Les évolutions institutionnelles du département des Alpes-Maritimes
Considérations sur l’organisation administrative d’une marche
Pour citer : Michel Bottin, « Les évolutions institutionnelles du département des Alpes-Maritimes. Considérations sur l’organisation administrative d’une marche », in Cahiers de la Méditerranée, n°77, décembre 2008, pp. 137-149
La loi du 22 décembre 1789 qui crée les départements et les arrondissements est essentiellement fondée sur un principe d’égalité tant pour les découpages géographiques que pour l’attribution des compétences. Le projet de Thouret et Sieyès de découper la France en carrés parfaitement égaux illustre l’état d’esprit égalitariste des Constituants[1]. L’amendement de ce projet face aux contraintes les plus élémentaires de la géographie physique ne remet pas en cause le principe. On peut donc considérer à partir de là que tous les départements sont institutionnellement identiques et que ce qui peut les différencier relève d’autres critères : géographiques, ethnographiques, culturels, économiques, etc. L’égalité juridique est donc le principe de base sur lequel repose la nouvelle institution. Le principe révolutionne un ordre territorial antérieurement marqué par le pluralisme et l’inégalité juridiques. Il faut cependant, au-delà de ces constatations, s’interroger sur la réalité de cette égalité. Cet exposé souhaite montrer à travers le cas des Alpes-Maritimes que tous les départements ne sont pas « juridiquement » égaux.
Ce département offre en effet un bon exemple de cette inégalité institutionnelle. Le contexte politique dans lequel il fut créé éclaire les prémisses de la question. Le général d’Anselme entre à Nice le 29 septembre 1792. Il installe aussitôt un corps administratif provisoire dirigé par le marseillais Barras. Celui-ci convoque des assemblées primaires dans les communautés contrôlées par les Français pour se prononcer sur le rattachement à la France. Seize communes seulement se prononcèrent favorablement dont plusieurs avec des réserves. Les élections municipales et administratives qui se déroulent durant le mois de décembre dans une vingtaine de communes reflètent cette tendance. Les délégués de ces communes réunis à Nice le 4 janvier 1793 s’érigent en « Convention nationale des colons marseillais représentant le peuple souverain »[2]. Le Comté de Nice emprunte ainsi avec un mois de retard le processus annexionniste inauguré en Savoie avec l’Assemblée nationale des Allobroges. A Paris, la Convention fut pour le moins embarrassée par ces demandes. Pouvait-on accepter le souhait de réunion de la Savoie et s’engager dans la voie diplomatiquement risquée des annexions territoriales ? Le Comité diplomatique de la Convention tenta de temporiser mais, face à l’enthousiasme de la majorité des Conventionnels, la réunion de la Savoie fut décidée le 27 novembre 1792. Le décret comportait plusieurs réserves qui soulignaient le caractère provisoire de la réunion[3]. La province devenait le 84e département sous le nom de Mont-Blanc. Mais le tour de Nice tardait. Le comité diplomatique temporisait. La question rebondit le 31 janvier 1793 à l’occasion de la lecture devant la Convention d’une lettre de Pache, ministre de la Guerre, dans laquelle celui-ci faisait état du vœu exprimé par le conseil municipal de Liège, alors occupée par les Français, demandant la réunion de cette ville à la France[4]. Certains députés estimèrent que cette lettre devait d’abord être adressée au Comité diplomatique. D’autres demandèrent la réunion territoriale immédiate. Roger Ducos, député des Landes et futur consul provisoire, pensa mettre un terme au processus en s’opposant « à ce qu’on rende un décret d’enthousiasme ». Cambon, l’auteur du décret du 15 décembre 1792 sur « l’administration révolutionnaire des peuples conquis », plaida pour la réunion au motif que l’attente, aussi bien pour Liège que pour Nice, faisait le jeu des Autrichiens et de leurs alliés qui savaient combien la position des partisans de l’annexion était fragile. « Vous êtes la dupe d’une intrigue diplomatique » ourdie par le Comité de constitution qui veut rassurer les Anglais explique-t-il à propos de l’absence de réponse à la demande niçoise. Cambon souligne cependant le risque d’un vote immédiat et « demande que des mesures aussi graves et d’une telle