Nice région Ville ouverte
 
 
 
Nice
1691-1792
 
La ville ouverte
 
Chapitre VI
 
Nouvelle Histoire de Nice
 
Dir. Alain Ruggiero
 
 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Nice ville ouverte », in Nouvelle histoire de Nice, dir. Alain Ruggiero, Chapitre VI, pp. 129-141, Editions Privat, Toulouse, 2005.
 
 
 
         La démolition, pierre par pierre, du Château de Nice sur ordre de Louis XIV lors de la guerre de Succession d’Espagne fait de Nice une ville ouverte. Pour la première fois de son histoire Nice est libre de toute contrainte militaire. La ville s’ouvre vers l’extérieur ; les mutations de son urbanisme s’adaptent à ses nouvelles fonctions portuaires et touristiques. L’action des ministres réformateurs de Victor-Amédée II puis de Charles-Emmanuel III soutient et accompagne cet essor, au détriment de l’autonomie urbaine qui recule progressivement.
 
Les nouvelles alliances du duc
 
La Ligue d’Augsbourg
La politique d’étroite alliance avec la France se poursuivit avec le règne de Charles-Emmanuel II. Elle atteignit son point culminant après sa mort en 1675 avec la régence de sa veuve Marie-Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours pendant la minorité de Victor-Amédée II.
Devenu adulte le jeune duc souhaita s’affranchir de la tutelle française et renvoya sa mère à Versailles en 1684. La Ligue d’Augsbourg donnera l’occasion à Victor-Amédée II de se lier secrètement à l’empereur et au roi d’Espagne au mois de juin 1690. Les Français occupent alors la Savoie et le 12 mars 1691 le maréchal de Catinat franchit le Var, s’empare des forts de Villefranche, du Mont-Alban et de Saint-Hospice. Le Conseil général de la Ville tenu à Sainte-Réparate approuve la reddition le 26 mars. Le Château résiste quelques jours puis capitule le 5 avril. Les Français occupent Nice.
Les activités reprennent sans grands bouleversements. Quelques tiraillements au sein du Sénat et du Consulat de Mer entre sénateurs niçois et premiers-présidents français, des problèmes de logement en ville pour les officiers. Louis XIV voulant séparer Victor-Amédée II de ses alliés lui restitue ses conquêtes le 29 août 1697 par le Traité de Turin. La paix générale est signée à Ryswick le 10 septembre 1697.
         Le duc retrouvait Nice; les Niçois eux découvraient ses nouvelles méthodes d’administration centralisée. Les rapports traditionnels que la Ville entretenait avec le pouvoir ducal en furent bouleversés : la Chambre des Comptes de Turin contesta dès la fin de l’année 1698 l’autonomie fiscale dont Nice se prévalait depuis des siècles tant en matière de finances communales que d’impôt ducal payé sous la forme d’un "donatif" très favorable. Elle ne pouvait se dire "exemptée des charges ordinaires et extraordinaires que le prince impose et peut imposer sur le reste de ses Etats" et devait accepter le paiement du tasso, l’impôt direct général. Pierre Mellarède, proche conseiller du duc, fut envoyé à Nice comme intendant général pour y procéder à l’inventaire des droits ducaux. Face aux incertitudes d’un procès, le Conseil communal céda le 12 avril 1700 à l’occasion de la venue à Nice du duc et de son ministre des Finances Gropello.
Elle renonçait au procès et acceptait que le duc puisse "exercer la libre et indistincte haute régale dans cette cité". Peu de temps après la Ville était privée des gabelles du tabac, du vin et du poisson transférées au fisc ducal. Mellarède poursuivit l’offensive en procédant à l’établissement des cadastres des communes de la province mais le duc reculera finalement pour Nice afin de ne pas pousser à bout l’oligarchie locale. Cet épisode fiscal marque un tournant majeur de l’histoire de Nice.
 
