Nice région Les "decisiones" du Sénat de Nice
Les decisiones du Sénat de Nice Eléments pour une histoire de la jurisprudence niçoise XVIIe-XIXe siècle Pour citer : Michel Bottin, « Les decisiones du Sénat de Nice. Eléments pour une histoire de la jurisprudence niçoise. XVIIe-XIXe siècle, in Actes du Colloque Le Comté de Nice de la Savoie à l’Europe, Nice, avril 2002, coord., Jean-Marc Giaume et Jérôme Magail, Editions Serre, Nice, 2006, pp. 261-273. Le Sénat de Nice est une « cour souveraine » établie le 8 mars 1614 par le duc Charles-Emmanuel I sur le modèle des cours existant déjà à Chambéry et à Turin. Supprimée sous le règne de Charles-Albert à la suite du Statuto de 1848 et remplacée par une cour d’appel qui fonctionna pendant 12 ans jusqu’en 1860, l’institution a exercé pendant deux siècles et demi une autorité tutélaire, puissante et respectée, dans le Contado de Nice et les provinces adjacentes. Par ses très larges pouvoirs le Sénat occupe en effet une place centrale dans l’administration régionale : il est juge du dernier appel ; il enregistre les lois du prince, les applique, les adapte au besoin, et au moyen de son ministère public les fait respecter ; enfin il développe à travers certains de ses jugements une jurisprudence qui fait de lui une sorte de législateur délégué au plan local. Cette large délégation de pouvoirs, judiciaires, juridiques, administratifs et politiques, dont bénéficie l’institution la place au-dessus de l’intendant général. Le Sénat exprime infiniment mieux que celui-ci, à la fois le pouvoir souverain et la défense des intérêts locaux. Il est le fleuron de l’administration de la Maison de Savoie à Nice et rayonne sur un ensemble régional. Ses compétences s’étendent en effet sur un vaste ressort qui dépasse le seul Comté de Nice et ses dépendances pour s’étendre à la Vallée de Barcelonnette, au Marquisat de Dolceaqua, à la Principauté d’Oneglia, à Loano et autres enclaves de la Maison de Savoie en Ligurie. C’est essentiellement à travers cette institution que Nice se hisse au rang de capitale régionale. On peut estimer, à bien des titres, que la suppression de l’antique cour de justice en 1860 a provoqué un déclassement administratif majeur. Peut-être trouvera-t-on la présentation trop complaisante. Le Sénat de Nice n’était après tout qu’une petite juridiction, organisée en chambre unique. Ses locaux étaient dépourvus de toute magnificence. On n’est là, somme toute, en présence que d’une petite cour provinciale sans rayonnement. Relativisions ! Le Sénat de Nice n’est certes pas le Parlement de Paris mais l’institution ne mérite pas un tel dédain. Peut-être est-elle tout simplement défavorisée par la faiblesse des recherches sur le sujet. Plusieurs travaux, actuellement en cours, dans les fonds antérieurs à 1792, contribueront à corriger cette image . Quant à la période postérieure à 1814, l’inventaire du fonds de la période sarde permettra bientôt de mettre en évidence l’importance de l’activité de la cour niçoise. La présente étude souhaite valoriser un aspect majeur de l’institution, la fonction jurisprudentielle, propre d’ailleurs à toute cour souveraine qui produit du droit à l’occasion des jugements portés sur certaines affaires juridiquement exemplaires. On se limitera dans cette étude à préciser dans quel cadre juridique se développe cette jurisprudence en traçant quelques pistes à travers une matière complexe, tant par son objet même que par sa difficulté d’accès. L’institution évolue en effet en dehors du champ du droit français. Nous sommes ici dans un système normatif différent, celui du jus commune, immense construction juridique fondée sur le droit romain et le droit canonique et enrichie depuis le Moyen Age par la jurisprudence des Docteurs. Il s’agit d’un système normatif effectif. Il est applicable, avec des différences et des nuances, dans la plupart des pays d’Europe et coexiste partout avec des droits propres, des jura propria, avec lesquels il est coordonné. On applique d’abord le droit propre et à défaut, ou plutôt subsidiairement, le droit commun. Considérons que le jus commune, tant en raison de sa puissance que de sa qualité, fournit à mesure que le temps passe de plus en plus de solutions. L’autre aspect de la difficulté concerne le caractère jurisprudentiel du droit. On ne se trouve pas en face d’un ensemble de lois plus ou moins codifié, mais de jurisprudences judiciaires qui à partir du XVIe siècle prennent le relais de celles des Docteurs. Les cours les plus importantes, « majeures » ou « grands tribunaux », produisent ainsi des jurisprudences cohérentes et façonnent progressivement une communis