Frontière La frontière de l Etat
 
 
 
 

 La frontière de l’Etat 

 Approche historique et juridique

  

  
 
Michel Bottin
 
Pour citer : Michel Bottin, « La frontière de l’Etat. Approche historique et juridique », in Actes du Colloque sur Les territoires transfrontaliers organisé à Nice par le CEMAFI et l’ERMES en janvier 1995, numéro spécial de Sciences de la Société, n° 37, février 1996, pp. 15-26.
 
 
         La frontière est une fonction majeure de l’Etat[1]. Elle a, dans son acception moderne et contemporaine, marqué l’histoire des quatre siècles passés. Les évolutions récentes, critiques, voire hostiles, à l’existence de tels cloisonnements, mettent en question leur utilité et même leur légitimité. L’attitude est confortée par le déclin de nombreuses frontières, phénomène annonciateur d’une future abolition. On pense évidemment à l’Union européenne, mais aussi à l’abaissement progressif des droits de douane prévus par les accords internationaux conclus dans le cadre du GATT. La frontière paraît une valeur dépassée.
         Pourtant, dans de nombreux pays, la frontière subsiste, aussi puissante qu’auparavant, et là où elle semble s’effacer elle réapparaît souvent sous une autre forme : un douanier qui ne contrôle plus à la frontière mais à l’intérieur du territoire, une règlementation sanitaire qui rétablit pour un temps un contrôle strict au poste frontière, un label écologique, social ou autre qui couvre un néoprotectionnisme, autant de pratiques qui soulignent la plasticité d’une frontière qui peut, tour à tour, devenir invisible, intermittente ou indirecte, sans compter avec les évolutions les moins prévisibles. Là où finissent les certitudes héritées de notre siècle commence le doute. La frontière n’est plus une barrière. Mais alors qu’est-elle ? L’histoire des siècles passés permet d’apporter quelques éléments de réponse en montrant qu’elle est un phénomène essentiellement évolutif, et que sous ce terme de frontière se trouvent des réalités bien différentes.
         L’histoire enseigne ainsi que les frontières se font et se défont ; l’Europe du XXe siècle le montre jusqu’à l’excès. Elle enseigne aussi que les frontières sont plus ou moins franchissables, que le protectionnisme douanier n’est pas une pratique continue, que la perméabilité frontalière est restée longtemps une réalité ou encore que la compétence des services de l’Etat ne s’étend pas forcément jusqu’aux frontières du territoire. A l’échelle des siècles, la frontière est multiforme ... et souvent ses formes sont très éloignées de nos approches théoriques actuelles. Face aux mutations en cours l’histoire permet, au-delà de toute considération théorique, de mettre en valeur quelques réalités juridiques effacées par les approches contemporaines communément reçues tant pour ce qui concerne le tracé de la frontière que son franchissement.
 
 La définition du tracé
 
         Ce qu’on appelle communément « frontière » recouvre deux réalités juridiques : la « frontière-zone », frontier, fines, Grenzraum, et la « frontière-limite », boundary, limes, Grenzlinie, confini. La définition du tracé ne suit pas le même processus selon qu’il s’agit de frontière-zone ou de frontière stricto sensu, c’est à dire de limites. La frontière présente un aspect territorial complexe, « précédent la limitation et survivant à la limite sans jamais se confondre avec elle »[2]. Il existe ainsi un important décalage dans le temps entre sa formation et la définition des limites.
 
