La Corografia, ouverture de la Storia delle Alpi marittime
Les Alpes méridionales vues par Pierre Gioffredo
Pour citer : Michel Bottin, « La Corografia, ouverture de la Storia delle Alpi marittime », Introduction à la Chorographie des Alpes maritimes. Une description de Nice et des Alpes du sud au XVIIe siècle, par Pierre Gioffredo, texte traduit de l’italien, annoté et commenté par Hervé Barelli, Nice, Editions Nice-Musées, 2007, pp. 9-27.
Pierre Gioffredo nait en 1629 dans une famille notable de Nice. Il fait ses études au Collège des Jésuites de la ville et obtient en 1649 le poste de directeur des écoles primaires de la cité. Il l’occupera jusqu’en 1660. En 1653 il est ordonné prêtre et travaille parallèlement à ses activités à la rédaction d’un ouvrage sur l’histoire de Nice la Nicaea Civitas sacris monumentis illustrata. L’ouvrage est jugé d’une telle qualité que le Grand Conseil de la Ville décide de le faire imprimer à Turin en 1652[1]. La Nicaea connaît alors un tel succès que le duc de Savoie Charles-Emmanuel II nomme Gioffredo « historien ordinaire » de sa Maison. Gioffredo quitte Nice pour Turin et devient en 1665 recteur de la Paroisse Sant’Eusebio puis en 1673 aumônier et vice-précepteur du prince de Piémont, le futur Victor-Amédée II, et enfin en 1774 bibliothécaire ducal. Il fréquente à Turin les meilleurs cercles intellectuels.
Il quitte ses fonctions de précepteur en 1684 et revient à Nice au début de l’année 1785[2]. Il fait construire une chapelle dans sa propriété de Saint-Barthélemy qu’il place sous la protection de Saint-Maurice et nomme comme chapelain son neveu le prêtre Jean-François Adrech. L’année suivante le 28 janvier 1886 il règle sa succession chez lui rue Savetière. Il partage ses biens entre ses deux sœurs Virginie et Giaumona[3] et, entre autres legs, lègue à son neveu Jean-François Adrech l’usufruit du troisième étage de la maison de la rue Savetière[4], de son cabinet de travail, de sa bibliothèque et de son cabinet d’antiquités, à charge de n’aliéner aucun objet ni aucun livre et de faire dresser par un notaire un catalogue[5]. En 1688 Gioffredo est nommé abbé commendataire de l’abbaye cistercienne de Sainte-Marie-des-Alpes en Savoie et l’année suivante vicaire général de l’Abbaye de Saint-Pons de Nice. Quelques mois plus tard il échange sa charge de Sainte-Marie-des-Alpes contre la commende de celle de Saint-Pons. Il décède trois ans plus tard [6]. L’érudit et historien niçois a durant toute cette carrière beaucoup écrit et un peu publié : il a ainsi travaillé la première partie de sa carrière à Nice à la Nicaea puis à un vaste ouvrage, la Storia delle Alpi Marittime avec son introduction géographique, la Corografia. L’ouvrage est resté à l’état de manuscrit et ne dépasse pas l’année 1652. A Turin ses fonctions lui ont laissé assez de temps pour écrire un recueil de poèmes, les Epigrammata, une Histoire de l’Ordre des saints Maurice et Lazare et une partie des notices du Theatrum Sabaudiae. On peut penser qu’en revenant à Nice il projetait de terminer la Storia et de mettre en forme définitive une œuvre commencée une trentaine d’années auparavant. A ce titre Corografia et Storia sont l’œuvre d’une vie.
L’œuvre nous est parvenue sous la forme de deux éditions, toutes deux de 1839, l’une dans le cadre de la très officielle collection des Monumenta Historiae Patriae, l’autre, identique, a été imprimée en sept volumes in 8°[7]. On n’entre pas de plain-pied dans cette Storia. Elle conduit le lecteur à travers une région complexe, marquée par de profonds contrastes et une grande diversité. Une description préalable de cet espace a paru nécessaire à l’auteur. Il n’en présente pas la géographie physique et humaine mais la chorographie, c’est à dire une mise en valeur de l’espace comme théâtre de l’histoire, comme cadre naturel d’une histoire qui va épouser cet espace. A ce titre la Corografia est l’introduction de la Storia qui suit[8]. C’est ainsi qu’il faut la lire et la comprendre. Les deux œuvres n’ont cependant pas la même histoire. Elles apparaissent à travers les copies qui précèdent l’édition tantôt liées, tantôt dissociées, au point que la Corografia a pu parfois être considérée comme une œuvre à part entière. L’histoire de ses manuscrits est complexe. Elle contribue à éclairer l’édition de 1839 dont le présent ouvrage présente la traduction.
L’œuvre d’un érudit
La Corografia est un ouvrage au premier abord surprenant. Pour deux raisons au moins. D’abord parce qu’on n’y trouve aucune carte et on conviendra que pour un ouvrage de géographie la situation est déroutante. Le lecteur devra s’en remettre au seul discours descriptif de l’auteur. Ensuite parce que l’œuvre foisonne de références, antiques ou modernes, parfois contradictoires. Le lecteur devra s’armer de patience pour en saisir les nuances et l’intérêt.
Un effort s’impose donc si on désire pleinement profiter de la mine de références qu’offre Gioffredo. Celui-ci utilise toutes les techniques de l’érudition classique. Suivons-le sur ce terrain même si nous ne sommes plus tellement habitués à rechercher dans la connaissance des auteurs de l’Antiquité les traces d’une sagesse, voire d’une connaissance fondamentale. La méthode aura au moins le mérite de nous montrer comment se forgent les concepts géographiques et les représentations mentales de l’espace à une époque où l’usage de la carte est encore très limité.