opinio. La production est variée, toujours en évolution. L’adaptation se poursuit, dans les cours les plus « ouvertes » du moins, jusqu’au début du XIXe siècle. Elle laisse alors la place aux codifications nationales. Formellement cette production jurisprudentielle s’exprime à travers les arrêts les plus importants de chaque cour. Ces arrêts sont des decisiones, jugements motivés dont la fonction est de servir de point d’appui aux decisiones futures de la cour, voire à d’autres cours, parfois lointaines, dans d’autres pays même. Les decisiones sont ainsi appelées à circuler. C’est d’ailleurs pour cela qu’elles sont rédigées en latin jusqu’au début du XIXe siècle, à une époque où les jugements ordinaires sont déjà depuis longtemps rédigés en langue vernaculaire. La première partie de l’exposé vise à montrer que le Sénat de Nice n’est pas une simple juridiction locale coupée des évolutions juridiques extérieures mais que sa production jurisprudentielle est comparable à ce qu’on trouve ailleurs et qu’elle s’inscrit dans le vaste ensemble de la communis opinio. La seconde partie montrera que cette jurisprudence est représentative des changements qui affectent les rapports du jus commune et des jura propria au cours de la période qui court du XVIIe au XIXe siècle. Le renforcement du droit propre, sous son aspect étatique, est particulièrement net ici. La communis opinio est de plus en plus altérée par des approches locales visant à former une jurisprudence propre aux Etats de la Maison de Savoie. . La jurisprudence niçoise et la communis opinio Parmi les centaines de liasses de jugements civils et criminels que compte le fonds, ancien et sarde, on trouve huit registres de « decisioni originali » échelonnés du milieu du XVIIe siècle à la Restauration sarde, soit un total de plus de 700 decisiones. Ce fonds jette une lumière particulière sur l’institution. Il est le témoin de la fonction jurisprudentielle de la cour. On soulignera à propos de cette présentation sommaire deux questions. L’une porte sur la decisio. Les decisiones niçoises sont-elles de même nature que celle des autres cours de l’aire du jus commune ? L’autre porte sur la motivation. Le travail jurisprudentiel des sénateurs niçois est-il techniquement comparable à ce qu’on trouve ailleurs ? La nature de la decisio D’où vient l’autorité de la decisio, pièce essentielle de la formation du droit à partir du XVIe siècle ? Cette technique jurisprudentielle s’est développée avec l’essor des cours majeures au XVIe siècle. Ces cours sont des créations souveraines ayant pour fonction d’une part d’uniformiser le droit dans leur ressort et d’autre part d’adapter le jus commune aux particularités de ce même ressort. Ainsi travaillent toutes les cours majeures de l’aire du jus commune de Naples à Barcelone, de La Haye à Lisbonne, de Leipzig à Rome, etc. Cette présentation superficielle ne laisse rien apparaître des obstacles redoutables que cette façon de créer le droit pouvait rencontrer dans l’environnement juridique du XVIe siècle. La jurisprudence judiciaire, foraine, la jurisprudentia forensis était-elle, d’une part une source légitime, et d’autre part une source compatible avec les impératifs d’ouverture supra étatique du jus commune ? Sur la légitimité du précédent judiciaire, l’obstacle principal était formé par l’interdiction établie par le Code de Justinien, C.7, 47, 13, qui interdisait aux tribunaux de juger en s’appuyant sur des jugements antérieurs comme sur des exemples : non exemplis sed legibus judicandum est. L’interdiction était nette mais les Glossateurs et les Commentateurs avaient déjà contourné le problème depuis longtemps, en s’appuyant sur d’autres dispositions du Code, et ainsi rendu possible l’emploi du précédent judiciaire. Plus gênant était de transformer des cours de justice en législateurs complémentaires. On s’accorda au XVIe siècle pour considérer que ces cours étaient dans leurs Etats respectifs des sortes de « sénats » capables de légiférer aux côtés du prince, à la manière de ce qui se faisait à Rome au temps du Principat entre le Sénat et l’empereur. Une disposition du Digeste, D.2, 3, 9, Non ambigitur senatum ius facere posse , permit l’assimilation. On notera d’ailleurs que les ducs de Savoie ont opté pour cette appellation sénat de préférence à celles de rote ou de curia pourtant plus répandues en Italie. Sur l’impératif d’ouverture ensuite. Il fallait éviter l’éclatement du jus commune construit jusque-là sur la communis opinio doctorum, c’est-à-dire sur l’autorité des plus grands jurisconsultes de l’Ecole des Commentateurs aux XIVe et XVe siècles, tels Bartole, Balde et autres