La définition de la frontière
 
         Deux orientations majeures semblent dominer la définition de la frontière. La première est l’adaptation aux obstacles naturels, la seconde est la recherche de la simplicité.
         S’agissant du premier aspect, on peut reprendre l’analyse classique de Paul Geouffre de La Pradelle et considérer qu’« avant la délimitation, la frontière se présente sous un aspect dynamique. C’est un débat, un procès en vue d’une séparation de deux compétences, de deux influences affrontées »[3]. Si l’obstacle est faible ou nul la frontière avance. On pense ici à la frontier américaine. Dans les zones peuplées, elle se heurte très vite à autrui. Son mouvement dépend alors du rapport de force. Chaque Etat européen a eu sa propre dynamique frontalière, dépendante des obstacles naturels et des confrontations politiques. Ainsi la fixation, depuis un siècle ou plus, des frontières des Etats de l’Europe de l’Ouest laisse penser que chacun a suivi une politique déterminée par la géographie. C’est peut-être vrai pour la Grande-Bretagne, pour l’Italie voire l’Espagne. Ce ne l’est certainement plus dès qu’on s’avance vers l’Est du continent où la frontière devient « mouvante »[4].
         C’est peut-être là un faux-semblant : le déterminisme géographique est souvent battu en brèche, soit par défaut, tel le Portugal vis à vis de l’Espagne, soit par excès. Le cas de la France est ici exemplaire. La politique de recherche des « frontières naturelles » qui lui auraient été assignées par la géographie a suscité une abondante littérature historique et juridique. A ceux qui la font remonter à Richelieu, s’opposent ceux qui en perçoivent déjà la formation au XVIe siècle avec les premières représentations cartographiques où la France apparaît sous les traits de la Gaule bornée par les Pyrénées, les Alpes et le Rhin[5].
         Mais force est de constater qu’on assiste ici plus à la naissance d’un mythe qu’au lancement d’une politique planifiée. D’ailleurs cette approche a fait l’objet depuis les années 1930 d’abondantes corrections. La France n’a en effet jamais hésité à s’installer, parfois très durablement, au-delà des Alpes ou du Rhin[6]. Plus généralement la politique territoriale des monarchies absolues ne vise pas la recherche des frontières naturelles mais « traduit des besoins stratégiques, dominer les routes militaires ou maritimes »[7]. Au début du XVIIe siècle l’Espagne occupe ainsi les places fortes du Palatinat rhénan pour pouvoir assurer l’acheminement de ses troupes du Milanais au Luxembourg. C’est aussi le moyen d’assurer les « portes » du royaume contre une invasion. Richelieu fait prendre Pignerol ; Louis XIV avance en Loraine et au-delà pour assurer un passage vers l’Allemagne et l’Alsace[8]. La frontière est essentiellement mouvante. L’obstacle naturel n’est pas un interdit politique mais simplement un lieu de privilégié de confrontation.
         Avec le second point, relatif à la recherche d’un tracé simple, on aborde le problème de la linéarité. C’est là une conception qui opposée à l’enchevêtrement qui est souvent l’état primitif d’une frontière en formation. Celle-ci ne se forme en effet pas naturellement de façon linéaire. Elle contourne les obstacles, avance loin devant ou encore bute pendant qu’un autre segment progresse. Elle est faite d’enclaves ou de quasi-enclaves, parfois très importantes. Seul le système de fixation par description écrite des limites, généralisé jusqu’au XVIIe siècle, a pu conforter une situation aussi complexe. C’est ce qu’on estime communément. On pourrait alors penser que les progrès de la science cartographique au XVIIIe siècle ont été un facteur déterminent de la simplification des tracés. Geouffre de La Pradelle remarquait ainsi que la royauté ne s’était départie qu’à partir des années 1760 « de sa politique systématique d’imprécision et de confusion à la frontière en faveur d’une politique d’assainissement et d’abornement »[9].
         En fait le lien de causalité entre cartographie et linéarité est artificiel. Le concept de linéarité est antérieur au XVIIIe siècle. Comme l’a constaté Nelly Girard d’Albissin à propos de la frontière franco-belge, il remonte au traité de Nimègue (1678) qui rompt avec la politique des terres « pêle-meslées » qui était encore celle de tous les grands traités depuis le début du règne de Louis XIV (Münster, 1648 ; Pyrénées, 1659 et Aix-la-Chapelle, 1668)[10]. A la politique d’enclaves et de terres avancées fait place une défense linéaire qu’il s’agira désormais de tracer au mieux des intérêts stratégiques -et accessoirement économiques- de la France[11]. Deux positions s’affrontent alors, celle des militaires qui souhaitent fixer la frontière en fonction de critères topographiques et celle des administrateurs qui répugnent à découper les circonscriptions administratives de base[12].
         Traité après traité, les frontières sont, pendant plus d’un siècle, rectifiées par application de ce principe de linéarité. Le dernier progrès en cette matière concerne les enclaves ou enchevêtrements qui n’avaient pas intéressé les états-majors, mais qui, à partir du milieu du XVIIIe siècle gênent les administrations douanières : celles-ci, à la recherche d’une plus grande efficacité, voient dans l’enchevêtrement frontalier une source majeure de fraudes. Les intérêts financiers en cause, la croissance du prix des baux de la Ferme générale de France par exemple, incitent les Etats à procéder aux rectifications nécessaires. Le douanier relaie le militaire dans la définition linéaire du tracé[13]. La cartographie n’est en fait qu’une commodité technique.
 