Définir l’espace
La Corografia est divisée en deux livres. Le premier aborde en 23 chapitres les questions de géographie physique. Les cinq premiers chapitres sont consacrés à la définition de l’espace « Alpes maritimes ». Cela paraît d’autant plus indispensable à Gioffredo que les géographes de la Renaissance ne se sont pas véritablement attachés à cette définition pourtant déjà présente chez les auteurs antiques. On ne la trouve pas dans l’Italia illustrata de Flavio Biondi (1443), ni dans la Descrittione della Lyguria de Agostino Giustiniano (1537), ni dans la Descrittione di tutta Italia de Leandro Alberti (1551). Par contre on la trouve au début du XVIIe siècle dans l’Italia de Giovanni Antonio Magini 1620) ou encore dans l’Italia antiqua de Filippo Cluverio (1624)[9]. On n’oubliera pas de préciser que les Romains avaient également partiellement reconnu cet espace dans la province des Alpes Maritimae qui eut successivement pour capitale Cimiez puis Embrun. Mais cet espace a une nature administrative et entre mal dans une problématique géographique. Le Provençal Honoré Bouche auteur de La Chorographie et l’Histoire de la Provence (1664) s’en tient à cette définition : « Néanmoins à cette province appartiennent les Alpes, anciennement dites maritimes…depuis la ville d’Embrun jusqu’au fleuve Var et la ville de Nice »[10]. Gioffredo veut reprendre toute la question, en commençant par définir les Alpes comme ensemble géographique puis en recherchant à travers les œuvres de Ptolémée, Pline ou Strabon, mais aussi des auteurs de la Renaissance, le lieu où elles se terminent : il fait état de deux controverses, l’une sur le lieu où finissent les Alpes et où commence l’Apennin, vers Savone, l’autre sur l’extension du massif en Provence.
La limite vers l’est lui paraît être située à Vado près de Savone ; la limite ouest ne lui paraît pas aller au-delà de l’Estérel : « De sorte que comme il nous déplait d’imiter ceux qui ont trop étroitement limité à l’ouest cette chaîne au fleuve Var et qui n’ont pas osé étendre ses bornes en Provence, ce que d’autres ont fait, nous serions heureux de fixer cette limite occidentale, telle qu’elle est encore aujourd’hui, à celles des diocèses qui furent autrefois soumis à la métropole d’Embrun, limite qui forme comme nous le verrons, la province des Alpes maritimes de Provence de nos jours »[11]. Il existe donc pour Gioffredo, à son époque, une « province des Alpes maritimes de Provence » qui n’est qu’une partie d’un ensemble plus vaste. On peut y voir une claire critique de la définition de Bouche. On peut même se demander, la rédaction des ouvrages étant contemporaine, si la Corografia de Gioffredo n’est pas une réponse à la Chorographie de Bouche.
Il reste enfin à définir la limite nord de ces Alpes maritimes. Gioffredo s’emploie à souligner les erreurs des auteurs du moyen âge qui ont démesurément étendu les Alpes cottiennes jusqu’à la mer, jusqu’à effacer la spécificité maritime de cet espace. Il reprend la question et opte pour une extension « de Nice jusqu’aux monts Viso et Genèvre, ou bien, si on préfère, de l’embouchure du Var jusqu’aux sources du Pô et de la Durance »[12].
Les limites de la Gaule et de l’Italie
Gioffredo en arrive alors au nœud gordien de sa description, définir la limite qui sépare les Gaules de l’Italia (ch. VII et VIII)[13]. L’obstacle est redoutable parce que cette limite est une donnée fondamentale de la géographie antique et que par son importance elle peut contredire toutes les réalités, y compris les plus essentielles, de l’unité du massif alpin. Gioffredo distingue deux limites, celle de la côte et celle de l’intérieur. La première est à l’embouchure du Var. Ptolémée, Strabon, Pline, Pomponius Mela et d’autres sont affirmatifs. Ceci fait donc de Nice /Nikaïa une cité d’Italia, « bien qu’appartenant aux Massaliotes » ainsi que le précise Strabon, Cette appartenance ne change pas le fond de la question. Ainsi Antibes qui jouit des privilèges municipaux italiens ne fait pas partie de l’Italia mais de la province gauloise de Narbonnaise[14]. Mais ce n’est là que la première partie de son analyse. D’autres sources placent en effet cette limite aux plus hauts sommets qui viennent plonger dans la mer, situation que signale particulièrement bien le Trophée d’Auguste placé comme une borne entre la France et l’Italie. C’est l’approche de l’Itinéraire d’Antonin ou de la Table de Peutinger. Cette définition place Cimiez hors d’Italie. Tous les témoignages convergent. Cette cité est d’ailleurs capitale d’une province considérée par tous les textes administratifs romains comme gauloise.
Comment concilier cette contradiction ? L’embouchure du Var ou la montagne qui plonge dans la mer ? La difficulté n’est qu’apparente lorsqu’on admet que la province des Alpes Maritimae ne s’étendait pas, à l’époque classique, jusqu’au rivage et qu’elle se distinguait d’une « chora inferior » massaliote et antiboise[15]. Gioffredo ne tranche pas. Il expose toutes les données de la question et invites-en quelque sorte le lecteur à réfléchir à cette étrange situation : Nice/Cimiez et Nice/Nikaïa, l’une romaine, l’autre grecque quant à l’origine, appartiennent à deux ensembles géographiques différents. L’une est des Gaules, l’autre d’Italie. Le lecteur trouvera la situation contradictoire. Il voudra choisir. Mais la présentation de Gioffredo n’est pas alternative, elle expose les deux faces d’une même réalité. Pour éclairer la lecture de ces deux chapitres il faut revenir à la Nicaea Civitas.
Les enseignements de la Nicaea Civitas
La Corografia est sur bien des points le prolongement d’un ouvrage écrit une dizaine d’années auparavant, la Nicaea Civitas Sacris monumentis illustrata. On porte de façon générale, et depuis longtemps, un jugement restrictif sur la Nicaea. L’historien niçois Louis Durante, au temps de la Restauration, parlait d’un livre « écrit en latin, ouvrage moins historique qu’ecclésiastique, peu fait de nos jours pour inspirer un grand intérêt »[16]. Henri Sappia, le fondateur de la revue Nice Historique, a nuancé cette opinion tout en soulignant que la Nicaea, comme l’indique son titre, illustrait principalement l’histoire religieuse de Nice[17]. Il faut sans doute procéder à une relecture de la Nicaea et considérer l’accumulation des données ecclésiastiques uniquement pour ce qu’elle est : une source incontournable de la connaissance historique. L’histoire religieuse fournit tout simplement les éléments de compréhension de l’histoire de Nice. La finalité de l’œuvre n’est pas de raconter l’histoire religieuse du lieu mais de construire cette histoire à partir de ces éléments. L’objectif de Gioffredo est clair, pour peu qu’on accepte de regarder au-delà de l’érudition littéraire, épigraphique et archéologique de l’auteur : il veut rapprocher dans une même histoire Nikaia la grecque et Cemenelum la romaine. Si le lien nous apparaît aujourd’hui évident, c’est à Gioffredo qu’on le doit. Au milieu du XVIIe siècle, il consolide ainsi dans un ouvrage imprimé et bien diffusé, la Nicaea Civitas, une réalité dont ses contemporains n’avaient pas encore conscience.
