Féodalité Les seigneurs de Tourrette
 
 
 
 
  

Torretas de Chiabaudi 

Seigneurs et pouvoir seigneurial à Tourrette 

 XIe-XVIIe siècle

 

 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Torretas de Chiabaudi. Seigneurs et pouvoir seigneurial à Tourrette. XIe-XVIIe siècles », in Nice Historique, Tourrette-Levens et son château, 2007, n° 3 et 4, pp. 215-233.
 
 
Les villages perchés font partie du décor de la Provence. Nous n’y prêtons guère attention. C’est à peine s’il nous arrive quelquefois de nous interroger sur les raisons qui ont pu pousser nos ancêtres à s’établir en ces lieux inaccessibles et incommodes. Une fois la question posée on connaît la réponse : une insécurité généralisée aurait conduit les populations à se rassembler sous la protection d’un seigneur maître d’un château. Dans le cas qui nous intéresse ici, le pays de Nice, la construction des châteaux et le perchement des populations serait tout simplement la conséquence des invasions sarrasines des IXe et Xe siècles.
            Le mythe sarrasin est en effet devenu depuis longtemps le modèle de l’explication historique. Une solution passe-partout à toutes les interrogations. Chaque village a son histoire de sarrasins. Comment faire la part des choses. Pendant tous ces siècles qu’on qualifie un peu commodément d’obscurs, la vie de la région semble bien en effet avoir été rythmée par les exploits de ces envahisseurs, particulièrement ceux installés à la Garde Freinet au fond du Golfe de Grimaud. Là protégés par des marécages et les épaisses forêts du massif des Maures ils ont étendu leurs exploits et leurs forfaits de la Provence aux cols des Alpes jusqu’en Suisse. C’est pour se défendre contre cette menace que le pays se serait couvert de châteaux.
Cette histoire est connue. Mais notre mémoire prend ici quelques raccourcis et quelques libertés avec la réalité. Au moment où sont construits ces châteaux, les Sarrasins ont été chassés de leurs repaires et la paix est déjà rétablie depuis une trentaine d’années grâce à l’action énergique du comte de Provence et de ses chevaliers.
Le phénomène castral est donc lié à une autre explication. On pensera bien sûr à une dissuasion destinée à empêcher tout retour de l’insécurité. On pensera aussi à l’intervention soudaine et brutale de puissants personnages qui ont trouvé dans ces constructions le moyen de dominer les populations avoisinantes. Peut-être, mais tout cela n’éclaire pas les raisons qui auraient poussé les populations concernées à accepter cette domination. Imaginer que ces populations ligures, volontiers rebelles, aient pu accepter une telle soumission relève tout de même de l’improbable.
Les anciens historiens de la Provence apportaient un élément d’explication : l’organisation du régime seigneurial, et donc la construction des châteaux, est une conséquence directe de l’expulsion des Sarrasins. Les vainqueurs ont puisé dans leur succès une légitimité assez forte pour établir un pouvoir nouveau, celui du seigneur dans son château. Marc Bloch, le célèbre historien de la société féodale, le confirme : c’est dans la lutte contre les invasions, sarrasines ici, normandes ailleurs, que se forge la nouvelle société féodale.
C’est là un événement majeur qui correspond à l’effondrement des notions romaines, ou mêmes carolingiennes, d’ordre public. Le château privatise l’ordre public. Il faut prendre toute la mesure de cette rupture particulièrement dans une Provence, où plus qu’ailleurs en Gaule la mémoire de Rome s’est conservée[1].
 
Naissance des châteaux en pays de Nice
 
Tout ceci n’éclaire pas vraiment le fond de la question. Cette privatisation de l’ordre public correspond à un changement de comportement des responsables administratifs et des puissants. Il y a en effet bien longtemps que la personnalisation des relations publiques gagne du terrain. La fin de l’Empire carolingien marque la naissance d’une société politique nouvelle fondée sur le développement d’un lien de fidélité entre les personnes détentrices du pouvoir et donc d’une certaine façon sur la privatisation de la prérogative publique. La féodalité n’est pas loin. Le fractionnement de l’Empire de Charlemagne en royaumes concurrents a fait le reste.
La Provence en est un exemple. Le cadre politique dans lequel évolue cette partie de l’Empire, celui du royaume de Bourgogne, découpage de la part de Lothaire dans la division opérée par le Traité de Verdun en 843, est totalement instable.  Le désordre politique s’y est installé à la faveur des luttes de succession entre Carolingiens et Bourguignons[2].
C’est dans ce contexte que se produisent les attaques des Sarrasins. Mais les résistances sont inégales. La basse vallée du Rhône, la partie la plus riche de la Provence, a été efficacement défendue par le pouvoir comtal et par les grands propriétaires, même si ce fut sans doute au prix d’arrangements financiers et de lourdes compromissions. Les Bourguignons en ont profité pour chasser les anciens cadres aristocratiques et les grands propriétaires.
La stratégie des Sarrasins change alors. Ils s’en prennent à la Provence orientale, moins bien défendue, aux terroirs moins bien organisés. Ce mouvement atteint son paroxysme dans les années 920-930. Les populations se mettent à l’abri sur des sites défendables, parfois très haut, mais loin de tout, coupés du monde, réoccupant d’anciens castellaras ligures ou des sites fortifiés lors des périodes d’insécurité de l’époque mérovingienne, comme Revel au-dessus de Tourrette-Levens ou Castelviel au-dessus de Saint-Martin-du-Var, ou comme les nombreux sites situés à une altitude de 600-800 mètres au-dessus de Falicon, d’Aspremont, de Castagniers, de Saint-Blaise ou encore de l’autre côté du Var sur les baous au-dessus de Vence ou de Saint-Jeannet[3].
Il n’y a plus rien à piller ou à rançonner. La vie économique a disparu. Les Sarrasins reportent alors leurs actions, avec la complicité de quelques puissants personnages locaux, vers les cols des Alpes, passages très fréquentés et riches en butin. Il arrive même qu’ils perçoivent eux-mêmes les péages de ces cols ! Le produit de ces expéditions est rapporté en Espagne et revendu avec la complicité active du Califat de Cordoue.
Les Bourguignons ne pouvaient rester sans réaction. La fermeture des cols des Alpes leur portait trop préjudice. La capture par les Sarrasins de quelques personnages importants, dont Mayeul l’abbé de Cluny, provoque la réaction décisive. Une intervention diplomatique auprès du Calife Abderhaman prive les pirates du Freinet de leur soutien. Dans le même temps une expédition placée sous le commandement des comtes de Provence Guillem -Guillaume dit le Libérateur- et Roubaud réussit en 972 à éliminer le péril. Les comtes reprenaient le contrôle d’une Provence orientale affaiblie, partiellement dévastée. Les pouvoirs locaux avaient disparu ou, complices des Sarrasins, faisaient partie des vaincus. La place était donc libre. Elle fut prise, par « droit de conquête »[4], par la famille et les compagnons de Guillaume le Libérateur. Leur maîtrise fut particulièrement forte en Provence orientale. Elle porte sur une bande de territoire large d’une trentaine de kilomètres allant de Toulon à Nice et quelques larges zones en Provence septentrionale. Les vainqueurs se partagent les meilleures terres, biens d’Eglise ou autres. Le grand bénéficiaire fut dans les diocèses de Nice et de Vence Annon de Reillane puis après son décès sa fille Odile. Le comte Guillaume ne conservait que le château de Nice. Odile et ses successeurs maîtres du pays n’en avaient que la garde, la castellania[5].
Les descendants d’Annon, et plus particulièrement les enfants d’Odile et de son second époux Laugier de Mévouillon, avaient toute latitude pour dominer les alentours de Nice et y exercer un pouvoir propre, complémentaire à celui qu’ils détenaient à Nice par l’intermédiaire du comte. Ils entourèrent Nice d’une couronne de fortifications autant destinées à rassurer les habitants et à les faire descendre de leurs abris d’altitude qu’à montrer au comte qu’ils prenaient leur part à la mise en sécurité des environs de Nice. Cette première génération de châteaux, soit tenus directement par la famille seigneuriale de Nice soit par des alliés, est contemporaine de l’an mille. Ils sont construits sur des crêtes rocheuses étroites, longues d’une centaine de mètres et larges d’une vingtaine de mètres, facilement défendables par une petite garnison. Une tour domine les parties fortifiées. Ces caractéristiques sont communes. On les retrouve à Aspremont-Villevieille sur un contrefort du Mont Cima à 800 mètres d’altitude, à Châteauneuf-Villevieille, à La Roquette, à Levens et à Tourrette[6]. Dans cet ensemble ce dernier château occupe une position stratégique : c’est le premier poste sur la route traditionnelle vers la Vésubie et surtout il est assez proche de Nice pour servir de lieu de repli, en cas de danger ou de fortes tensions politiques, pour le seigneur, sa famille et ses fidèles.
 
