Borne romaine
 
 

 

Découverte d’une borne romaine à Saint-Martin-du-Var

 

L’analyse du Professeur Pascal Arnaud

Suivie d’une mise en perspective médiévale

 

 
 
 
 
Michel Bottin
Octobre 2019
 
On peut voir à Saint-Martin-du-Var, à l’Iera Blanca, quartier des Condamines, au bord de la route du Clot de Dué, un étonnant mégalithe de plus d’un mètre de haut percé d’un trou parfaitement cylindrique. La pierre a toujours intrigué. Certains y ont vu un élément de mécanisme de moulin, d’autres un autel antique. Quelques-uns ont même avancé l’hypothèse d’une balise pour extraterrestres !
Il fallait résoudre l’énigme de la « Pierre trouée », ainsi qu’on l’a toujours nommée[1]. J’ai ainsi pris contact avec Pascal Arnaud, professeur d’histoire du monde romain à l’Université de Nice Sophia Antipolis, et je l’ai accompagné sur les lieux en janvier 2009. Il a immédiatement reconnu dans cette pierre une borne romaine.
La découverte était importante. Il fallait à la fois mettre la borne en valeur et assurer sa sécurité. C’est ce que fit Hervé Paul maire de la commune. L’inauguration de cet aménagement eut lieu le 10 juillet 2009.
Mais la borne n’avait pas livré tous ses secrets. Le Professeur Arnaud a poursuivi ses recherches. Il en a présenté les résultats en 2013 dans une revue spécialisée, Dialogues d’histoire ancienne, vol. 39, n°1, 2013, pp. 53-61, sous le titre, « Latinus, le terminus transpertusus et une borne découverte à Saint-Martin-du-Var (Alpes-Maritimes) ».
Cette étude est disponible ici :
 
L’analyse de Pascal Arnaud
Il en ressort les conclusions suivantes :
Au plan technique d’abord :
Il s’agit d’une borne décrite par Latinus, un arpenteur officiel renommé de l’antiquité romaine tardive, dans son ouvrage De terminibus. Cette borne est un terminus transpertusus, une borne trouée Elle indique un cours d’eau qui constitue une limite.
Elle fait partie des grandes bornes dites à quatre pieds. Elle mesure 104 cm hors sol et environ 38 cm de côté.
Elle est percée d’un trou de 19 cm parfaitement cylindrique et très soigné. Ce trou est placé 70 cm au-dessous du sommet, probablement au milieu de la pierre.
Un decussis est gravé sur son sommet. Ce signe en forme de croix est sans doute la marque d’un quadrifinium qui signale une des limites, ici le vallon de Saint Blaise qui se trouve en contrebas.
Il s’agit d’un monolithe d’andésite, matériau qu’on ne trouve pas à proximité. Cette pierre provient probablement de la région de Biot. Elle aurait donc été transportée sur une vingtaine de kilomètres.
Au plan administratif ensuite :
Cette borne marque une limite administrative, peut-être un territoire de cité.
Mais plus probablement, elle délimiterait une « assignation », c’est-à-dire une concession de terres publiques en faveur de colons. Cette pratique était particulièrement destinée à remettre en culture les agri deserti, les lieux non cultivés, dans le cadre d’une organisation définie par les pouvoirs publics.
Pascal Arnaud voit dans le toponyme « Condamines », nom du quartier où se trouve la borne, une trace de cette nature publique. Les meilleures terres étaient gérées directement par le « dominus » du domaine ; elles étaient « cum dominum » ; les autres étaient concédées aux colons.
Enfin, Pascal Arnaud préconise de fouiller au pied de la borne pour en savoir davantage.
 
Prolongements vers le haut moyen âge
Il est peut-être possible de prolonger chronologiquement vers le haut moyen âge l’analyse de Pascal Arnaud à partir des récentes recherches sur la persistance de ces grandes structures « domaniales » qui, du Bas Empire à l’époque carolingienne, ont servi de support à la perception de l’impôt direct à partir d’un impôt dû par le domaine et réparti sous la responsabilité d’un « dominus ». Ces structures domaniales constituent une des cellules de base de la vie administrative. Elles traversent le haut moyen âge et se retrouveraient même dans certains cas dans l’organisation féodo-seigneuriale du XIe siècle[2]
Dans une telle perspective, cette borne marquerait une des limites -celle du vallon de Saint-Blaise- d’un territoire administratif/fiscal, un « domaine », non au sens latifundiaire, mais au sens de circonscription fiscale, redevable d’un certain montant d’impôt direct. Celui-ci aurait survécu à l’effondrement de l’Empire en Occident en 476.
L’organisation domaniale de l’assignation aurait perduré au moins sur deux aspects : la distinction entre les meilleures terres -les condamines- et les autres, d’une part, et d’autre part, l’organisation regroupée des colons dans un village, une « villa rustica », pour des raisons pratiques liées à la transformation des productions et à l’entretien du matériel agricole : aire de battage des grains, moulin à huile, moulin à céréales, forge, etc.
C’est ce « domaine », cette villa plutôt, au sens d’entité foncière organisée[3], qui aurait été remise en dotation à l’Abbaye de Saint-Pons vers 800 par Charlemagne[4] pour assurer son fonctionnement, en même temps que d’autres territoires, administrativement de même nature, comme Levens, Aspremont, Falicon, Saint-Blaise, etc.
 L’effondrement politico-administratif qui survient à la fin du règne de Louis le Pieux dans les années 840 et la désorganisation qui accompagne les invasions sarrasines pendant plus d’un siècle n’auraient pas effacé ces cadres administratifs et après la victoire de Guillaume le Libérateur contre les Sarrasins en 973, ils seraient passés sous le contrôle du comte et de ses agents.
Une trentaine d’années plus tard, en 1028, et sans doute après de difficiles négociations ces territoires auraient été rendus, sous la forme de « donations » à l’abbaye[5].
 