Il a tiré parti de toutes les ressources de l’érudition pour procéder à cette jonction. Il fallait pour cela d’une part faire sortir Cimiez de l’oubli où la cité romaine se trouvait alors, c’est-à-dire confirmer à partir des traces archéologiques les témoignages des Anciens. Il fallait d’autre part rapprocher les deux sièges épiscopaux -celui de Nice et celui de Cimiez-, signe de l’existence de deux cités distinctes, et souligner l’importance de leur fusion sur celui de Nice en 466. Depuis la Nicaea, Nice et Cimiez forment au regard de l’histoire une même cité, une même civitas, originellement à la fois grecque et romaine.
Comment apprécier, toujours à la lumière de l’érudition, l’importance de cette cité ? Il faut ici procéder à l’inventaire des traces de ce passé. C’est à ces richesses, c’est à dire à cette présence physique de l’Antiquité, qu’on mesure l’importance d’une cité. Il est évident qu’aucune autre cité des Alpes maritimes, telles que l’auteur les définit, ne présente un tel ensemble. L’érudit accumule les données. On n’y trouvera pas de démonstration construite comme on le ferait aujourd’hui. C’est au lecteur de trouver les ressorts de la pensée de Gioffredo. Il y en a deux. Le premier, on vient de le voir, c’est celui de la double identité, la grecque et la romaine ; le second est celui de la double appartenance : Gioffredo prend en effet un soin particulier à analyser les opinions des Anciens présentant Nice, les unes en Italie, les autres en Gaule selon que la limite littorale entre les deux ensembles territoriaux est placée au Var ou au Trophée des Alpes à la Turbie. Il semble se refuser à prendre parti. Il n’est qu’un érudit qui expose des données. Tant pis si la situation est ambiguë[18] ! Mais cela cache une démonstration fondamentale : Nice est placée au lieu de jonction des deux ensembles, côté Italie pour les uns, côté Gaules pour les autres. Elle a ainsi vocation à être le point d’équilibre des Alpes Maritimes. Elle en est le centre à la fois historique et géographique. La Nicaea nous fait ainsi entrer au cœur de la pensée de Gioffredo. Nice est de Grèce et de Rome d’une part, des Gaules et d’Italie d’autre part. En termes de géographie historique c’est une situation unique ! Nice apparaît comme l’interface de deux mondes, le plus chargé d’histoire d’une part et le plus puissant de l’heure d’autre part. Pour Gioffredo la démonstration est faite. La grande distinction entre les Gaules et l’Italie que nous ont léguée les Anciens, ne saurait faire obstacle à l’existence d’un espace Alpes maritimes. Celui-ci est partagé entre deux sous-ensembles et c’est à Nice qu’ils se réunifient. Ceci explique que Nice apparaisse aussi naturellement dans la Corografia comme le point central de l’espace Alpes maritimes et qu’elle soit dans la Storia l’acteur majeur de cette histoire.
La géographie des Alpes maritimes
La description peut alors se poursuivre : lieux remarquables, sources, forêts, îles. La présentation prend l’allure d’un guide touristique qui fait voyager le lecteur tour à tour dans le temps et dans l’espace selon les techniques de la meilleure érudition : montagnes signalées par les auteurs anciens puis par les auteurs modernes, cours d’eaux connus par les Anciens puis par les Modernes. Les chapitres suivants, lacs, sources d’eaux salubres et médicinales, sources salées, sources merveilleuses, forêts, fourmillent d’anecdotes et de renseignements.
Gioffredo termine le premier livre par la description des itinéraires maritimes côtiers. Nice paraît séparer deux espaces d’activités. Celui de la Riviera de Ponant jusqu’à Savone avec de nombreux ports et celui de la Provence. Ports, anses, abris, défenses sont précisément décrits. En suivant tous ces itinéraires on comprend combien l’auteur est réaliste. Après avoir fait preuve de la plus grande érudition, il montre ici sa connaissance du terrain. Ces réalités sont celles de son temps. Le chapitre XX décrit ainsi les itinéraires modernes « qui, par les Alpes maritimes de Provence ou du Dauphiné, conduisent en Italie, ou qui mènent des régions côtières vers le Piémont »[19]. Il laisse la description à Pierre Du Val, géographe royal, dans sa Description de l’Italie imprimée à Paris en 1656. Il procède lui-même à la description des quatre routes qui conduisent en Piémont à partir de Nice, Oneille, Albenga et Savone en soulignant les immenses travaux réalisés sur la route de Tende depuis Charles-Emmanuel I. Après un chapitre consacré aux itinéraires côtiers antiques il aborde au chapitre XXII une description de la côte de l’embouchure de la Siagne à Vado et à Savone : ports, abris, promontoires, caps, forteresses, l’auteur s’y montre comme un guide sûr, bon observateur, tout à fait au courant des contraintes qui pèsent sur la navigation. Sa bonne connaissance des lieux lui permet d’illustrer son propos de multiples citations, anecdotes, mises au point. Sa description du château de Nice vaut qu’on s’y arrête tant elle montre l’esprit d’observation de l’auteur : « Assurant la sécurité de la terre et de la mer alentour, le Château est la première fortification que rencontre un voyageur qui se rend de Provence en Italie, et parce qu’il est premier, on le regarde comme considérable. Il contient non pas une mais plusieurs forteresses, divisées en un