Les Chiabaud, bourgeois à Nice, seigneurs à Tourrette
 
Le pouvoir des premiers châtelains s’est rapidement affaibli. On avancera parmi les explications les plus apparentes, les divisions successorales, la restitution de nombreux biens à l’Eglise et probablement aussi, maintenant que l’insécurité n’était plus qu’un lointain souvenir, un dialogue plus difficile avec des habitants qui voyaient de moins en moins l’intérêt de défenses aussi coûteuses à entretenir.
Mais la vraie raison est sans doute ailleurs. Il faut la chercher dans les difficultés que rencontre à Nice même la famille des seigneurs de Nice face à des évêques, soutenus par les habitants, qui multiplient les efforts pour réduire leurs positions. Le pouvoir des milites, les chevaliers des seigneurs de Nice, recule. C’est dans ce contexte que se forme le Consulat dans les années 1140. Un nouveau pouvoir dominé par des marchands s’organise. Il est rapidement assez fort pour pouvoir affirmer une sorte de souveraineté face aux comtes catalans de Provence. Quelques familles dirigent la ville pendant près d’un siècle : Badat, Raimbaud, Ricard, Riquier, Chiabaud, etc[7]. Mais à la différence d’autres consulats du Midi dirigés par les familles aristocratiques à forte assise foncière, comme à Arles, Avignon ou Grasse, le Consulat de Nice est dominé par des bourgeois sans pouvoir sur les terres et sur les hommes[8]. C’est là une faiblesse car la vie politique urbaine comporte de grands risques. Il est indispensable de disposer de protections hors de la ville pour pallier les aléas de la vie publique. La vie politique génoise, à l’époque des luttes entre Guelfes et Gibelins, présente des traits similaires ; les familles dirigeantes disposent toutes de bases de repli, parfois loin de la cité, comme les Guelfes Grimaldi à Monaco et en Provence orientale[9]. C’est cette préoccupation de sécurité qui explique que les familles consulaires de Nice cherchent à prendre possession dans les châteaux voisins soit en achetant soit en s’alliant à des membres de la famille des seigneurs de Nice. Un examen superficiel de la situation montre que les principaux bénéficiaires de cette politique sont les Chiabaud. Dès le début du XIIe siècle, alors que Nice est toujours sous Consulat, on en retrouve à peu près partout, à Aspremont, à Châteauneuf, à Saint-Blaise et à Tourrette[10].
La réussite de la famille est en effet exceptionnelle, non tellement parce que quatre consuls en sont issus -les Badat par exemple en comptent 13- mais parce qu’elle semble mener une politique seigneuriale ambitieuse et cohérente dans toute la couronne niçoise. On n’en suivra pas ici toutes les péripéties. On s’en tiendra à Tourrette parce que cette position seigneuriale est la meilleure illustration de cette politique. Ailleurs leur pouvoir est plus relatif : à Châteauneuf il se trouvera rapidement noyé dans la multiplication des coseigneurs, à Saint-Blaise ils doivent céder la place en 1262 à l’abbé de Saint-Pons, à Aspremont ils perdent leur pouvoir vers 1385 pour avoir fait le choix des Anjou contre les Duras dans la guerre civile qui suit la mort de la Reine Jeanne[11]. A Tourrette les Chiabaud ont su durer. C’est même un exemple rarissime de longévité si on le compare aux autres fiefs de la province niçoise[12].
        La possession de Tourrette par les Chiabaud est ancienne. Elle remonte au moins à 1175[13], peut-être dans les turbulences politiques qui accompagnent l’établissement du Consulat. D’après Canestrier[14] le bien leur serait parvenu par voie successorale à la suite de l’extinction de la lignée des Talon de Châteauneuf, eux-mêmes héritiers de Rostaing d’Apt et au-delà de la famille seigneuriale de Nice.
Faute d’éléments plus précis on pourrait commencer l’histoire des Chiabaud de Tourrette le 1er juillet 1223 dans la tour fortifiée que la famille possède à Nice. Ce jour-là Raymond Chiabaud, fils de Pierre, consul en 1210, teste en faveur de ses enfants entourés des futurs membres d’une sorte de conseil de famille. Toutes, ou presque, les familles consulaires de Nice sont ici représentées. Raymond y procède à un nombre important de legs, à son épouse, à ses filles, à des institutions et procède à plusieurs remises de dettes. De toute évidence le personnage est à la tête d’une fortune mobilière considérable.
Mais le testament a surtout pour but de mettre en place toutes les sécurités nécessaires pour une bonne gestion du patrimoine après sa mort entre ses trois fils Pierre, Milon et Geoffroi. Il n’organise ni un inventaire ni un partage. Sans doute est-il trop tôt pour procéder à une telle répartition. Enfin il offre à ses proches et à ses parents l’accueil de ses maisons et la protection de sa tour. Il ordonne qu’en cas de danger on puisse compter sur l’aide de ses gens et de tous les hommes de ses châteaux, omnes homines de castellis meis[15]. Ce Raymond Chiabaud, bourgeois de Nice, est aussi un seigneur détenteur des plus caractéristiques prérogatives seigneuriales, celles qui permettent de réclamer une aide militaire en cas de besoin. On imagine le cortège de droits qui accompagne ce pouvoir : juger, établir des contraintes, prélever des taxes. Tout ce qu’on ne peut pas faire à Nice il peut le faire dans ses seigneuries.
Ce contexte de violence qui affleure dans le testament de Raymond permet donc de comprendre l’intérêt de posséder une tour fortifiée en ville et un château dans les environs. Ce n’est peut-être même pas suffisant lors des plus grandes crises politiques. La puissance des Chiabaud n’empêche pas la destruction du château de Tourrette en 1230 lorsqu’une partie de l’aristocratie niçoise se révolte contre le comte de Provence Raimond-Béranger V[16]. Les Chiabaud, parents du puissant Romée de Villeuneuve, l’administrateur du comte pour la Provence orientale[17], paient leur choix politique en faveur du comte de Provence. Ils se retrouveront, après la reprise en main par Romée, en position favorable. Le château pourra être reconstruit, même si c’est sur un plan plus restreint[18]. De toute évidence ces Chiabaud sont de fins politiques.
 