Définition de la limite
 
         Si la limite ne se confond pas avec la frontière, elle en est une conséquence logique. Elle précise la séparation. Le problème est ici moins une question de linéarité que de précision et de certitude, au mètre près. La matière est encombrée par un préjugé qui a la force de l’apparence. Il concerne les frontières de l’Etat d’Ancien Régime. La limite aurait pendant longtemps été incertaine. Ce serait là le legs de sa formation médiévale dont le tracé n’aurait pas été simplifié avant 1789. Cette conception a été critiquée. Elle est pourtant encore reprise par certains auteurs. L’idée s’est semble-t-il répandue au XXe siècle à la suite des travaux d’Armand Brette sur la carte administrative et électorale de la France avant 1789[14] et a été relayée par des auteurs comme Lavisse ou Vidal de La Blache. Les frontières « molles » du premier et l’absence d’ « esprit de frontière » de l’Ancien régime du second sont rapidement devenus des lieux communs repris même par la doctrine juridique. Geouffre de La Pradelle parle de frontière « essentiellement flottante »[15] ; Ancel les qualifie d’ « indécises »[16].
         Une série de révisions a, depuis cinquante ans, modifié cette perception. Dans un premier temps, on a repoussé l’incertitude jusqu’au Moyen Age[17] ; puis on a introduit d’importantes nuances sur la nature de cette frontière médiévale. Jean-François Lemarignier expliquait en 1945 qu’« il ne faut peut-être pas dire de façon trop uniforme que les frontières du Moyen Age sont toujours quelque chose d’incertain »[18].
         Plus récemment, Bernard Guenée a montré la stabilité et la précision des frontières médiévales, en particulier dans les zones peuplées et lorsque le pouvoir, seigneurial ou autre, est assez fort pour vouloir des limites sûres. Celles-ci correspondent le plus souvent aux anciens pagi. Elles ont marqué la mémoire des populations et se fixent sur des repères, rochers, vallons, arbres. C’est là une condition essentielle car « la mémoire des limites est forcément fragile ». Elle traverse une zone-frontière comme une épine dorsale. Elle forme une « marche », une terre de débat où « s’enchevêtraient, explique Bernard Guenée, les droits et prétentions contradictoires, surgissaient des forteresses menaçantes et s’affrontaient des armées hostiles ». C’est souvent à cet endroit, à la limite, que les seigneurs marquent le commencement de leur domination, dressent des fourches patibulaires et font payer le péage[19]. On peut donc parler d’une « politique de marche ». Il faut en effet savoir jusqu’où on peut faire payer une taxe. Il faut aussi savoir si d’appel en appel un procès peut ou non aboutir à la juridiction souveraine. Le juge et le percepteur ont été les premiers intéressés par cette ligne de partage.
         A l’issue de la confrontation, il ne reste plus guère que quelques zones inhabitées, sans intérêt économique : une montagne rocheuse, un espace deltaïque, des marais inaccessibles. Dans un contexte de frontière dynamique c’est le prince le plus puissant qui est le mieux placé pour faire valoir sa souveraineté. Mais ces zones restent en débat aussi longtemps qu’une fixation contractuelle n’intervient pas.
         Dans ces zones encore incertaines c’est le douanier qui est le plus concerné par la certitude du tracé. Il veut savoir à quel endroit précis se déclenche le mécanisme de l’imposition. Cette pression douanière a tardé à se manifester. Elle suit le rapprochement des bureaux de douane de l’intérieur vers la frontière. Au XVIe siècle nombreux sont encore les droits qui se perçoivent loin de la frontière, telles les traites qui se payent au lieu de production ou de vente. Au début du XVIIIe siècle le contrôle s’est rapproché et s’exerce même au plus près de la limite[20]. Les dernières incertitudes disparaissent à mesure que l’Etat s’affermit. Le no man’s land est, dans l’ordre des relations politiques normales, une conception contraire à la nature même de l’Etat contemporain[21]. Des bornes peuvent alors être posées de façon à fixer cette délimitation. C’est l’opération de « démarcation » qui est l’affaire des topographes et des arpenteurs. Mais la démarcation peut être imprécise surtout dans les zones peu habitées ; plusieurs dizaines de kilomètres peuvent séparer deux bornes. Pour corriger, on procède alors soit à une densification en multipliant les bornes soit à une « micro-limitation », opération qui nécessite l’intervention des diplomates avant d’aborner[22].
 