donjon, des boulevards, des forts bas et une citadelle. Ils ont été en grande partie construits sur le rocher vif. Le sommet de la colline que l’on a aplani à grands frais, forme une bien longue et large place d’armes capable non seulement de contenir la nombreuse garnison qui y est présente d’ordinaire, mais aussi de recevoir des escadrons entiers que l’on peut y ranger en bataille »[20] C’est probablement ce voyage maritime qui aide le mieux à comprendre ce qui fait l’unité de ces Alpes maritimes : une voie principale, la route maritime, sorte d’autoroute empruntée par toutes sortes de bâtiments qui vont de port en plage, coupe à partir de Nice, Monaco, Menton, Vintimille ou Oneille des voies terrestres qui s’enfoncent dans le massif jusqu’en Dauphiné et en Piémont. Gioffredo expose ici une opinion commune tout à fait représentative de la situation de Nice et des provinces voisines au milieu du XVIIe siècle. On trouve dans sa bibliothèque[21], un manuscrit d’Antoine Fighiera, Historie naturali e morali della Città e del Contado di Nizza dal principio del mondo seno all’anno 1638 qui aborde ces questions[22] en s’appuyant sur des cartes sommaires. Gioffredo ne le cite pas directement dans la Corografia, mais l’utilise beaucoup dans ses notes. On a ainsi pu dire que le réseau de communications que décrit la Corografia était semblable à celui de la distribution de la gabelle du sel de Nice[23] dont le rayonnement régional est attesté depuis le moyen âge. Le second livre est une étude de géographie humaine. Gioffredo commence par recenser et situer les anciennes populations des Alpes maritimes, des Salii de Provence aux Ebroduntii de la région d’Embrun en passant par les Intemelli ligures ou les Vedianti de Cimiez et bien d’autres encore. Gioffredo fouille, critique analyse et fournit au lecteur tous les matériaux dont il dispose pour qu’il puisse en juger par lui-même : « Voilà ce que nous pouvons dire, et le lecteur y prendra ce qui lui plait »[24]. Il existe certes, à son époque comme aujourd’hui d’ailleurs, bien des incertitudes sur la question. L’auteur prend plaisir à analyser les thèses des uns et des autres. Ainsi critique-t-il Bouche à plusieurs reprises, parfois sans ménagement, pour ses analyses insuffisantes[25]. Mais ce qui paraît essentiel dans la démarche de Gioffredo c’est sa présentation des Alpini marittimi qu’il divise en Ligures et Salyens. Les premiers, explique Denys d’Halicarnasse, « habitent une bonne partie de l’Italie. Ils peuplent aussi certaines parties de la Gaule : on ne sait donc pas quelle est leur patrie »[26]. Gioffredo ajoute que ces Ligures le long de la côte sous influence massaliote sont hellénisés. Les Salyens forment l’autre branche. Pline dit que « les plus connus des Ligures sont, au-delà des Alpes les Salyens »[27]. On appréciera la démonstration sur l’unité du peuplement Ligure de part et d’autre des Alpes. Viennent alors quatre chapitres sur la colonisation romaine : le premier (VII) sur la création par Auguste de la province des Alpes Maritimae, capitale Cimiez. Son gouverneur « exerçait sa juridiction non sur toutes ces montagnes, mais seulement sur celles qui se trouvaient du côté de la Provence » [28]. Les second et troisième chapitres (VIII et IX) traitent des métropoles de cette province au Bas Empire et sur les cités qui la composent ; l’auteur rappelle qu’Antibes n’en fait pas partie, la cité étant rattachée à la Narbonnaise Seconde et dépendant de la métropole d’Aix. Le dernier chapitre (X) présente les cités des Alpes maritimes rattachées à l’Italia, Vintimille, Albenga et Savone. Comprises dans l’organisation administrative de l’Italia elles ne font pas partie d’une province proprement dite mais de la IXe région Liguria. La grande différence vient de ce qu’elles possèdent la citoyenneté romaine alors que leurs voisines des Alpes Maritimae n’ont que le droit latin depuis Néron. Les chapitres qui suivent sont consacrés à trois présentations : religieuse, économique et enfin ethnographique. La première au chapitre X est riche d’inscriptions romaines. La deuxième au chapitre XI est une sorte d’« éloge des productions de nos Alpes »[29] et un inventaire peut-être pas totalement objectif des forces et faiblesses de l’économie régionale. Le lecteur y trouvera quantité de renseignements. On retiendra particulièrement un exposé de deux pages sur les caroubes au travers duquel perce la gourmandise de l’auteur[30]. Le chapitre XIII clôt la Corografia par quelques notes sur les coutumes des anciens habitants et des modernes. En terminant ce second livre, on ne peut manquer de noter le déséquilibre de la construction : la première partie compte 23 chapitres et 100 pages, la seconde 13 chapitres et 50 pages. Il y a peut-être là matière à réflexion. On y reviendra.
L’histoire d’un manuscrit
La longue période qui sépare la rédaction de l’œuvre de son édition, près d’un siècle et demi, soulève une série de questions qui tournent autour de la diffusion de l’œuvre manuscrite, de sa conservation et des possibles transformations apportées tant par l’auteur lui-même que par d’autres, y compris l’éditeur. Ceci est encore plus vrai pour la Corografia que pour la Storia en raison de sa spécificité : un format réduit et une approche géographique qui peut cacher des enjeux politiques.
