausse », in Revue de Synthèse, 1936, pp.115-131 ; « Saluces, Pinerol et Strasbourg. La politique des frontières au temps de la prépondérance espagnole », in Revue historique, 1942-1943, pp.97-110.

[8] « Vers 1550-1560 la longue et lente genèse des limites de la France est à peu près achevée. Non dans les limites mais dans les images et les représentations ». Daniel Nordman, « Des limites d’Etat aux frontières naturelles », in Les lieux de mémoire, T.2, Paris, 1989, p.35.

[9] Nelly Girard d’Albissin, Genèse de la frontière franco-belge. Les variations des limites septentrionales de la France de 1659 à 1789, Paris, Picard, 1970.

[10] Michel Bottin, « Pressions douanières et affermissement frontalier. Les limites de la Provence et du Comté de Nice du XVIe au XIXe siècle », in Mélanges Gérard Boulvert, Nice, 1987, pp.85-107.

[11] Cité par Yves Durand dans l’Encyclopaedia Universalis art. Formation de la France.

[12] Charles Rousseau, Droit international public, op. cit., p.305.

[13] Briga-Alta rattachée à la province de Cuneo, hameau de Realdo rattaché à la province d’Imperia et la commune française de La Brigue. Il faudra attendre l’arbitrage du 9 octobre 1953, créant une zone indivise, pour assurer le donctionnement normal des activités pastorales : Serge De Poorter, « La frontière franco-italienne et le partage des biens communaux frontaliers. 1947-1963 », in Les Alpes-Maritimes et la frontière de 1860 à nos jours, dir. M. Carlin et P.L. Malausséna, Centre d’Histoire du droit, Nice, Editions Serre, 1992, pp.95-126. Pour les questions frontalières à Tende de 1860 à 1940, voir ibidem l’étude de Marc Ortolani.

[14] « La frontière portant de la limite méridionale du Tyrol sur le lac de Garde suivra le milieu du lac jusqu’à la hauteur de Bordolino et de Merba d’où elle rejoindra en ligne droite le point d’intersection de la zone de défense de Peschiara avec le lac de Garde » (Traité de paix de Zurich du 10 novembre 1859, art.3). A la suite de la guerre austro-prussienne de 1866 où l’Italie état alliée de la Prusse victorieuse la partie du lac de Garde parcourue par la ligne médiane frontière est placée sous la souveraineté de l’Italie. Philippe Pondaven, Les lacs-frontière, Paris, Pedone, 1972, p.79.

[15] Cf. Michel Bottin, « La militarisation de la frontière des Alpes Maritimes. 1878-1889 », in Les Alpes Maritimes. Intégration et particularisme, 1860-1914, Nice, Editions Serre, 1987, pp.97-115 et « Du libre-échange au protectionnisme. La déchirure frontalière 1887-1888 », in Les Alpes Maritimes et la frontière de 1860 à nos jours, op.cit.

[16] Côté italien, les projets de percement du Mercantour remontent au début du siècle. Une société à capitaux mixtes est créée en 1964 pour effectuer les premiers sondages. Le projet est inscrit dans le schéma directeur d’aménagement du Piémont (1987) et dans celui de la province de Cuneo (1988). Côté français, le « Rapport du groupe de travail sur les percées alpines » conclut en 1991 sur la nécessité d’une nouvelle liaison routière entre Cuneo et Nice. Les premières négociations ont abouti à la signature d’un accord en 1994. Claire Fischer et Gian Paolo Torricelli, « Transport et coopération interrégionale dans les Alpes », Sciences de la Société, n°37, février 1996, p.140.

[17] M. Lengereau, Le Général De Gaulle, la Vallée d’Aoste et la frontière italienne des Alpes. 1943-1945, Aoste, Musumeci ed., 1980 et Paul Isoart, « La rectification de la frontière et les relations franco-italiennes 1945-1946 », in Nice Historique, 1987, p.115-129.

[18] Serge De Poorter, « La frontière de 1947 et le partage des biens communaux frontaliers 1947-1963 », Les Alpes Maritimes et la frontière, op. cit., p.95-126.

[19] R. Ratti et R. Rudel, « Tableau de l’évolution des transports dans l’arc alpin », Revue de Géographie Alpine, 1993, p.11-26.

[20] Claire Fischer et Gian Paolo Torricelli, « Transports et coopération interrégionale dans les Alpes », Sciences de la Société, op. cit., p.131-150.

[21] La Constitution de 1948 n’établit pas un Etat fédéral mais fait une place à la revendication régionale en créant des régions à statut spécial : Val d’Aoste, Trentin-Haut Adige, Frioul-Vénétie Julienne, Sicile, Sardaigne.

[22] Revue générale de droit international public, 1971, Chronique, p.797.

[23] Le droit est un obstacle aux relations transfrontalières. Sur cette problématiques, Jean-Marie Rainaud, « Les institutions de contact », Les Alpes-Maritimes et la frontière, op. cit., p.175-187.

[24] Les régions de l’espace communautaire, dir. Jean Charpentier et Christian Engel, PU Nancy, 1992 présente la situation de chaque pays européen en matière de politique régionale transfrontalière, pp. 65-47.

[25] Ch. Rousseau, Droit international public, op. cit., p.314.

[26] Sur l’adaptation des cantons suisses aux défis de la coopération transfrontalière, Jean-Philippe Leresche, « Enclavement et désenclavement : la Suisse et la coopération régionale transfrontalière », Revue internationale de politique comparée, 1995, p.485-504.

[27] La coopération transfrontalière au service de l’aménagement du territoire, Rapport présenté au nom du Conseil économique et social par M. Christian Estrosi, J.O., Avis et rapports du Conseil économique et social, 1996, n°25, p.92.

[28] Sur la densification des institutions transfrontalières de cette zone, Eddie Rastelli, « La coopération interrégionale Saar-Lor-Lux. Pour une stabilisation politico-institutionnelle d’un territoire transfrontalier », in Les régions de l’espace communautaire, PU Nancy, op. cit., p.217-268.

[29] Rapport au Conseil économique et social, op. cit., p.87.

[30] « Déclin perceptible » mais « rémanence vraisemblable » analyse Maurice Torelli, « La frontière et le droit international », Les Alpes-Maritimes et la frontière, op. cit., p.11-23.

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