Neuf siècles de vie commune
 
 
 
L’étude qui suit est le résultat d’une recherche effectuée au début de l’année 1987. Elle a été entreprise après que Michel Malausséna, maire de Saint-Martin-du-Var, ait décidé de commémorer le CXXe anniversaire de la création de cette commune issue de la partition de la Commune de La Roquette-Saint-Martin en 1867.
 Les lacunes historiographiques, tant pour Saint-Martin que pour La Roquette, étaient à cette époque très considérables. C’était avant « Mille ans d’histoire », avant la « Crounica » de Garino, avant « Quinze siècle d’histoire » et avant la rubrique d’histoire locale de ce site.
Le déficit de mémoire était tel que chacun pensait que c’était Saint-Martin qui s’était séparé de La Roquette … Alors que c’est l’inverse !!!
La reconquête de la mémoire partait de loin. D’où l’idée de ce petit dossier destiner à baliser la question. La rédaction de la première partie de « Mille ans d’histoire » suit au printemps 1967.
Tout le dossier n’est pas reproduit. La plupart des annexes sont aujourd’hui accessibles dans les ouvrages publiés depuis cette époque et dans la bibliothèque numérique des archives départementales. Seule l’ Annexe n° 2 est reproduite ici.
Cette étude est publiée sans modification et sans mise à jour.

M.B. Février 2020
 

La Roquette-Saint-Martin

Neuf siècles de vie commune

 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « La Roquette-Saint-Martin. Neuf siècles de vie commune », in La Roquette-Saint-Martin. Le dossier de la séparation. 1867. 120e anniversaire de la Commune de Saint-Martin-du-Var, Chez l’auteur, janvier 1967, pp. 1-14.
 
 
Le 28 avril 1867, un décret impérial érigeait en communes distinctes les localités de La Roquette et de Saint-Martin. La mesure, prise à l'initiative des habitants de La Roquette, mettait un terme à plus de neuf siècles de vie commune. Les Roquettois, s'estimant négligés par une administration municipale peu favorable avaient en effet depuis quelques années réclamé cette séparation : il leur paraissait impossible de partager plus longtemps les charges et obligations d'une communauté décidemment de plus en plus tournée vers les intérêts saint-martinois.
Les Roquettois avaient cependant tout fait depuis 1845 pour que la commune tire un profit collectif des avantages procurés par le récent endiguement du Var : l'amélioration des communications vers Nice, les terres gagnées sur le lit du fleuve, les nouvelles possibilités d'accueil, tout cela offrait à la Commune de La Roquette-Saint-Martin des perspectives de développement tout à fait considérables. Pourtant, plus le temps passait plus il leur apparaissait que ce développement se faisait à l'avantage exclusif de Saint-Martin, géographiquement mieux placé mais surtout administrativement mieux défendu par la municipalité en place. " Tout pour Saint-Martin, rien pour La Roquette", tel est le reproche unanime des Roquettois. Pour mettre fin à cette situation insupportable, la séparation leur parut être la meilleure solution possible ; elle était assurément aussi la plus extrême et on peut à juste titre s'interroger sur les raisons profondes qui ont conduit à l'adoption d'une mesure aussi radicale pour résoudre un simple problème de déséquilibre dans la gestion des affaires communales.
En effet, la révolution des transports a, au XIXe siècle, bouleversé l'équilibre de nombreuses communautés, certains quartiers se trouvant favorisés par l'installation d'une gare, d'autres décloisonnés par le tracé d'une route. S'il avait fallu que ces changements se traduisent au plan administratif par de nouveaux découpages communaux, la France compterait assurément bien plus de 36 000 communes. Il en va de même pour les communes organisées en sections : il est normal que les problèmes de gestion y soient plus délicats qu'ailleurs ; c'était le cas de La Roquette-Saint-Martin avant 1867 ; mais de là à accepter la séparation de deux sections antagonistes il y a un pas que l'administration hésite à franchir.
Les raisons qui ont conduit à accepter la solution de la séparation ne se limitent donc pas à ces explications. L'administration ne se satisfait pas de situations aussi conjoncturelles pour accepter une aussi grave décision : elle demande bien davantage. Pour elle l'érection en communes distinctes de deux sections ou parties de communes doit traduire une séparation de fait, voire un antagonisme ancien et permanent ainsi qu’une grande difficulté à gérer ensemble les intérêts communs. C'était le cas de La Roquette-Saint-Martin.
 