La Guerre de Succession d’Espagne et la destruction du Château
         Le retour à la Maison de Savoie après Ryswick n’était qu’un intermède. La guerre menaçait à nouveau. Les puissances européennes n’acceptaient pas que la succession du roi d’Espagne Charles II, mort en 1700, passe à Philippe fils de Louis XIV. La guerre de Succession d’Espagne commençait. Victor-Amédée II, allié de Louis XIV, attendait des avantages du côté du Milanais. Ses espoirs furent déçus; il s’allia à l’empereur.  Au mois de mars 1705 les Français du maréchal de La Feuillade franchissaient le Var. Villefranche et Saint-Hospice se rendirent le 2 avril, la Ville de Nice le 18 avril. Le Château lui résistait Une trêve fut mise à profit par Turin pour envoyer des renforts et reprendre la maîtrise de la ville. Le 14 novembre les Français passèrent à l’attaque avec une forte artillerie. La ville fut facilement reprise. Le Château, très fortement bombardé, tint jusqu’au 4 janvier 1706.
         Louis XIV doutait qu’il puisse conserver durablement Nice dans le futur contexte européen issu de la guerre. Pour éviter de retrouver sur sa frontière provençale une forteresse, sans doute modernisée et encore plus difficile à prendre, il décida, contre l’avis de Vauban, de la raser.
         Les travaux de démolition durèrent jusqu’à l’été. Les remparts furent minés provoquant d’immenses dégâts à toutes les constructions voisines. Le Château fut démonté pierre par pierre. Nice privée de défenses devenait une ville ouverte.
Une contre-attaque de Victor-Amédée II jusque vers Toulon au mois d’août 1707 transformait Nice en base arrière.  L’offensive échoua et au retour elle dut accepter le logement des troupes alliées, brandebourgeois, hussards et autres troupes autrichiennes. Enfin sur la contre-attaque des Français l’occupation recommençait avec son cortège de réquisitions et d’impositions extraordinaires. Le terroir niçois souffrit encore davantage de la situation.
         L’occupation dura jusqu’au Traité d’Utrecht signé le 2 juillet 1713. Victor-Amédée II y retrouvait Nice mais devait abandonner la Vallée de Barcelonnette. Le Savoyard gagnait tout de même dans ce traité le titre de roi de Sicile. Le 22 septembre il partait de Nice pour Palerme pour s’y faire couronner. Il troquera, pour des raisons diplomatiques, ce titre pour celui de roi de Sardaigne en 1720.
Le retour de l’administration de la Maison de Savoie fut accueilli avec des sentiments mitigés. Les années passant certains Niçois trouvaient en effet de plus en plus d’avantages, commerciaux particulièrement, à une annexion française qu’au maintien d’une fidélité à un souverain hostile aux privilèges traditionnels et entièrement préoccupé par sa politique lombarde.
 