Paul de Castro. Une discipline était nécessaire pour éviter les solutions irréfléchies. On ne pouvait la trouver que dans la répétition des mêmes decisiones par le même tribunal, celles-ci formant sa consuetudo iudicandi. Certaines cours limitèrent cette consuetudo à deux jugements identiques sur une affaire semblable, le second confirmant, parfois longtemps après, le premier. Ainsi à partir de la suite des decisiones pouvait se construire une communis opinio forensis, complément pour les XVIe-XIXe siècles, de la communis opinio doctorum médiévale. C’est par ce moyen que le droit pouvait évoluer, non sans contradictions, et s’adapter aux changements. C’est à ces préoccupations d’adaptation de la communis opinio que répond la création du Sénat de Nice en 1614. On met souvent en avant les objectifs de maintien de l’ordre local dans le contexte de l’affrontement du duc de Savoie et du comte de Beuil, mais peut-être serait-il préférable de s’interroger sur les problèmes d’adaptation du droit dans des provinces périphériques, sur l’éloignement de Turin, sur la politique de la Maison de Savoie en Ligurie occidentale, etc. Le Sénat de Nice, cour majeure au même titre que les autres, maîtresse de sa jurisprudence, participe ainsi à l’élaboration de la communis opinio en la faisant évoluer. A sa place, sans doute modeste si on la compare aux plus grandes cours. Mais c’est là une question qui touche à l’influence et non à la nature de la production juridique. Il n’est peut-être pas inutile de comparer ici le Sénat au Consulat de Mer de Nice, l’ « autre » cour souveraine de la cité. Celle-ci, pourtant juge du dernier appel et investie des plus larges pouvoirs administratifs, est-elle vraiment « souveraine » dans la mesure où elle ne produit pas de decisiones ? Trois remarques, comparatistes, doivent pour finir éclairer cette activité jurisprudentielle. La première concerne le développement de cette pratique juridique au-delà de la Révolution, en plein XIXe siècle, dans les Etats de Savoie. C’est le Code Civil sarde de 1837 qui met fin à cette pratique : « Le sentenze de’Magistrati non avranno mai forza di legge » précise l’article 17 du Code promulgué par Charles-Albert. La seconde concerne le « particularisme » niçois lorsqu’on compare cette technique de la decisio à la situation française. L’ampleur des motivations niçoises, semblable au demeurant à celle qu’on retrouve partout dans l’aire du jus commune, tranche avec la situation française : les parlements français ne motivent pas leurs arrêts ! Les cours y répugnent. Le jurisconsulte français Jousse explique ainsi cette attitude : « Il n’est pas nécessaire que les juges expriment les motifs de leurs jugements... Mais s’ils veulent le faire cela dépend d’eux. Néanmoins il vaut mieux ne point exprimer ces motifs, afin de ne pas donner lieu à des chicanes de la part de celui qui aurait perdu sa cause ». Sage précaution lorsqu’on sait que les cours françaises n’hésitent pas à juger en équité, pratique qui leur valut des critiques constantes du pouvoir royal, et des injonctions répétées de motiver. En France l’objectif poursuivi par les juristes de la royauté est en effet différent. Il s’agit moins d’informer les parties ou d’étayer une jurisprudence que de préciser les fondements juridiques de l’arrêt. Gilbert de Voisins dans son Mémoire sur les cassations de 1767 dit que « c’est un éclaircissement de grande conséquence quelquefois pour le jugement de la cassation et, en même temps, c’est un acte de supériorité que le roi exerce sur ses cours en leur demandant ainsi raison de leurs jugements ». Joly de Fleury, procureur général du Parlement de Paris à qui Louis XV demandait des éclaircissements sur la finalité de la cassation, expliquait que « c’est l’intérêt public et le respect de la loi, plus que l’intérêt de la partie, que l’on consulte ». D’ailleurs, ajoute-t-il, « on a toujours tenu pour principe au Conseil que la cassation a été introduite plutôt pour le maintien des ordonnances que pour l’intérêt des justiciables ». Dans cette optique, point n’est besoin de connaître les arrière-pensées ou les hésitations des juges. Quelques indications précisant les bases juridiques du jugement suffisent. C’est dans ce sens que la cassation est rendue obligatoire par la loi des 16-24 août 1790. Il est donc impossible de disposer pour les cours françaises de suites continues de jugements motivés. Seules les œuvres des arrêtistes permettent de dégager les orientations jurisprudentielles. Mais ce sont des œuvres privées, composées par des praticiens, parfois des juges, souvent des avocats, à partir d’éléments qu’ils ont pu