Berre et Chiabaud coseigneurs de Tourrette
 
 La liberté seigneuriale primitive sera progressivement réduite à mesure que le pouvoir comtal, celui des comtes angevins de Provence plus particulièrement, consolide une relation féodale avec les seigneurs, leur demandant l’hommage et la fidélité, réduisant les prérogatives, limitant les droits et faisant entrer un ensemble de pratiques foisonnantes et instables dans un ensemble de règles[19]. Le pouvoir seigneurial s’inscrit alors dans le cadre juridique du fief. Le droit féodal règle son fonctionnement : l’exercice de la justice, la gestion des droits et bien sûr la transmission. Sur ce dernier point la coutume féodale locale, provençale, est très favorable aux seigneurs. Là où le droit féodal de base, celui des Libri Feudorum[20], multiplie les restrictions au profit du souverain, celle-ci offre les plus larges possibilités de succession et de transmission : divisions et ventes sans restriction, dévolution aux femmes, constitution en dot. Le duc de Savoie tentera bien au XVe siècle de limiter ces possibilités, mais en vain. Il se heurtera pour les fiefs « anciens, c’est le cas de Tourrette, à de fortes résistances.
 
Le difficile maintien de l’unité du fief
Le pouvoir seigneurial peut ainsi se morceler au grès des circonstances en parts de fiefs. Cela permet aux familles nobles d’élaborer de véritables stratégies seigneuriales. C’est ce que font les Chiabaud.
Les possessions des fils et petits-fils de Raymond permettent d’avoir une idée de l’importance du patrimoine seigneurial de cette branche de Chiabaud. On y trouve des droits et biens à Châteauneuf, Tourrette, Contes, Saint-André, Mérindol près de Saint-André, Peillon, La Caïnée dans la vallée de l’Estéron, Toudon, etc. Ne considérons dans cet ensemble que Tourrette et reconstituons la dévolution seigneuriale du lieu à partir des tables de succession des fiefs niçois dressées à la fin du XVIIIe siècle par les archivistes de la Regia Camera de Conti de Turin[21].
Les droits de Raymond sur Tourrette passent à ses fils Pierre et à Milon. Geoffroi obtient le fief de La Caïnée. Milon obtient par ailleurs un tiers de Châteauneuf en plus de la part de Tourrette[22].
Pierre transmet sa part à sa fille Sybille, épouse de Pons de Flayosc. Leur fils Isnard de Flayosc en hérite. Milon transmet sa part à son fils Boniface et de là elle passe à ses deux fils Hugo et Milet[23].
Une transaction passée en 1326 entre les procurateurs de l’Universitas de Tourrette nous permet de préciser l’état de la division du fief : Milet, Isnard de Flayosc et le fils et héritier de Hugo, Milon, possèdent chacun un tiers du fief. La division du fief est en cours. L’exemple voisin de Châteauneuf, où les coseigneurs se multiplient, montre que le processus peut s’accélérer. Comment empêcher que par les Flayosc le fief ne sorte de la famille ? En 1354 s’offre une opportunité de réunification. Flayosc vend sa part y compris les droits de justice correspondants et cela avec l’approbation de la Curia du comte de Provence[24]. Boniface fils de Milet est acheteur mais, faute de moyens, il doit partager l’opération avec Gaufreda et Rostan de Berre. Il n’a pu qu’augmenter sa part.
 