Les manuscrits de Gioffredo
Gioffredo décéda le 11 novembre 1692 à l’âge de 62 ans. Ses deux sœurs lui succédèrent selon son testament du 28 janvier 1686[31]. On a vu qu’il avait placé à part son cabinet d’antiquités et sa bibliothèque : l’un et l’autre ne manquaient pas d’intérêt : curiosités historiques, pièces rares, près de six cents ouvrages… L’érudit abbé de Saint-Pons était assez conscient de la valeur de ces collections pour redouter une dispersion. Il en confia donc l’usufruit et la garde à son neveu Jean-François Adrech. Peut-être souhaitait-il donner les moyens à son neveu de poursuivre les études commencées ? Les collections et bibliothèque devaient à sa mort revenir intactes à ses deux sœurs. Mais la collection était trop belle. Dès le mois d’avril 1698 les curiosités et antiquités plus quelques livres étaient transportés à Turin sur ordre du souverain[32]. Jean-François Adrech ne conserva que la bibliothèque, y compris le manuscrit de la Corografia et de la Storia, plusieurs liasses de notes et quelques antiquités. C’est ce qui apparaît dans l’inventaire réalisé en 1710 qui mentionne « tre libri manoscritti in folio dell’Alpi Maritime. Altro libro manoscritto de Cavalieri de Santi Maurizio e Lazaro, historia composta dal sudetto abbate » et également « dodici mazzi di scritture vecchie concernenti l’historia » [33]. Jean-François Adrech signalait également qu’il manquait une partie de la bibliothèque qui se trouvait dans la maison de campagne de l’abbé à Saint-Barthélemy. Ces ouvrages se trouvaient à cette époque en possession de Jean-Paul Bonfiglio époux de Benoîte Laugieri fille de Giaumona[34]. Il ne connaissait pas l’état de cette partie de bibliothèque. A la mort de Jean-François Adrech[35] la bibliothèque et ce qui restait d’antiquités passèrent aux héritiers de ses tantes…à l’exception du manuscrit de la Corografia et de la Storia et sans doute aussi de ses notes d’histoire[36]. On les retrouve entre les mains, sans qu’on sache comment, d’un arrière-neveu, Jean-Baptiste Adrech. C’est lui qui cédera en 1773 à l’Archivio di Corte, pour la somme de 1500 L, le manuscrit de la Corografia et de la Storia divisé en trois volumes ainsi que 21 cahiers de notes [37]. De nombreux documents sont donc restés à Nice, en particulier les 12 liasses de « scritture vecchie » concernant l’histoire, sans parler de ce qui pouvait se trouver dans la maison rurale de Saint-Barthélemy et que les héritières Bonfiglio assaillies par les difficultés financières ont probablement mis en vente très rapidement[38]. En outre on peut raisonnablement penser qu’Adrech a conservé une copie, voire plusieurs. On connaissait à Nice l’existence de ces documents. Leur diffusion resta toutefois très limitée à quelques curieux. Elle semble s’accélérer à la fin du XVIIIe siècle. On ne peut exclure d’autre part qu’on ait pu copier à Turin des passages des originaux déposés à l’Archivio di Corte. On sait que Carlo Francesco Cristini, archiviste et avocat au Sénat de Nice, fut en possession de nombreux papiers de Gioffredo, dont le manuscrit de la Nicaea Civitas, un inventaire des archives de Nice et le Repertorium pro componenda Historia Alpium Marittimarum aujourd’hui conservé à l’Archivio di Corte. D’autre part le comte Spitalieri de Cessole, premier-président du Sénat de Nice, disait en 1833 posséder des papiers de Gioffredo[39]. Trouvait-on dans ces fonds niçois des copies de la Corografia et de la Storia ? Une indication de Louis Durante semble le confirmer. Celui-ci se plaignait dans la préface de son Histoire de Nice publiée en 1823 des difficultés qu’il avait eues pour consulter à Nice un des manuscrits de la Storia : « L’ouvrage n’a pas été imprimé et pour comble de disgrâce ce précieux manuscrit, dont il existe fort peu de copies, s’étant morcelé entre plusieurs mains, languit incomplet dans l’obscurité de quelques bibliothèques, sans aucun fruit public, sans même pouvoir obtenir la faculté de le consulter »[40]. Il affirmait que l’ouvrage n’existait en entier qu’à Turin. A côté des recueils authentiques de la Corografia e Storia delle Alpi Marittime, on trouve d’autres manuscrits de Gioffredo qui ont servi de base pour la rédaction de l’œuvre. Parmi ceux-ci on trouve quelques cahiers particulièrement intéressants pour comprendre la méthode de travail de Gioffredo et pour explorer l’abondante masse des sources utilisées pour la rédaction de la Corografia et de la Storia Ils sont annotés en marge d’une main qui est probablement celle de Gioffredo. Les livrets sont cotés par ordre alphabétique. Ils sont recouverts d’une couverture en carton qui indique la date de 1788. Ils étaient certainement séparés à l’origine. On peut donc parler des « quaderni ventuno sciolti » que le billet royal du 20 juillet 1773 a ordonné de payer, avec la Corografia et la Storia, et de déposer à l’Archivio di Corte. Il manque cependant certains cahiers[41]. Il apparaît donc que la dispersion des archives de Gioffredo, manuscrits et mémoires, réalisée par Jean-Baptiste Adrech et par les héritiers de Giaumona, a été faite dans plusieurs directions, en dehors de la vente des manuscrits à l’Archivio di Corte en 1773. Cette dispersion n’a pu se faire qu’à partir de Nice. On a vu que Cristini et Cessole en possédaient. On est ainsi conduit à penser que les manuscrits turinois, originaux de la Corografia et de la Storia, documents de travail, papiers divers, ont été acquis en deux fois. La première par l’achat de 1773 ; la seconde date très certainement de la Restauration. Mais plusieurs documents étaient déjà dans des bibliothèques privées à cette époque-là comme celle de Bessone, de Saluzzo ou encore de l’Academia delle Scienze[42]. Certains manuscrits originaux -ne parlons pas pour l’instant des copies- ont en effet échappé aux acquisitions de l’Archivio di Corte. C’est le cas de celui conservé par l’Academia delle Scienze. Il s’agit d’un petit volume, ayant appartenu à Prospero Balbo et provenant peut-être de Cessole, relié sous le titre de Zibaldone di Pietro Gioffredo et comprenant 317 feuillets de la main de Gioffredo, dont un intéressant texte didactique sur la méthode à adopter pour l’éducation et les études du prince de Piémont. Suivent quelques annotations de la main de Gio Francesco Adrech sur des événements locaux et familiaux[43]. C’est le cas surtout d’une copie de la Corografia conservée à l’Academia delle Scienze di Torino[44]. On va y revenir.