Du "grand domaine" de l'Abbaye de Saint-Pons
 au "hameau" de La Roquette
 
 La séparation, et parfois l'opposition, des deux villages n'est pas nouvelle ; elle se manifeste dès le haut Moyen Age dans l'origine des deux habitats. A l'époque de Charlemagne Saint-Martin est un « grand domaine » dépendant de l'Abbaye de Saint-Pons[1] : quelques dizaines de familles regroupées en village exploitent le domaine et tirent quelque profit du passage du Var. Le rocher de La Roquette n'est, semble-t-il, pas encore occupé.
La montée de l'insécurité aux Xe et XIe siècles transforme La Roquette en château. Vers 1010-1030 apparaissent les premières fortifications[2]. Un seigneur, agent lointain du pouvoir royal, s'y installe pour assurer la défense des alentours contre d'éventuels pillards... et contre le seigneur voisin. Le grand domaine de Saint-Martin ne pouvait être mieux protégé ; de toute évidence l'Abbaye de Saint-Pons n'avait pas la possibilité d'offrir une protection équivalente. Elle se retire, contrainte et forcée, et la totalité du terroir de Saint-Martin passe sous la domination du seigneur de La Roquette. C'est ainsi que se réunissent dans le cadre d'un fief, deux villages distincts, celui de La Roquette et celui de Saint-Martin.
Tout au long du Moyen Age et jusqu'au XVIIIe siècle[3] les deux villages assurent en commun la défense de leurs intérêts contre l'administration du seigneur. Le dialogue, parfois difficile, entre la Communauté d’habitants et le seigneur interdit toute division.
La Roquette fait alors figure de chef-lieu : toutes les activités, administratives et religieuses, y sont concentrées : on y tient les réunions du Conseil, on y conserve les archives ; le curé du lieu a la haute main sur les affaires de la paroisse ; là est le siège de la justice du seigneur ; ses agents y résident ; le seigneur lui-même y habite une partie de l'année[4]. Les notables du lieu s'y installent. Saint-Martin n'est que le hameau de La Roquette : son prêtre desservant est aux ordres du curé de La Roquette, le poste d'instituteur n'est pas toujours pourvu, ses conseillers communaux ne peuvent exercer leurs fonctions qu'au chef-lieu et la moindre formalité administrative nécessite un déplacement pénible.
Il reste à Saint-Martin quelques atouts considérables liés à la proximité du Var : le passage du fleuve, le flottage des bois et les activités industrielles liées au fleuve, scieries et moulins. Ils sont suffisants pour maintenir au hameau une population à peu près égale à celle du chef-lieu : la communauté compte en 1759 60 chefs de maison à La Roquette et 50 à Saint-Martin, soit « 460 âmes environ »[5]. La prospérité du hameau et son importante population n'en font que mieux ressortir la disparité de traitement.
Mais La Roquette tient à son hégémonie et ne souffre guère que les Saint-Martinois prennent des initiatives : on le voit bien au milieu du XVIIIe siècle lorsque les propriétaires des moulins à blé et à huile -des Saint-Martinois, les cousins Raibaudi- décident de transférer leur moulin de Saint-Martin à Saint-Joseph, loin de La Roquette. Les Roquettois s'y opposent fermement car ces moulins, anciennement féodaux, bénéficient d'un monopole sur l'ensemble du territoire. Personne d'autre ne peut en exploiter.
Les transférer à Saint-Joseph revient donc à léser les intérêts de nombreux propriétaires roquettois et à avantager les saint-martinois souvent propriétaires aux Condamines ou à Saint-Blaise, le terroir voisin. Comme le monopole s'accompagne d’un cahier des charges destiné à préserver les intérêts de la communauté (prix, fabrication, entretien, emplacement...) les Roquettois font pression sur le Conseil de la Communauté pour qu'il use de toutes les contraintes possibles envers les propriétaires des moulins et empêche le déplacement à Saint- Joseph[6].
Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres. Au XVIIIe siècle les conflits se multiplient entre les deux villages : à propos de l'administration du mont-de-piété (l'organisme local de prêt), de la nomination du desservant de l'église de Saint-Martin, du choix et du salaire du maître d'école, du lieu de réunion du Conseil ordinaire de la Communauté, etc. L’opposition est telle que les Saint-Martinois en viennent à demander la séparation ! L'administration royale la refuse et le 30 juin 1786 le vice-intendant du Comté de Nice, Félix Ponte, impose un arbitrage aux habitants des deux villages[7].
 
