Nice région A la recherche des Alpes Maritimes
 
 
 
A la recherche des Alpes Maritimes
 
 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, A la recherche des Alpes Maritimes, Michel-bottin.com, février 2007.
 
 
         L’espace qui environne Nice dans un rayon d’une cinquantaine de kilomètres est particulièrement fragmenté par la géographie et les découpages politiques. Cet éclatement ne permet pas de clairement le nommer. Toutefois, c’est peut-être l’expression « Alpes Maritimes » qui permet de marquer cet espace avec le plus de vérité.
 
Variations géographiques et administratives
 
         Tout a été dit sur cette terre de contrastes où la montagne plonge dans la mer. Suivons par exemple Gabriel Hanotaux dans « La Provence niçoise » lorsqu’il chante les « spectacles variés qu’offre ici la nature », « ces délices inexprimables, ces caprices de lumière, ce mystère des régions inaccessibles se laissant glisser à l’abandon d’un rivage amoureux ».
         A celui qui trouvera que le lyrisme de cette description est excessif -peut-être avec raison- on peut proposer le rude commentaire du géographe Raoul Blanchard qui ne voyait dans ce paysage de rêve qu’« une herse de talwegs étroits, courant du nord au sud, grimpant des cols de plus de 2000 mètres » . Le diagnostic tombe alors, abrupt : « Les conditions du relief n’ont pas gâté les Alpes Maritimes. La région tout entière est sous clé, barricadée à l’amont, verrouillée à l’aval ».
         On est loin du « pays bleu » mis en scène par l’inventeur de la Côte d’Azur, Stephen Liégeard. On est loin aussi de la « Corniche d’Or » que chante Claude Farrère et qui du Trayas à Bordighera déroule sa « farandole de petites villes rieuses ». Image de Belle Epoque ou d’Années Folles, antérieure en tout cas à l’urbanisation.
         Le contraste avec la description du géographe est rugueux. Il malmène les images convenues.
Il y a longtemps que la Côte d’Azur a renié sa matrice alpine. Il en reste des images de carte postale où se marient la terre, la mer et le ciel. Claude Farrère, peintre naturel y excelle : « Ce soleil, dit-il, va lui-même mettre du rose, du violet, sur les cimes neigeuses des Alpes-Maritimes. Il habille le Mont-Agel, Peira-Cava, Sospel, tout l’arrière-pays jusqu’au Mercantour et jusqu’à l’Argentera et toutes les gorges et tous les sommets. Il trempe d’un indigo éclatant et cru, le ciel d’une part, la mer de l’autre. »
         Mais que cette montagne paraît inhumaine ! Quelques mots suffisent à Liégeard pour la décrire, lorsque des hauteurs de Grasse il aperçoit « les pics dentelés des Alpes, amphithéâtre superbe qui derrière ses gradins de glace nous dérobe Coni, Turin et l’Italie ». Cette montagne lointaine, froide, hostile jusqu’à fermer l’horizon vers la sœur latine n’a assurément plus rien à voir avec la Côte d’Azur.
         Dépassons les réticences et les goûts de Liégeard et acceptons cet espace pour ce qu’il est vraiment, une union de la mer et de la montagne. Il porte un nom, « Alpes Maritimes », sans trait d’union. C’est l’espace géographique, celui qui fut déjà défini et reconnu par les auteurs, géographes ou non, de l’Antiquité, par Strabon, Ptolémée, Pline et d’autres. « Les Alpes Maritimes, dit Jules César, sont les montagnes de Provence, Nice et Gênes ».
         C’est cette partie de l’arc alpin qui s’étend de part et d’autre des plus hauts sommets, des sources de la Durance et du Pô à la mer, de la Provence à la Ligurie. Si on peut éprouver quelque difficulté à le percevoir, c’est tout simplement parce qu’il a été fractionné, non par la nature, mais par l’action politique, administrative, économique, culturelle même, des hommes.
         La mer d’un côté, la montagne de l’autre ; la France sur un versant, l’Italie sur l’autre. Les représentations sont devenues fragmentaires. Cette Côte d’Azur aux limites incertaines semble avoir absorbé la Riviera traditionnelle en même temps que ses pêcheurs et ses grands ducs. Le mot survit pourtant. La Riviera dei Fiori complète la French Riviera pour nous restituer la Côte d’Azur grand format décrite par Liégeard, d’Hyères à Gênes.