L’arrivée des Berre
La puissante famille de Berre prend ainsi pied dans le fief. Son origine n’est pas consulaire. Elle est probablement issue de la famille seigneuriale de Nice et possède dans la province une dizaine de fiefs ou parts de fiefs, dont son fleuron, la seigneurie éponyme de Berre[25]. Désormais et pendant trois siècles le fief sera partagé entre les deux familles de façon assez nette pour que cela s’inscrive dans la dénomination même du lieu. Tourrette, qui ne devient « presso Castelnuovo » qu’au XVIIIe siècle, s’appelait « anticamente de Chiabaudi e anche de Berra »[26]. Les deux parts sont d’ailleurs assez distinctes pour apparaître au fil des transmissions l’une sous la dénomination de « giuridizione de Berre », l’autre sous la dénomination de « giuridizione de Chiabaudi »[27].
Si chacune de ces deux juridictions a son histoire propre on doit remarquer que les deux familles partagent les mêmes options politiques. Les Berre et les Chiabaud de Tourrette traversent sans difficultés les turbulences politiques des années 1380. Avec la Dédition de 1388 leur fidélité féodale passe du comte de Provence au comte de Savoie. Rien ne vient modifier le cadre féodal et l’étendue des droits ni restreindre les possibilités de transmission aux femmes, de division et d’aliénation autorisées par le droit féodal provençal. Cette continuité juridique est assez rare dans la province niçoise pour être soulignée.
    Les deux parts sont régulièrement divisées, davantage chez les Chiabaud que chez les Berre d’ailleurs. Côté Chiabaud l’investiture du 22 novembre 1391 fait état de trois coseigneurs : Guillaume chanoine de la Cathédrale de Nice coseigneur usufruitier pour ses frères d’une part, Jean et Matthieu fils de Boniface d’autre part[28]. Le partage continue de rester la règle. Avec les investitures des années 1444-1483 le nombre des coseigneurs a pu monter jusqu’à cinq, parfois très lointains cousins. Mais les divisions ne se consolident pas. La situation reste comme fluide.
Côté Berre il en va autrement. Leur part est durablement divisée à partir de 1505[29] entre les descendants de  Honoré de Berre et ceux de Louis, juge mage de Nice en 1494[30]. Chacune de ces deux branches entretient avec les Chiabaud des rapports différents : rapprochement pour celle d’Honoré, séparation pour celle de Louis.
Suivons leur évolution et d’abord celle de Honoré. Celui-ci a trois filles : Louisette de Berre en 1519 épouse Jean Chiabaud et lui apporte le fief de Saint André, revendu aussitôt à Melchior Michelotto en 1539 d’où il passera aux Thaon ; une deuxième sœur, Onorata de Berre, épouse son frère Matthieu Chiabaud, seigneur de Peillon ; enfin une troisième sœur Gioanetta vend à Jean Chiabaud une part de la juridiction des Berre ce qui permet à Jean d’être maître de presque tout le fief.
Il n’y manque que la part des descendants de Louis de Berre. Mais l’unification est-elle possible sachant que chaque génération apporte son lot de partages et de constitutions de dot ? Et que cette branche des Berre ne semble pas vouloir céder ses droits. On notera qu’on trouve parmi ces descendants de Louis deux personnages au service du roi de France dont un Louis, coseigneur de Tourrette donc, capitaine de galère à Nantes et décoré de la croix de chevalier de l’ordre de Saint Michel par Henri III[31].
Cette part « Chiabaud », la plus grande partie du fief donc, passe ainsi à Honoré puis à Jacques (Giaches) et à sa sœur Ippolita. Celle-ci épouse un Berre, côté Honoré, et lui apporte en dot la part « des Berre ». Son frère Giaches possède de son côté « tutto il castello di Torrettas e la giuridizione detta de Chiabaudi » ce qui laisse penser que la part des Chiabaud est majoritaire par rapport à celle des Berre et comprend tout naturellement la possession du château. Corollairement on peut considérer que lorsque la juridiction des Chiabaud est divisée le château l’est aussi.
 
Les ventes des Chiabaud
Mais les Chiabaud doivent alors affronter de graves difficultés financières. Ippolita  vend à un certain Antoine Dettat qui est investi le 18 janvier 1597. Giaches de son côté cède sa part à son créancier Agostino Caravadossi, part revendue peu de temps après aux Villaris seigneurs de Touët, parmi lesquels Jean François premier consul de Nice en 1612  et 1621[32].  Les Chiabaud ne sont plus seigneurs de Tourrette ! Pendant plus de trente ans, de 1597 à 1629, Caravadossi puis Villaris d’une part, Dettat d’autre part seront régulièrement investis[33].
Tous ces changements n’ont pas affecté la part « de Berre » détenue par les descendants de Louis de Berre. Leur part est passée à Bertin puis à Louis, on l’a vu, et enfin à Isarante à titre de dot. Celle-ci épouse en 1565 Honoré Grimaldi-Riquier, premier consul de Nice en 1578 et 1584[34]. Ils ont un fils Charles-André lui aussi premier consul de Nice en 1606[35]. L’effondrement des Chiabaudi fait son affaire. Il rachète la part de Dettat dès 1597 et reconstitue intégralement « la porzione detta de Berra »[36]. On notera incidemment à la lumière de tous ces changements l’intérêt que portent les familles les plus notables de Nice au fief de Tourrette.
Ces difficultés financières et cette perte de pouvoir éclairent l’action de Fra Philippe Emmanuel Chiabaud, commandeur de l’ordre de Malte, personnage assez puissant pour songer à restaurer le pouvoir des Chiabaud. Il réussit à racheter en 1629 et 1634 l’ensemble de ces biens détenus par Villaris et Grimaldi au profit de son neveu de Philippe Emmanuel Chiabaud[37]. Henri et Philippe Emmanuel, père et le fils Chiabaud, en font la déclaration dans le consegnamento du 3 août 1633. Henri est qualifié dans le même acte de « seigneur de Revel »[38]. Après la mort de son père, Philipe Emmanuel est investi le 19 juin 1646 pour le « totale del feudo di Torretas ».
Son frère Honoré sera à son tour investi du total mais une transaction conclue avec les Peyrani en 1685 fera passer Revel aux Thaon. Gaspar Thaon apparaît dans le consegnamento féodal du 27 janvier 1699 comme « comte de Revel et de Saint-André »[39]. Cette opération démembrait définitivement le fief de Tourrette en considérant, situation fort peu commune, Revel comme une partie séparée présentant les mêmes qualités juridiques de fief « ancien » que le fief de Tourrette. Ainsi le titre de comte de Tourrette obtenu par Honoré Chiabaud en 1671 pouvait-il être également porté par les Thaon seigneurs de Revel[40]
 
Les seigneurs et l’Universitas de Tourrette
 
Cette histoire successorale, forcément sommaire, éclaire le comportement des seigneurs. Le fief est un bien de famille, une affaire de lignage. Les ventes mentionnées ci-dessus le confirment indirectement. Leurs effets ne sont que passagers. L’unification reste l’objectif de la famille Chiabaud. D’autres seigneurs dans la province ne sont jamais parvenus à retrouver leur fief à la suite de ce type d’opérations. La possession des Chiabaud est familiale. La séparation durable de la part « de Berre » ne permet pas d’en dire autant des coseigneurs de Berre. Ce n’est pas sans raison que Tourrette est davantage connue comme Torretas de Chiabaudi que comme Torretas de Berre.
Il y a, pour les Chiabaud au moins, un lien étroit entre le caractère familial et le caractère coseigneurial. Peut-être est-ce un moyen de comprendre comment fonctionne une coseigneurie, car, il faut bien le dire on sait peu de choses sur cette question. Mais la situation est différente ici parce que le partage coseigneurial est réalisé entre deux familles et que la division entre Berre et Chiabaud est assez nette pour faire apparaître deux juridictions, correspondant sans doute à deux juges et à deux administrations judiciaires. Chaque famille administre sa part. On considèrera, dans une approche assez voisine, que la division entre Tourrette et Revel à partir de la fin du XVIIe siècle est aussi une forme de gestion coseigneuriale. Elle prend ici une forme géographique et aboutit à la séparation des fiefs. C’est une situation assez exceptionnelle pour être soulignée.
 