 Le franchissement
 
         La frontière apparaît le plus souvent comme un obstacle dressé autour de l’Etat pour le protéger. La notion d’obstacle domine chaque fois que le niveau des contraintes est élevé de part et d’autre. Dans le cas contraire, soit qu’un des deux Etats se désintéresse de tout ou partie de sa frontière, soit que les deux y exercent peu de droits, la frontière est une zone de contact ; autour de la limite s’organisent alors de florissantes relations de voisinage.
 
La frontière obstacle
 
         Il y a des degrés dans la perméabilité des frontières. On pourrait présenter à diverses époques des exemples de frontières faciles à franchir, imperceptibles presque, et des exemples de frontières qui sont de véritables barrières. On peut considérer que sur le long terme, du Moyen Age à une époque récente, la tendance a été celle de l’imperméabilité croissante. Ce renforcement va de pair avec l’émergence de l’Etat national. La frontière devient une institution protectrice. Elle « y apparaît comme une portion du territoire soumise à des servitudes locales renforcées ou généralisées ». Elle « résume l’ensemble des institutions spécialement crées dans la zone périphérique du territoire dans un but de défense ou de discipline. C’est une zone de services publics distincts des services de l’intérieur et dont chacun porte le nom de frontière, douanière, militaire, maritime, etc. »[23]. Ces services, encore embryonnaires au XVIe siècle, se sont accumulés par la suite et ont gagné en efficacité. Quelles sont ces institutions chargées de réduire le passage voire de l’interdire ?
         L’armée tout d’abord, encore que pendant longtemps le réseau des fortifications aux frontières ne forme pas vraiment barrière. Les ouvrages sont trop espacés et décalés les uns par rapport aux autres. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, avec la mise ne place de systèmes défensifs resserrés, type Séré de Rivières, que l’obstacle militaire peut interrompre la circulation des hommes et des marchandises. La sécurité combinée des ouvrages implique la création de larges zones interdites. La ligne Maginot dans l’Est de la France ou le système CORF dans le Sud-est en sont les exemples les plus achevés et les plus symboliques[24]. Ils forment, à plusieurs kilomètres parfois de la limite d’Etat, une seconde barrière, doublant celle des services douaniers établis à proximité de cette limite. Dans ces zones la frontière est non seulement « haute » mais « épaisse ».
         Les douanes ensuite. Elles exercent une contrainte fiscale et surtout économique qui se perfectionne tout au long des XVIe-XXe siècles. L’évolution est cependant marquée par une rupture, moins en ce qui concerne les techniques de contrôle que le niveau des droits. Celui-ci prend une dimension nouvelle avec la réforme douanière de 1791. On passe d’une tarification assez modérée, d’ailleurs marquée dans les années 1780 par d’importantes ouvertures libre-échangistes, à un niveau de droits jamais atteint jusque-là. Le nouveau tarif annonce, tant par ses tarifs que par le nombre de prohibitions d’entrée et de sortie, la législation de l’Empire qui aboutit au Blocus continental. Le protectionnisme devient la règle ; plus encore pour la France que pour ses voisins d’ailleurs. Les rares tentatives d’abaissement des droits seront toujours suivies de réactions protectionnistes plus fortes. C’est ce système qui prend en Europe continentale des proportions nouvelles dans les années 1880 et qui traité après traité, culmine en France avec la loi Méline de 1892[25].
         Ceci étant, le douanier ne s’intéresse qu’à la marchandise. Sauf impératif militaire particulier, le voyageur passe les frontières sans difficulté. La présence policière aux frontières est tardive. Celle-ci est d’abord assurée ponctuellement par des fonctionnaires de police spécialisés, tels les commissaires chargés de la surveillance des chemins de fer, ou détachés, tels, plus récemment, les agents des Renseignements généraux renforcés par un roulement d’unités de CRS. La police-frontière ne sera d’ailleurs complètement organisée qu’au lendemain de mai 1968, après qu’on eut constaté que l’emploi généralisé des compagnies de CRS pour le maintien de l’ordre laissait les frontières sans surveillance. De là est né le corps de la Police de l’Air et des Frontières.
         Avec la mise en place du couple douane-police, la frontière devient une barrière efficace. On est plus près du Rideau de Fer que de la frontière de l’Etat moderne telle qu’elle se présente encore à la fin du XVIIIe siècle avec ses discontinuités et ses exceptions. La frontière de l’Etat n’a pas alors encore épousé la totalité du territoire national. Elle laisse selon la formule douanière consacrée, de larges parties du territoire en situation « d’étranger effectif »[26]. Ces zones, qui ne sont pas couvertes par tous les services frontaliers, sont des espaces de transition parfois grands comme des provinces. Il existe ainsi de nombreuses brèches. On le constate d’ailleurs chaque fois qu’on met en place un cordon sanitaire à la frontière pour enrayer la propagation d’une épidémie. Sauf dans le cas d’obstacles naturels difficilement franchissables, l’efficacité est très relative. C’est la Révolution française qui, en posant le principe d’une nationalisation de l’espace qu’enclot la frontière, a pleinement permis la réalisation de la frontière-obstacle. Les pays voisins de la France, l’Italie et l’Allemagne en particulier, encore inspirés par les pratiques de l’Ancien régime jusque dans les années 1820-1830, s’y rallieront bientôt. La frontière-obstacle a triomphé. C’est ce que voulait dire Vidal de La Blache lorsqu’il parlait de cet Ancien régime qui n’avait pas « l’esprit de frontière ».
 