L’occupation gallispane
Ce sont en effet ces ambitions territoriales en Lombardie qui commandent dorénavant les alliances, d’abord sous Victor-Amédée II jusqu’à son abdication en 1730 puis sous le règne de son fils Charles-Emmanuel III. Si Nice ne souffrit pas directement de la guerre de Succession de Pologne il n’en fut pas de même avec la guerre de Succession d’Autriche. Charles-Emmanuel III par le Traité de Worms conclu en septembre1743 se rangeait aux côtés des Autrichiens et se plaçait sous la protection de l’Angleterre, contre l’alliance des Bourbons de France et d’Espagne.
         La guerre atteignit la province niçoise au mois de mars 1744. La disparition du Château modifiait complètement le déroulement des opérations militaires. C’est dans le moyen pays, où on avait organisé plusieurs camps retranchés, que se déroulèrent les affrontements. Les franco-espagnols, les "Gallispans", sortirent vainqueurs des très durs combats de Laghet et Eze et occupèrent la province jusqu’en octobre 1746. Une offensive de Charles-Emmanuel les repousse alors. Le roi entre à Nice le 19 octobre. Mais au printemps 1747 à la suite d’une contre-offensive du maréchal de Belle-Isle les Gallispans réoccupent Nice jusqu’en juin 1748. Le traité d’Aix la Chapelle est signé le 18 octobre 1748.
         Campagnes et villages ravagés, cantonnements insupportables, administration complètement désorganisée, ces quatre années de guerre comptent parmi les plus difficiles que Nice et son moyen pays n’aient jamais connu. Certains villages, comme La Turbie, furent soumis à d’incessants passages de troupes pendant quatre ans ! Les généraux en chef des Gallispans, Belle-Isle et le marquis de Las Minas, furent particulièrement exigeants, multipliant les impositions extraordinaires. Nice fut particulièrement touchée et, parvenue au-delà des limites possibles d’endettement, dut mettre en place un système classant la population par rang de fortune pour taxer sa population.
Cette guerre apparaît comme une exception dans un siècle globalement paisible, après 37 années sans conflit et avant une longue période de tranquillité de 54 ans jusqu’à l’arrivée des troupes révolutionnaires du général d’Anselme le 29 septembre 1792. Ce jour-là les autorités municipales ouvrirent les portes de la ville, ou ce qui pouvait en tenir lieu, aux Français. L’état-major sarde choisit de fixer sa résistance au-dessus de Breil…et la guerre s’installera dans la province pour quatre longues années.
 
Une nouvelle ville
 
Conséquence directe de sa perte de fonctions militaires, la ville change d’aspect. Vers l’embouchure du Paillon, le Pré-aux-Oies fait l’objet d’aménagements dès 1717. Ils se poursuivront pendant tout le siècle. On y prévoit une vaste place devant l’église Saint-Dominique. Face à celle-ci on construit une caserne, tout à côté on érige une nouvelle Tour de l’Horloge, l’antique tour ayant été détruite lors du siège de Nice par les Français. Autour de la place sont édifiés deux imposants immeubles, l’un par les frères Spitalieri, négociants, l’autre par les Torrini, une famille d’avocats et médecins.
Une rue traverse ce nouveau quartier qu’on appelle Villanova. Les Minimes, établis rue de La Loge depuis 1633, y construisent un couvent et une église dédiée à saint François de Paule. Un peu plus loin la famille Alli Macarani édifie un théâtre; l’Hospice de la Charité est déplacé de la Porte Pairolière dans la nouvelle rue. Non loin de là on construit une moderne manufacture des tabacs. Le séminaire y est également déplacé. Des commerçants fortunés, Hongran, San Pietro, y font construire plusieurs immeubles de rapport. La nouvelle rue devient le lieu à la mode.
Le quartier de La Marina est lui aussi libéré de ses contraintes militaires. On y construit à la place des remparts une longue terrasse qui ferme au sud un vaste cours d’inspiration provençale qu’on plante d’ormes au milieu du siècle. L’ensemble du Cours Saleya est entièrement réalisé en 1780 dans le prolongement de la rue Saint François-de-Paule.
Au nord, Porte Pairolière, on aménage une place d’armes en 1758. Un projet d’urbanisation globale prend corps et aboutit en 1782. En 1788 on édifie la Porte Vittoria, entrée monumentale de Nice sur la route de Turin; en 1792 la Place Royale ou Vittoria est entièrement terminée.
Enfin le quartier Limpia, désormais dépourvu d’intérêt militaire, est choisi comme site d’un port en eau profonde. Les travaux commencent en 1749 par le creusement d’un premier bassin. Des baraquements sont édifiés à proximité. Les premières constructions sont contemporaines des années 1780.
La population s’accroît régulièrement au cours du siècle. Nice compte en 1718, 14608 habitants dont seulement 8856 sont agglomérés. La population urbaine a considérablement décru mais la campagne niçoise se repeuple. La première paroisse hors les murs est créée à Sainte-Hélène en 1728. La ville franchit le Paillon. La Bourgada devient un important faubourg et les étrangers, anglais particulièrement, s’établissent dans un nouveau quartier vers la Buffa qu’ils nomment Newborough et que les Niçois transforment en Nieubourg. La barre des 20000 habitants est franchie en 1790. Turin compte alors 74000 habitants contre 42000 au début du siècle.
 