Une gestion coseigneuriale
La gestion coseigneuriale est forcément plus difficile qu’une direction unique. Face à une communauté organisée, et c’est le cas à Tourrette, elle suppose un mode de décision unanime. Les Statuta et capitula du 2 août 1408, en fait des bans champêtres réglant diverses questions pastorales et agricoles, mettent en évidence cette nécessité. Le Cartularium bannorum, recueil des dispositions règlementaires, a disparu dans l’incendie de la maison, la domus, de Matthieu Chiabaudi un des coseigneurs. Matthieu et Antoine frères Chiabaudi d’une part, Honoré Riquier, François et Foulque frères de Berre d’autre part, tous coseigneurs, se réunissent pour s’accorder sur les mesures à prendre afin que, expliquent-ils, la situation ne pénalise ni les seigneurs ni les habitants du lieu. Les coseigneurs insistent sur le fait que ces articles ont été décidés unanimiter et concorditer comme s’ils voulaient prévenir une éventuelle contestation. Précaution élémentaire pour un texte qui met en place une série d’interdits au profit des seigneurs, en particulier une vaste zone interdite, un deventium, dans lequel les particuliers ne peuvent faire entrer leur bétail. Le texte ne dit pas si les coseigneurs se sont facilement accordés mais il est évident que la rédaction de ces bans a fait l’objet d’un important travail de préparation tant ils fourmillent de précisions en matière de techniques agricoles, de règles administratives et de précisions géographiques[41]. C’est un exemple. On aimerait en savoir davantage sur ce fonctionnement coseigneurial, par exemple sur la perception des revenus. Enfin on peut toujours se demander pourquoi cet acte de 1408 ne fait pas état d’un double dans les papiers de la Communauté.
Un mot sur le château. Ces Chiabaud habitent Nice de même que les Berre. Ce château, très probablement partagé, de façon inégale, entre les deux familles sert de résidence d’été et de position de repli en temps de crise. Les difficultés financières de Giaches conduiront les Chiabaud à y habiter à l’année[42]. C’est une situation qu’on retrouve ailleurs dans la province, comme par exemple à Châteauneuf[43] où, à côté des coseigneurs qui ne s’y installent que l’été pour profiter du bon air, on trouve ceux qui cachent leur infortune et évitent les mondanités niçoises. A Tourrette le château ne semble d’ailleurs plus habité régulièrement par les seigneurs au XVIIIe siècle. Dans le consegnamento de 1734 la Dame Peyrani veuve Canubio déclare être domiciliée à Cuneo. Le bâtiment est sans revenu. Sans doute est-il en mauvais état.  Il sera restauré par leur fils Vittorio Felice en 1775[44]
Une remarque. Le château symbolise l’ancrage seigneurial. On se tromperait toutefois si on pensait y trouver tous les Chiabaud, ou les Berre, rassemblés. La famille est dispersée : certains sont domiciliés en Médoc[45] -la « Ghiena »[46]-. D’autres sont chevaliers de Malte et mènent une vie de soldat et de marin sur les bâtiments de l’Ordre. Les Canubio vivent en Piémont[47]
Ajoutons enfin une particularité : on trouve à Tourrette six tours, trois rondes et trois carrées. Canestrier justifiait ainsi le pluriel qu’on mettait autrefois à « Tourrettes »[48]. Ces tours, qui ne sont probablement pas des résidences, jouent probablement un rôle dans le paysage seigneurial de Tourrette. Elles ont pu répondre en des temps plus anciens à des nécessités défensives. On en trouve une trace dans la déclaration de biens et droits féodaux que fait en 1734 pour Tourrette le vassal Antoine Jérôme Peyre coseigneur de Châteauneuf. Il déclare le tiers de la juridiction et torre dite « del Biglione »[49]. Réalité ou simple réminiscence seigneuriale ?
 
Des conventions et beaucoup de procès
On parle volontiers des seigneurs de Tourrette. Mais force est de constater que hormis la période de réunification du fief réalisée par Philippe Emmanuel entre les années 1630 et le démembrement définitif de Revel à la suite de la convention de 1685, soit pendant moins de 60 ans, toute l’histoire de Tourrette est celle de ses coseigneurs. La Communauté n’a pas en face d’elle un mais plusieurs seigneurs. Cette division ne semble pas affaiblir le pouvoir seigneurial. On l’a vu avec les Statuta de 1408. Les habitants ont dû s’organiser. Il existe une universitas depuis au moins le début du XIVe siècle. Ils disposent ainsi, grâce à cette personnalité morale, de la possibilité de se faire représenter, d’emprunter, d’organiser la vie municipale, d’engager des démarches auprès du seigneur ou de l’un ou l’autre des coseigneurs et à l’occasion d’agir en justice contre eux. Deux sortes d’actes jalonnent les rapports des habitants et des coseigneurs, des conventions et des procès.
On a périodiquement cherché à s’accorder en rédigeant des conventions aménageant les droits, tant pour limiter l’arbitraire des seigneurs que pour encadrer l’exercice parfois désordonné de leurs prérogatives. La convention de 1326, pièce majeure de ce dispositif, est présentée comme une réponse aux controverses et rancœurs, controversie seu rancure, qui ont survenu ou qui pourraient survenir entre les coseigneurs et les habitants. Elle règle les relations tant en ce qui concerne l’exercice de la justice que l’usage des fours, moulins et bandites, la vente des biens ou l’exercice des droits successoraux, ou encore la nomination des agents communaux. Les droits du seigneur sont encadrés. Mais cette liberté a un prix. La communauté de Tourrette s’engage à verser annuellement et à perpétuité 120 livres, la quista. L’accord est accompagné d’une remise de dettes[50].
Cette convention sera rénovée à plusieurs reprises par la suite : par Matthieu Chiabaud le 7 décembre 1400, par Pierre Chiabaud en janvier 1480 et par Honoré Chiabaud  en 1568[51]. Ces relations entre seigneurs et habitants trouvent d’ailleurs une forme de plus en plus stable à mesure que l’administration de la Maison de Savoie perfectionne ses enquêtes sur les biens et droits féodaux. Considérons que, globalement et sur la durée, les seigneurs perdent des avantages au profit des communautés d’habitants.
Mais plus que les conventions ce sont les procès qui marquent l’histoire de ces relations. Le procureur de l’Universitas, personnage clé de l’organisation communale, est toujours prêt-à-porter l’affaire devant le Sénat de Nice ou la Regia Camera de Conti de Turin. Sur le fond ces affaires couvrent tout le contentieux féodal de la gestion du fief voire de l’étendue des droits : contestation des bans, c'est-à-dire des règlementations édictées par le seigneur, demandes en réduction de la quista due par la Communauté ou de la taglia, désaccord sur la nomination des ufficiali municipaux, contestation des droits du seigneur de couper des bois dans les terres incultes, et tout ce qu’on peut trouver habituellement en matière de fermes communales et de concession de moulins. Aucune affaire ne concerne le fonctionnement de la justice tout simplement parce que, ici comme ailleurs, son exercice est réglé par l’autorité judiciaire supérieure.
La Communauté est effectivement très procédurière. On trouve dans les archives communales de Tourrette, des années 1550 à la fin du XVIIIe siècle, 17 boîtes d’archives rassemblant les procès, soit à une dizaine par boîte, plus de 150 affaires[52]. Dans cet ensemble six boîtes concernent les procès entre le seigneur et la Communauté[53]. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle la plupart des procès opposant les coseigneurs et la Communauté, pour ne pas dire presque tous, sont à l’initiative de la Communauté. C’est beaucoup comparé à ce qu’on trouve ailleurs dans la province. La situation est proche de celle de Levens, connue pour ses relations tumultueuses entre la Communauté et le pouvoir seigneurial et à un degré moindre d’Aspremont où les Borriglione ont la réputation d’être des seigneurs difficiles. Seule une étude approfondie permettrait d’analyser les causes de cette propension à faire autant de procès : des seigneurs capricieux et autoritaires d’un côté, une Communauté capable de s’entourer de bons conseils juridiques de l’autre ? Peu importe. Cette cascade de procès, de l’ordre d’un tous les trois ans, éclaire l’état d’esprit antiseigneurial de la population.
La mémoire des Tourrettans en a été marquée. La mort violente de Philippe Emmanuel Chiabaud en 1658 a alimenté toutes les suppositions et fondé un mythe antiseigneurial. Fut-il assassiné par des habitants qui lui reprochaient son comportement[54] ? Vraie ou fausse l’histoire illustre mieux que toute démonstration l’hostilité des habitants à leurs seigneurs.
Avec le comte Honoré et la transmission du fief aux Peyrani prennent fin cinq siècles de présence seigneuriale. La situation est tout à fait exceptionnelle. Les Chiabaud ont réussi à surmonter toutes les difficultés, politiques ou financières. Cette histoire n’a pas découvert le secret des ressorts familiaux de cette permanence. Deux questions restent sans réponse : quelle était la place de Tourrette dans le patrimoine des Chiabaudi ? Quelle était la nature de leur attachement au lieu ? On ne peut que constater qu’ils ont duré là où les autres ont disparu devenant ainsi à la fin du XVIIe siècle, avec les Berre et les Lascaris, les derniers représentants des premiers lignages nobles de la province.
 