         La montagne des Alpes Maritimes n’a pas, non plus, été épargnée par le défaut d’image. La fragmentation départementale y est, côté français, pour beaucoup. Hautes-Alpes, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes. Les Basses-Alpes sont devenues Alpes-de-Haute-Provence comme si les Alpes provençales s’arrêtaient au 04. L'avènement des « Alpes du Sud », entité popularisée par l’état de l’enneigement des stations de sports d’hiver, opère l’effet inverse. Elle absorbe les Alpes Maritimes dans un ensemble trop vaste, provençal, dauphinois et niçois.
         Les Alpes Maritimes n’y ont pas résisté. Lorsqu’il fallut choisir un nom pour l’entité régionale née de la réforme de 1982 on dut s’en remettre à une solution composée qui associait à côté de la Provence, les Alpes et la Côte d’Azur, la PACA. Les Alpes d’un côté, la Côte d’Azur de l’autre.
         Côté italien, l’image semble plus intacte. On passe à Borgo San Dalmazzo, sur la route qui conduit au col de Tende, sous un arc qui annonce qu’on entre dans les « Alpi Marittime ». Mais c’est un exemple rare d’emploi de l’expression géographique régionale Alpes Maritimes.
         Il est inutile d’aller chercher bien loin les raisons qui font autant hésiter à employer le terme Alpes Maritimes pour qualifier cet espace montagnard et transfrontalier qui plonge dans la mer. Il est tout simplement déjà employé par l’institution départementale née de la création de 1793.
         Agrémenté d’un trait d’union le terme prend peut-être davantage de consistance, même si ces Alpes-Maritimes ne sont qu’une petite partie des Alpes Maritimes. Mais la définition est-elle aussi précise et stable ?
         Il y a plusieurs départements des Alpes-Maritimes : celui de 1793, celui de 1806 avec une extension jusqu’à San Remo, celui de 1860 sans Monaco mais avec la partie grassoise démembrée du département du Var, celui de 1947 avec Tende, La Brigue et les contreforts du Mercantour oubliés dans la solution de 1860. Quatre formes pour 172 ans d’existence. Le département des Alpes-Maritimes est un département mutant sans équivalent, un ensemble protéiforme dont les compositions successives dessinent un espace transfrontalier. On croirait qu’à force de changer ce département parvient à trouver son assiette naturelle, celle de la région géographique.
         L’histoire trace en effet la voie. Il suffit de se pencher sur la généalogie des départements nés de la Révolution en 1789. Les Constituants ont tenu à couper toute attache avec les anciennes provinces en n’utilisant que des dénominations géographiques. Est-ce bien le cas des Alpes-Maritimes ?
         La dénomination a en effet un illustre précédent, les Alpes Maritimae, province romaine qui eut successivement pour capitales Cimiez puis Embrun. C’est dans ce cadre que fonctionna l’administration pendant près de cinq siècles.
         Certes l’ensemble est plus vaste que le département actuel mais on ne pourra s’empêcher de penser que la référence antique a influencé le choix du législateur. Tout ceci brouille en fait un peu plus l’image. Les Alpes Maritimae ne sont qu’une partie de la région géographique homonyme. La province est gauloise. De l’autre côté des cols se trouve l’Italia.
         L’expression Alpes Maritimes recouvre effectivement des réalités changeantes. On a cherché des solutions de remplacement. Celle d’ « Alpi del mare » est sans doute  la plus suggestive. Même traduite en français elle conserve sa puissance d’évocation. On a même forgé à partir de l’expression le terme maralpin, nom et adjectif.
         Le vocable, plutôt utilisé par les spécialistes pour sa commodité, semble n’être que modérément apprécié par le public. On parle pourtant bien de francilien. Mais le maralpin sorte d’hybride de provençal, de ligure, de piémontais… et de niçois, existe-t-il vraiment ? Il n’est décidément pas facile de partir à la découverte des Alpes Maritimes.
 