importance ne soient point votées par acclamation et que le comité diplomatique présente un plan ou un projet de réunion ». C’est Marc David Lasource , député du Tarn, qui réussit à obtenir un vote immédiat en en faisant valoir trois arguments. Le premier est d’ordre géographique : « Là finissent les Alpes et vous avez voulu, en réunissant la Savoie, mettre cette barrière entre vous et le despote de Turin ou pour mieux dire l’Italie ». Il faut continuer. Le second argument est d’ordre commercial et stratégique. Le port de Villefranche présente trop de qualités et d’avantages pour ne pas justifier à lui seul le rattachement. Le troisième argument est d’ordre politique. Il faut être clair vis à vis des Niçois. Leur méfiance, assez générale, vient du fait qu’ils savent très bien que leur « pétition a été mise dans un carton ». Et Lasource lit son projet de décret « La Convention nationale déclare au nom du peuple français qu’elle accepte le vœu librement émis par le peuple souverain du ci-devant Comté de Nice dans ses assemblées primaires et qu’en conséquence il fera partie intégrante du territoire de la République ». Le texte est adopté sans restriction et le Comité de division est chargé de faire un rapport sur l’organisation générale de ce territoire[5]. Le 4 février la Convention faisait « provisoirement » du Comté de Nice le 85e département. Nice en était le chef-lieu. Deux des commissaires en fonction dans le département du Mont-Blanc, Grégoire[6] et Jagot, devaient se déplacer « dans ce territoire pour présider à l’organisation provisoire de ce département »[7]. Ainsi naquit le département des Alpes-Maritimes[8]. Le contexte politique était difficile. L’enthousiasme des partisans contrastait avec les méfiances d’une grande partie de la population. La guerre était partout[9] ; l’Armée d’Italie était omniprésente dans les communes du littoral ; la résistance s’organisait dans le haut pays toujours sous administration sarde. Tous ces événements montrent clairement que la création du département des Alpes-Maritimes est le produit d’une démarche diplomatique et idéologique plus que d’une rationalité administrative. Il ne s’agit pas, comme c’était le cas en 1789 pour les autres départements, de réorganiser le territoire autrement mais de gérer l’entrée d’un nouveau territoire dans une France en expansion territoriale. Ce nouveau département est une marche, une zone frontière instable par nature. Il en a toutes les caractéristiques essentielles, l’instabilité institutionnelle et la marginalité administrative. L’histoire de ce département est fondamentalement marquée par cette origine. Il connaîtra d’autres formes mais toutes les évolutions qui suivent ne sont que des avatars de la solution de 1793.
L’étude de la formation du département des Alpes-Maritimes ne peut, on le voit, être réduite à la seule présentation de sa construction originelle. Cette approche est sans doute possible pour la plupart des départements. Elle est totalement inadaptée ici dans la mesure où son histoire est marquée par de multiples transformations. Il conviendra donc de s’interroger d’abord sur l’identité territoriale de ce territoire.
Mais les transformations qui affectent le département ne sont pas seulement géographiques, elles sont aussi organiques. Le département est une circonscription administrative dans laquelle fonctionnent un certain nombre de services. Tous les départements ne sont pas placés sur un même plan et chacun a sa propre histoire administrative. L’analyse ne porte pas ici sur la carte mais sur l’organigramme des services. Dans le cas des Alpes-Maritimes les mutations organiques sont commandées par une série de facteurs liés à sa situation périphérique et son intégration tardive dans un ensemble administratif déjà constitué. C’est dans le cadre de cette problématique qu’on pourra cerner son identité organique.
L’identité territoriale
L’identité du territoire administratif est ici étudiée de deux façons : dans ses développements propres d’une part, dans sa relation avec un espace « régional » d’autre part.
Les mutations du cadre administratif départemental
Dans la plupart des cas les limites des départements sont restées fixes depuis 1789. Parmi ceux qui ont été marqués par des transformations géographiques le département des Alpes-Maritimes constitue un cas extrême.