Le règlement de 1786
 
Le règlement qui résulte de cet arbitrage interdit à Saint-Martin de prétendre vouloir s'ériger en Communauté distincte, mais pour éviter les conflits impose qu'il y ait à l'avenir un nombre égal de conseillers pour le chef-lieu et pour le hameau et alternance du syndic, celui-ci étant pris pour une durée d'un an, une fois parmi les conseillers de La Roquette, une fois parmi ceux de Saint-Martin.
Le syndic, lorsqu'il est saint-martinois, doit avoir la possibilité de rassembler le Conseil à Saint-Martin sans qu'on l'oblige à se déplacer à La Roquette : pour plus de sûreté, l'arbitrage précise que le Conseil doit s'assembler dans la maison du maître d'école du lieu au deuxième étage, dans une pièce prévue à cet effet. Les convocations peuvent se faire de la veille pour le lendemain sauf au cas où il faudrait examiner les archives, ce qui imposerait un déplacement préalable à La Roquette. Ces archives ne doivent en effet pas quitter La Roquette à l'exception du cahier des délibérations du Conseil qui lui, suit le syndic.
Le vice-intendant règle ainsi sur une base de stricte[8] égalité le délicat problème de l'administration communale. Mais 1'opposition des deux villages ne porte pas seulement sur ces questions : tous les problèmes communautaires sont concernés. Il faut leur trouver une solution.
En matière scolaire, le vice-intendant impose que l'on établisse à Saint- Martin un maître d'école compétent et de qualité égale à celui de La Roquette.
En matière ecclésiastique, il faut de même veiller à ce que le hameau soit toujours pourvu d'un chapelain faisant office de vice-curé... ce qui par le passé n'a pas toujours été le cas. La primauté du curé de La Roquette n'est pas remise en cause[9].
S'agissant du mont-de-piété, la difficulté est d'établir une égalité de traitement entre les habitants, les Roquettois étant sur place et ayant davantage de facilités pour obtenir les prêts. Le vice-intendant propose qu'une personne de confiance (Antoine Laurens pour Saint-Martin et Ange Baudoin pour La Roquette) puisse débloquer les prêts après avoir averti seulement le curé, administrateur du mont-de-piété, mais sans avoir à réunir préalablement tous les responsables[10].
La mauvaise diffusion de l'information au hameau faisait également l'objet de reproches : Félix Ponte impose une égale diffusion de toutes les informations locales ou royales. La disposition concerne surtout les pâturages communaux  -les « bandites »- les Saint-Martinois reprochant à l'administration municipale de ne pas procéder à des adjudications régulières : à l'avenir l'adjudication de la bandite de Récastron devra être publiée en temps opportun et au plus tard avant la fin août. Quant à la bandite des Traverses, il convient de donner à la population toutes les informations sur son utilisation en temps utile[11].
Enfin pour maintenir une totale égalité entre le chef-lieu et son hameau, il fallait mettre fin aux difficultés provoquées par le choix du secrétaire communal, personnage essentiel de l'administration locale. Le Conseil communal semble tenir au secrétaire en place, Antoine François Giletta. Mais manifestement le vice-intendant ne le juge pas capable de toute l'impartialité nécessaire ; il le suspend de ses fonctions et le remplace par le notaire Pierre Passeron, d'Utelle, à charge pour celui-ci de faire appliquer le règlement et de rassembler les archives dispersées chez divers particuliers et chez l'ancien secrétaire communal[12].
 