collecter. La cour peut toutefois reconnaître à l’œuvre un certain caractère officiel. En jus commune la motivation des decisiones a un autre objectif. Elle ne vise pas à fournir les éléments d’une cassation mais à mettre en évidence les éléments juridiques qui ont conduit au jugement et aussi à rassurer les parties. Le problème de la motivation est donc essentiel. Comment apparaît-il à travers la jurisprudence niçoise ? La troisième remarque concerne la comparaison, inévitable, entre cette production jurisprudentielle et les arrêts de règlement français. On ne manquera pas en effet d’objecter que les parlements français rendaient des « arrêts de règlement » et qu’ainsi ils faisaient eux aussi œuvre novatrice au moyen de rédactions argumentées et collationnées dans des recueils. On se gardera de confondre. Les dissemblances sont trop fortes : l’arrêt de règlement est rendu par l’assemblée des chambres du parlement ; il est le plus souvent pris en dehors de tout contentieux, sur réquisitions du parquet général ; il concerne presque toujours le droit public, le droit pénal ou la procédure. On trouve quelques arrêts en droit civil, principalement au XVIe siècle ; ils deviennent très rares par la suite, surtout après les menaces de cassation portées par l’ordonnance de 1667. On peut même considérer, à la suite d’André Gouron, qu’à la veille de la Révolution les parlements avaient « à peu près abandonné la technique de l’arrêt de règlement dans le cadre du droit civil ». La decisio est donc bien différente, tant au plan de sa nature que de son évolution. La motivation Les decisiones sont constituées des motifs qui sont annexés à la sententia, au jugement, chaque fois qu’on estime que l’affaire est juridiquement délicate et qu’une explication est nécessaire pour éclairer la solution adoptée. Le choix des affaires susceptibles de faire l’objet d’une motivation n’est pas arbitraire. Cette motivation est, dans la plupart des cas, rendue obligatoire dès le XVIe siècle. Dès sa création en 1502 la Rote de Florence est tenue de motiver lorsque les juges ne sont pas unanimes ou qu’une partie le demande. L’Aragon en 1547 adopte une solution semblable. Dans les Etats de Savoie la constitution de Charles-Emmanuel I du 7 janvier 1615 prescrit que la motivation est obligatoire sur requête de partie ou sur ordre du président du tribunal s’il considère que l’affaire soulève un point de droit important ou nouveau ou plus généralement s’il s’agit de jugements qui « possano fare stato e consguenza ». La rédaction en est confiée à un des magistrats, le relatore , qui signe et engage sa responsabilité et sa réputation. Le document peut compter plusieurs dizaines de pages : il commence par exposer les faits, puis décrit les procédures qui ont conduit l’affaire en appel devant le Sénat et enfin expose tous les moyens de droit qui appuient le jugement. C’est une longue dissertation, découpée en paragraphes. Formellement, on est frappé de la ressemblance de ces decisiones avec les jugements actuellement rendus par les cours européennes de Luxembourg et de Strasbourg. Ces considérations générales sont parfaitement applicables au cas niçois. Nous nous trouvons bien en présence d’un travail jurisprudentiel cohérent et significatif qui mérite approfondissement tant dans l’analyse globale que dans l’étude de chaque cas. La decisio est en effet une œuvre personnelle qui fait apparaître les qualités et les défauts de son rédacteur. Les abondantes annotations, dans le texte pour les périodes les plus anciennes, puis en bas de page à partir du XVIIIe siècle, permettent de reconstruire le raisonnement juridique du sénateur rapporteur, et pourquoi pas y déceler les aspects discordants. Chaque decisio est unique. Chacune suit son cheminement juridique en fonction des besoins de la cause à travers une accumulation de références, Digeste, Novelles, Code, Décret de Gratien, traités, questiones et consilia des jurisconsultes les plus réputés, decisiones de cours parfois lointaines et bien sûr decisiones de la cour concernée. Ces decisiones, justement parce qu’elles sont importantes, sont peu fréquentes. La cour n’en décide la rédaction que si elle se trouve face à une affaire juridiquement délicate ou qu’elle doit adapter et innover. La responsabilité des magistrats est en effet dans ce cas engagée. Il ne s’agit plus d’appliquer simplement le droit, droit romain, droit canonique, lois du souverain, statuts locaux ; il s’agit d’innover, tout en évitant une originalité excessive qui placerait la decisio hors du droit ou qui lui interdirait toute reconnaissance par d’autres cours supérieures ou encore qui provoquerait