Dix jours à peine après la première délimitation territoriale au ci-devant Comté de Nice intervient une première modification. Le changement était de grande portée puisqu’il s’agissait du rattachement de la Principauté de Monaco, un Etat indépendant et parfaitement neutre, et à son incorporation au département des Alpes-Maritimes[10]. La Convention franchissait là un pas de plus dans sa politique annexionniste. Le projet de décret présenté par Carnot, et qui concernait la Principauté de Monaco ainsi que le bailliage de Schaumburg en Basse-Alsace et plusieurs enclaves voisines, lors de la séance du 14 février développait une théorie nouvelle de l’annexion fondée sur l’intérêt de l’Etat et sur la nécessité[11]. Cambon soulignait que les habitants de des trois communes de la Principauté, Menton, Monaco et Roquebrune, avaient émis des vœux en faveur de la réunion ; il ajoutait que cette principauté n’était « qu’une usurpation, un vol, fait à la France » et que son ci-devant prince ne s’était pas « déclaré ennemi de la France au cours de la Révolution » ; il en a même demandé la protection précise-t-il. Il fallait réunir sans réserve. Quant au prince on lui accorderait la protection personnelle et patrimoniale qu’on doit à tout bon citoyen. « On peut encore être homme quoiqu’on ait été prince » concluait Carnot[12]. Le 28 mars les commissaires Grégoire et Jagot arrêtaient l’organisation du département : il comptait trois districts dont les chefs-lieux étaient Nice avec huit cantons, Puget-Théniers avec sept cantons et Menton avec cinq cantons[13]. Les Alpes-Maritimes étaient ainsi formées non pas d’un, mais de deux territoires annexés. La loi du 28 pluviôse an VIII reprend cette configuration territoriale. Le seul changement important, outre la transformation des districts en arrondissements, concerne le choix de Monaco comme chef-lieu d’arrondissement à la place de Menton. On pouvait penser que le cadre administratif était stabilisé. En fait la petite taille du département posait problème. On aurait pu le rattacher au département du Var ou l’agrandir d’une partie de ce département. Les redéploiements administratifs rendus nécessaires par le Grand Empire imposeront une autre solution. Le décret du 17 prairial an XIII (1805) introduit une nouvelle modification. Celui-ci divise en trois départements le territoire de l’ancienne République ligurienne et fixe dans son article 3 les limites du département de Montenotte à la rive gauche de la Taggia. Les territoires situés sur la rive droite sont intégrés au département des Alpes-Maritimes ; San Remo devient chef-lieu d’arrondissement[14] avec Nice et Puget-Théniers. L’ancien Comté de Nice ne compte plus que pour les trois cinquièmes de la population départementale. Le rééquilibrage avec la Ligurie est net[15]. Cette situation administrative prend fin avec la chute du régime napoléonien. C’est la fin de ce qu’il est convenu d’appeler le « premier département des Alpes-Maritimes ». Un second département des Alpes-Maritimes est créé par la loi du 23 juin 1860 ; il est très différent du premier. Il correspond pour partie au circondario di Nizza, c'est-à-dire au seul Comté de Nice sans le Marquisat de Dolceaqua rattaché depuis la Restauration à la province de San Remo, et pour partie à l’arrondissement de Grasse détaché du département du Var[16]. La situation paraît simple mais très peu de temps après deux décisions modifient la construction initiale : dès le 27 juin 1860 un premier protocole est adopté par la commission militaire mixte chargée de tracer la frontière entre la France et l’Italie ; il jette les bases du non rattachement des contreforts du Mercantour, Tende et La Brigue en particulier[17]. Enfin le traité du 2 février 1861 démembre la Principauté de Monaco ; Menton et Roquebrune sont rattachés à la France[18]. Le dernier changement intervient avec le rattachement par le Traité de Paris du 9 février 1947 de Tende et La Brigue. Le département des Alpes-Maritimes a donc connu six formes successives : trois de 1793 à 1815 et trois de 1860 à aujourd’hui.
Les débats sur l’appartenance régionale
Cette instabilité territoriale est remarquable. Les limites varient entre Provence et Ligurie au point qu’on peut se demander quelle est la véritable identité régionale du département. Le rattachement de 1793 fait apparaître une forte orientation ligure, conforme d’ailleurs au positionnement administratif de Nice sur toute la Ligurie occidentale avant 1792 et après 1814.
Le rattachement de 1860 rompt radicalement avec cette situation. Les Alpes forment une frontière et le département devient provençal.