De la séparation paroissiale à l'endiguement du Var
 
On peut difficilement apprécier les résultats de l'intervention du vice-intendant. L'annexion en 1792 du Comté de Nice par la France bouleverse les données du problème ; l'administration communale en est considérablement perturbée : guérilla des Barbets contre les Français dans le moyen et haut-pays, entraves à l'exercice du culte, application des réformes municipales de l'an II et de l'an III très restrictives en matière de libertés communales, etc. On peut penser que les habitants de La Roquette-Saint Martin durant ces années difficiles ont eu d'autres préoccupations que celle de savoir si La Roquette était plus avantagée que Saint-Martin ou vice-versa.
Le calme revient sous le Consulat. La grande réforme de l’an VIII réorganise profondément l'administration locale en mettant en place une stricte hiérarchie : le département dirigé par le préfet, l'arrondissement par le sous-préfet et la commune par le maire, chaque administrateur étant assisté d'un conseil.
Deux ans plus tard, la signature du Concordat entre Bonaparte et Pie VII rétablit la paix religieuse et permet une refonte de la carte ecclésiastique : un seul curé par canton, les autres n'étant que des desservants ; une façon de faire face à la pénurie de prêtres et de limiter les frais, seuls les curés recevant un traitement. Appliqué à La Roquette- Saint-Martin, cela donne le résultat suivant : le desservant de La Roquette est placé sur le même plan que celui de Saint-Martin ; Saint-Martin est donc érigé de fait en paroisse. Son desservant, qualifié tantôt de recteur tantôt de vice-curé a désormais la possibilité d'accomplir à Saint- Martin tous les actes de la vie religieuse du baptême aux funérailles[13].
La mesure était lourde de conséquences parce qu'elle opérait pour la première fois une séparation administrative au sein de la communauté. La constitution en paroisse ne pouvait quencourager les Saint-Martinois dans leurs doléances anti-roquettoises.
En 1815 le Comté de Nice retourne au Royaume de Piémont-Sardaigne. Manifestant une volonté très nette d’effacer l’œuvre de la Révolution et de l'Empire, la Restauration Sarde rétablit l'ordre antérieur : la loi communale de 1775 est à nouveau applicable[14]. Pour La Roquette-Saint Martin cela signifie que le retour à l'ordre ancien doit se faire sur la base du règlement de 1786. Ses directives sont donc remises en vigueur, non semble-t-il sans quelques difficultés. Il serait intéressant en particulier de savoir dans quelle mesure l'alternance des syndics a été respectée[15].
A partir de 1845 un nouvel élément de déséquilibre apparaît. Le début des opérations d'endiguement du Var au Baou-Rous et la construction du futur pont Charles-Albert bouleversent les données économiques et démographiques de la Commune : plus de 400 ouvriers pour un chantier considérable, des hectares de terres fertiles gagnées sur le lit du fleuve ; une amélioration radicale des communications sur les 10 km de digue réalisés entre 1845 et 1851 du Baou-Rous au vallon de la Comba ; un pont pour traverser le Var[16]. Bref une révolution dans les transports puisque désormais l'usage des véhicules à roues est possible, fait exceptionnel dans une région où tous les transports se font par mulet. En quelques années Saint-Martin se trouve transformé par l'expansion commerciale : maisons de commerce, auberges, entrepôts et bientôt relais de diligences changent la vie du village.
Toute la communauté profite de l’expansion ; le Conseil communal semble en être d'ailleurs très conscient : que le concessionnaire de 1’endiguement ne prenne pas assez en compte les intérêts de La Roquette-Saint-Martin à propos de la création d'une nouvelle place, ou de la construction des canaux d'arrosage, ou bien de 1'endiguement du Vallon de l'Ibac et c'est toute la Communauté qui proteste. On aurait tort de croire que les Roquettois se sont désintéressés de la question.
A Saint-Martin il semble cependant que certains pensent qu'on n'en fait pas assez et que La Roquette ne joue pas complètement le jeu. C'est du moins de cette façon qu'on peut interpréter la demande en séparation formulée par les Saint-Martinois en 1851. Mal étayée, la demande est rejetée par le Conseil divisionnaire de Nice[17]. Simple péripétie ou signe d'un malaise plus profond ?
 
Un saint-martinois à la mairie
 
Le rattachement à la France en 1860 modifie quelques données essentielles. Les unes tiennent au changement de régime municipal, les autres à la personnalité du nouveau maire Félix Raibaudi. L’alternance, pierre angulaire du règlement de 1786, était possible dans le cadre de la loi municipale sarde de. 1775, le syndic étant élu pour un an seulement. Elle était devenue plus difficile avec la loi de 1848, le syndic étant nommé pour trois ans. Elle devient complètement illusoire avec la loi française qui fixe le mandat à six ans ... c'est-à-dire plus qu'il n'en fallait pour faire triompher les intérêts de l'une ou l'autre section.
Des considérations politiques pro-françaises vont faire pencher l'avantage en faveur de Saint-Martin : le rattachement de Nice à la France est plus que jamais à l'ordre du jour. Napoléon III et Cavour ont signé sur cette question un traité secret. Le traité est rendu public le 24 mars 1860 et un plébiscite doit permettre à la mi-avril d'appuyer cette décision.
Pour assurer sa préparation et éviter qu'un mauvais résultat ne remette en question la politique de Cavour et de Napoléon III il convient de s'assurer des conditions les plus favorables. Le rôle des maires sera prépondérant ; or il se trouve que le syndic de La Roquette-Saint-Martin semble manifester peu de faveur pour cette opération. Peu importe, on le remplacera.
C’est ainsi que Félix Raibaudi est nommé syndic par décret du 25 février 1860. Le 14 mars, il prête serment de fidélité à Victor Emmanuel II devant le juge du mandement de Levens[18]. Les 15 et 16 avril La Roquette-Saint-Martin vote le rattachement à la France à l'unanimité[19]. Félix Raibaudi est bien évidemment maintenu dans ses fonctions par le nouveau préfet des Alpes-Maritimes et, à la fin de son mandat en 1865, il est reconduit dans ses fonctions[20]. Tout ceci montre bien la faveur dont bénéficie Raibaudi auprès des autorités préfectorales.
Mais Raibaudi n’est pas seulement un maire pro-français c'est aussi un maire farouchement pro-saint-martinois. Depuis au moins le milieu du XVIIe siècle ses ancêtres, propriétaires des moulins, ont maintes fois eu l'occasion de s'opposer aux Roquettois. Lui-même a persévéré dans la même voie : gros propriétaire foncier à Saint-Martin, aucun intérêt ne le rattache à La Roquette.
Tous les éléments sont donc en place pour préparer une rupture : un maire saint-martinois, anti-roquettois par tradition familiale, nommé pour 6 ans, ayant ses petites et grandes entrées à la Préfecture et hanté par l'avenir de son village, "le faubourg de La Roquette" -pour reprendre l’expression des Roquettois- désormais promis à toutes les prospérités par 1'endiguement du Var.
 