La région de Gioffredo
 
 Comment un tel vocable, éclairé par l’analyse des géographes, forgé et employé par les meilleurs auteurs de Grèce et de Rome, a-t-il aussi mal supporté l’érosion des siècles ? Le moyen âge l’avait certes oublié mais l’expression réapparaît à la Renaissance chez quelques cartographes et géographes italiens. Pour quel avenir ? L’œuvre de l’érudit et historien niçois Pierre Gioffredo, parce qu’elle donne à l’expression sa véritable consistance, apporte les éléments de compréhension
         L’expression apparaît dès les premières pages de la Nicea Civitas, un ouvrage édité en 1658, pour décrire un espace appartenant en partie à l’Italie, en partie aux Gaules, « partim ad Italicum, partim ad Galliam », dont Nice serait le point d’équilibre, tant en raison de sa position géographique que de sa double identité originelle, grecque avec Nikaia, romaine avec Cemenelum.
         L’analyse de Gioffredo s’élargit alors dans une entreprise plus ambitieuse, rassemblant les éléments d’une histoire de l’espace Alpes Maritimes où on retrouverait, mêlées et précisées, les histoire particulières et imprécises, des cités de cet espace, Grasse, Vintimille, Nice, Antibes, Albenga, Digne, Castellane, Vence, Embrun et autres. C’est l’objet de sa monumentale Storia delle Alpi Marittime à laquelle il travailla pendant plus de trente ans, jusqu’à sa mort en 1692.
         L’œuvre était précédée d’une vaste introduction géographique dans lequel allait se dérouler sa Storia. Usant avec maîtrise des sources antiques et de sa propre connaissance des lieux, l’autorité des Anciens complétée et vérifiée par la connaissance des Modernes, seule vraie marque d’érudition, il décrit une vaste région étendue de la mer aux sources de la Durance et du Pô, « re de fiume alle Alpe Marittime », à la plaine de Cannes vers l’Estérel à l’ouest et en Ligurie presque jusqu’à Savone, là où l’arc alpin finissant laisse la place à l’Appenin.
         Toutes les données, physiques et humaines, y sont analysées, soigneusement pesées selon une stricte démarche érudite qui ne veut rien laisser dans l’incertitude. Gioffredo ne démontre pas ; il expose. C’est sans concession à une quelconque unité théorique qu’il présente le caractère fondamentalement dual de la région. On est ici à la jonction des Gaules et de l’Italia. Rome elle-même l’avait déjà bien compris : d’un côté les cités de la province des Alpes Maritimae, de l’autre celles de l’Italia circonscription unique née des réformes d’Auguste. Aux premiers siècles de l’Empire les unes avaient le droit latin, les autres la citoyenneté romaine.
         Mais cette situation est pour Gioffredo moins une frontière qu’un trait d’union. Cette dualité n’est que l’articulation des Gaules et de l’Italie, cette grande distinction léguée par les Anciens, rénovée par la Renaissance, non pour fractionner mais pour le construire.
         On est ici au cœur de la pensée de Gioffredo. Placées entre deux mondes, le plus chargé d’histoire d’une part, le plus puissant de l’heure de l’autre, la France de Louis XIV, les Alpes Maritimes sont un trait d’union.
         Cette œuvre est le cadeau que Gioffredo souhaite offrir à son roi, Victor Amédée II, ce souverain d’un Etat montagnard, portier des Alpes au nord en Savoie, comme au Sud dans les Alpes Maritimes. C’est une construction qui unifie par la géographie un espace politiquement morcelé entre plusieurs souverains. Le roi de France règne sur une partie de la Provence et convoite la Vallée de Barcelonnette ; la République de Gênes entrave le développement de la Maison de Savoie en Ligurie en gênant ses communications vers Oneglia par le col de Nava, le prince de Monaco affiche une indépendance résolue.
         La démarche unitaire paraîtrait politique si elle ne correspondait pas profondément à la réalité particulièrement en matière de communications. Certes la fragmentation du relief et les hautes montagnes ne plaident guère en faveur de cette unité.
         Gioffredo n’est pourtant pas l’inventeur d’un concept totalement nouveau, le découvreur érudit de ces Alpes Maritimes oubliées depuis l’Antiquité. Il prolonge et perfectionne une réflexion engagée par d’autres. C’est la côte, par-delà les frontières politiques -France, Savoie, Monaco, Gênes-, qui structure l’espace. Une côte qui offre de multiples facilités de circulation, riche d’un cabotage important. En Méditerranée « la mer est un peu une rivière ». On doit toujours avoir à l’esprit cette réflexion de Braudel lorsque on veut comprendre ce qu’est la navigation dans ces régions, particulièrement le long d’une côte très active et habitée comme l’est la Riviera di Ponente. A partir de chaque port, de chaque plage, s’ouvre une voie de communication vers l’intérieur, vers ces montagnes que nous jugeons inaccessibles mais qui ne l’étaient pas pour les mulets. Les Alpes n’étaient donc pas seulement maritimes parce qu’elles plongeaient dans la mer, mais surtout parce que la mer en assurait la desserte principale à la façon d’une autoroute.
         Gioffredo mourut en 1692 laissant l’œuvre à l’état de manuscrit. Le roi, qui connaissait la qualité du travail, avait souhaité l’acquérir. Des difficultés successorales en retardèrent l’acquisition jusqu’en 1773. Puis l’édition tarda à être réalisée. Les années passeront, au travers d’un gigantesque cataclysme politique.
         Ce n’est qu’en 1839 que Charles Albert en décida la publication dans les Monumenta Historiae Patriae. L’édition était tardive ! Comment les contemporains de Charles-Albert pouvaient-ils comprendre les subtilités érudites de Gioffredo, aux antipodes des aspirations du printemps des peuples. La notion de frontière avait changé de signification et l’œuvre transfrontalière de Gioffredo devenait en quelque sorte incompréhensible.

1 -