Mais cette identification provençale n’est cependant pas aussi nette qu’il y paraît. Il faut la nuancer. Dans les années qui suivent l’annexion de 1860 se développe à Nice un discours alpin. Celui-ci est plus particulièrement porté par la Chambre de Commerce de Nice qui exprime ainsi sa volonté de desserrer l’étau économique marseillais. Dès 1864 l’assemblée consulaire délibère sur l’utilité d’une ligne de chemin de fer reliant Nice à la Savoie et à la Suisse par la Vallée du Var[19]. Cette approche régionale devient pour beaucoup une réalité à mesure que progressent les infrastructures routières[20] et ferroviaires. La liaison Nice-Digne est entièrement réalisée en 1912. Dans sa séance du 20 mai 1914 le conseil général adoptait un vœu présenté par Léon Barety demandant la jonction avec la ligne de Grenoble[21]. La mise en place des groupements économiques régionaux à partir de 1917 à l’initiative d’Etienne Clémentel, ministre du Commerce, de l’Industrie et de l’Agriculture, fait clairement apparaître la question sous un angle institutionnel. Ces groupements étaient organisés par les chambres de commerce et constitués à leur initiative. Edouard Beri, président de la Chambre de commerce de Nice, demande le 4 mai 1917 la constitution d’une région économique alpine avec Grenoble. Le 12 avril 1919 une réunion des représentants des chambres alpines constituait la XIIe région économique sous le nom de « Région des Alpes »[22]. L’initiative fut critiquée par une partie des milieux économiques de l’arrondissement de Grasse qui estimaient que, « partie intégrante de la Provence, on les en arrache sans demander leur avis »[23]. L’organisation des régions économiques en 1938 mettra fin à cette politique régionale alpine[24]. La nouvelle orientation tranche la question de l’identité régionale du département des Alpes-Maritimes en faveur d’une appartenance provençale. Le débat qui rebondit devant la commission du Conseil national chargée de la réorganisation administrative raviva les espoirs des niçois d’obtenir une région. Le premier projet présenté par le garde des sceaux Raphaël Alibert en août 1940 prévoyait une XXIe région « Pays niçois » avec l’ancien Comté, les Basses-Alpes et la Corse. La construction ne résista pas à l’offensive des groupements économiques et culturels marseillais-provençaux[25]. L’installation d’un préfet de région à Marseille en application de la loi du 19 avril 1941 clôt le débat. La mise en place des nouveaux cadres régionaux en 1956 ne modifie pas l’orientation. C’est un jeune énarque, Serge Antoine, qui fut chargé du découpage. Il a expliqué plus tard quelles étaient les consignes à respecter et quelles techniques il utilisa. La principale consista à superposer les calques des découpages administratifs de façon à faire apparaître les grands traits des futures régions et la position de leurs chefs-lieux. C’était parfois flou et très imprécis et parfois plus net. C’est ainsi que les contours d’une région provençale autour de Marseille lui apparurent assez nettement. La rationalisation administrative devait se faire autour de cette ville.
Le nom de la nouvelle région, à l’époque « Provence-Alpes-Côte d’Azur-Corse » porte pourtant la trace d’un débat. L’introduction des appellations « Alpes » et « Côte d’Azur » illustre deux hésitations de Serge Antoine : l’une à propos des Hautes-Alpes qu’il a pensé un moment rattacher à Lyon. « L’étude du trafic téléphonique, les découpages administratifs, l’observation des déplacements m’ont conduit à opter pour Marseille »[26]. L’autre concerne les Alpes-Maritimes où il a bien remarqué l’existence d’un pôle réel autour de Nice, mais, explique-t-il, «je ne pouvais tout de même pas créer une région avec un seul département ! »[27]. L’appellation « Côte d’Azur » exprime cette idée qu’il existe un ensemble départemental élargi[28] susceptible, peut-être un jour, de constituer une sous-région, voire même une région comme cela sera le cas de la Corse détachée de la région initiale. C’était une façon de faire accepter une décision « qui a fait grincer des dents : aujourd’hui encore les Niçois ne se sentent toujours pas Provençaux », commente le haut fonctionnaire[29]. On remarquera que, là encore, l’identité régionale du département se trouvait redéfinie dans un ensemble sous-régional particulièrement flou puisqu’il n’existe aucune définition institutionnelle de la Côte d’Azur. Stephen Liégeard, l’auteur de l’appellation l’étendait d’Hyères …à Gênes. C’est dire qu’il y a encore de la place pour l’imaginaire institutionnel « azuréen ».