" Tout pour Saint-Martin rien pour La Roquette "
 
Raibaudi commence mal son mandat. Dès l'automne 1861 il entre en conflit avec quelques familles de La Roquette à propos de 1'élargissement de la rue principale "tellement étroite que les mulets une fois chargés " ne peuvent plus y passer. Pour permettre le passage il faut aligner trois maisons, démolir un escalier et "une espèce de tour, ancienne prison, féodale" près du château[21].
Fort du soutien d'une bonne partie de la population roquettoise consciente du problème posé par les difficultés de circulation, Raibaudi engage les démarches, obtient la collaboration de quelques intéressés et se heurte à 1'opposition du propriétaire de la tour et de l'escalier. L'arrangement étant impossible il faut en venir à 1'ex¬propriation ; c'est du moins ce que suggère le préfet lui-même[22].
Le ton monte. Le 10 novembre 1861, en dépit de quelques concessions faites par le propriétaire de la tour, une manifestation hostile a lieu à La Roquette. Une lettre adressée par trois particuliers du lieu au préfet précise que des "scènes scandaleuses" se seraient produites[23]. Le préfet réagit en ordonnant une enquête... qui lui permet d'apprendre que l'adjoint de Raibaudi, Emile Baudoin, était ce jour-là présent sur les lieux et qu’ "au lieu de prendre des mesures nécessaires pour faire cesser le désordre" il "a excité la population par des paroles imprudentes". La sanction s'impose, l'adjoint est suspendu pour avoir "gravement manqué à ses devoirs"[24].
La vie communale poursuit son cours. Raibaudi, de plus en plus accaparé par les problèmes posés par le développement de Saint-Martin, ne remonte pratiquement plus à La Roquette ; pour travailler plus commodément il a fait suivre une partie des archives[25]. L'affaire de la tour est oubliée et il peut constater avec satisfaction que son Conseil municipal est assez unanimement rangé derrière lui, y compris les conseillers de la section de La Roquette.
Il peut ainsi poursuivre sa politique de développement de plus en plus favorable à Saint-Martin. C'est du moins l'opinion d'un nombre croissant d'habitants de La Roquette où on commence à chuchoter que les conseillers de la section ne défendent pas les intérêts de leur village. Mais pourquoi donc ?
 Une pétition de Roquettois en donne l'explication. Il y avait parmi eux "un sieur Raynaud, lequel peu soucieux du bien de son pays, dit à qui veut l'entendre que son élection a été patronnée par Monsieur le Maire et qu'il ne peut dès lors s'éloigner de ce qu'il propose; Monsieur Emile Baudoin est associé pour le commerce des huiles, avec Monsieur le Maire; le sieur Joseph Baudoin est employé de Monsieur le Maire, il ne peut le contredire; ce conseiller d'autre part après son élection est devenu le gendre du sieur Baudoin adjoint de Raibaudi? "Il est facile, poursuit la pétition des Roquettois, à Monsieur le Maire et aux conseillers de Saint-Martin d'obtenir tout ce qu'ils demandent, n'ayant à lutter qu'avec trois conseillers lesquels sont forcés à se résigner à des protestations énergiques, lesquelles ne figurent pas toujours dans les procès-verbaux"[26].
Saint-Martin, va alors accumuler les avantages : deux mille francs pour agrandir la place de Saint-Martin "déjà dix fois plus grande que celle de La Roquette"; deux mille francs pour installer une pompe pour puiser l'eau, alors que depuis des siècles ils se servaient d'une " corde et ne s'en plaignaient pas"; six cents, francs pour réparer le chemin des Condamines "dans l'intérêt de cinq à six particuliers"; deux mille francs pour une route reliant le village au "  bastion", la nouvelle digue ; sans parler des faveurs accordées par le maire aux Saint-Martinois dans l'indemnisation de certains droits féodaux[27].
A côté de tout cela, rien ou presque, pour La Roquette : mille francs pour paver une rue" mais il a été impossible d'obtenir quelques francs pour faire enlever" les décombres qui sont restés plusieurs mois sur la place publique; on a même refusé, pour huit cents francs, de faire couvrir la fontaine de La Roquette pour abriter les blanchisseuses[28].
L'inégalité apparaît d'autant plus flagrante que les Roquettois estiment payer les trois quarts des impositions et avoir fait tout leur possible pour financer les très importants travaux de colmatage consécutifs à l'endiguement : 20.000 francs ont été ainsi dépensés dans un proche passé sans que la population de La Roquette ait émis les moindres réserves[29].
Mais ce qui va pousser à son comble l'exaspération des Roquettois c'est la décision de construire à Saint-Martin un vaste bâtiment fonctionnel destiné à servir de mairie-école. Le prix à payer leur paraît exorbitant : 16.600 francs "non compris les travaux imprévus". Le fait que dans le même temps on prévoyait de dépenser un peu plus de 9000 francs pour réparer la mairie-école de La Roquette ne change rien à leur opposition.
Tout cela est trop cher ; où trouver l'argent. Les Roquettois rejettent le mode de financement (une subvention ministérielle de 10.000 francs et environ 20.000 francs de coupes de bois pris sur des terrains propres à La Roquette) et s'opposent à ce que leurs impôts servent plus longtemps le développement exclusif de Saint-Martin[30].
 
