Les scieries de la basse vallée du Var
Les scieries de la basse vallée du Var XVIIIe-XIXe siècles Pour citer : Michel Bottin, « Les scieries de la basse vallée du Var. XVIIIe- XIXe siècles », in Nice Historique. L’exploitation de la forêt dans le Comté de Nice, dir. Michel Bottin, 2019, pp. 54-81. A la différence d’autres régions forestières[1], les scieries de la province de Nice ont peu attiré l’attention des chercheurs[2]. Le contraste avec l’intérêt porté aux moulins à huile est frappant. Sans doute ceux-ci sont-ils beaucoup plus nombreux, de l’ordre de dix pour une. Et sans doute aussi les scieries ont-elles laissé moins de traces architecturales. Les scieries sont en effet des constructions plutôt basses, en bois, dans lesquelles la partie la plus importante, la chambre des mécanismes, est au-dessous du niveau du sol. On notera là encore la différence avec les moulins, constructions imposantes dans le paysage d’autrefois au point que le nissart nomme ces moulins « defici » -littéralement édifice- et celui qui le fait fonctionner « deficié ». Ainsi peut s’expliquer ce moindre intérêt pour les scieries L’étude qui suit porte sur les scieries de la basse vallée du Var, espace qu’on peut considérer comme privilégié pour une telle étude parce que c’est là qu’arrivent par flottage sur le Var et ses affluents des quantités considérables de bois destinés à la construction navale et à l’industrie du bâtiment. La première difficulté rencontrée a été d’identifier ces scieries. Toutes, ou presque, ont disparu sans laisser de traces visibles. A cela s’ajoute le repérage difficile des canaux de conduite des bois -les « béalières » - et de l’eau nécessaire au fonctionnement des scieries. On notera que cette question est plus secondaire dans le cas des moulins qui ont besoin de peu d’énergie pour faire tourner leurs meules. Dans le cas des scieries le débit peut dépasser le mètre cube seconde. Ces « béalières », elles aussi, ont peu laissé de traces en raison des multiples aménagements liés aux endiguements et à l’urbanisation de cette zone. Le secours des cartes anciennes a été extrêmement utile. Il a en outre été facilité par une richesse cartographique due à la situation de zone frontière de cette partie de la vallée du Var. Grâce à cela il est possible de suivre les évolutions sur les XVIIIe et XIXe siècles. Les références de ces cartes sont indiquées à la fin de la première partie de cette étude La deuxième difficulté rencontrée porte sur les aspects techniques. C’est particulièrement le cas du sciage ; mais c’est aussi le cas des pratiques d’approvisionnement en bois de flottage destinés à être sciés. C’est cette phase du travail du bois qui est abordée dans la deuxième partie. Ces opérations préalables sont peu connues. Les sources administratives et judiciaires sont rares et fragmentées. Il a toutefois été possible d’éclairer ce second point au moyen des archives du fonds Astraudo. Dans ce fonds familial et commercial de 76 boîtes d’archives[3], six concernent directement le négoce des bois, de la coupe à la vente, et parmi elles deux peuvent servir à éclairer l’organisation du travail dans -et entre- les scieries de la basse vallée du Var. Ce fonds permet d’identifier les propriétaires des scieries et leur façon de travailler. Ces questions d’organisation sont donc abordées dans la deuxième partie de l’étude. Elles mettent en lumière tout un pan de l’activité des négociants en bois niçois à l’époque de la Restauration sarde. Il restera alors à apporter un éclairage sur les propriétaires de ces scieries par ailleurs marchands de bois. L’état de nos connaissances sur le commerce des bois à Nice au cours de la première moitié du XIXe siècle ne permet pas de larges conclusions. C’est pourquoi on s’en tiendra à une présentation généalogique de la famille Gautier, non pas comme un exemple parmi d’autres, mais parce qu’elle occupe dans la première