L’identité organique
L’organisation du département varie selon les époques. Ces évolutions concernent d’une part l’organisation des services extérieurs de l’Etat dans le département et leur position dans la hiérarchie administrative, d’autre part l’intégration de ces services dans un cadre régional.
Les particularités de l’organisation administrative départementale
L’institution départementale fut créée en 1789 comme ayant vocation à être, au-dessus de la commune, du canton et du district, le cadre le plus élevé de regroupement des services administratifs. Aucun niveau, en dehors de l’Etat, n’existe au-dessus de lui, sauf si on prend en compte les structures mises en place sous l’effet de la politique révolutionnaire à partir de 1793. Les administrations de mission qui regroupent deux départements en sont le meilleur exemple, mais leur nature est plus politique qu’institutionnelle. Il est donc vain de rechercher les traces d’une quelconque appartenance du département à un ensemble régional. La volonté des Constituants puis des Conventionnels d’éviter toute mesure tendant à laisser penser que les anciennes provinces auraient pu ressusciter à travers ce type de regroupement suffit à expliquer cette sorte d’ « exclusivité » administrative du département.
Il faut cependant considérer que le département des Alpes-Maritimes est dans une situation particulière. Il est situé en zone de guerre : d’une part parce qu’il sert de base d’appui à l’Armée d’Italie et d’autre part parce qu’il est partiellement en état d’insurrection au moins jusqu’en l’an VIII. La militarisation de l’activité administrative est une forte particularité du département pour toute la période révolutionnaire[30]. Les réformes du Consulat s’inscrivent en bonne partie dans la continuité institutionnelle mise en place en 1789. Le département reste le cadre le plus élevé de l’activité administrative territoriale et rien ne permet de dire que les départements ne sont pas organisés et administrés de façon identique : même liste de services extérieurs et même direction administrative. C’est ce que précise l’article 3 de la loi du 28 pluviôse an VIII : « Le préfet sera chargé seul de l’administration » dans le département.
En réalité cette forte affirmation initiale est peu de temps après totalement contredite par les nouvelles réalités administratives[31]. Le nouveau régime napoléonien introduit en effet deux importantes modifications dans la distribution des compétences administratives. La première résulte de la diversité des découpages ministériels. Le nombre de ministères s’accroît et la répartition des services extérieurs dans les départements devient inégale. Chaque département ne compte plus forcément le même nombre de directions que son voisin. La seconde modification porte sur la mise en place de niveaux « régionaux » d’administration : c’est le cas en matière judiciaire avec les ressorts de cour d’appel, en matière d’administration universitaire avec la création des académies, en matière de circonscriptions militaires, d’inspections des mines, de conservations d’eaux et forêts[32], etc. Cette évolution crée progressivement de profondes différences entre les départements. Il y a d’un côté les départements qui regroupent un certain nombre de directions supra départementales et ceux qui en ont moins, voire pas du tout. On pourrait dresser un classement en fonction de ces critères. L’étude de la formation administrative d’un département passe par l’examen de cette répartition géographique des services administratifs. A ce titre les départements sont très différents les uns des autres.
Le premier département des Alpes-Maritimes n’a été concerné par cette nouvelle hiérarchisation administrative que de 1800 à 1814. La dépendance administrative vis-à-vis d’Aix-en-Provence est nette, particulièrement dans le domaine académique et judiciaire. On peut tenter d’imaginer ce qui se serait passé après 1814 si le département avait poursuivi son évolution dans le cadre français. Peut-être aurait-il pu bénéficier, dans ce mouvement de hiérarchisation et de spécialisation administrative qui s’accélère à partir de la Monarchie de Juillet, de l’établissement de certains services régionaux.
En 1860, au moment de l’Annexion, le second département des Alpes Maritimes doit trouver sa place dans cette organisation « régionale ». Son intégration ne provoque pas, c’est le moins qu’on puisse dire, de bouleversement. Le nouveau département est en quelque sorte dans la situation d’un nouveau venu à qui on n’a aucune raison de faire une place privilégiée. Les protestations niçoises n’y changeront rien. Le déclassement administratif était pourtant net.