Annexe
Les biens et droits féodaux à Tourrette d’après le Consegnamento de 1734
 
Le rôle et la puissance d’un seigneur dans son fief dépendent des prérogatives et des biens qui lui ont été inféodés. Cela peut varier d’un lieu à un autre et il existe des fiefs où les seigneurs n’ont pratiquement aucun droit. La mesure de ces droits et biens est donc indispensable, ne serait-ce que pour éviter de penser que le seigneur possède tout le territoire communal ou a droit de vie et de mort sur les habitants ! Cet inventaire est réalisé au moyen d’enquêtes épisodiques faites par le Patrimonial, les consegnamenti. On a choisi ici d’illustrer la question à partir du Consegnamento[55] de 1734 réalisé au temps de Victor Amédée II. Il offre en effet un état final des droits et biens féodaux plus précis et plus complet que les enquêtes antérieures essentiellement parce que la politique anti féodale de Victor-Amédée II[56] fait planer de forts risques de saisie en cas de défaut de consegna et que les intéressés se méfient.
 Les déclarations de féodalité concernent toutes les personnes et communautés, vassaux ou simples particuliers, détenant un bien ou un droit de nature féodale à Tourrette. Le commissaire enquêteur Gassino au cours de l’année 1734 reçoit huit déclarations, cinq pour Tourrette et trois pour Revel. Cet ensemble permet ainsi de préciser la place du fief, droits et biens, à Tourrette et, d’une certaine façon, d’y peser le poids de la féodalité et aussi l’éparpillement des droits entre le seigneur du lieu et les simples particuliers, nobles, roturiers ou communautés. On notera que les biens non féodaux, et les Chiabaud en possèdent certainement, n’entrent pas dans le cadre de cette enquête.

1   Dame Mariana Peyrani[57], veuve du vassal François Marie Canubio di Torrisella, l’héritière des Chiabaud, déclare le titre comtal, la première et deuxième connaissance des causes judiciaires du lieu avec les droits et biens rattachés. Elle peut à ce titre nommer le juge et les officiers de justice. C’est évidemment la prérogative majeure qui fait d’elle un agent public à part entière avec tout ce qui en découle au plan de la réglementation de l’ordre public et économique, des dignités et préséances.

Un ensemble de prérogatives est attaché à cette fonction : la perception du laudemio et le trezain sur toutes les transactions, le pouvoir d’édicter des bans, les droits sur les eaux, les droits de pêche et de chasse, les droits sur les terres incultes, le droit de banalité sur les moulins à huile, la nomination du baile et des officiers communaux. Ces droits de puissance publique sont importants mais pas vraiment lucratifs, surtout lorsque le Sénat de Nice, autorité de tutelle en matière judiciaire, impose des contraintes supplémentaires pour un meilleur service de la justice. Les revenus du fief ne sont assurément pas à la hauteur, ici comme ailleurs dans la province. La Dame de Tourrette déclare 30 L pour les bans et les trézains. La suite de la déclaration porte sur les revenus des biens féodaux proprement dits. Le château, qu’elle n’habite d’ailleurs pas puisqu’elle est domiciliée à Cuneo, est sans revenu et probablement en mauvais état. Il sera restauré par son fils Vittorio Felice en 1775[58]. Elle déclare deux fours banaux dont un détruit pour 200 L, trois bandites louées à la Communauté pour 520 L, l’édifice à huile du Vallon del Rio sans en mentionner le revenu, puis une série de services et de canons dus par des tenanciers : 49 déclarations pour un total de 127 L, 9 florins, 19 rubs d’huile, 53 setiers de grains, 28 poules, 11 poulets et trois coqs.

2   Le seigneur de Saint-André, le comte Joseph Horace Thaon[59] déclare de son côté la moitié des moulins et des près attenants pour un revenu de 87 L et 2 rubs d’huile ; 110 setiers de grano annona dus par les emphytéotes à la suite de la convention passée le 3 août 1685 entre Jean Paul et Mariana, père et fille Peyrani, et Pierre Antoine et Gaspar Thaon ; 25 écus d’or dus par les particuliers de Tourrette et de Revel possédant des gros bestiaux et 200 L pour les petits bestiaux toujours en vertu de cette transaction; il termine par le droit de moudre et de triturer gratis pour sa famille aux moulins de Tourrette.