L’inévitable rupture
 
L'opposition est devenue irréductible. Démunis de moyens de défense au sein du Conseil municipal les Roquettois multiplient démarches et pétitions, insistant sur la qualité de chef-lieu, tentant de remettre en question l'adjudication de la mairie-école, répétant sans répit qu'ils paient les trois quarts des contributions... Rien n'y fait. Peu à peu l'idée qu'il est impossible de poursuivre ensemble la vie commune se fait jour. On parle de plus en plus de séparation et le 25 mars 1867[31] la demande en est officiellement faite par les Roquettois. Elle est reprise le 31 mars.
Les élections municipales de 1865 ne changent rien aux positions. Raibaudi est reconduit dans ses fonctions mais La Roquette, lasse d'être mal défendue, élit cinq conseillers municipaux (Prosper Raybaud, Charles Raynaud, Victor Raybaut, Joseph Noble et Léopold Baudoin) décidés à accélérer la procédure de séparation et à éviter entretemps toutes les dépenses non indispensables : quelques incidents éclatent alors : à propos de l'adjudication des eaux de la fontaine publique de La Roquette, considérée comme contraire aux intérêts roquettois ; et à propos d'une dépense de 226 francs pour le presbytère de Saint-Martin alors que, estiment les conseillers roquettois, la fabrique (l'organisme chargé de la gestion de biens de la paroisse) de Saint-Martin possède un fonds de 800 francs[32].
Entretemps la procédure de séparation déclenchée par la demande du 31 mars se poursuit selon les dispositions de la loi du 18 juillet 1837 (articles 2 et 4)[33]. Le 15 juillet 1866 une commission syndicale est élue à La Roquette et élabore un projet de séparation. Le 17 juillet le Conseil municipal de La Roquette-Saint-Martin, assisté des plus forts imposés, accepte le principe de la séparation. Le 20 juillet il élabore un projet de délimitation[34].
Le Conseil d'arrondissement dans sa session de 1866 donne un avis favorable à la séparation, avis repris peu de temps après par le Conseil général[35]. Son rapporteur note ainsi qu'il est impossible de procéder autrement : "Les populations des deux sections ont manifesté d’une manière évidente leur désir de se voir séparées et ont donné une preuve de l’impossibilité où elles se trouvent de vivre plus longtemps réunies. Dans la mesure où chaque section peut se suffire, tant au plan de la population que des ressources publiques, le rapporteur ne voit aucune raison de s’opposer à la séparation[36]. Le 13 janvier 1867 l’acte de partage est dressé et la séparation prononcée après avis favorable de la section de l'Intérieur du Conseil d’Etat le 27 avril[37]. Ainsi disparut la commune de La Roquette-Saint Martin.
 
 
Sommaire du dossier
-        Michel Bottin, La Roquette-Saint-Martin, neuf siècles de vie commune.
-        Evelyne Ruiz et Michel Bottin, Controverses autour de la construction de la Mairie-école de Saint-Martin (1861-1864)
-        Carte de la Commune de La Roquette-Saint-Martin               
-        Annexe 1    L'endiguement du Var                     
-        "            2    L’administration communale du royaume de Sardaigne
-        "        3     La pétition des Roquettois adressée au préfet le11 février 1864
-        "        4      L'objet de la discorde : la mairie-école de Saint-Martin. Plan.
-        "        5     Créations et suppressions de communes dans le Comté de Nice et l'arrondissement de Grasse depuis 1802.
-        "        6       L'avis du Conseil général sur la séparation.
-              7   Les dispositions de la loi de 1837 sur les séparations de communes.
-        "        8       Le décret de séparation (1867)        
-        "        9       Les deux derniers conseils municipaux de La Roquette-Saint-Martin
-        "        10     La Roquette et Saint-Martin en 1869 : état comparé
-        "        11     Qui s'est séparé de qui ?
          
