Nice région La ville baroque
 
 
 
 
Nice
1580-1691
 
La ville baroque
 
Chapitre V
 
Nouvelle Histoire de Nice
 
Dir. Alain Ruggiero
 
 
                                                           Présentation
                                                        De 1976 à 2005
 
    Les Editions Privat avaient fait paraître en 1976 une Histoire de Nice et du pays niçois sous la direction de Maurice Bordes. Cet ouvrage était une première universitaire pour l’histoire de Nice et de sa province. Il a été, et il reste toujours, très utile tant pour le chercheur averti que pour le curieux. Trente ans plus tard ce même éditeur fait paraître une Nouvelle histoire de Nice sous la direction d’Alain Ruggiero. L’histoire de Nice avait-elle changé à ce point pour qu’une nouvelle publication ait paru nécessaire ?
 
    Trois considérations peuvent le justifier. D’abord les nouvelles recherches accumulées depuis trente ans ; ensuite la nécessité d’écrire les développements de l’histoire contemporaine jusqu’à la fin des « années Médecin » ; enfin la volonté de faire une histoire de la Ville et non du Comté. L’optique est donc différente et cela rend les deux ouvrages complémentaires. Le second ne se substitue pas au premier. Il le complète. Il faut avoir les deux dans sa bibliothèque.
 
    La publication de 1976 conserve en particulier beaucoup d’intérêt pour l’histoire moderne XVIe-XVIIIe siècles en raison de l’importance des développements qui y sont consacrés… mais Maurice Bordes était moderniste. Les trois chapitres de la période, par José Gentil Da Silva, Henri Costamagna et Maurice Bordes lui-même, couvrent 115 pages sur un total de 464. Dans la Nouvelle histoire de Nice, les trois chapitres, « Nice au XVIe siècle » (P-L Malausséna), « La ville baroque. 1580-1691 » (M .Bottin) et « Nice Ville ouverte » (M.Bottin) ne comptent que 50 pages sur 330.
 
    Mais peut-être les choses sont elles mieux ainsi. L’obligation de centrer les développements sur la ville produit un résultat différent et permet au lecteur d’avoir non pas une nouvelle histoire mais une histoire différente. Cela illustre bien la complémentarité des deux ouvrages.
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « La ville baroque. 1580-1691 », in Nouvelle histoire de Nice, dir. Alain Ruggiero, Chapitre V, pp. 109-128, Editions Privat, Toulouse, 2005.
 
         
          Jusqu’au milieu du XVIIe siècle Nice reste une ville convoitée. Les sièges se succèdent. La ville résiste. La cité forge dans ces épreuves de fortes solidarités sociales pendant que se développent les effets du Concile de Trente. Nice devient alors une cité baroque, à la fois religieuse et festive, où le temps semble s’arrêter.
          Mais les ducs ont d’autres ambitions : faire de Nice le port du Piémont. Un défi à la nature ! La réalisation sera lente, à la mesure des énormes investissements nécessaires et des pesanteurs d’une société niçoise finalement peu encline à changer son mode de vie traditionnel.
 
Entre guerre et paix
 
Une ville convoitée
Les destinées de l’Etat moderne qu’Emmanuel-Philibert venait de construire étaient incertaines : fallait-il renforcer ses positions du côté de Genève ou bien mener une vigoureuse politique en Piémont pour annexer le Marquisat de Saluces et le Montferrat ? Était-il préférable d’élargir sa domination en Provence ou bien de contrôler la Ligurie ? Ce qui eût suffit aux ambitions d’une lignée de monarques, Charles-Emmanuel I, devenu duc à 19 ans en 1580, tenta de le réaliser seul, avec une fougue généreuse et brouillonne. Nice n’est plus ici le centre du monde comme elle put l’être sous le règne de son père Emmanuel-Philibert, mais chaque conflit lié à ces ambitions fit de Nice, tour à tour, un appui, un repli ou un enjeu. Au-delà de ce qu’on appelle l’histoire événementielle, force est de constater que ces faits ont profondément marqué la vie des Niçois et que leur répétition a contribué à façonner les comportements politiques et sociaux. Quelques notes suffiront pour apprécier l’importance de ces événements.
L’offensive du duc de Savoie en Provence pour y protéger les positions de la Ligue contre les Huguenots en juillet 1590 et qui ouvre à Charles-Emmanuel les portes d’Aix en est une première illustration. La contre-offensive des Français oblige le duc à se battre sur tous les fronts pour empêcher une invasion du Piémont. La duchesse Catherine se réfugie à Nice au début de l’année 1592 pour y assurer une régence provisoire.
          En 1600 les Français envahissent à nouveau la Savoie, cette fois pour soutenir leurs prétentions territoriales sur le Bugey et la Bresse. Le duc de Guise gouverneur de la Provence attaque Nice le 2 octobre 1600. Bien défendue par son gouverneur Annibal Grimaldi de Beuil la ville résiste, mais devant les menaces d’un long siège et d’un pillage de la province elle doit accepter de payer une indemnité de guerre de 8700 écus.
          En 1612, avec la mort du duc de Mantoue François Gonzague commencent les guerres de succession du Montferrat. Le 29 mars 1615 les Espagnols débarquent à l’embouchure du Var et faute de pouvoir prendre la ville ravagent les campagnes. Le conflit s’apaise puis reprend en 1625. Cette fois-ci c’est le duc Charles-Emmanuel qui attaque Gênes avec ses galères basées à Villefranche. L’insécurité règne sur la côte.
          Quatre ans plus tard en mars 1629, toujours dans le même conflit, les Français veulent traverser le Comté de Nice pour aller défendre Casale. La ville se met en état de défense et finit par accepter de ravitailler les troupes. Au retour les Français procèdent de même et le Var étant infranchissable s’installent et pillent. Les autorités municipales décident de construire un pont sur le Var pour accélérer leur départ.
          Cet épisode mettait un terme à un long cycle de turbulences politiques. Un autre suivait bientôt.
 