Les effets du réformisme piémontais
 
         Le règne de Victor-Amédée II correspond à une puissante affirmation de l’Etat dans tous les domaines. Modernisation, centralisation et rationalisation sont les facettes d’une politique qui est davantage mue par un paternalisme d’Etat que par les idées du despotisme éclairé. Son fils Charles-Emmanuel III la poursuit de 1731 à 1773; il conserve les conseillers de son père, leur laissant davantage de liberté d’initiative. La puissance de ces ministres s’affirme, Zoppi, le Niçois Caissotti, le marquis d’Ormea, Bogino. Dans plusieurs domaines, le port, la route de Tende, les opérations d’urbanisme, l’essor de Nice au cours de la deuxième moitié du siècle est lié à leur action.
         Le succès de cette politique a été favorisé par la faiblesse des contre-pouvoirs. A la différence de la France, les cours souveraines des Etats de la Maison de Savoie disposent de capacités très limitées d’opposition. La suppression de la Chambre des Comptes de Chambéry en 1720 témoigne de la capacité du roi à briser les résistances. Par ailleurs la faiblesse des institutions représentatives, telle que celles qu’on pouvait trouver en France en pays d’états, a beaucoup facilité la mise en œuvre des réformes, particulièrement fiscales. On a vu comment cette politique de centralisation a réussi en 1698 à briser les résistances de la Ville de Nice.
         L’offensive anti-féodale décidée en 1720 participe de cette politique. Elle aboutissait à une révision générale des titres. La noblesse piémontaise fut particulièrement touchée.  Des centaines de fiefs furent réinféodés à de nouveaux seigneurs, la "nobiltà del 22", la noblesse de 1722, comme l'appelèrent les Piémontais. Les services et droits pesant sur les habitants étaient pratiquement supprimés ou soumis au rachat par les habitants. Il ne subsistait plus que les attributions judiciaires, le seigneur, ou plutôt le juge qui exerce la justice en son nom, apparaissant comme le responsable d’un premier degré de juridiction modernisé. La réforme eut à Nice moins de conséquences brutales qu’en Piémont, mais tout au long du siècle plusieurs vagues d’inféodation contribuèrent à modifier la physionomie de la noblesse locale dans le sens d’une allégeance plus marquée et d’une préoccupation plus forte du service public.
Le cas des inféodations du terroir de la Ville de Nice est particulièrement représentatif de cette situation. De 1734 à 1784 quinze fiefs comportant honneurs et droits de justice furent créés et inféodés, pour la plupart à des Niçois : La Madeleine pour l’avocat Gallea préfet du tribunal de Nice, Carras pour Jean-François Maistre un Niçois alors président de la Chambre des Comptes de Turin, Saint-Antoine pour le sénateur Pierre-Flaminius Trinchieri, Magnan supérieur pour la veuve du sénateur Dani, La Buffa, ou Nieubourg, pour Honoré Saint-Pierre consul des Deux-Siciles, etc. Nice qui se trouvait hors du champ du droit féodal, à la différence de la plupart des autres bourgs et villages de la province, se voyait rabaissée au rang d’une communauté ordinaire.