Ces études sont le résultat de recherches d'archives effectuées il y a déjà quelques années. La célébration du 120e anniversaire de la Commune de Saint-Martin, décision due à l'initiative de Monsieur Michel Malausséna maire de Saint-Martin du Var, est l'occasion de les concrétiser dans le présent dossier.
Il m'est agréable de remercier ici tous ceux qui à des titres divers se sont intéressés ou ont collaboré à ces recherches : Monsieur François Zucca, ancien maire de Saint-Martin, grâce à qui j'ai pu consulter les archives municipales; Messieurs Yves Grilli, Michel Gasiglia et la petite équipe de l'Association historique "Le Bastion", ainsi que Mesdemoiselles Evelyne Ruiz, Sylvie Gallezot et Monsieur Jean-Philippe Bailet, auteurs d'intéressantes recherches sur cette période de l'Histoire de Saint-Martin
                                                             Michel Bottin Janvier 1987
 
 
Annexe 2
L’administration communale du Royaume de Sardaigne
 
1. Avant 1775
Le régime n'est pas uniforme. En ce qui concerne La Roquette-Saint-Martin :
.  3 syndics élus annuellement par le Conseil ordinaire.
. 12 conseillers, formant le Conseil ordinaire, élus annuellement par les conseillers sortants. La réélection est possible.
Ces élections ont lieu le 26 décembre de chaque année. A noter qu'à la différence d'autres communautés multiples, il n'y a pas de sectionnement communal à La Roquette-Saint-Martin.
(Source : Henri Costamagna, Recherches sur les institutions communales dans le Comté de Nice, Thèse 3e Cycle, Nice 1971).
 
2.      "Regolamento dei publici" du 6 juin 1775
Cette loi uniformise et bouleverse l'organisation communale. Cela donne pour La Roquette-Saint-Martin :
. 1 syndic unique élu pour un an par le Conseil.
. un Conseil composé seulement de 2 conseillers, élus pour un an par le syndic et les conseillers sortants. Réélection possible.
(Source : "Regolamento" de 1775, in Adriana Petrachi, Le origini dell' ordinamento communale e provinciale in Italia, 3 Vol. Venise, 1962).
En réduisant considérablement le nombre d'administrateurs, la loi de 1775 aggrave les conséquences de la cooptation des nouveaux agents par les sortants. L'administration communale peut très facilement devenir un monopole roquettois.
 
3.      C'est ce problème que veut résoudre le règlement du vice-intendant Ponte en 1786 :
.  1 conseiller pour La Roquette et 1 conseiller pour Saint-Martin.
. alternance du syndic.
(Voir Arch. dép. AM, Série 0. La Roquette-Saint-Martin. L1. Règlement du 30 juin 1786).
Ce règlement particulier, véritable charte communale, établit le sectionnement communal de La Roquette-Saint-Martin sur une base de stricte égalité. Règlement appliqué de 1786 à 1792 (invasion du Comté par les armées françaises) et de 1814 à 1860.
 
4.   La loi municipale du 7 octobre 1848 modifie le "Regolamento" de 1775:
.  15 conseillers communaux élus au suffrage censitaire pour 5 ans et renouvelables par 1/5e chaque année.
.   2 conseillers délégués élus pour un an par ces conseillers.
. 1 syndic nommé par le roi pour 3 ans et choisi parmi les conseillers communaux.
. 2 vice-syndics nommés pour un an par l'intendant et choisis parmi les conseillers.
(Source : "Lege communale o provinciale" du 7 octobre 1848, in Petrachi, op. cit.).
Les principes de l'alternance posés en 1786 ont pu, sans grande difficulté (grâce au moins aux vice-syndics), s'appliquer à cette loi de 1848.
 
5. Dernière étape de l'évolution (avant le Rattachement à la France de 1860), la loi municipale du 23 octobre 1859 :
.  15 conseillers élus par les contribuables d'au moins 5 lires.
.  2 assesseurs et deux suppléants élus par ce conseil pour les représenter dans l'intervalle des sessions.
. 1 syndic, nommé pour 3 ans par le roi et choisi parmi les conseillers (Source : "Legge communale" du 23 oct. 1859, in Petrachi, op. cit.).
C'est en application de cette loi que Félix Raibaudi est nommé par le roi
syndic de La Roquette-Saint Martin au début de l'année 1860.
 
 


[1] Jean-Pierre Poly, La Provence et la société féodale (879-1166), Paris, Bordas, 1976, p. 84.

[2] Jean-Claude Poteur, « Le réseau castral du pays de Nice. (Xe-XIIIe siècles) », in Recherches régionales 1983, n° 3, pp.167-186.