La diffusion turinoise
L’achat par l’Archivio di Corte à Jean-Baptiste Adrech en 1773 pour 1500 L ne portait sur le manuscrit de la Corografia et de la Storia divisés en trois volumes et 21 « quaderni sciolti ». Ces trois volumes forment les deux recueils originaux de la Storia. Le premier recueil est en deux volumes et est le seul à comprendre la Corografia et la Storia complète en 23 livres jusqu’en 1652. Il s’agit de toute évidence d’une première rédaction comportant de nombreuses ratures et additions sous forme de petites notes collées. Il s’arrête au milieu d’une phrase[45]. Le second est une copie par Gioffredo d’une partie de la Storia du livre XII à l’année 1382. L’original autographe de la Corografia, placé en tête du premier volume de la Storia, ne compte que 58 pages. Plusieurs passages laissés en blanc marquent les hésitations de l’auteur. Les ajouts et les corrections se multiplient à mesure qu’on approche de la fin du texte. Les derniers développements sont à l’état de brouillon. En voici le plan :
Ch. 1. Sito dell’Alpi Maritime
Ch.2. Congiontione dell’Alpi all’Apennino
Ch. 3. Divizione dell’Italia dalla Francia nell’Alpi Martime
Ch. 4. De’Passaggi più frequentati, e Monti più nominati dell’Alpi Maritime
Ch. 5. De’Laghe, e Fontane Medicinali dell’Alpi Maritime
Ch. 6. Fiume che scorrono per l’Alpi Maritime
Les chapitres ne sont plus numérotés à partir de là :
Ch. . De’Porti, e promontorij, Fortezze Maritime, e Isole attinenti all’Alpi
Ch. . De’Primi habitatori, e Popoli antichi dell’Alpi Maritime
Ch. . Provincia, e Prefetture dell’Alpi Maritime, sotto dei Romani
Ch. . Costumi, e Religione de gli’Alpini Maritimi, avanti e doppo
l’introduttione del Christianesimo
Ch. . Divisione Ecclesiastica delle Diocesi dell’Alpi Maritime
Ch. . Diocesi di Digna
Ch. . Dominio moderno dell’Alpi Maritime
Ch. . Ricchezze dell’Alpi Maritime
Ch. . Inscrittioni Romani e Avanzi d’Antichità dell’Alpi Maritime
Ce n’est donc pas ce manuscrit qui a servi pour l’édition. Le cadre limité de cette présentation ne permet pas de procéder à une comparaison approfondie des deux textes. Notons seulement deux différences à titre d’exemple. La première porte sur les limites ouest des Alpes maritimes. Gioffredo se borne ici à présenter l’opinion de Strabon qui les étend jusqu’à Marseille et de Polybe qui les limite à Nice[46]. Le point de vue adopté par le texte qui a servi à l’édition est, on l’a vu, beaucoup plus documenté et nuancé. La seconde concerne la route du sel dite de Paganin del Pozzo, gabellier général du sel au début du XIVe siècle : dans le manuscrit de l’Archivio di Stato elle est « hora poco frequentata » ; dans l’édition de 1839 on précise qu’elle était « autrefois utilisée », «altre volte praticate »[47]. Plusieurs copies de la Storia, accompagnées ou non de la Corografia, existent à Turin dès le XVIIIe siècle. L’étude de Paola Sereno permet de repérer leur origine à partir des fonds où elles se trouvent actuellement[48]. Une copie en deux volumes provient de la bibliothèque de l’abbé Bessone sans qu’on connaisse la provenance. Elle est mutilée. Elle comprend dans le premier volume les livres VII-XI et dans le second les livres XII-XV jusqu’en 1553.
Ces ouvrages ont été achetés en 1834 par le comte Cesare Saluzzo. Celui-ci obtint l’autorisation du comte Gloria président-chef des Archives de copier les six premiers livres de la Storia[49]. Saluzzo a très probablement complété par la suite sa copie de la Storia, voire l’a recopiée. Il s’est également procuré une copie de la Corografia. Sa collection de livres et manuscrits sera démembrée au milieu du XIXe siècle, donc après l’édition, et aboutira en partie à la bibliothèque de l’Université, puis dans l’actuelle Biblioteca Nazionale, et en partie dans celle du duc de Gênes, versée ensuite à la Biblioteca Reale. L’état des documents, toujours d’après l’étude de Paola Sereno, est actuellement le suivant :
La copie de la Nazionale est en trois volumes, tous endommagés par un incendie en 1904. Le premier volume, le seul restauré, est également du XVIIIe siècle, alors que les deux autres paraissent antérieurs, pour autant que l’état de conservation permette d’en juger.
Par ailleurs existent à la Biblioteca Nazionale des fragments sauvés de l’incendie de 1904 d’une œuvre qui est la Corografia, cotée comme provenant de la Bibliothèque Saluzzo.
La copie de la Storia qui se trouve à la Reale est du XVIIIe siècle et incomplète : elle comprend en un volume, les événements de 1476 à 1553. Il manque la Corografia. Elle ne nous intéresse donc pas ici.
Une autre copie de la seule Corografia, semblable à cette dernière, mais de main différente, est conservée à l’Academia delle Scienze di Torino, où elle est cataloguée sans nom d’auteur, sous le titre de Corografia delle Alpi Marittime[50]. Cette copie ressemble au texte édité mais comporte 15 chapitres de plus, jusqu’au chapitre 28, ajoutant une longue dissertation sur les diocèses des Alpes maritimes et reprenant à la fin le recueil d’inscriptions épigraphiques qui se trouve également à la fin de l’original autographe de l’Archivio di Corte. L’ouvrage ouvre sur neuf feuilles blanches et commence à la fin du chapitre III[51]. Enfin on trouve à l’Archivio di Corte[52] une très belle copie de la fin du XVIIIe siècle de la Corografia de provenance inconnue[53]. On a ajouté sous le titre, d’une autre écriture, « opera di Pietro Gioffredo ». Elle semble avoir servi pour l’édition tant elle ressemble au texte final. On remarquera toutefois qu’elle s’arrête au chapitre XII de la deuxième partie. Il manque le chapitre XIII[54].