Nice capitale dissidente
          Le duc laissait à sa mort en 1630 à son fils Victor-Amédée I un difficile héritage : caisses vides, armée affaiblie, Savoie envahie. La protection de l’allié français lui permit de sortir honorablement de ce mauvais pas. Le Traité de Cherasco signé le 7 avril 1630 scellait une forte alliance entre les deux Etats, au demeurant déjà préparée par le mariage en 1619 du duc avec Christine de France fille d’Henri IV. Ce lien se renforce après la mort de Victor-Amédée I en 1637; son épouse devient régente et resserre les liens avec la France au grand dam de ses beaux-frères, le cardinal Maurice de Savoie et le prince Thomas de Carignan qui réclamaient la régence et optent pour une orientation espagnole. Le conflit s’envenime et tourne à la guerre civile. Les "Madamistes" pro français s’opposent aux "Principistes" pro espagnols.
Chacun prend parti. Nice hésite, se rallie d’abord à Madame mais refuse d’accepter une garnison de 300 Français puis ouvre finalement ses portes le 12 août 1639 à Maurice qu’elle reconnaît comme régent du Duché. Celui-ci y installe son gouvernement. La réaction des Français ne tarde pas. Craignant une intervention espagnole, ils attaquent la ville qui résiste mais les campagnes sont ravagées. La paix est rétablie en 1642. Cardinal non ordonné Maurice remet la pourpre au nonce à Turin le 21 septembre 1642 et obtient l’autorisation d’épouser le mois suivant à Sospel sa jeune nièce, fille du défunt roi son frère et de sa belle-sœur la régente. Maurice de Savoie s’installe à Nice, cette fois comme lieutenant général de la province jusqu’en 1657. Il y fait construire, du moins on le lui attribue, un beau palais non loin du Sénat et contribue au développement d’une vie mondaine nouvelle. Deux demi-frères, bâtards de Charles-Emmanuel I, Félix et Antoine, occuperont également tour à tour ce poste de gouverneur au cours du siècle. Cette présence durable de plusieurs membres de la famille ducale a puissamment contribué à introduire de nombreux Niçois dans les milieux turinois.
 
Equilibres institutionnels
          Ce demi-siècle émaillé de conflits qui influencèrent directement la vie des Niçois est riche d’enseignements. La place de premier plan qu’y occupe Nice est directement liée à la puissance de ses défenses. Elles protègent autant qu’elles attirent. Pour les Niçois elles constituent la suprême assurance, ravivant toujours le souvenir glorieux du siège de 1543. Ces épreuves ont ainsi forgé une forte identité communautaire. Aucune ne fut l’occasion d’une division. L’influence bénéfique des institutions doit être soulignée.
          L’organisation municipale mise en place au XVe siècle a montré toute son efficacité. Son équilibre fondé sur la répartition des fonctions de façon égale entre les quatre classes -gradi-, nobles, marchands, artisans et laboureurs a favorisé la cohésion sociale. Ses techniques électives tempérées par le tirage au sort ont limité les brigues et les inévitables calculs politiques.
          L’administration ducale a également œuvré en faveur de cette cohésion. Son histoire est à Nice profondément marquée par les aventures politiques du comte de Beuil, Annibal Grimaldi, maître d’une puissante seigneurie de la montagne niçoise. Nommé gouverneur en 1591 il fut un des principaux acteurs des événements de 1600, se comportant comme un vice-roi et traitant directement avec le roi de France. Démis de ses fonctions lors d’un séjour de Charles-Emmanuel à Nice en 1614, il poursuivit ses intrigues. Il fut finalement condamné à mort pour trahison et félonie en 1617. Par cet acte le duc brisait toute velléité sécessionniste
          La création d’une cour souveraine en 1614, le Sénat de Nice, à l’instar de celles qui existaient déjà à Turin et à Chambéry, fait apparaître une autre facette de cette politique. Elle apportait à Nice le poids politique d’une institution de haut rang et faisait de Nice, capitale de son Comté, une capitale régionale étendant son influence bien au-delà sur tout le ressort de la cour: Vallée de Barcelonnette, Marquisat de Dolceaqua, Principauté d’Oneglia et les nombreuses possessions de la Maison de Savoie disséminées en Ligurie jusque dans les environs de Savone. C’est dans ce cadre territorial qu’exercera au siècle suivant l’intendant général de Nice.
Juge d’appel pour tout son ressort, le Sénat exerce également d’importantes attributions administratives et réglementaires : enregistrement et mise en œuvre de la législation ducale, police des métiers, surveillance des frontières, homologation des statuts communaux, surveillance de l’administration judiciaire. Son ministère public joue dans tous ces domaines un rôle majeur. Enfin, expression la plus achevée de cette autorité, le Sénat produit par ses arrêts motivés -decisiones- une jurisprudence qui fait de l’institution un véritable législateur délégué.
Sa docilité politique, comparée à l’attitude des hautes juridictions françaises, est connue. Elle est la conséquence directe de l’absence d’inamovibilité des fonctions des magistrats dont les cursus professionnels s’inscrivent dans de véritables carrières. Ce statut met par ailleurs en lumière l’ouverture de la cour aux problèmes généraux de l’Etat : les Niçois n’y sont jamais majoritaires et il faudra attendre le XIXe siècle pour voir l’un d’entre eux nommé à la tête de la cour. La défense des intérêts locaux est toujours tempérée, voire freinée, par la présence de collègues savoyards ou piémontais.
          Dès sa création le Sénat apparaît ainsi comme un organe régulateur et modérateur de la vie niçoise. Son autorité au cours des événements difficiles du début du siècle, particulièrement lors de l’affaire de la trahison du comte de Beuil puis pendant la guerre civile, lui vaudront d’obtenir la confiance durable des Niçois. Il restera, bien davantage que le gouverneur, le véritable représentant de l’autorité souveraine.
 