une réaction du prince. La decisio est donc un texte mûrement réfléchi et fortement argumenté. C’est un travail de juriste confirmé... qui peut valoir une flatteuse réputation à son auteur ou au contraire la critique. Dans un tel système la question de la publicité des decisiones est essentielle. Précisons que celles-ci sont rédigées en latin, à Nice comme ailleurs, même si les rédactions en langue vulgaire se multiplient au début du XIXe siècle. A Nice les deux premières rédactions en italien sont de 1792 sous la plume du sénateur Martini de Châteauneuf. Au début de la Restauration Spitalieri de Cessole rédige en italien tout comme Cristini, mais les sénateurs piémontais en poste à Nice emploient toujours le latin. Précisons ensuite que matériellement ces decisiones ne circulent pas à travers toute l’Europe, même si on se trouve en présence d’une sorte de « mercato internazionale », certains éléments de la decisio pouvant toujours être repris par d’autres cours et en d’autres circonstances. Les contraintes techniques en limitent la diffusion. On se limitera ici à noter que les cours conservent et classent leurs decisiones, sans pour autant les transposer en recueils imprimés et complets faciles à diffuser, et d’ailleurs hors de prix pour les petites juridictions. On trouve par contre des recueils imprimés de résumés, que seules de grandes cours comme la Rote romaine peuvent financer. On trouve surtout des recueils imprimés de decisiones, in extenso parfois, de magistrats qui ont eu au cours de leur carrière une grande notoriété... ou qui ont eu la chance d’avoir un parent ou un disciple reconnaissant qui a compilé leur œuvre pour en faire un recueil. La diffusion des decisiones niçoises, comparée à celle des grandes cours est limitée à une circulation intérieure aux Etats de Savoie par l’envoi de copies aux autres sénats. Mais rien n’empêche une plus large diffusion, surtout, et c’est de plus en plus souvent le cas, lorsqu’elles sont imprimées. Comment apprécier la qualité de cette production jurisprudentielle ? La question est évidemment essentielle... et passablement complexe. Elle nécessite la maîtrise de données biographiques qui font aujourd’hui à peu près complètement défaut. Deux orientations, complémentaires, doivent être mises en lumière. L’une concerne les decisiones niçoises. En rassemblant les decisiones de tel ou tel sénateur durant sa carrière on peut mettre en évidence ses spécialités et sa culture juridique. Seules des études approfondies pourront mettre en valeur ces aspects. Elles nécessitent des approches individuelles. La tâche est donc considérable. Heureusement tous les sénateurs ne sont pas concernés ! Certains ne rédigent jamais. Un sondage dans le registre B 281 pour la période 1781-1792, soit onze ans, donne ainsi un total de 70 decisiones ainsi réparties : Léotardi 24, Trinchieri 14, Raynardi 7, Piccon 5, Langusi 2, Busca2, Ballard 1, Martini de Châteauneuf 1. On perçoit à travers ce simple exemple tout l’intérêt de l’approche, tant au plan biographique que juridique. L’autre concerne la carrière des sénateurs. L’absence d’inamovibilité conduit à prendre en compte les changements de poste des sénateurs, d’une juridiction à une autre et d’une fonction à une autre. L’étude d’Enrico Genta sur les sénateurs du Sénat de Piémont au XVIIIe siècle fait apparaître clairement l’intérêt de ces données. Il est toutefois rare qu’un sénateur siège, à ce poste, dans deux sénats différents. Les carrières mêlent, par le jeu des promotions, des postes d’avocat général, de sénateur à Turin, Chambéry, Nice ou Casale, de premier président de l’une des cours souveraines, de collatéral à la Regia Camera de Conti, de juge au Consulat de Mer de Nice ou au Consulat de Turin, etc. On a ainsi peu de chances trouver des decisiones rédigées par un même sénateur dans deux cours différentes. Il n’en reste pas moins que les promotions et avancements peuvent contribuer à éclairer les qualités d’un magistrat. Le piémontais Busca par exemple, cité ci-dessus, après avoir été sénateur à Nice de 1782 à 1791, sera nommé en 1803 président de chambre à la Cour d’appel de Turin, puis en 1816 premier-président du Sénat de Savoie et en 1822 premier-président du Sénat de Piémont. La jurisprudence niçoise et les évolutions du jus commune Les cours majeures ont été établies au XVIe siècle pour homogénéiser et rationaliser l’application du droit dans leur ressort, en d’autres termes pour harmoniser le droit propre et le droit commun. Le droit propre est composé de normes statutaires, de coutumes et de mesures souveraines prises sous la forme de privilèges. Il est appliqué