La frontière contact
 
         On peut concevoir que la frontière ne sépare pas mais rapproche et qu’autour de la limite s’organise une intense activité. Bernard Guenée cite le cas de ces frontières médiévales où « cette limite précise, loin de séparer deux mondes distincts et étrangers était au contraire l’épine dorsale d’une zone plus large qui s’étendait de part et d’autre de la limite qu’on appelait la marche, qui avait sa vie et ses problèmes propres ». Ces marches, longtemps lieux de rencontre, se brisent déjà en deux au cours du XIVe siècle. La frontière est devenue un « lieu hostile où se heurtaient maintenant deux mondes de plus en plus différents »[27].
         La zone-frontière est alors doublement pénalisée : d’abord parce qu’elle est appauvrie par la rupture ou la dégradation des échanges économiques avec l’autre zone-frontière. Ensuite parce qu’elle doit supporter un nombre croissant de servitudes, particulièrement militaires. Les états-majors prennent de fait la direction des équipements, routiers et ferroviaires surtout, dans toute la zone : ils les interdisent s’ils sont de nature à affaiblir la défense ; ceux qu’ils construisent répondent exclusivement à leurs besoins. Une nouvelle géographie se dessine, surtout à partir du renforcement des dispositifs militaires européens des années 1880-1890. Ces frontières militarisées sont de plus en plus sous-équipées.
         Il est pourtant peu pensable qu’une frontière puisse trancher aussi radicalement dans un espace traversé depuis des siècles par un intense système relationnel. Il en reste forcément quelque chose. A ce stade, celui des « relations de voisinage », la frontière rupture perd une partie de son efficacité. On arrête les marchandises venues de loin, mais pas celles qui proviennent de la zone-frontière. Ce voisinage, d’abord état de fait, tend alors « de plus en plus à devenir un état de droit générateur comme tel de compétences et d’obligations au profit ou à la charge des Etats limitrophes »[28]. Il règle la situation juridique des frontaliers, des biens des communes situés en territoire étranger et débouche à terme sur une collaboration des services publics frontaliers.
         Mais ce droit est restrictif et soumis aux aléas politiques. Dans la mesure où il affaiblit le dispositif frontalier en permettant un passage fréquent et en franchise, il est mis à rude épreuve par les administrations douanières. Celles-ci n’ont aucune difficulté à montrer que les relations de voisinage peuvent couvrir des fraudes. Le durcissement frontalier qui marque le début du XIXe siècle résulte directement du progrès des techniques de contrôle. Les traités de relations de voisinage qui sont signés sont toujours beaucoup plus restrictifs que ceux signés au cours du siècle précédent. L’aventure survenue aux vers à soie de la commune de Sigale, dans le Comté de Nice, coupée en deux en 1760 par un traité de rectification de frontière est exemplaire de cette évolution[29] : jusqu’à la Révolution il n’était venu à l’idée d’aucun douanier d’interdire l’accès aux mûriers, tous plantés sur la partie rattachée à la France. Mais après 1815 les temps ont changé. Les douaniers français interdisent le passage et l’élevage disparaît. Ailleurs, dans le Jura par exemple, c’est aux petits ateliers de fabrication horlogère situés dans la zone-frontière que les douanes s’en prennent au motif que les relations de voisinage autorisent les contacts avec les horlogers situés de l’autre côté de la limite[30]. Le douanier transforme la frontière-contact en frontière-rupture[31].
 