Le manuscrit de la Bibliothèque de Cessole
Il existe à Nice à la Bibliothèque du Chevalier de Cessole[55] un exemplaire de la Corografia, semblable, sinon identique[56], à l’édition imprimée, jusqu’au chapitre XIII du livre II. Ce manuscrit comporte quinze chapitres de plus couvrant 42 pages (137 à 179), soit un quart de plus. Il est de la main de Jean-François Adrech. Voici les titres de ces chapitres supplémentaires : Cap. 14. Dominio moderno delle Alpi Marittimi, chapitre dans lequel on trouve la description des divisions politiques des Alpes maritimes entre le roi de France, le duc de Savoie, le prince de Monaco, la République de Gênes et le roi d’Espagne[57]. Cap.15. Divizione ecclesiastica delle diocesi delle Alpi Marittime
Cap 16. Metropole di Embruno
Cap. 17. Diocesi di Digna
Cap. 18. « di Nizza
Cap. 19. « di Grassa
Cap. 20. « di Venza
Cap. 21. « di Glandeves
Cap. 22. « di Senez
Cap. 23. « di Ventimiglia
Cap. 24. « di Albenga
Cap. 25. « di Savona
Cap. 26. « di Noli
Cap. 27. « di Mondovi
Cap. 28. Inscrizioni romane nell’Alpi marittime e in particolare nel Contado di Nizza. On y trouve environ 95 inscriptions[58]. L’écriture d’Adrech, régulière jusqu’au chapitre XIII, se déforme à partir du chapitre XIV. Ratures et corrections se multiplient à partir du chapitre XXIII (Diocèse de Vintimille). En outre à partir de là, Adrech indique souvent qu’il tire ses renseignements « dalle memorie dell Abbate Gioffredi »[59]. Ailleurs il précise, à propos du Diocèse de Noli, qu’il a trouvé les renseignements dans une lettre du P. Ubertino Cotti de la Companie de Jésus écrite à l’Abbé Gioffredo[60]. Il procède de même pour les inscriptions romaines[61]. Enfin on remarque que les sept premières pages ont été découpées au moyen d’un ciseau. Il manque les deux premiers chapitres et une partie du troisième[62]. Le volume se termine par quelques notes sous forme d’éphémérides rédigés par Jean-François Adrech : événements familiaux, mondains, faits divers. Ils couvrent, par séries très discontinues et fragmentaires les années 1694-1700. Quelques notes sont de 1715. Adrech note ainsi qu’il a été nommé le 3 décembre 1695 prieur de Villefranche[63]. Un peu plus loin sous la date du 13 janvier 1697 il note que « SAR Victorio Amedeo II e arrivato a Nizza », etc. Ces notes peuvent certainement servir pour une datation même si on peut toujours considérer que la rédaction a pu se poursuivre au-delà des notes. On ne cherchera pas ici à faire une datation précise. On se limitera à dire que le texte est antérieur à 1708 dans la mesure où il mentionne le Marquisat de Finale sous la domination de l’Espagne, celle-ci prenant fin en 1707. La ressemblance avec le manuscrit de l’Académie des Sciences est nette. On se bornera à considérer, mais c’est à confirmer, que le second, qui comporte plusieurs pages blanches, a été copié sur le premier.
Le travail d’édition
L’œuvre de Gioffredo avait une évidente portée scientifique et politique. L’achat de 1773 a été mûrement réfléchi. L’Abbé Besta chargé par le souverain de donner son avis en vue d’une possible acquisition éclaire le problème. Celui-ci reconnaît que Gioffredo a puisé aux meilleures sources même si on ne peut pas dire que la méthode est parfaite. L’auteur a « voluto abbracciare oggetti troppo lontani, e separati, mischiando il Sacro col profano”. En ce qui concerne les droits de la Maison de Savoie, il se montre un zélé défenseur principalement en ce qui concerne la « possessione del Contado di Nizza, e Dipendenze »[64]. Le texte ne semble toutefois pas avoir fait l’unanimité. Notons cette appréciation de Durandi dans Il Piemonte Cispadano antico (1774) : l’œuvre consiste en deux gros volumes « dettata pero con poco criterio, e poco ordine ma con molta sincerità : vi e quasi nulle d’interessante, tranne alcune cose per gli’infimi tempi…. »[65]. A la fin du XVIIIe siècle l’édition n’était manifestement pas une priorité. La Révolution arriva rendant celle-ci encore plus problématique. Les Français réclamèrent l’œuvre en 1796 après le Traité de Cherasco, sans doute pour des raisons plus scientifiques que politiques. Celle-ci fut transférée à Paris avec d’autres documents[66]. Ces caisses furent réclamées dès la chute de l’Empire et retournèrent à Turin en octobre 1815[67]. L’intérêt d’une publication a été avancé pour la première fois par la Regia Deputazione di Storia Patria créée en 1833. Elle adresse le 26 février 1833 un rapport au souverain dans lequel elle souligne tout l’intérêt qu’il y aurait à éditer « l’historia delle Alpi marittime del Gioffredo e la Descrizione del Piemonte di Monsignor della Chiesa ». Le rapport indiquait la méthode à suivre pour cette édition et n’écartait pas la possibilité de retouches à partir d’une comparaison des textes existant aux archives[68]. La Regia Deputazione di Storia Patria réalisa l’opération en 1839. On a vu que la Corografia éditée était très différente du manuscrit autographe. On s’est servi d’une copie. C’est ce que précise Constanzo Gazzero dans l’introduction de l’ouvrage[69] : « Alla Storia si é fatta precedere la Corografia delle Alpi marittime, lavoro dell’Autore medesimo, tolto da un esemplare che venne esso pure ne’R. Archivi unitamente ai volumi della storia. Questo, non e autografo, e si crede copi fatta dall’Abbate Giovanni Francesco Adrecho nipote e erede dell’ Autore, nella quale aggiunse alcune poche cose in fine, che si sono da noi traslasciate, ed in mezzo alcuni interpolazioni, fatte pur scomparire ». Paola Sereno soulève sur ce point une série de questions : elle explique, à juste titre, que la copie apocryphe ne faisait pas partie de l’achat de 1773. Quant à son attribution à Adrech elle est à son avis pour le moins fantaisiste. Ce texte serait une construction réalisée de toutes pièces au début du XIXe siècle à des fins politiques : un anonyme auteur, auquel Paola Serena trouve une grande habileté à imiter le style de Gioffredo, aurait pu bénéficier des cahiers et du Repertorium de façon à enrichir et compléter l’original. Paola Sereno note ainsi une différence d’approche dans la description des limites, particulièrement occidentales. Certaines modifications reflèteraient des choix politiques liés aux ambitions territoriales de la maison de Savoie en Provence et en Ligurie.