         La publication des Royales Constitutions en 1723, révisées en 1729, est une autre approche significative de cette modernisation : on y réglait dans un code, compilation de lois anciennes et récentes des souverains de la Maison de Savoie, les aspects majeurs de l’activité des pouvoirs publics, justice, procédure, administration religieuse, économie…  Le texte sera révisé en 1770. On peut y voir une œuvre pionnière en Europe qui reflète parfaitement les préoccupations du pouvoir sarde au XVIIIe siècle.
         La réforme de l’enseignement de 1729 exprime bien cet interventionnisme. Elle excluait les congrégations enseignantes, particulièrement les Jésuites et les Doctrinaires, de l’enseignement et mettait en place une structure centrale, le Magistrat de la Réforme, secondé dans les provinces par des conseils locaux. Les religieux pouvaient à titre individuel être professeurs mais dans le cadre fixé par la réforme : enseignement religieux maintenu, développement des matières nouvelles, remplacement du latin par l’italien.
         Une volonté semblable de mainmise de l’Etat sur l’enseignement touche le Collège des Jurisconsultes. Il perdit la collation des grades en 1719 et dut aligner ses enseignements sur ceux de Turin, seule habilité à les délivrer.  La réforme de 1729 réduisait la durée des études à trois ans et modifiait l’accès aux fonctions enseignantes par la mise en place d’un concours de recrutement. La poursuite des études se faisait à Turin dans le Collège des Provinces nouvellement créé. La réforme de 1729, enfin, créait à Nice une école médico-chirurgicale selon le même principe :  trois années à Nice et la suite du cursus à Turin.
         La réforme municipale de 1775 est le couronnement de cette politique de centralisation. Le Regolamento  dei publici uniformisait dans un véritable code municipal de 398 articles les cadres administratifs municipaux et fixait un certain nombre de pratiques coutumières. Beaucoup plus complète que la réforme municipale mise en œuvre en France par le contrôleur général Laverdy, ce véritable code de l’administration du territoire définissait l’organisation des administrations municipales, les règles de gestion des biens communaux, les cadres fiscaux et cadastraux, la tutelle de l’intendant et la tenue des budgets. Les conseils des communautés" n’étaient plus que des organes consultatifs chargés de certains services et étroitement encadrés par une législation qui ne laissait que fort peu de libertés" conclut Maurice Bordes.
         A Nice la réforme fut appliquée avec quelques inflexions pour tenir compte de l’organisation en classes : un Conseil de 21 membres divisé en trois classes, et non plus quatre, administre la ville. Le premier conseiller de chaque classe porte le titre de consul mais c’est le premier consul noble qui exerce la réalité des pouvoirs appartenant au syndic dans les autres communautés. La réforme favorisa l’accès à la direction des affaires de l’aristocratie locale : Thaon de Revel, Peyre de Chateauneuf, Ricci des Ferres… Elle permit aussi au pouvoir d’intervenir plus directement dans l’administration municipale grâce à l’action combinée de l’intendant général et du gouverneur.
 