sous l’éclairage du jus commune. Mais les différences de solutions peuvent être considérables. Le jus proprium peut apporter une solution différente du droit romain. L’exception par voie statutaire ou coutumière est tout à fait possible. Dans quelle mesure le Sénat de Nice traduit-il cette prise en considération des jura propria ? Notons que l’évolution générale n’est pas favorable à la conservation de ces jura propria. L’influence du jus commune est de plus en plus forte. Comment le Sénat de Nice aborde-t-il cette question ? C’est un premier problème. Second problème. Avec l’Etat moderne apparaît une autre évolution marquée par le développement de la production normative interne. Pour quelles raisons les cours, investies d’un pouvoir délégué de législation comme on l’a vu, feraient-elles exception ? La jurisprudence tend à se plier aux exigences de l’Etat, à se fragmenter, à fuir les impératifs de la communis opinio. Comment l’évolution de la jurisprudence niçoise illustre-t-elle ces orientations générales ? Le droit local face au jus commune Quelle est donc la place du droit propre dans les decisiones niçoises ? Avant de tenter de répondre à cette question, il faut considérer de façon générale que la jurisprudence médiévale a déjà fait son œuvre d’homogénéisation. Il est donc rare qu’une norme du droit propre fasse l’objet d’une decisio . C’est ce qui ressort des sondages effectués. On a l’impression que ce processus d’homogénéisation est déjà très avancé au milieu du XVIIe siècle, c’est-à-dire au moment où commencent les collections de decisiones. Le point de départ est donc très tardif. Il faudrait remonter plus haut, étudier la jurisprudence du Sénat de Nice entre 1614 et 1646 et surtout celle du Sénat de Piémont concernant Nice de sa création en 1560 à 1614. On y trouverait peut-être des solutions plus favorables au droit local. Cela limite la portée des remarques qui suivent. Concernant la période 1646-Restauration couverte par la série de decisiones on peut, à travers une série de sondages, faire trois remarques : On trouve quelques rares dispositions statutaires servant de base à des decisiones. Elles concernent les statuts de Nice, d’Oneglia, de Tende ou d’autres bourgs importants et elles portent surtout sur des questions successorales mais aussi sur le commerce maritime. On placera dans la même rubrique l’interprétation jurisprudentielle de certains privilèges accordés par le duc. La deuxième remarque concerne la coutume. Existe-t-il dans tel ou tel domaine, une coutume niçoise, tendasque, sospeloise, périnaldaise, ou autre, qui soit assez précise, et d’application certaine, pour être prise en compte ? La jurisprudence du Sénat n’apporte guère d’éléments. Ce qui ne veut pas dire pour autant que de telles pratiques coutumières n’existent pas. Ceci signifie tout simplement que, lorsque ces coutumes existent, le Sénat considère qu’elles ne sont pas assez consistantes pour servir de base à une construction jurisprudentielle. Faut-il y voir un signe du recul du droit local aux XVIIe et XVIIIe siècles dans les préoccupations des sénateurs niçois ? La question doit être débattue. On notera par comparaison que le Sénat de Piémont fait parfois référence à la « consuetudo Patriae Pedemontanae » et que la Regia Camera de Conti de Turin a construit à propos des fiefs niçois une jurisprudence continue sur la consuetudo féodale niçoise. On remarquera toutefois que les decisiones du XVIIe siècle précisent souvent la localisation de l’affaire : decisio Niciensis, Utellensis, Brigensis, etc. Mais cela ne se fait plus au siècle suivant. Peut-on considérer qu’il y a là une prise en compte jurisprudentielle d’une pratique locale, par exemple pour les substitutions fidéicommissaires ? Dernière remarque enfin : on doit considérer que la production jurisprudentielle est elle-même du droit local. C’est une façon d’adapter le droit, différente de celle de Chambéry ou de Turin. Mais force est de constater que ce particularisme jurisprudentiel s’estompe progressivement au long de la période. La fragmentation du jus commune En ce qui concerne l’adaptation du jus commune aux nécessités avancées par le pouvoir souverain, il apparaît clairement un peu partout que le jus commune change de nature au cours de la période. Son caractère universel s’estompe progressivement. La jurisprudence des cours se ferme partiellement. C’est un processus général, en plein développement depuis le XVIe siècle : les cours ont de plus en plus tendance à privilégier, dans leurs citations, les auteurs de l’Etat ou de la principauté dont elles dépendent. Les rédactions niçoises ne font pas exception. Elles