Dans cette optique la Corografia serait donc un document politique plus qu’un traité scientifique conclut Paola Serena. On peut ainsi penser, selon elle, que l’œuvre a mûri dans les milieux turinois de l’époque. L’ouvrage réinterprète dans l’optique de la culture nationaliste du Risorgimento un problème de régionalisation.[70]La biographie de Vernazza[71], remaniée à l’époque de la Restauration, semble conforter l’image d’un Gioffredo patriote, lorsqu’il insiste sur l’aspect « patriottico » de toute l’œuvre de Gioffredo[72]. On fera deux objections à cette thèse. En premier lieu la copie en question ne correspond pas à la description de Gazzero : elle n’est effectivement pas de la main d’Adrech et il n’y a aucune mention à la fin ; en outre il manque le denier chapitre (XIII). En second lieu elle ressemble considérablement à l’exemplaire de la Bibliothèque du Chevalier de Cessole de Nice qui est de la fin du XVIIe siècle, donc contemporaine de Gioffredo. Le manuscrit « Adrech » conduit donc à écarter l’hypothèse d’une élaboration tardive de l’œuvre et réhabilite complètement l’explication de Gazzera. Il y a bien deux rédactions, la première étant l’ébauche de la seconde, ou si on préfère la seconde étant plus développée que la première. C’est ce qui justifie qu’on ait choisi la deuxième pour l’édition. Reste à savoir, de façon précise, à partir de quelle source. Cette copie devrait présenter les caractéristiques suivantes : copie type « Adrech » mais avec les trois premiers chapitres et seulement treize chapitres en deuxième partie, et non 28 plus les inscriptions. On comprendrait mal que les éditeurs aient eu entre les mains un tel document et que Gazzera ait qualifié les quinze derniers chapitres de « alcune poche cose in fine » !
Tentons une reconstitution en forme d’hypothèse de recherche : Gioffredo de retour à Nice reprend la rédaction de la Storia et de la Corografia. Il trouve cette dernière incomplète et dépassée sur plusieurs points. Il élabore un nouveau plan et se met au travail avec l’aide de son neveu. Celui-ci poursuit l’ouvrage après la mort de son oncle en 1692. Mais, soit que la description des diocèses ne s’accommode pas exactement des contraintes spatiales définies dans les premiers chapitres, soit qu’il trouve le passage scientifiquement insuffisant, il le déchire pensant reprendre cela plus tard. Mais entre-temps une ou plusieurs copies allant jusqu’au chapitre XIII ont été réalisées. C’est ce type de document qu’il faudrait retrouver. Les recherches futures nous en apprendront davantage.
Leçons du passé pour éclairer l’avenir
La Storia accompagnée de la Corografia parut donc en 1839. L’œuvre commençait une nouvelle vie. On remarquera combien cette édition était tardive. Elle intervenait à une époque où les frontières s’étaient durcies. Les approches subtiles et nuancées de Gioffredo qui avait défini un espace totalement transfrontalier ne pouvaient plus être comprises par le public. Comment un contemporain de Charles-Albert pouvait-il entrer pleinement dans une œuvre écrite à l’époque de Victor Amédée II ? La remarque vaut d’ailleurs plus encore pour la Corografia que pour la Storia. Cet espace Alpes maritimes relevait, au moment où triomphe la notion de frontières naturelles, de la plus pure spéculation. Les analyses géographiques étaient actuelles à la fin du XVIIe siècle. En 1839 elles ne présentaient plus qu’un intérêt historique.
Tout eût été différent si l’édition avait été réalisée dès le XVIIIe siècle. La connaissance de l’histoire de Nice et de son espace régional en eût été bouleversée. L’œuvre servirait encore aujourd’hui de matrice régionale à l’image du rôle fondateur joué par les grandes histoires régionales comme celle de Bouche pour la Provence ou de Dom Devic et Dom Vaissette pour le Languedoc, de Guichenon pour la Savoie ou de Nicolas Chorier pour le Dauphiné.
A l’inverse l’histoire de Nice telle que l’écrivent les historiens du XIXe siècle a une dimension strictement locale, provinciale, limitée au Comté de Nice. Aucun auteur ne perçut cette dimension régionale. Le texte lui-même poussait à cette orientation. Le très volumineux index (148 pages) que les éditeurs composent, tant pour la Corografia que la Storia, faisait la part belle à Nice. Ils précisaient d’ailleurs sans détour dans la préface que « la Storia tende a convergere nella sola città di Nizza Marittima, alla quale come a capitale e a centro si referiscono poscia tutte gli avenimenti che seguitarono»[73]. On comprend que l’édition n’ait pas fondamentalement modifié la situation. L’œuvre de Gioffredo ne fut guère utilisée que comme une simple histoire locale sans qu’on cherche à restaurer sa dimension régionale. Il y a donc deux façons de lire Gioffredo, celle de l’histoire locale, urbaine ou provinciale, et celle de l’histoire régionale. Henri Sappia[74], infatigable restaurateur de l’histoire de Nice au début du XXe siècle a souligné cette ambiguïté et remis la Storia à sa place, celle d’une histoire régionale. Gioffredo écrit en effet une autre histoire. Lucide et critique, Sappia considère même que Durante et ses successeurs se sont complètement trompés : ils « ont pensé suivre ses traces sans s’apercevoir que le but de notre grand historien était absolument différent de celui qu’ils se proposaient d’atteindre » [75]. L’autorité d’un pareil jugement aurait dû provoquer une réaction et orienter les historiens niçois vers une histoire régionale de Nice. La lecture de la seule Corografia eut suffi. Il est vrai qu’elle était écrite en langue italienne ! L’ouvrage n’a ainsi pas eu l’influence qu’il aurait dû avoir. Pour les auteurs et pour le public, l’Abbé est devenu le père d’une histoire de Nice, non pas d’une histoire de la cité capitale des Alpes maritimes mais capitale de son seul Comté. On ne compte plus les auteurs contemporains qui présentent Gioffredo sous cette approche réductionniste. Il est rarissime qu’on le présente d’une autre façon. Pouvait-il en être autrement ? Sappia lui-même, pourtant clairvoyant, n’aurait pu dans le contexte politique difficile des relations franco-italiennes du début du XXe siècle aborder des questions concernant des territoires italiens. La démarche aurait pu paraître trop italophile et fort peu patriotique.
Ces questions sont aujourd’hui d’un autre temps. On peut relire Gioffredo autrement. C’est à cela que nous invite la traduction réalisée par Hervé Barelli.
L’expression Alpes Maritimes ne correspond plus à une entité définie chez les géographes de la Renaissance explique Paola Sereno, « Per una storia della Corografia delle Alpi Marittime di Pietro Gioffredo », op. cit., p.43 et note 46. L’auteur voit dans l’œuvre de Gioffredo « un tentativo di ricodificazione della denominazione », p. 44.