Ouvertures commerciales et touristiques
 
L’essor économique
         Les difficultés politiques et militaires de la période 1690-1714 n’ont guère favorisé le commerce. Il reste pendant longtemps frappé d’atonie. L'oléiculture point fort de l’économie locale, fut très durement touchée par le grand gel de 1709. La guerre gallispane y a ajouté ses épreuves. Un rapport de 1746, complété en 1749, insiste sur le marasme qui s’est installé et note la pénurie de capitaux locaux pour relancer une activité d’armement. On ne compte d’après le rapport que huit patrons à Villefranche et à Nice un seul, Hongran, a un bâtiment en propre et deux en société.
         Tout change avec le retour à la paix. Les innovations se multiplient: un nouveau règlement du port franc en 1749, plus moderne et capable d’encourager le développement d’un commerce local, et pas seulement le transit vers le Piémont; le creusement d’un port à Limpia;  une nouvelle organisation du Consulat de Mer; une réactivation  du chantier de la route de Tende que Charles-Emmanuel III avait arrêté de crainte que la route ne puisse servir de voie d’invasion, et que reprend Victor-Amédée III en 1780; quelques initiatives commerciales importantes, comme l’organisation d’un commerce à droiture avec le Levant  par les commerçants Long, Haldimand et Nadal. 
Tout cela porte peu à peu des fruits nouveaux.  Un groupe d’armateurs apparaît.  En 1764 Louis Fighiera capitaine de la frégate le Piémont appartenant à Jean Baptiste Guide fait un voyage aux Indes. Vierne et Veillon font des voyages réguliers à Londres avec leurs bâtiments.  Un rapport de 1769 note que "le commerce de Nice commence à fleurir". Déjà en 1755 un consul de France remarquait que Nice était devenue "l’entrepôt de tous les draps d’Angleterre qui se consomment en Piémont". Il ajoutait qu’ « il en passe  beaucoup en France". C’est un fait nouveau, l’influence commerciale de Nice touche la Provence. L’historien Bouche constate à la fin du siècle que Nice a "enlevé à la Provence orientale une partie de son commerce et à la ville d’Antibes celui qu’elle faisait".
         Les statistiques sont rares mais éclairent le changement. En 1781 d’après les registres du commandant du port de Limpia on compte d’avril à octobre 878 bâtiments, leudes, pinques, felouques, brigantins et autres, 511 pour Nice, 367 de passage soit une moyenne de 6 bâtiments par jour. Les demandes d’admission au port franc soulignent cette progression : de  1761  à  1781, 553 personnes se sont présentées dont 444 français et 31 possédant un navire. Enfin l’accroissement du trafic est particulièrement net sur la route de Tende. La moyenne des années 1777-1779 est de 16740 charges par an, à 19  rubs chacune soit plus de 3000 tonnes à quoi il faut ajouter le trafic du sel évalué  à 600.000  rubs.
         La voie, carrossable sur la plus grande partie du trajet, reste muletière dans ses parties les plus difficiles. Des centaines de mulets font quotidiennement le va et vient entre les tronçons carrossables. Les travaux sont terminés en 1788. C’est un événement majeur pour les Niçois, sans doute autant que le creusement du port de Limpia.  L’un et l’autre sont porteurs des plus grandes espérances.
 