Le renouveau urbain
A la fin du XVIe siècle Nice a terminé son déperchement. La ville enfermée dans ses remparts est devenue un espace "où on ne peut plus construire sans détruire" (Thévenon). La population dépassera dans cet espace urbain 10000 habitants à la fin du XVIIe siècle. En 1793, point haut historique, Vauban l’estimera ainsi : « Il y a 11752 personnes dans la ville, 412 religieux et religieuses et quelque 100 prêtres séculiers et dans la banlieue 5035 personnes et 99 religieux dans les quatre couvents ce qui joint ensemble fait la quantité de 17428 de tous âges et de tous sexes et de toutes conditions ».
 La plupart des maisons de la ville ont quatre à cinq étages. Tout l’espace où il est possible de construire sans affaiblir les défenses est occupé ; seuls, le palais ducal et quelques monastères, disposent d’étroits jardins. Même séparée de sa citadelle et de son château, Nice demeure une ville militaire entourée de remparts le long des rives du Paillon et en front de mer sur la anse Saint-Lambert et la plage des Ponchettes.
A l’autorité du gouverneur du château répond celle des syndics de la Ville. L’immense Tour de l’Horloge plantée comme un beffroi au pied du Château se dresse jusque devant les fenêtres du donjon. Elle symbolise, jusqu’à sa destruction à la fin du siècle, le pouvoir municipal.
          Dans cette ville verticale chaque rue est à elle seule un quartier. Leq rues artisanales avoisinent les rues marchandes. Le palais ducal descendu du château et reconstruit en 1610-1613 n’est qu’à quelques dizaines de mètres de la bruyante rue de la Barillerie et de la Chapa, la halle aux poissons. La rue Drecha, "Droite" c’est à dire directe, avec ses changeurs, ses orfèvres et ses marchands de tissus joue le rôle de grand rue, même si son étroitesse ne le laisse guère paraître; on est là au cœur de Nice. Dans la rue parallèle, la Giudaria, formant une sorte de ghetto, vit la communauté juive.
Partout les maisons ordinaires côtoient les palazzi, constitués le plus souvent de maisons juxtaposées. Sauf quelques décors peints en façade rien ne les distingue vraiment. Il faut entrer pour en découvrir les entrées et les cours intérieures. C’est là qu’habitent à l’étage noble la noblesse locale et les hauts fonctionnaires ; le reste de l’immeuble est souvent partagé en appartements. Un seul "palais", celui des Lascaris, a retrouvé son aspect originel, avec d’importants éléments décoratifs du XVIIIe siècle toutefois, grâce à une heureuse et longue restauration. Les autres palais, ceux des Galléan, des Caïs de Gilette, des Caissotti de Roubion, des Tonduti de Falicon, des Ricci des Ferres et de bien d’autres sont à des degrés divers défigurés par les aménagements intérieurs, entrées réduites par les boutiques, cages d’escaliers cloisonnées, cours intérieures obturées. Quant au palais ducal il a subi trop d’aménagements successifs pour qu’on puisse y retrouver l’image de ce qu’il était au XVIIe siècle.
          Dans cette ville austère aux rues étroites seule l’architecture religieuse introduit un peu de fantaisie. C’est là qu’elle trouve son décor baroque original, synthèse des influences piémontaises et génoises. Les nombreux édifices religieux construits au cours du siècle en témoignent encore aujourd’hui : de l’église des Jésuites, le Jesù, commencée en 1642 à celle de Saint-Martin contemporaine de la fin du siècle, en passant par la cathédrale Sainte-Réparate, l’église Saint-Jacques et les chapelles de pénitents, Nice a exprimé dans cette floraison toutes les facettes de la foi de ses habitants .
          D’immenses constructions sur le coteau du château, au-dessous du glacis, abritent trois monastères féminins nouvellement établis à Nice, Bernardines, Clarisses et Visitandines. Leurs murs de clôture suivent les anciens remparts du XIIIe siècles comme s’ils participaient à leur façon à la protection de la ville. Les couvents de mendiants sont eux placés à proximité des lieux de passage : Dominicains à la Porte Saint-Eloi, Cordeliers et Augustins Déchaux, de chaque côté du Paillon, de part et d’autre de la Porte Saint-Antoine, Ermites de Saint Augustin à la Porte Pairolière, Carmes près de la Porte Marine.
          Hors les murs le vaste terroir de Nice - plus de 7000 hectares- s’est progressivement peuplé au cours du siècle à mesure que l’insécurité a décru. Il est peuplé en 1793, ainsi que l’indique la statistique de Vauban, par plus de 5000 personnes. On a dénombré à travers cet espace de collines et de vallons 1357 bâtiments, bastides, maisons patriciennes, couvents et maisons de toutes sortes parfois regroupées en petits villages. Cet équilibre entre la ville et son terroir sera perdu à la suite des guerres de la fin du XVIIe siècle et ne sera retrouvé qu’au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
 