3   Le Monastère de la Visitation de Nice[60] déclare comme féodal un revenu de 40 setiers de grano annona à verser à Nice par les héritiers de Jean Baptiste Malausséna de Tourrette. Le fonds a été obtenu en emphytéose de la comtesse Cassandre Laugier épouse du comte Peirani le 27 avril 1702. Le service est parvenu au Monastère par donation. Les Sœurs déclarent en outre cinq revenus d’un total de 120 L et une dizaine de rubs d’huile.

4   Le Monastère Sainte Claire de Nice[61] consigne comme féodales deux terres pour un revenu de 70 L et trois revenus pour 50 L et 9 setiers de grains et un rub d’huile

5   Marc Antoine Capello coseigneur de Châteauneuf[62] déclare une pension de 18 doubles d’or dus par la Communauté de Tourrette et 120 L.

5   Pour le quartiere de Revel, « membro del feudo di Torettas », le seigneur du lieu Joseph Horace Thaon[63] déclare le titre comtal avec la seconde connaissance de toutes les causes, nomination du juge, secrétaire, officiers de justice et agents du fisc. Il poursuit en déclarant plusieurs revenus : 29 L pour les terres tenues en emphytéose, 15 l pour les terres gastes, 25  L pour le droit de fournage, 20 L pour des oliviers et 250 L pour un moulin . Il déclare le castello de Revel, détruit et sans revenu. Enfin il perçoit 10 L pour les bans champêtres et l’usage de la bandite de Revel qu’il loue 30 L.

6 et 7   Suivent deux autres déclarations pour Revel. Celle de Jérôme Galléan[64], 53 L pour la moitié de la bandite de Revel et celle du vassal Antoine Jérôme Peire de Châteauneuf[65] pour une part de cette bandite et le tiers de la juridiction et la tour « di Biglione ».

Le revenu total des deux parties du fief ne dépasse pas les 2300 L, 1660 pour Tourrette, 700 pour Revel. C’est ce qu’on trouve ailleurs dans la province pour des terroirs comparables. Le Comté de Nice n’est pas une zone de féodalité lourde[66].

Le revenu féodal de la Dame de Tourrette tourne autour de 1000 livres par an ce qui est très insuffisant pour tenir honorablement son rang, même au sein d’une petite noblesse locale. Elle a évidemment d’autres revenus et il lui faudrait beaucoup d’argent pour racheter les droits démembrés[67], ce qu’elle aurait d’ailleurs parfaitement le droit de faire en tant que seigneur d’un fief considéré par le droit féodal comme « ancien ».

Tourrette vaut ainsi bien davantage pour son titre comtal que pour ses revenus.

 

 

                                                         
 


[1] Jean-Pierre Poly, La Provence et la société féodale (879-166), Paris, 1976.

[2] Jean-Claude Poteur, « De la curtis au château. La fortification privée au haut moyen âge en Provence orientale. VIe-Xe siècle », n° 11 de Châteaux forts d’Europe, Castrum Europe, Editions Accès, Strasbourg, 1999, aux pp. 9-11.

[3] Ibidem, pp. 23 sq.

[4] Jean-Claude Poteur, « Châteaux forts de l’an 1000 en Provence orientale » in n° 18 de Châteaux forts d’Europe, Castrum Europe, Editions Accès, Strasbourg, 2001, p. 12.

[5] Alain Venturini, « De la Provence à la Savoie » in Nouvelle Histoire de Nice, Privat, Toulouse, 2006,  p. 42.

[6] Jean-Claude Poteur, « Le réseau castral du pays de Nice » in Recherches régionales. Côte d’Azur et contrées limitrophes, 1983, n°3, pp. 169-185 et  « Châteaux forts de l’an 1000 en Provence orientale », op.cit., pp. 19. sq.

[7] Alain Venturini, « Naissance et affirmation du Consulat de Nice (vers 1144-vers1195) » in  Recheches régionales Côte d’Azur et contrées limitrophes, 2007, n°185, pp. 6-19.

[8] Alain Venturini, « Naissance et affirmation du Consulat de Nice », op. cit., p. 14.

[9] Michel Bottin, Les Guelfes et le Guelfisme, in VIIe Centenaire de l’établissement des Grimaldi à Monaco, 1297-1997, Monaco, 1999, 12 p.

[10] Jean-Claude Poteur, « Châteaux du pays de Nice » in Dictionnaire du Comté de Nice, dir. Ralph Shor, Encyclopaedia Niciencis Vol. IV, Serre Editeur, Nice, 2002.

[11] Ibidem.

[12] Les années qui suivent la Dédition de 1388 furent particulièrement propices à ces changements. Eugène Caïs de Pierlas, La Ville de Nice pendant le premier siècle de la domination des princes de Savoie, de 1388 à la fin du XVe siècle, Turin, 1898, pp. 231 sq.

[13] Jean-Claude Poteur, « Châteaux du pays de Nice » in Dictionnaire op.cit.,

[14] Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens » in Nice Historique, 1910, p. 336.

[15] Eugène Caïs de Pierlas, Le fief de Châteauneuf dans les Alpes-Maritimes du XIe au XVe siècle. Etude féodale et généalogique, Turin 1892, pp. 29 et 111 sq.

[16] Jean-Claude Poteur, « Châteaux du pays de Nice » in Dictionnaire,  op.cit.

[17] Alain Venturini, «  Romée de Villeneuve », in Dictionnaire, op.cit.

[18] Jean-Claude Poteur, « Châteaux du pays de Nice » in Dictionnaire, op.cit.

[19] Michel Bottin, « Coutume féodale et jus commune. La dévolution des fiefs en Provence et dans le Comté de Nice. XIVe–XVIIIe siècles », in Le droit par-dessus les frontières- Il diritto sopra le frontiere, "Atti" delle Journées internationales d’Histoire du droit de Turin, mai 2001, Napoli, Jovene, 2003, pp. 175-215.

[20] Compilation des dispositions féodales édictées par les empereurs du Saint Empire romain germanique. Ces Libri Feudorum sont annexés au corpus de règles romaines de Justinien et sont donc applicables dans les parties de l’Europe où le droit romain est un droit effectif.