Nice occupait en effet avant 1860 une position de capitale régionale en tant que chef-lieu d’une « division » administrative qui comprenait les provinces de Nice, de San Remo et d’Oneglia, aujourd’hui Imperia. C’est cette situation, par exemple, qui permet de comprendre l’existence à Nice d’une cour d’appel. Tout ce qui pouvait justifier la présence d’administration de niveau régional disparaît en 1860. La suppression de la cour d’appel illustre bien la question mais on peut faire la même analyse pour toutes les administrations. Le recul est général. On ne trouvait à Nice en 1860, après le rattachement, que deux sièges régionaux : la 34e conservation des Eaux et Forêts (Alpes-Maritimes et Var) et une des 19 directions des Tabacs[33]. Tous les autres services dépendaient de directions ayant leur siège ailleurs : justice, enseignement, armée, marine, industrie, chemins de fer, etc. La marginalisation administrative est nette et ce n’est pas le maintien de quelques rares institutions supra départementales, comme le lycée, un des trois de l’académie d’Aix, qui peut suffire à nuancer l’analyse. Le rattachement au XVe Corps d’armée dont le siège est à Marseille a été pendant toute cette période un très puissant cadre d’intégration régionale, militaire bien entendu, mais aussi économique, même à l’époque où le département des Alpes-Maritimes était un véritable camp retranché[34]. C’est principalement à partir de ce cadre militaro-économique que Marseille renforce progressivement sa position de capitale administrative régionale au détriment d’Aix-en-Provence. La situation a certes évolué depuis 1860. Une étude serait nécessaire pour faire le point des changements intervenus depuis pour chaque service administratif. On en notera deux : la création à Nice en 1953 d’un tribunal administratif pour les Alpes-Maritimes et le Var ; la création d’une Faculté de droit en 1962 suivie trois ans plus tard par la création de l’Université de Nice[35] et d’une circonscription académique étendue aux Alpes-Maritimes et au Var. Cette partition de l’Académie d’Aix constitue certainement l’avancée régionale la plus remarquable depuis 1860.
Les effets de la régionalisation administrative contemporaine
L’organisation administrative devient de plus en plus complexe à mesure que l’Etat développe ses domaines d’interventions. Chaque administration s’est organisée en fonction de ses besoins propres. Il y a jusqu’au milieu du XXe siècle autant d’organigrammes administratifs que d’administrations. Leur nombre a dépassé la soixantaine[36]. L’enchevêtrement administratif est à cette époque plus important que celui de l’ancien régime[37] ! L’éparpillement des pôles « régionaux » de décision est tel qu’un même département peut dépendre de sièges administratifs différents. Ceci explique que pendant longtemps l’identité « régionale » de chaque département ait été floue. Les choses changent avec la mise en place de la région actuelle. Celle-ci a été réalisée à partir de ce cadre « pré régional » par le décret du 30 juin 1955. Cette réforme, due à l’initiative d’Edgar Faure président du Conseil, met en place les « programmes d’action régionale » en vue de « promouvoir l’expansion économique et sociale des différentes régions ». Elle débouche sur l’arrêté ministériel du 28 novembre 1956 qui définit 22 circonscriptions pour la métropole. La démarche est directement issue des préoccupations du Plan. L’efficacité économique passe prioritairement par la simplification administrative. Lorsque Serge Antoine trace les contours d’une région autour de Marseille il crée la matrice administrative dans laquelle vont se développer les activités administratives existantes et futures.[38]. La nouvelle carte administrative régionale recomposait ainsi la répartition des services extérieurs au profit des chefs-lieux de région. Il y avait désormais deux sortes de préfets, les préfets des départements ordinaires et les préfets en poste dans les chefs-lieux de département concentrant les services extérieurs de l’Etat fonctionnant au niveau régional, les futurs préfets de région. Les Alpes-Maritimes devenaient en quelque sorte un département de catégorie inférieure par rapport aux Bouches-du-Rhône dont le chef-lieu Marseille concentrait les administrations régionales.