Les effets du Concile de Trente
 
La transformation du tissus religieux
          Le Diocèse de Nice, étant suffragant de la métropole d’Embrun, est gallican. Le duc y emploie donc tous les moyens utilisés en France pour appliquer la législation pontificale et contrôler les actes de l’autorité épiscopale. C’est au Sénat qu’il revient de régler ces questions d’enregistrement des dispositions romaines et de fonctionnement administratif. Il dispose pour cela de la procédure de l’appel comme d’abus.
Le duc nomme l’évêque en vertu de l’indult du 10 janvier 1541. Parmi les évêques qui ont occupé le siège de Nice au XVIIe siècle on retiendra François Martinengo, nommé en 1601, qui s’opposa aux chanoines de la cathédrale qui, depuis qu’ils avaient quitté le Château, ne suivaient plus la règle de saint Augustin; Didier Palletis (1644-1658)  qui trouva la mort dans l’écroulement de la voûte de la nef de la cathédrale nouvellement édifiée; Henri Provana de Leyni (1671-1706) qui établit un séminaire et joua un rôle précieux dans les négociations qui accompagneront les deux redditions de la ville aux Français à la fin du siècle.
          La ville compte au XVIIe siècle trois paroisses : Sainte-Réparate, cathédrale, Saint-Martin tenue par les Ermites de saint Augustin, Saint-Jacques près de la Porte Marine tenue par les Carmes. L’église du château ancienne cathédrale est pourvue d’un curé mais ne forme plus une paroisse et le chapitre y conserve ses droits. Il n’y a pas encore de paroisse hors les murs mais plusieurs chapelles et églises sont édifiées au cours du siècle : Sainte-Hélène à Carras, Saint-Antoine à la Ginestière, Saint-Sauveur à Gairaut, etc.
          On trouve à Nice à la fin du XVIe siècle sept ordres religieux. Quatre sont établis en ville : Franciscains conventuels (Cordeliers),  Dominicains,  Ermites de saint Augustin et Carmes. Les Franciscains de l’Observance sont hors les murs, d’abord au lieu-dit actuellement la Croix de Marbre puis contraints de quitter leur monastère détruit par les Turcs lors du siège de 1543, ils s’établissent à Cimiez; les Capucins sont à Saint-Barthélemy depuis 1555 et les Bénédictins à Saint-Pons depuis le haut moyen âge.
          L’influence du Concile de Trente sur la Réforme de l’Eglise est particulièrement sensible à Nice pendant tout le siècle. Mais l’accueil de nouveaux ordres ne se fit pas sans difficultés, tant pour des raisons de place que d’utilité voire de concurrence. Les Jésuites arrivent dès 1606 et doivent leur développement à l’aide d’un riche niçois établi à Rome, Pons Ceva. Ils construisent à partir de 1642 l’église du Jesù. Leur collège comptait une centaine d’élèves en 1665. Les Théatins arrivent en 1671 et s’établissent Porte Marine chapelle Saint-Gaëtan.
          En 1633 les Augustins Déchaux, qui ont pourtant l’appui du duc, durent s’établir sur la rive droite du Paillon, de l’autre côté du Pont Saint-Antoine, formant l’embryon d’un nouveau quartier, la Bourgada. La même année arrivent les Minimes de saint François de Paule; appuyés par la régente Christine de France, ils s’établissent en ville près de la rue Droite. Les Carmes Déchaux tentent de s’établir dès 1652 mais devant le refus des autorités communales n’euront pas d’autre solution que de s’installer hors de Nice à Laghet.
L’établissement des ordres féminins paraît plus facile : les Clarisses à partir de 1607 ; les Bernardines en 1651, avec la protection du gouverneur Antoine de Savoie, sur le coteau du château au-dessus du Sénat; les Visitandines autorisées en 1634, à l’époque où le frère de François de Sales était gouverneur du Château, sont établies près de la Porte Marine. En 1669 l’ordre ouvre à Nice une deuxième maison en contrebas du glacis du Château.
Au milieu du siècle la ville compte 225 séculiers et environ 200 réguliers. On notera que le clergé ne participe pas au gouvernement de la cité ; il ne fait pas partie des quatre classes et ne dispose d’aucun privilège fiscal sauf l’exemption de la "lesde" de la viande. D’autre part la Ville participe financièrement à la construction et au fonctionnement des églises et maisons. Ces établissements ne sont pas riches. Seul le monastère de Saint-Pons dispose d’un patrimoine important. Il en fait d’ailleurs directement profiter plusieurs de ces établissements.
 