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         La frontière est définie par les limites territoriales de l’Etat. C’est ce que nous enseigne l’évolution moderne et contemporaine. Cette conception simple et statique de la frontière a succédé à une conception complexe et dynamique. Il n’est par exemple pas excessif de dire qu’au temps de Colbert, la France avait plusieurs frontières douanières, chacune ayant sa finalité : l’« Etendue », les « provinces réputées étrangères », les territoires à statut d’ « étranger effectif ». Une telle complexité a déconcerté tous ceux qui, épris de rationalité politique, ne pouvaient concevoir que la frontière n’épouse pas les limites de l’Etat. Elle déconcerte toujours. Ces situations anciennes peuvent pourtant nous en apprendre beaucoup sur nos complications actuelles.
         Les faits démentent en effet de plus en plus la définition classique du phénomène frontalier. L’Etat est aujourd’hui croisé de frontières internes et externes : interventions douanières intérieures ou contrôle des aéroports, surveillance militaire bien au-delà du territoire national ou mise ne place de services communs aux limites d’un ensemble communautaire, sans parler de tout ce qui subsiste de la frontière classique contemporaine ou de quelques innovations en cours en matière de télécommunications. Peut-on imaginer un douanier au bord d’une « autoroute de l’information » ? La frontière classique a éclaté ; il n’en demeure pas moins un phénomène rémanent, la frontière existe toujours, mais sous d’autres formes, diffuses, complexes, incertaines même. On remarquera que les qualificatifs qui semblent le mieux convenir pour la décrire renvoient au Moyen Age, pas celui déformé par l’historiographie des Modernes, mais à la réalité riche et dynamique d’un monde en transformation.
 
 
 


[1] La présente étude n’aborde ni la question des frontières fluviales ni celle des limites maritimes. L’une et l’autre relèvent de logiques juridiques différentes.

[2] Paul Geouffre de La Pradelle, La frontière, Thèse droit, Paris, 1927.

[3] Ibidem, p. 15.

[4] Jacques Ancel, Géographie des frontières, Paris, 1938, p. 51.

[5] Daniel Nordman, « Des limites de l’Etat aux frontières naturelles », in Les lieux de mémoire. La Nation, dir. Pierre Nora, vol. 2, Paris, 1986, p. 38.

[6] Gaston Zeller, « La monarchie d’Ancien régime et les frontières naturelles », in Revue d’Histoire moderne, 1933, pp. 305-333 ; « Histoire d’une idée fausse », in Revue de synthèse, 1936, pp. 115-131 ; « Saluces, Pignerol et Strasbourg. La politique des frontières au temps de la prépondérance espagnole », in Revue historique, 1942-1943, pp. 97-110.

[7] Gérard Boulvert, Souveraineté et impérialismes. Histoire des relations internationales de l’Antiquité au début du XXe siècle, Naples, 1984, p. 201.

[8] Michel Foucher, Fronts et frontières, Paris, 1988, p. 52.

[9] La frontière, op. cit., p. 45 et Louis Trénard, « Perception et délimitation de l’espace français », in L’information historique, 1985, pp. 119-125.

[10] Nelly Girard d’Albissin, Genèse de la frontière franco-belge. Les variations des limites septentrionales de la France de 1659 à 1789, Paris, 1970 et « Propos sur la frontière », in Revue historique de droit français et étranger, 1969, pp. 390-407.