L’analyse a une portée générale. Elle présente cependant ici un caractère particulier en raison du poids démographique des Alpes-Maritimes et de son chef-lieu. Nice, cinquième ville de France à l’époque, était laissée à l’écart de cette répartition des pouvoirs régionaux. La marginalisation administrative apparaît ainsi comme une caractéristique essentielle du département des Alpes-Maritimes. Accentuée à partir de 1956 par l’effet régional elle paraît même, mutatis mutandis, plus forte qu’en 1860.
Les lois de décentralisation qui se succèdent à partir de 1982 ont-elles modifié la situation ? Celles-ci n’ont pas prévu de tutelle de la région sur le département. Chaque conseil général a la possibilité de développer une politique propre indépendamment de celle menée par le conseil régional, dans le cadre bien entendu du respect de la répartition des compétences prévu par le législateur. En ce sens les départements sont à la fois juridiquement égaux et maîtres de leur politique. Mais ceci n’est vrai que pour les compétences décentralisées, pas pour les services déconcentrés. Pour l’administration d’Etat les hiérarchies entre directions départementales et directions régionales demeurent. Elles se renforcent même. L’exemple du Tribunal administratif de Nice surplombé depuis 1997 par la Cour administrative d’appel de Marseille est éclairant. On doit ainsi, plus que jamais, faire la différence entre les simples départements et ceux dont le chef-lieu accueille les administrations régionales. Rien n’a donc fondamentalement changé depuis 1982 dans l’identité organique du département des Alpes-Maritimes ni dans le statut de son chef-lieu.
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Le département des Alpes-Maritimes apparaît à la lumière des analyses qui précèdent comme une marche administrative. On fera remarquer que c’était déjà le cas du Comté de Nice vis-à-vis du Piémont tant avant 1792 qu’entre 1814 et 1860. Dans chacune des deux situations le caractère périphérique apparaît comme une donnée essentielle. Mais la similitude s’arrête là. Tout est différent lorsque on prend en compte le nombre et l’importance des services administratifs établis sur cette marche. Dans cette optique la situation de Nice comme centre administratif est plus favorable dans le cadre savoisien que dans le cadre français parce qu’on y trouve des services de niveau régional[39], ce qui n’est pas le cas pour le département des Alpes-Maritimes. Dans la première situation l’administration de marche a pour fonction de traiter de façon spécifique un espace de transition vers, d’une part la Ligurie et d’autre part la Provence. L’œuvre normative régionale accomplie par le Sénat de Nice en est la meilleure illustration[40]. Dans la seconde situation il s’agit d’administrer un territoire ordinaire, semblable à tel ou tel département intérieur. C’est à ce titre qu’on peut considérer que le département des Alpes-Maritimes présente tous les caractères de la marginalité administrative.
Paul Gonnet, « Les réactions grassoises à l’incorporation dans le nouveau département » in Les Alpes-Maritimes 1860 à 1914. Intégration et particularismes, Ed. Serre, Nice, 1988, pp. 17-25.
Michel Bottin, « De la digue sarde à la RN 202 : la vallée du Var, voie de communication », in Un espace à percevoir, les Alpes d’Azur, T. 1, La communication, voies et moyens, Syndicat intercommunal touristique des Alpes d’Azur (sitalpa), La Documentation française, Paris,1995, pp. 41-50.
Michel Bottin, « Le préfet de l’an VIII. Variations sur l’article 3 de la loi de pluviôse », in Actes du Colloque organisé par la Préfecture des Alpes-Maritimes sur le Bicentenaire de la Loi de Pluviôse an VIII, Recherches régionales, Côte d’Azur et contrées limitrophes, n°156, 2001, pp. 1-7.
Michel Bottin, « De la capitale administrative au chef-lieu de département : les mutations administratives de l’espace régional niçois. 1814-1860 », in Nice au XIXe siècle. Mutations institutionnelles et changements de souveraineté », Centre d’Histoire du droit, Nice, 1985, pp. 7-35.
Michel Bottin, « La militarisation de la frontière des Alpes-Maritimes, 1878-1889 », in Les Alpes-Maritimes 1860 à 1914. Intégration et particularismes, Ed. Serre, Nice, 1988, pp. 97-116.
Michel Bottin, « Genèse d’un espace administratif régional : Nice.1560-1614 », in Recherches régionales, Côte d’Azur et contrées limitrophes, 1992, pp. 2-12.