Présence des confréries
          Les confréries sont nombreuses. Les unes regroupent artisans et laboureurs dans des associations professionnelles placées sous la protection d’un saint patron, les autres, à la vocation plus spécifiquement évangélique, sont au nombre de quatre. Trois sont antérieures au XVIe siècle : la Société de la Sainte Croix - plus connue aujourd’hui sous le nom de Pénitents Blancs-, les Pénitents Noirs ou Archiconfrérie de la Miséricordeet les Pénitents Bleus ou Compagnie du Saint Sépulcre. Aux XVIe et XVIIe siècles, trois nouvelles confréries sont créées : le Saint Nom de Jésus en 1579, le Saint Esprit en 1585 et le Saint Suaire en 1620; elles seront réunies en 1824, formant la confrérie des Pénitents Rouges.
          Ces confréries assurent des œuvres charitables et hospitalières. Celles des Blancs et des Noirs administrent chacune un des deux monts de piété de la Ville. Le service hospitalier est géré par les Blancs et les Bleus. La Société du Saint Sépulcre administre jusqu’en 1594 l’hôpital municipal Saint-Eloi reconstruit sur la Marine au cours du XVIIe siècle. Le Conseil de la Ville l’attribue alors aux Blancs qui l'abandonneront pour fonder en 1636 leur propre établissement, l’hôpital de la Sainte-Croix. La ville poursuivra l’administration de Saint-Eloi avec la collaboration des Bleus. Un troisième hôpital, Saint-Lazare, est géré depuis 1596 par les Pénitents Bleus de même que l’hospice des orphelines. La compagnie du Saint Nom de Jésus administre l’hospice des orphelins.
          Il existe enfin de nombreuses confréries à l’objectif plus restreint, comme les Compagnies du Corpus Domini qui dans chaque paroisse ont la charge du maître autel, ou les Compagnies du Rosaire. Toutes ces sociétés apparaissent comme des instruments actifs de la charité privée. Bénéficiaires d’aides municipales elles sont aussi un moyen de l’assistance publique.
          A l’écart des déchirures religieuses les Niçois manifestent une dévotion à la fois sans complexe et totalement populaire. Les processions sont autant de temps forts qui rassemblent les Niçois dans une manifestation commune de foi. La Fête-Dieu est sans doute le plus remarquable de ces rassemblements, unissant les autorités laïques et religieuses et les confréries de toutes sortes dans un vaste mouvement coloré de bannières. Les entrées solennelles des évêques, les passages de reliques, les fêtes patronales, multiplient les occasions de festivités religieuses. Parmi les temps forts on notera les canonisations de saint Ignace et de saint François-Xavier en mai 1622 qui donnèrent lieu à de grandes festivités. Un mois plus tard eurent lieu de grandes cérémonies pour la canonisation de sainte Thérèse d’Avila.
 
Solidarités sociales
 
Nice ville parlementaire
          "Nice abonde en noblesse, marquis, comtes, barons. Parmi ceux-ci, trois ou quatre familles sont vraiment respectables ; les autres sont novi homines, issues de la bourgeoisie. L’un descend d’un avocat, l’autre d’un apothicaire, un troisième d’un marchand de vin, un quatrième d’un marchand d’anchois et on me dit qu’il y a actuellement à Villefranche un comte dont le père vendait des macaronis dans les rues". C’est ainsi que le voyageur écossais Smollett, toujours caustique, dépeint en 1763 dans une de ses Lettres de Nice sur Nice la noblesse du lieu. La description, très tardive et quelque peu caricaturale, décrit en fait avec une certaine justesse l’aboutissement d’un processus d’ouverture nobiliaire qui prend corps au XVIIe siècle.
La noblesse niçoise forme en effet un milieu social ouvert. Au plan démographique, il est plus large qu’en France, à l’instar de ce qu’on connaît ailleurs en Italie; au plan sociologique il est également plus accessible, en particulier en raison des facilités offertes par l'anoblissement par charges. Aux moyens habituels, offices de justice ou de finances, s’ajoute la possibilité d’accéder à la noblesse personnelle par l’obtention du doctorat en droit. L’obtention de ce grade est en particulier nécessaire pour devenir avocat. Cette fonction est recherchée par les élites niçoises comme un moyen privilégié d’ascension sociale.
Cette noblesse se consolide et devient héréditaire par la gestion de charges de justice pendant trois générations. En dehors des situations précisément réglées par les textes, la coutume locale complète et contribue à élargir le cercle nobiliaire : procureurs, secrétaires du Sénat, procureurs fiscaux, juges locaux non docteurs, etc.; nombreux sont ceux qui se trouvent dans cette situation, aux limites de la condition nobiliaire.
La place occupée par les professions judiciaires a été considérablement renforcée par la création du Sénat en 1614. Comme dans toute ville parlementaire la vie sociale gravite autour de la cour souveraine. Le mouvement s’est accentué depuis que Maurice de Savoie a réactivé le Collegium Jurisconsultorum Niciensis créé par Emmanuel-Philibert en 1559. C’est toute une population qui, des hautes magistratures à la basoche, vit des métiers du droit et en attend promotions et honneurs. Antoine de Savoie, gouverneur de Nice, dans un rapport de 1665 se plaint de la présence d’un grand nombre d’officiers de justice du fait de la facilité avec laquelle le Collège des docteurs accorde la laurea. Cela, dit-il, rend les gens oisifs et les détourne du négoce, sans parler des dommages causés par l’accumulation des procédures.
 