sont même tout à fait exemplaires de cette évolution tant en ce qui concerne les citations que l’encadrement législatif. Sur la première question on notera la tendance précoce à citer de préférence les auteurs « nationaux », piémontais, savoyards... ou nissarts. Les noms qui reviennent ainsi le plus souvent dans les decisiones niçoises sont ceux de Cacheran d’Osasc, un fidèle du duc, qui fit imprimer en 1569 sa collection de Decisiones du Sénat de Piémont ; celui d’Antonino Tesauro auteur des « Nove decisiones » du Sénat de Piémont et de son fils Gaspare ; l’un et l’autre prennent la suite d’Osasc et procèdent non à une transcription littérale des decisiones mais à une « réélaboration doctrinale personnelle à propos de problèmes juridiques particulièrement controversés ». C’est Tesauro qui aurait proposé au duc d’institutionnaliser la rédaction des decisiones turinoises et de les classer. A la fin du XVIe siècle la proposition de Tesauro était sans doute trop innovatrice. Elle deviendra réalité en 1633. Les œuvres de ces juristes piémontais marquent la jurisprudence du Sénat de Nice. Ajoutons, même si ce n’est pas un recueil de decisiones, l’œuvre d’Antoine Favre président du Sénat de Savoie à l’époque de Charles-Emmanuel I, le Codex Fabrianus definitionum forensium et quelques traités de juristes réputés des Etats de la Maison de Savoie comme ceux du sénateur niçois Honoré Leotardi sur l’usure et on aura fait le tour des ouvrages locaux que tout sénateur attaché à son art se doit d’avoir dans sa bibliothèque à côté des corpus romain et canonique. La « nationalisation » de la jurisprudence ne se limite pas aux citations d’auteurs. Elle concerne aussi la jurisprudence des tribunaux. Le relatore préférera souvent, par commodité, rechercher dans les registres de decisiones de sa propre cour quelque référence ancienne ; s’il doit pousser plus loin son argumentation il fera une recherche dans les decisiones in extenso du Sénat de Turin. La chose est possible : le fonds du Sénat de Nice comporte une série impressionnante de registres rassemblant des copies XVIIIe siècle des decisiones turinoises depuis le XVIe siècle. Son collègue de la Restauration bénéficiera en cette matière de plus grandes possibilités de recherche encore grâce aux facilités offertes par la compilation de la jurisprudence des cours des Etats de Savoie depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu’à la publication du Code civil en 1837, réalisée par Felice Amato Duboin, plus connu d’ailleurs pour sa « Raccolta delle leggi » en 26 volumes publiée à Turin de 1818 à 1860. Il faut comprendre cette démarche ; elle est liée à la complexité et à la plasticité du jus commune. Comment maîtriser cet océan de sources sinon en sélectionnant certaines d’entre elles, plus accessibles ? Mais cette réaction pratique est renforcée par les effets de la politique juridique de la Maison de Savoie. Les ducs Emmanuel-Philibert et Charles-Emmanuel I ont en effet dès le XVIe siècle fixé l’orientation en donnant une valeur quasi officielle aux recueils de Tesauro et d’Osasc. En 1729 Victor-Amédée II va beaucoup plus loin dans les « Lois et Constitutions ». Il interdit tout simplement de citer les autorités étrangères, qu’il s’agisse de decisiones ou de docteurs. La mesure ne sera pas, dans un premier temps du moins, facile à appliquer. Sa mise en œuvre impliquait en particuliers une mise en ordre et une sélection des jurisprudences des cours des Etats de Savoie. Cette rupture est une première dans l’univers du jus commune. Calasso note que le droit « si regionalizza ». Une mesure similaire est prise en Espagne mais elle n’est pas aussi radicale. Naples ira plus loin, mais plus tardivement, en 1774, en interdisant tout simplement de citer autre chose que les sources directes romaines et canoniques. La collection des decisiones niçoises porte la marque franche de cette rupture de 1729. Ceci dit, la decisio reste une source du droit. Ces mêmes « Lois et Constitutions » les placent à la troisième place, après la loi du roi et après les lois locales, c’est-à-dire les statuts. On interprétera évidemment ces ruptures comme des manifestations de l’affirmation de la souveraineté des Etats. Mais n’était-ce pas aussi, et peut-être plutôt, une réponse aux critiques qui se multipliaient depuis le début du XVIIIe siècle contre la jurisprudentia forensis, cette construction juridique foisonnante mal régulée qui puisait ses références dans l’océan de la jurisprudence des Commentateurs ? Les sources romaines pouvaient parfois sembler bien loin . Victor-Amédée II avait ouvert la première brèche. La critique s’y engouffra. Elle