[3] Pour une présentation générale, Ernest Hildesheimer, « Aspects de la Vallée du Var, La Roquette-Saint Martin », in Nice Historique,1967, pp. 33-42.

[4] Michel Bottin, « Le fief de La Roquette sur Var d'après le "Consegnamento" féodal de 1734 », in Hommage à Maurice Bordes, Les Belles Lettres, Paris, 1983, pp. 113-128.

[5] Arch. dép. des A-M. Citta e Contado, Fiume Varo, Mazzo 3, L 16.

[6] Michel Bottin, « Les moulins de La Roquette-Saint-Martin au XVIIIe siècle », in Nice-Historique, 1983, p. 132.

[7] Arch. dép. des A-M. Série 0. La Roquette-Saint Martin. L 1.

[8] Règlement du 30 juin 1786. Art. 1, 2 et 3 et annexe 2 sur l’administration communale de la période sarde.

[9] Ibidem art. 4.

[10] Ibidem art.5

[11] Ibidem art. 6 et 7.

[12] Ibidem art 9.

[13] Les premiers registres des archives paroissiales de Saint-Martin sont de 1806.

[14] Cf. Annexe n° 2.

[15] La pétition des Roquettois du 31 mars 1861 précise que cette alternance a été respectée. Arch. dép. A-M. Série 0. La Roquette-Saint Martin.

[16] Sur 1'endiguement, cf. le dossier de recherches de Sylvie Gallezot et Jean-Philippe Bailet, L'endiguement de la rive gauche du Var, Faculté de Droit de Nice,1985. Sur les problèmes sanitaires posés par cet endiguement, Barruchi, « Les fièvres du Var », in Nice Historique 1933, pp. 147 et 175.

[17] L’Avenir de Nice du 26 septembre 1851 et Arch. dép. A-M. Fonds Sarde. 2. 0. 336 (29 novembre 1852).

[18] Arch. Com. La Roquette-Saint-Martin. Registre des délibérations.1860- 1866.

[19] R. Liautaud, Histoire du pays niçois, ed. Rocher, 1972, p. 217.

[20] Arch. Com. La Roquette-Saint Martin, Délibérations, 1860-1866, f° 72.

[21] Arch. dép. A-M. Série 0. La Roquette-Saint Martin. Contentieux. Pétition du 10 septembre 1861.

[22] Note en marge de la pétition ci-dessus.

[23] Arch. dép. A-M. Série 0. La Roquette-Saint-Martin. Lettre du 10 novembre 1861.

[24] Arch. dép. A-M. 4 K, 14906. Arrêtés du préfet, f° 149. Arrêté du 11 novembre 1861.

[25] La tradition orale rapporte que c'est Raibaudi qui prit la décision de transférer les archives communales de La Roquette-Saint Martin à Saint-Martin. Il aurait procédé à cette occasion à un véritable coup de force, s’emparant subrepticement des archives, les chargeant sur son mulet et les transportant sans perte de temps à Saint-Martin. A quelle époque situer cet épisode ? En 1860, dès le début de son mandat ? Il ne semble pas. Les pétitions des Roquettois faites en 1864, ne parlent pas d'un tel transfert, mais seulement du déplacement des documents courants, prévu par le règlement de 1786. C'est en 1867, sans doute au moment de la séparation, que semble se situer 1'épisode : il était en effet impossible de partager les archives entre les deux villages comme on venait de le faire pour les terres communes, les dettes ou les charges. L'ensemble d’archives étant inséparable il fallait opter. Raibaudi estima que les archives devaient être transférées à Saint-Martin tout simplement parce que c'était La Roquette qui avait demandé la séparation et que le décret du 27 avril 1867 précisait dans son article 1er que "la section de La Roquette" était "distraite de la commune de La Roquette-Saint-Martin".

[26] Arch. dép. des A-M. Série 0. La Roquette-Saint-Martin. Pétition du 31 mars 1864.

[27] Ibidem.

[28] Ibidem.

[29] Ibidem.

[30] Arch. dép. A-M. Série 0. Roquette-Saint-Martin. Pétition du 12 avril 1864. Cf. Annexe 4.

[31] Arch. dép. A-M. Série 0 La Roquette-Saint-Martin. Pétition du 23 mars 1864.

[32] Arch. dép. A-M. Série O. La Roquette-Saint-Martin. Affaires diverses.

[33] Duvergier, Recueil des lois, 1837.

[34] Conseil Général. Session de 1866. Nice 1866. pp. 97-101.

[35] Ibidem.

[36] Sur le détail de la procédure suivie voir E. et F. Hildesheimer, « Les créations de communes dans le canton de Levens », in Nice Historique

1983, p. 127.

[37] Décret du 27 avril 1867. Recueil des actes administratifs de la Préfecture des A-M. 1867. p. 158.

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