Le fief comme honneur
          La noblesse féodale est plus apparente. Elle est d’ailleurs recherchée par la noblesse de robe comme moyen de consolidation. Ici encore la province niçoise offre de réelles facilités. La coutume féodale niçoise suit depuis la Dédition de 1388 le droit provençal en la matière. Celui-ci, influencé par le droit féodal français qui considère le fief comme un bien quasi ordinaire, permet la division, la succession des filles et même l’aliénation sans restriction. Les ducs de Savoie ont empêché la diffusion de ces pratiques en Piémont mais n’y sont pas parvenus dans le Comté de Nice où ils admettent la validité d’une coutume propre. C’est là une situation d’autant plus délicate que le droit féodal appliqué par la Maison de Savoie n’admet pas qu’on puisse être vassal sans être noble ce que le droit français n’impose que pour les fiefs titrés.
          La division des fiefs anciens a donc constitué un facteur puissant de création nobiliaire. Le cas emblématique du fief de Châteauneuf sur les hauteurs de Nice qui comptait plusieurs dizaines de coseigneurs illustre cette situation. Il faut ajouter les concessions de fiefs nouveaux au cours du XVIIe siècle : une vague à la suite du démembrement du Comté de Beuil, une autre à la fin du siècle avec l’inféodation de plusieurs dizaines de communautés jusque-là libres d’attache féodale.
Tous ces seigneurs, anciens ou nouveaux, résident à Nice. Ils ne séjournent guère dans leurs châteaux, souvent fort peu confortables, qu’en été. Le mouvement s’accentue au cours du siècle. D’ailleurs ces fiefs sont pour la plupart peu lucratifs. La féodalité niçoise est assez légère et les inféodations du XVIIe siècle ont encore réduit les droits du seigneur. Il ne leur reste souvent que les droits de justice et quelques prérogatives honorifiques. En fait l’inféodation couronne simplement l'ascension sociale et permet au seigneur de se prévaloir, dans une ville où les nobles sont nombreux, d’une position supérieure. L'émiettement féodal de la province explique qu’on puisse trouver à Nice plusieurs dizaines de seigneurs.
 
Artisans, pêcheurs et laboureurs
Nice est une ville d’artisans. C’est, au plan social, son aspect le plus apparent. Elle en compte au milieu du siècle un millier dans les domaines les plus divers, charpentiers ou menuisiers, tisserands ou tanneurs, chaudronniers, apothicaires ou épiciers, maçons ou tailleurs de pierre, boulangers ou vermicelliers et aussi gantiers parfumeurs ou horlogers. Dans cet ensemble disparate certains artisans jouissent de positions enviables qui les placent socialement tout près des marchands.
 Les artisans d’un même métier se regroupent dans la rue qui porte leur nom, La Fustaria (menuisiers), La Fabraria (serruriers), La Pairouliera (chaudronniers), La Barilleria (tonneliers), La Sabateria (cordonniers). La ville présente l’aspect d’un immense et bruyant atelier ; les activités font d’ailleurs l’objet de réglementations qui expliquent ces regroupements par rues ou par quartiers : en 1648 les chaudronniers, critiqués pour le bruit incessant qu’ils répandent un peu partout sont priés de se regrouper rue Pairolière.
Ces professions sont organisées en confréries placées sous la protection d’un saint patron. Des statuts en règlent l’exercice selon un système corporatif : modalités d’admission à la maîtrise, réglementation de l’apprentissage, taxation des membres. La direction appartient à un prieur assisté de recteurs. La corporation participe à la police du quartier et dans les périodes de guerre à la défense du bastion qui lui est traditionnellement assigné.
          Nice est aussi une ville de pêcheurs. On en compte plus de 400 et plusieurs centaines de familles vivent des activités dérivées. Certaines sont de véritables industries comme le salage des anchois ou la fabrication des filets. L’activité de la halle aux poissons rythme la vie de la cité. Elle en est certainement le lieu le plus animé. Le plus contrôlé aussi tant pour des raisons sanitaires que fiscales. Les finances communales tirent de la commercialisation du poisson d’importantes taxes.
          Nice enfin est une ville agricole. Son territoire communal s’étend sur plus de 7000 hectares.  Plusieurs milliers d’habitants y vivent en permanence, auxquels s’ajoute la main d’œuvre urbaine. L’ensemble suffit à assurer l’approvisionnement de la ville en produits frais, légumes, fruits, lait, certainement pas en céréales et en viande. Sur ce plan c’est toute la province niçoise qui est gravement déficitaire. Les seules productions vraiment excédentaires sont le vin et l’huile d’olive. On est toutefois encore loin d’atteindre la situation de quasi monoculture que cette dernière occupera à la fin du XVIIIe siècle. Toutes ces activités sont réglementées et la Ville y prend une grande part en particulier par la gestion des pâturages -"bandites"- et moulins communaux.
          Ce groupe social est représenté, ensemble avec les pêcheurs, au sein de la municipalité dans une classe spécifique, celle des "laboureurs"; c’est là un élément très significatif de cette organisation. Cette forte position municipale permet aux Niçois de défendre leurs productions au détriment de celles des paysans du moyen et du haut pays qui ne peuvent pratiquer à Nice la commercialisation directe de leurs produits.
 