La villa de Saint-Martin
Mais cette continuité n’est pas assurée. L’assignation romaine n’a peut-être pas duré et la dotation faite à l’abbaye de Saint-Pons pourrait-être une nouveauté. Pour s’assurer d’une telle continuité il faudrait connaître les limites de ces ensembles fonciers.                 
Or on ne connaît pas les limites de l’assignation romaine. La borne des Condamines ne précise que celle du vallon de Saint-Blaise.
Et on ne connaît pas non plus les limites de la villa, au sens domanial, de Saint-Martin. La donation de cette villa en 1028[6] par les membres d’une puissante famille seigneuriale de la région n’en dit rien. Ce qui a été donné c’est l’église et ses dépendances, « ecclesiam Sancti Martini … cum omnibus sibi pertinentibus ». On ne trouve dans le document aucun indice qui permettrait de localiser le territoire de la villa. La confirmation de 1075 n’en dit pas plus mais précise que cette donation de l’église Saint-Martin a été faite « cum sua villa »[7]. Par contre on a la possibilité de situer l’église Saint-Martin[8] et le village/villa à partir de documents des XVIIe et XVIIIe siècles[9].
L’acte de 1028 ne fixe peut-être pas les limites de la villa, mais il laisse entendre que les biens et les droits, et donc les limites, sont assez connus pour ne pas tous les décrire ; les donateurs n’ont pas procédé autrement dans le passé[10]. Ceux qui les contesteraient encourent les pires châtiments de l’Enfer.
 Cela laisse penser que les biens et droits de la villa sont ceux existant à l’époque de la mise en place des dotations faites à l’abbaye au cours de la première moitié du IXe siècle. Il n’y a pas de raison de proposer de date plus récente : d’une part, parce que la fondation d’une telle entité, dont une église, avec un ensemble de biens et de droits, semble évidemment impossible pendant la période des invasions sarrasines ; d’autre part, parce que la fondation ne peut, en bonne logique, avoir été faite après la victoire de Tourtour en 973. L’acte de donation-restitution de 1028 n’aurait pas de sens.
Enfin, il n’y a aucune raison de penser que cette villa ait été constituée pour les besoins de cette dotation carolingienne. Elle est forcément préexistante. Elle correspond certainement à un ensemble domanial/fiscal défini.
 Il reste que l’église Saint-Martin doit être placée à part. Serait-il imaginable qu’elle ait été construite avant la dotation faite au monastère[11] ?
 
Le fief de La Roquette
La donation de 1028 mentionne l’existence au-dessus de l’église Saint-Martin du château de « Rocheta »[12], La Roquette. Il s’agit très probablement d’un des éléments du système défensif mis en place à la fin du Xe siècle par le comte de Provence pour empêcher tout retour des Sarrasins et ainsi permettre aux habitants de descendre de leurs habitats d’altitude très incommodes afin de retourner cultiver leurs terres. Ce château n’est pas présenté comme faisant partie de la donation. Il est à part. Et il est à part d’abord parce qu’il est postérieur à la villa. Mais il faut pousser plus loin l’analyse.
La présence d’un « castrum » situé moins de 300 mètres au-dessus de Saint-Martin et de son église permet de mieux cerner la nature de la villa. Celle-ci semble être hors du champ féodo-seigneurial. La donation de 1028 n’est possible que parce que le seigneur de La Roquette n’a pas -pas encore- la maîtrise juridique de la villa. Un indice semble le confirmer. La donation fait état des moulins et canaux appartenant à l’église de Saint-Martin. Or le droit féodal tend à placer ces droits parmi les attributs du seigneur féodal. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils évoluent au cours des siècles suivants pour le fief de La Roquette[13].
Il semble bien que le fief de La Roquette soit en cours de formation et on pressent que l’Abbaye de Saint-Pons aura bien du mal à défendre ses droits. La disparition de cette villa, en tant que domaine, au cours du siècle suivant, illustre cette montée en puissance du fief.
On ajoutera que l’église Saint-Martin ne sera pas établie en prieuré[14], c’est-à-dire en organisation dépendante de l’Abbaye de Saint-Pons, ce qui lui aurait permis de s’affirmer face au renforcement du fief et de la paroisse. L’église Saint-Martin deviendra très tôt une simple desserte paroissiale[15].
Est-il possible d’avancer trois éléments de raisonnement ?
La nouveauté du fief en tant que cadre territorial est nette. Il s’agit bien d’une nouvelle forme d’administration du territoire                                                            différente de la gestion d’une villa … ou d’une assignation romaine.
La jonction avec une quelconque structure « domaniale » de l’Empire finissant ne saurait donc, a priori, passer par une construction pré-féodale, un territoire public qui serait un ancêtre du fief.
Par contre, la jonction avec une structure foncière en forme de villa/domaine reste possible. Dans cette optique, on pourrait présenter la villa/village de Saint-Martin, ici au sens d’habitat organisé, comme un élément de continuité. Depuis quand cette population est-elle là ? Est-il permis de voir dans ces habitants les descendants des colons romains ?
A suivre.
 