[11] Exemple de correction sur les Alpes, l’échange réalisé dans le cadre du traité d’Utrecht entre Paris et Turin. La vallée de Barcelonnette passait à la France, les vallées francophones d’Oulx, Valcluson et Château-Dauphin étaient rattachées aux Etats de la Maison de Savoie, Charles Maurice, Promenades historiques dans l’ancien écarton d’Oulx, Vintimille, 1980, pp. 163 à 177. Girard d’Albissin, Genèse ... op.cit., p. 395, insiste sur la primauté militaire : « Ce n’est que parce que les conceptions militaires ont changé qu’à partir de Nimègue on a pu proscrire la politique des enclaves ».

[12] « Propos sur la frontière », op. cit., p. 398.

[13] Michel Bottin, « Pressions douanières et affermissement frontalier. Les limites de la Provence et du Comté de Nice du XVIe au XIXe siècle », in Hommages Gérard Boulvert, Centre d’Histoire du droit, Université de Nice, 1987, pp. 85-107.

[14] Atlas des bailliages ou juridictions assimilées ayant formé une unité électorale en 1789, Paris, 1904 et Les limites et divisions territoriales de la France en 1789, Paris, 1907. Sur la persistance de l’idée, Jean-François Lachaume, « La frontière-séparation », in Colloque de Poitiers sur La Frontière, Société française pour le droit international, Paris 1980, p. 77.

[15] La frontière, op. cit., p. 35.

[16] « Géographie des frontières », op. cit., p. 70.

[17] Gustave Dupont-Ferrier, « L’incertitude des limites territoriales de la France du XIIIe au XIVe siècle », in Compte-rendu de l’Académie des inscriptions et des belles lettres, 1942, pp. 62-67.

[18] Recherches sur l’hommage en marche et les frontières féodales, Lille, 1945, p. 177.

[19] Bernard Guenée, « Des limites féodales aux frontières politiques », in Les lieux de mémoire. La nation, op.cit., pp. 11 à 15.

[20] Michel Bottin, « Un commerce parallèle : La contrebande niçoise du XVIIe au milieu du XIXe siècle », in Annales Méditerranéennes d’Histoire et d’Ethnologie juridiques, Nice, 1976-1977, pp. 3-36 à la p. 8.

[21] Geouffre de La Pradelle, La frontière, op. cit., p. 56.

[22] Daniel Bardonnet, « De la densification des frontières terrestres en Amérique latine », in Mélanges C. A. Collinet, Paris, 1984, pp. 3-14.

[23] Geouffre de La Pradelle, La frontière, op. cit., p. 15.

[24] Michel Bottin, « La militarisation de la frontière des Alpes-Maritimes, 1878-1889 », in Les Alpes-Maritimes 1860 à 1914. Intégration et particularismes, Ed. Serre, Nice, 1988, pp. 97-116 et Jean-Louis Panicacci, « La militarisation de la frontière. 1928-1940 », in Les Alpes-Maritimes et la frontière, 1860 à nos jours. Ed. Serre, Nice, 1992, pp. 75-86.

[25] Michel Bottin, « Du libre-échange au protectionnisme : la déchirure frontalière, 1887-1888 », in Les Alpes-Maritimes et la frontière, 1860 à nos jours. Ed. Serre, Nice, 1992, pp. 41-54.

[26] Un bon exemple d’ « étranger effectif » durable, le Comté de Nice vis à vis du Piémont, Michel Bottin, « Port franc et zone franche. Les franchises douanières du pays niçois, in Recherches régionales, Côte d’Azur et contrées limitrophes, n°1, 1976, pp. 1-23.

[27] B. Guenée, op. cit. p. 15.

[28] Maurice Torelli, « La frontière et le droit international » in, Les Alpes-Maritimes et la frontière, op. cit., p. 19.

[29] Bottin, « Pressions frontalières... », op. cit., p. 96.

[30] François Jequier, « L’horlogerie du Jura : évolution des rapports des deux horlogeries frontalières », in Frontière et contacts de civilisation. Colloque franco-suisse, Besançon-Neuchâtel, 1979, pp. 159-179.

[31] Le territoire de Tende et La Brigue rattaché à la France en 1947 présente quelques aspects de ces restrictions en matière de voisinage, Marc Ortolani, « Les franchises douanières de la commune de Tende. 1860-1940. Un exemple de relations frontalières », in Les Alpes-Maritimes et la frontière, op. cit., pp. 61-74 et Serge De Poorter, « La frontière de 1987 et le partage des biens communaux frontaliers. 1947-1953 », in Les Alpes-Maritimes et la frontière, op. cit., pp. 95-126 .

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