Repères familiaux
Dans une ville aussi densément peuplée, la mixité des classes est inévitable. Les frontières entre la boutique et l’artisanat, le négoce et la noblesse ne sont pas infranchissables. Il y a entre chaque classe des points de contacts. Cette mixité sociale est accentuée par l’absence de déchirure : la guerre civile entre    "Madamistes" et "Principistes" n’a pas eu de graves conséquences et les guerres dites de religion n’ont eu que des échos lointains. L’abondance des confréries de toutes sortes consolide de fortes solidarités qui dépassent les frontières des classes.
La famille conjugale, dont le Concile de Trente vient de rénover les fondements, est omniprésente dans toutes les couches sociales au détriment des formes de famille élargie qui au demeurant correspondent peu aux besoins de ce milieu urbain. Le décloisonnement social s’en trouve renforcé. Mais les signes sociaux qui marquent l’appartenance de l’individu à un groupe ne manquent pas: la rue, l’étage même, la paroisse -Sainte-Réparate est incontestablement plus huppée que les autres-, et mieux que toute autre référence, le montant de la dot et la constitution d’un fidéicommis.
La constitution de dot, aspect essentiel des rapports patrimoniaux entre époux, est un élément important de définition sociale. La transparence sociale, inévitable en cette matière, impose au père ou au parent qui dote de le faire conformément à son état…quitte à s’endetter ou à échelonner les versements. Le montant varie donc selon les classes et les groupes sociaux : Françoise Hildesheimer note qu’il va de 400 à 800 florins pour les laboureurs, les marins et les pêcheurs, de 200 à 850 florins pour les artisans et les patrons pêcheurs, de 800 à 2000 écus d’or d’Italie pour les marchands, de 600 à 3000 écus d’or pour les notaires et les procureurs et de 1000 à 5000 écus d’or pour les nobles. Ces chiffres, moins que la richesse réelle des familles, reflètent des obligations sociales que beaucoup ont les plus grandes peines à assumer. 
Les substitutions fidéicommissaires sont fréquentes. Le testateur y a recours dès que son patrimoine atteint une certaine importance et qu’il souhaite en éviter le morcellement. L’image nobiliaire qui s’attache à la pratique -l'organisation d’une succession à l’intérieur d’un lignage sur plusieurs générations- fait qu’outre les nobles, les marchands et négociants l’utilisent également. Les Royales Constitutions de 1770 les limiteront aux seuls nobles.
          De très nombreux patrimoines niçois, souvent les plus importants, les fiefs ou parts de fiefs en particulier, sont transmis de cette façon. La pratique renforce les ensembles familiaux, chaque membre de la famille, jusqu’au cousinages les plus lointains, conservant une sorte de droit potentiel sur la succession au jour de la dissolution du fidéicommis. En pratique le fidéicommis constitue un redoutable nid de difficultés juridiques et un obstacle à la circulation des biens. Son utilisation bloque une partie des capitaux niçois dont le commerce a besoin. A cela s’ajoutent les difficultés juridiques auxquels ils donnent souvent naissance.  Seuls les praticiens du droit y gagnent.
 
Ambitions commerciales
 
Une place commerciale régionale
"Nice, où abondent toutes autres choses, ne produit ni grains ni viande six mois de l’année durant ; on y importe le blé de Provence et la viande du Piémont. Elle exporte de nombreux produits, certains de son propre sol, d’autres venant d’autres terres de la comté, dont le revenu dépasse largement le coût. Elle vend des huiles, des vins, des fruits de toute sorte, des légumes, des étoffes, des quantités de fils qui se vendent aux Catalans, du papier, des toiles grosses parmi les plus fortes, du poisson frit et salé, plusieurs miels excellents, du bois de mélèze et de sapin pour les rames et les mats des galères et des navires, qui sont coupés dans les montagnes et conduits jusqu’à la mer par le Var. Ils sont alors vendus aux Génois pour des centaines d’écus l’un. On peut dire somme toute qu’entre le trafic et le commerce il n’y a pas de ville entre Gênes et Marseille qui soit plus commerçante et plus riche. Elle sert presque de marché aux étoffes qui y viennent de Languedoc et aux tissus de soie qui y sont amenés de Gênes et des lieux voisins."
C’est ainsi que Giovanni Botero, diplomate de la Maison de Savoie, présente le commerce de Nice dans sa Relatione della Contea di Nizza publiée en 1607. Il nous offre l’image d’une ville commerçante qui compense les déficits de quelques productions de base par une activité d’échanges et quelques points forts, les bois en particulier.
          Un rapport de la Chambre des Comptes de Turin du milieu du siècle note qu’on dénombre à Nice 200 boutiques de marchands dont 48 pour le commerce des étoffes. Nice est une ville dans laquelle les marchands occupent une place de choix, à commencer au sein des institutions communales. Cette dimension politique donne son homogénéité au groupe social. Ces marchands savent défendre leurs activités. Par leur influence au sein du pouvoir municipal, ils ont ainsi réussi à démanteler progressivement le régime de droits à l’importation et à l’exportation mis en place par Emmanuel-Philibert : en 1562 la Ville obtenait moyennant le versement 600 écus par an l’affranchissement pour ses citoyens du droit de Villefranche, péage de 2% sur la valeur des marchandises importées, exportées ou en transit par terre comme par mer. En 1575 après de nombreuses protestations la Ville bénéficiait, toujours pour ses citoyens, d’une réduction d’abonnement à 300 écus et la franchise totale de la traite foraine sur les productions niçoises. Enfin en 1599 elle obtenait, pour elle et pour toutes les communautés de la province, moyennant le versement de 30.000 ducatons l’affranchissement des droits de douane qui se payaient à l’entrée en Piémont.
          Mais les ducs avaient d’autres ambitions. Ils voulaient faire de Nice le port du Piémont. Le siècle tout entier, et même au-delà, est marqué par ces préoccupations. On ne doit pas sous-estimer le formidable défi ainsi lancé à la nature par le gouvernement de Turin: creuser un port et tracer une route à travers les Alpes. Le XVIIIe siècle en verra l’achèvement mais c’est au XVIIe siècle que le mouvement a été lancé. Dès 1610 Charles-Emmanuel I décidait l’ouverture du chantier de la route du col de Tende qui, de tronçons muletiers en sections de route carrossable, ne prendra fin qu’en 1785 avec la réalisation d’une des plus belles routes de montagne d’Europe. Pour le port, destiné à remplacer le mouillage des Ponchettes, l’opération ne sera réalisée que 150 ans plus tard dans la plaine de Limpia à l’est du Château.
 