 
 
 


[1] Pierre percée conviendrait mieux : « Peira Porciay », dans un plan de 1759, Arch. dép. des A-M, 01 FI, 1424.  « Pierre Pertuaù » dans le plan des pâturages ou bandites de La Roquette-Saint-Martin de 1802, Arch. dép. des A-M, 01FI 0220.

[2] Jean Durliat, Les finances publiques, de Dioclétien aux Carolingiens,1990. Élisabeth Magnou-Nortier, Aux origines de la fiscalité moderne. Le système fiscal et sa gestion dans le royaume des Francs. Genève, Éditions Droz, 2012. Et les nuances, critiques et approfondissements de Gérard Chouquer, « À propos de la notion de possession du fisc dans l’Antiquité tardive et le haut Moyen âge », in Etudes rurales, 2014, pp. 145-160.

[3] Gérard Chouquer, La terre dans les sociétés du haut Moyen Âge : Droit agraire, propriété, cadastre et fiscalité, Tome I, Étude, Observatoire des formes du foncier dans le monde, Paris, 2017, p. 341.Sur les sens du mot villa,  Gérard Chouquer, Dictionnaire du Droit Agraire Antique et Altomédiéval- DDAAA -Termes et expressions de la territorialité, de la domanialité, de la propriété, de l'arpentage, du recensement et de la fiscalité foncière dans les sociétés antiques et altomédiévales (IVe s. av. - Xe s apr. J.-C.). Version de novembre 2018.                                        

[4] Bonaventure Salvetti, Essai historique sur l’Abbaye de Saint-Pons hors les Murs de Nice, 1925.

[5] Il s’agit d’une pratique générale : Eliana Magnani, « Monastères et aristocratie en Provence, milieu Xe-début XIIe siècle-, in  Regularis. Ordnungen und Deutungen religiosen Leben im Mittelalter, Gert Melvillle, Lit Verlag, 10, 1999.

[6] Chartrier de l’Abbaye de Saint-Pons hors les murs de Nice, par Eugène Caïs de Pierlas et Gustave Saige, Monaco, 1903, p. 7. Le chartrier est disponible sur Gallica.

[8] Aujourd’hui disparue, mais indiquée par les cartes des XVIIe et XVIIIe siècles.

[9] Michel Bottin, La Roquette-Saint-Martin. Notes d’histoire religieuse. Moyen âge-XIXe siècle, 2018. Disponible sur Miche-Bottin.com  Lire et pour les cartes et plans, Michel Bottin,  Francine La Louze et Patrick La Louze, Saint-Martin-du-Var. Quinze siècles et 150 ans d’histoire, ouvrage édité à l’occasion du 150e anniversaire de la création de la Commune de Saint-Martin-du-Var, Edition Campanile, Saint-Martin-du-Var, 2017, pp. 12, 23,79.

[10] « quocumque ibidem pertinere legitime et esse videtur, sicut antea non donatores dicemus et terminavimus ».

[11] Eugen Ewig, « Le culte de saint Martin à l’époque franque » in, Revue d’histoire de l’Eglise de France, 1961, pp. 1-18. Sur la diffusion italienne de la dévotion à saint Martin dès le VIe siècle, Bruno Judic, « Le culte de saint Martin dans le haut Moyen Age et l’Europe centrale », in Sveti Martin Tourski kot simbol evropske kulture. Saint Martin de Tours, symbole de la culture européenne, Ljubljana, 2008, pp. 32-44, 2008.

[12] « Ecclesiam Sancti Martini qui est subtus castrum qui nominant Rocheta ».

[13] Michel Bottin, « Le fief de la Roquette-sur-Var (Comté de Nice) d’après le consegnamento féodal de 1734 », in Hommage à Maurice Bordes, Les Belles Lettres, Paris, 1983, pp. 113-128.

[14] Sur 23 implantations de Saint-Pons à Nice et dans les environs, 17 sont ou deviennent des prieurés. Le cas de Saint-Martin est d’ailleurs unique : le lieu est qualifié de « villa » et on y trouve une « église ». Pour les cinq autres implantations qui ne deviennent pas des prieurés, on mentionne soit l’une soit l’autre. Chartrier Saint-Pons, op. cit., p..XIX et p. 19.

[15] Michel Bottin, La Roquette-Saint-Martin. Notes d’histoire religieuse. Moyen âge-XIXe siècle, 2018. Disponible sur Miche-Bottin.com  Lire

1 -