[21] On trouvera des éléments généalogiques dans Eugène Caïs de Pierlas, Le fief de Châteauneuf, op.cit. ; dans Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens », op.cit., p. 411 et dans Pierre-Robert Garino, Tourrette-Levens, Serre Editeur, Nice, 1992.  Ces données ne répondent toutefois pas complètement aux besoins de cette étude qui est essentiellement axée sur la dévolution du fief de Tourrette. Il paraît préférable de repartir directement des tables de succession, quitte ici où là à compléter et à vérifier par les données généalogiques. Parere del Procuratore generale di S.M. Conte De Rossi di Tonengo intorno la natura de feudi del Contado di Nizza, 250 f°, avec titres de possession, tables de succession, rectifications…, 26 mars 1770, Arch. dep. A-M, Città e Contado di Nizza, mazzo 13 /1, L 4. Table de succession du « Feudo di Torretta presso Castelnuovo detta anticamente de Chiabaudi e anche de Berra » et du « Feudi di Revello Quartiere di Torrette e di s. Andrea uniti ».

[22] Eugène Caïs de Pierlas, Le fief de Châteauneuf,  op.cit.,p. 17.

[23] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[24] Archives de la Famille Dalmasso di Garzegna. Noter que la part de fief est transmise ad habendum, tenendum, possidendum et alienandum quocumque titulo et in quemcumque voluerint et quicquis sibi et suis denuo placuerit faciendum cum consensu tamen laudatione et approbatione dictae Curiae personi ecclesiasticis, manumorta et aliis a consuetudine et jure prohibitis. Cette formule signifie que la part de  fief est très largement transmissible, sauf les restrictions concernant l’approbation de la Curia et l’exclusion des ecclésiastiques. Elle peut être transmise aux femmes, divisée, vendue. Cette qualification ne concerne pas seulement cette part mais tout le fief. Elle est la « loi du fief ». C’est en vertu de dette définition que le fief de Tourrette a pu être aussi facilement transmis au cours des siècles. Rares sont les fiefs de la province qui conserveront ce régime privilégié de transmission. Les ducs de Savoie feront tout pour les limiter. Sur la question, Michel Bottin, « Coutume féodale et jus commune. La dévolution des fiefs en Provence et dans le Comté de Nice. XIVe–XVIIIe siècles », op.cit.

[25] Charles-Alexandre Fighiera, art. «Berre », in Les Niçois dans l’histoire, dir. Michel Derlange, Privat, Toulouse, 1988. Sur les Berre, Archives dep. des A-M, Série 1J 777 (1317-1752), 47 pièces.

[26] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[27] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[28] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[29] Deux investitures le 15 décembre 1505 : l’une pour Marguerite veuve de Louis de Berre, Bertin, Louis et Melchior leurs fils, l’autre pour Gioanetta, Luisetta et Onorata filles de feu Honoré de Berre. Arch. dep. des A-M, Città e Contado, mazzo 1 ad, L 15, P 1, Précis historique des fiefs du Comté de Nice.

[30] Charles-Alexandre Fighiera, art. «Berre », in Les Niçois dans l’histoire, op.cit., p. 36.

[31] Ibidem

[32] Charles-Alexandre Fighiera, art. «Villaris », in Les Niçois dans l’histoire, op.cit., p.210.

[33] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[34] Charles-Alexandre Fighiera, art. «Riquier », in Les Niçois dans l’histoire, op.cit., p. 178.

[35] Ibidem

[36] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[1]           Voir dans ce numéro de Nice Historique l’étude de Simonetta Tombaccini Villefranque, « Les Chiabaudi, Peyrani et Canubio, seigneurs de Tourrette du XVIIe au XIXe siècle », pp. 235-261.

[38] Parere del Procuratore generale, op. cit.

[39] Parere del Procuratore generale, op. cit. Simonetta Tombaccini Villefranque, «Les Thaon de Revel et le fief de Saint-André aux XVIIe et XVIIIe siècles », in Nice Historique 2006, pp. 99-129.

[40] Parere del Procuratore generale, op. cit.. On trouvera également des éléments dans Pierre-Robert Garino, Tourrette-Levens, op. cit., pp. 228-230 et dans Tourrette-Levens. Et si Tourrette m’était Comté ? Nice, Serre Editeur, 1999, pp. 25-26.

[41] Archives de la Famille Dalmasso di Garzegna.

[42] Voir ci-après l’étude de Simonetta Villefranque.

[43] Le consegnamento de 1734 donne une idée de l’importance de ces résidences estivales. Arch.dep. des A-M, C 2, n°36 pour Châteauneuf.

[44] Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens », op.cit. , p.315.

[45] A-M Chabot, « Le dernier comte Chabaud de Tourrette. Honoré IV (1630-1684) » in Nice Historique, 1983, pp.118-121.

[46] Arch.dep. des A-M, E 027/016. Honoré est qualifié de Barone di Carnet in Ghiena.

[47] Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens », op.cit. , p.315.

[48] Ibidem

[49] Consegnamento 1734, Arch.dep. des A-M, C 3, n°15.

[50] Le texte est donné en appendice pp. 411 sq. par Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens », op.cit.

[51] Pierre-Robert Garino, Tourrette-Levens, op.cit., p. 55.

[52] Arch.dep. des A-M, E 027/016 et suivants, FF 1 à FF 17.

[53] FF I à F F6

[54] Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens », op.cit .et Pierre-Robert Garino, Tourrette-Levens, op.cit., p. 65 à propos du « Brandi ».

[55] Arch.dep. des A-M, C 2 et C 3.

[56] Michel Bottin, « Fief et noblesse dans le Comté de Nice, XVIe-XVIIIe siècle », in Recueil de mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit et des institutions des anciens pays de droit écrit, XIII, 1985, pp. 153-165.

[58] Paul Canestrier, « Monographie de Tourrette-Levens », op.cit. , p.315.

[59] Arch.dep. des A-M, C 3, n°22.

[60] Arch.dep. des A-M, C 2, n°86.

[61] Arch.dep. des A-M, C 2, n°27

[62] Arch.dep. des A-M, C 2, n°24.

[63] Arch.dep. des A-M, C 3, n°36.

[64] Arch.dep. des A-M, C 3, n°18.

[65] Arch.dep. des A-M, C 3, n°15.

[66] Michel Bottin, « Le fief de la Roquette-sur-Var (Comté de Nice) d’après le consegnamento féodal de 1734 »,  in Hommage à Maurice Bordes, Les Belles Lettres, Paris, 1984, pp. 113-128.

[67] Au moins 26000 L rien que pour Tourrette, soit le capital de 660 L de revenu à 2,5%. Sur ce type d’opération de rachat, Michel Bottin, « Les ambitions seigneuriales d’un ministre. Joseph-Vincent Lascaris de Castellar, marquis de La Roquette», in Le Comté de Vintimille et la Famille comtale, Menton, 1998, pp. 27-30.

 

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