n’eut aucune peine à souligner la complexité du système, son caractère artificieux. L’ouvrage de Muratori publié en 1742, en langue italienne, Dei diffetti della giurisprudenza, amplifia, popularisa et finalement radicalisera les oppositions. En fait la critique passait sous silence les aspects positifs de cette construction ; on sortait de la « logique des droits non codifiés », inhérente au jus commune, pour entrer dans l’ère des codifications. La Respublica Jurisconsultorum prenait fin pour laisser la place au règne des législateurs..nationaux. On voit combien cette problématique est importante. Comment la jurisprudence niçoise illustre-t-elle cette mutation ? Un examen rapide des decisiones montre que celles-ci tendent à s’uniformiser autour de celle du Sénat de Turin. La formation des sénateurs et leur position dans l’Etat fut certainement un facteur déterminant. On imagine mal les sénateurs en poste à Nice, plutôt soucieux de leur carrière et respectueux du pouvoir souverain, partir en guerre contre telle ou telle orientation de leurs collègues de Turin. La question mériterait d’être approfondie. Conclusions « Le Comté de Nice de la Savoie à l’Europe »... et le droit « Le Comté de Nice de la Savoie à l’Europe ». La jurisprudence du Sénat de Nice illustre les orientations de ce Colloque. Mais dans quel sens ? Cette étude n’a d’autre ambition que d’ouvrir des pistes et ses conclusions sont surtout des interrogations. On conclura par trois questions illustrant le triptyque dressé par l’intitulé même du Colloque. Sur le Comté de Nice d’abord. Dans quelle mesure la jurisprudence niçoise est-elle préoccupée par le droit local ? La question vaut d’ailleurs aussi bien pour la province niçoise, le Comté de Nice, que pour les autres provinces ou pays du ressort du Sénat. Faut-il conclure à un dépérissement précoce de ce droit propre, comme le conduiraient à penser quelques dépouillements, forcément superficiels, d’archives ? Conclusion lourde de sens qui laisserait alors penser que l’identité juridique niçoise -puisqu’il s’agit de cela- a moins bien résisté que d’autres, en matière de droit statutaire particulièrement, si on compare par exemple à la France des pays de coutumes et des pays de droit écrit. Les parlements français auraient-ils mieux protégé les particularismes juridiques que ne l’aurait fait le Sénat de Nice pour les provinces de son ressort ? Sur les Etats de Savoie ensuite. Le renforcement de la législation de ces Etats à partir du règne d’Emmanuel-Philibert est un processus bien connu. Les sénateurs en poste à Nice ont-ils favorisé cette évolution... non seulement au détriment du droit local... mais aussi du jus commune ? On serait tenté de conclure affirmativement tant les orientations « turinoises » de cette jurisprudence sont manifestes. Mais est-ce vrai pour l’ensemble de la période ? Sur l’Europe enfin. Dans la mesure où on accepte, à la suite d’Helmut Coing et d’autres, l’assimilation jus commune/« droit européen », la jurisprudence niçoise doit être considérée comme une application locale de ce droit européen. Une mise en perspective est nécessaire. Elle passe par l’analyse du niveau de connaissances et de compétences juridiques du milieu sénatorial niçois et vise à appréhender cette jurisprudence comme une composante de cette culture juridique commune. Sur ce déclassement, Michel Bottin, « De la capitale administrative au chef-lieu de département : les mutations administratives de l’espace régional niçois. 1814-1860 », in Nice au XIXe siècle. Mutations institutionnelles et changements de souveraineté », Centre d’Histoire du droit, Nice, 1985, pp. 7-35. Ajoutons le droit féodal exprimé par les Libri Feudorum composante à part entière de ce jus commune. Sur cette question, Michel Bottin, « Controverse sur l’application aux fiefs niçois des principes des Libri Feudorum aux XVIIe-XVIIIe siècles », in Recueil des mémoires et travaux de la Société d’Histoire du droit des anciens pays de droit écrit , XI, 1980, pp. 99-112 et « Coutume féodale et jus commune. La dévolution des fiefs en Provence et dans le Comté de Nice. XIVe–XVIIIe siècles », in Le droit par-dessus les frontières- Il diritto sopra le frontiere, "Atti" delle Journées internationales d’Histoire du droit de Turin, mai 2001, Jovene, Napoli, 2003, pp. 175-215. Michel Bottin, « Le Consulat de Mer de Nice. 1613-1855. Perspectives de recherches », à paraître dans les Actes du Colloque organisé par l’Association française d’histoire de la justice sur Les tribunaux de commerce. Histoire du modèle français, Bordeaux, décembre 2001.
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