Les débuts du tourisme
         Le tourisme figure parmi les plus remarquables mutations du siècle.  C’est une des conséquences les plus inattendues du renversement des alliances mis en œuvre par Victor-Amédée II. Son essor est en effet directement lié aux avantages, commerciaux et surtout militaires, offerts par la Maison de Savoie à l’Angleterre. Le passage à Nice d’officiers anglais à partir du début du siècle a peu à peu contribué à diffuser en Grande-Bretagne, puis ailleurs en Europe, l’image d’un pays béni des dieux particulièrement pour sa douceur hivernale. Le conflit gallispan a marqué un tournant en imposant à la marine britannique de longs séjours sur la côte niçoise. La Guerre de Sept-Ans de 1756 à 1763 vit également de nombreux corsaires anglais profiter de l’asile que leur offrait le gouvernement sarde dans la rade de Villefranche. Les hivernants les plus célèbres s’y succèdent. Lord et Lady Cavendish y séjournent en 1731 lors de la naissance d’Henry, le futur chimiste et physicien. La venue du duc d’York, frère de George III, en 1764 consacre Nice comme lieu de villégiature. Les nouveaux venus s’installent d’abord à Villanova puis à Nieubourg, où des Niçois avisés construisent des maisons destinées à la location saisonnière. Des Suisses, des Allemands suivront, composant dans les années 1780 une colonie d’hivernants de plus de 300 personnes.
         La ville pourtant ne les intéresse guère. Ils ne lui trouvent aucun charme. Ses pesanteurs sociales et son ambiance méditerranéenne en font comme un corps étranger, perturbateur de la douceur de vivre qu’ils sont venus chercher. Quelques voyageurs épistoliers ont décrit ces contrastes. Pour le président Dupaty Nice "pendant l’hiver" est comme "une espèce de serre pour santé délicate"; mais observant les Niçois, il trouve qu’ils n’ont "point de mœurs, peu de religion et beaucoup de dévotion". L’Ecossais Smollett vante le climat du lieu à longueur de lettres tout en les émaillant de traits critiques, contre les nobles, les mendiants, les boutiquiers. Le Suisse Sulzer, membre de l’Académie de Prusse, enthousiasmé par les paysages est peu attiré par la ville et note que "les rues sont étroites et assez tristes".
         Les Niçois observent avec quelque incompréhension ce changement. Cette manne économique bouleverse les habitudes et les modes de vie. Elle encourage la spéculation foncière dans la campagne environnante, ouvre de nouvelles perspectives au commerce de détail et multiplie les activités de service. Mais qui pourrait penser que là se trouve l’avenir de Nice ? C’est ailleurs, vers Turin, que se tournent leurs regards. Au bout de la route du col de Tende, à moins de 200 kilomètres, la capitale semble maintenant toute proche. Son urbanisme moderne, expression du réformisme centralisateur du siècle, porte la marque de la puissance politique. Ses larges avenues, ses monuments baroques fascinent. Etudes, affaires, carrières, c’est par là que passent maintenant toutes les aspirations des Niçois. Etonnant mouvement ! Les hivernants arrivent des quatre coins de l’Europe, pendant que nobles et notables niçois sont de plus en plus attirés par Turin où ils font carrière dans l’armée, l’administration ou la diplomatie, insensibles aux charmes que l’Europe trouve, de plus en plus, à leur petite patrie.
         Cette mutation ne change pas grand-chose aux relations que Nice entretient avec la France. Les horizons français des Niçois restent limités à la Provence et vu de Paris Nice reste davantage une « porte d’Italie » qu’un lieu de villégiature. Le séjour que fit à Nice au début de l’année 1789 Etienne-Charles Loménie de Brienne, archevêque de Sens et ancien premier ministre de Louis XVI, illustre bien cette situation. Démis de ses fonctions le 25 août 1788 à la suite de l’échec de ses réformes judiciaires il allait à Rome chercher un chapeau de cardinal que Louis XVI lui avait obtenu en signe de reconnaissance. Mais pressentant un mauvais accueil de la part des membres du Sacré Collège il fit halte à Nice et s’y plut assez pour projeter d’y faire construire une maison. C’est à Nice, dans la chapelle de l’évêché, ainsi que le précise Scaliero, qu’il reçut les insignes de sa nouvelle dignité des mains du nonce le 22 janvier 1789.
Rares furent les Niçois qui virent dans cet événement un signe avant-coureur des turbulences qui allaient marquer la vie politique française à partir de l’été 1789. Leurs échos d’ailleurs ne franchirent guère la frontière du Var, sauf peut-être la nouvelle de l’arrivée à Turin à la fin du mois de juillet du comte d’Artois accompagné de son épouse Marie-Thérèse de Savoie et d’une suite d’amis. Il venait y chercher auprès de son beau-père Victor-Amédée III une protection et peut-être un appui. Il fut reçu sans chaleur. Le roi entrevoyait les risques d’une immixtion dans la politique française. Trop de liens l’unissaient à Louis XVI. Son fils et héritier du trône Charles-Emmanuel avait épousé une sœur du roi de France Marie-Adélaïde et deux de ses filles étaient unies à ses frères, l’une au futur Charles X, l’autre au futur Louis XVIII. C’est par le biais de ces unions dynastiques que la Révolution française s’invitait dans le débat politique sarde. Pour une bonne partie de l’opinion le roi de Sardaigne était un protecteur naturel de la famille royale française. Les mécontents qui affluent à Nice dès 1790 ne concevaient pas qu’il puisse en être autrement. Ils font ainsi volontiers état de la constitution d’une armée à laquelle participerait le roi de Sardaigne. Celui-ci tente de dissiper ces rumeurs, allant même jusqu’à prendre des mesures contre leurs auteurs. Ce difficile exercice d’équilibre politique trouvera ses limites avec l’entrée en guerre de la France contre l’Autriche et la Prusse en avril 1792. Turin devra alors choisir son camp.
 
 
 
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