Le port franc
          L’édit du port franc accordé par Charles-Emmanuel I le 22 janvier 1612 fixait le cadre réglementaire de ce développement. Une large franchise d’établissement était accordée à tous les commerçants qui souhaiteraient s’établir à Nice, quelle que soit leur religion ou leur passé commercial. La franchise des droits de Villefranche et de traite foraine était accordée à tous les bâtiments de provenance lointaine "d’au-delà le détroit de Gibraltar, du Golfe de Venise et de Barbarie" quelle que soit leur portée.  Une série d’édits étendait en 1626 et 1633 la franchise aux bâtiments de faible portée, habitués de ces côtes, pour les marchandises vendues et pour celles qui seraient exposées en vente pendant un délai de douze jours. Le port franc ainsi conçu faisait de Nice l’entrepôt des importations en Piémont, toutes ces marchandises étant évidemment exemptées de la Dogana. Ce n’est que dans un troisième temps avec les règlements de 1652-1658 que la franchise des droits fut accordée aux marchandises produites dans le Comté exportées par le port franc. La mesure, qui ne concernait pas les Niçois affranchis depuis longtemps par ailleurs, faisait l’affaire des étrangers.
          Permettait-elle pour autant d’étendre la franchise aux réexportations en l’état ? Il y eut débat parmi les commerçants de la place, les citoyens niçois n’ayant aucune raison d’accepter cette extension à d’autres qu’eux. L’avantage concernait en particulier plusieurs dizaines de commerçants de la Riviera di Ponente, de Bordighera, d’Alassio, de San Remo, de Porto Maurizio, qui pour éviter les rigueurs du port franc de Gênes avaient trouvé à Nice une base commerciale intéressante. C’est à la fin du XVIIe siècle que commence cette mutation commerciale produite par le port franc, d’abord seulement conçu comme passage vers le Piémont et maintenant moteur du commerce local.
          Parmi les mesures législatives prises pour soutenir cette transformation commerciale le Consulat de Mer tient une place importante. L’institution est créée en 1613 pour juger les litiges nés de l’application de la franchise portuaire et par extension toutes les affaires maritimes ; en 1626 sa compétence fut étendue aux questions commerciales jusque-là traitées par l’antique Tribunal de commerce créé au XVe siècle.  Héritière de la juridiction consulaire médiévale, le Consulat de Mer était installé dans le Palais communal place Saint-François. La juridiction était composée de trois juges professionnels assistés de deux juges marchands pour les affaires nécessitant une connaissance des usages commerciaux locaux. Il jugeait sans appel jusqu’à 300 écus d’or. Au-delà l’appel était possible devant le Sénat.
          On se limitera ici à mentionner ses activités les plus importantes : accorder les passaporti aux candidats au port franc, juger les questions de franchises de droit, les prises des corsaires et les litiges afférents au droit de Villefranche. Le Consulat détenait en outre un pouvoir de réglementation des activités commerciales et maritimes. Il est à ce titre l’organe de tutelle du commerce local, plus compréhensif envers les réalités commerciales que ne le serait le Sénat. La spécificité des questions commerciales pousse d’ailleurs à une spécialisation. Progressivement le président-chef du Sénat et les sénateurs juges au Consulat introduisent la pratique de l’appel interne. A la fin du XVIIe siècle le Consulat est devenu une cour souveraine égale au Sénat, avec un personnel en partie commun.
          Brèche dans l’organisation traditionnelle du commerce local, le port franc favorise l’accueil des commerçants étrangers : beaucoup de Génois qui utilisent Nice pour contourner les monopoles commerciaux imposés par Gênes aux ports des Rivières de Levant et de Ponant, des Français souvent chargés d’un passé commercial douteux et qui espèrent retrouver une chance à Nice,  quelques rares Anglais.
Mais c’est surtout l’établissement de plusieurs dizaines de familles juives qui apparaît comme le résultat le plus intéressant de la franchise portuaire. Ces commerçants influencent l’évolution économique sur deux plans. D’abord sur celui des capitaux. Nice est en ce domaine chroniquement déficitaire. Les marchands sont très attirés par l’investissement foncier, les dignités seigneuriales et les carrières administratives et militaires. La noblesse de son côté, tournée vers le service de l'Etat, a peu de goût pour les affaires. Les nouveaux venus se placent ainsi très vite en position forte tant en matière bancaire que financière prenant à ferme plusieurs impôts comme le droit de Villefranche. Ensuite sur celui des relations commerciales. Ces commerçants juifs ont des rapports très étroits avec les milieux commerciaux de la basse vallée du Rhône, Marseille mais surtout la grande foire de Beaucaire qui apparaît comme un débouché majeur des production niçoises et le lieu de provenance d’une partie des tissus importés en Piémont. Ces influences contribuent progressivement à rééquilibrer le commerce Niçois vers la France au détriment des Rivières de Gênes. Le processus s'accentuera au siècle suivant.
 
 
 
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