moitié du XIXe siècle un rôle central dans la transformation et le commerce des bois dans le Comté de Nice. A la recherche des scieries de la basse vallée du Var XVIIIe-XIXe siècles Face aux difficultés de localisation et d’identification des scieries de la basse vallée du Var -et de leurs « béalières »- il a paru utile de faire d’abord le point au moyen de l’ancien cadastre, celui de1864-1867 pour les communes sardes rattachées à la France en 1860, celui de1835 pour les communes françaises. Cet examen donne le résultat suivant : pour les douze communes riveraines[4], le cadastre ne signale la présence que de huit scieries : en rive gauche, Levens, La Roquette-Saint-Martin (2), Aspremont, Nice (2) et en rive droite, Saint-Laurent-du-Var[5]. Ces scieries sont donc pour la plupart situées sur la rive gauche. Deux raisons l’expliquent. D’une part, cette rive, la rive niçoise, offre davantage de commodités ; elle a fait l’objet depuis le moyen âge d’une constante politique de protection des berges du Var ce qui a permis l’établissements de scieries mais surtout de canaux. D’autre part, c’est là que se trouvent les scieries qui approvisionnent Nice. La rive droite est beaucoup moins peuplée et beaucoup plus incommode. Le gros bras du fleuve coule, pour la période concernée du moins, le long de la berge droite sous Le Broc et surtout devant Saint-Laurent-du-Var. Enfin, il faut ajouter à ces considérations géographiques une donnée juridique. La basse vallée du Var fait frontière entre la France et les Etats de Savoie depuis 1388. Son tracé, plutôt complexe, a été rationalisé par le traité de Turin de 1760. La frontière entre les Etats sardes et la France est maintenant définie, sans aménagement ou exception[6], par le plus gros cours du fleuve jusqu’au confluent avec l’Estéron. La localisation des scieries est accompagnée d’un essai d’identification des propriétaires. Le fonds Astraudo a permis de compléter les autres sources mais l’approche reste partielle et très inégale selon les scieries. Elle permet toutefois de constater que les propriétaires sont, sauf un, les marchands de bois eux-mêmes. La scierie dite du « Ciaudan » On trouve au cadastre de Levens, section l’Alpassa[7], au bord du Var -aujourd’hui Plan-du-Var- une « scierie mécanique » au nom de Raymond Gotier (sic), Raymond Gautier qui a pendant longtemps été l’associé de Pie Astraudo puis de sa veuve Eugénie dans le commerce des bois[8]. Le lieu est encore à peu près inhabité. La scierie et son canal se trouvent au-dessous de la route impériale, sur l’emplacement qu’occupent aujourd’hui les Chemins de fer de Provence. Dans ses comptes la Veuve Astraudo le nomme « Vélovar » autre nom de ce quartier de Levens[9], mais très vite l’habitude est prise de parler des « scies du Ciaudan », le hameau d’Utelle situé un kilomètre en amont dans la vallée du Var. Il s’agit d’une installation récente et perfectionnée à six scies verticales qui prend son eau dans la Vésubie à son confluent avec le Var[10]. Le canal est court, environ 500 mètres mais le dénivelé est important. La scierie est construite dans le courant de l’année 1852. Les dépenses sont faites en commun entre Raymond Gautier et Eugénie Gautier Veuve Astraudo[11]. Un compte du 15 octobre 1853 fait apparaître un total de 12796 francs : briques, fers, vitrages, etc.[12]. Un autre compte regroupe les « boisages » -les menuiseries- fournis par Astraudo à partir de son entrepôt de Nice, 2562 francs, etc.[13]. La scierie est en état de fonctionner l’année suivante pour scier les bois provenant de la forêt de Thierry[14]. On ignore les raisons qui ont pu pousser Raymond Gautier et Eugénie Astraudo à faire un tel investissement à cet endroit. Peut-être la possibilité de disposer d’une bonne prise d’eau ? Peut-être aussi l’opportunité de s’établir sur un site déjà partiellement aménagé. Frédéric Maurandi dans les Annales de Levens[15] fait état d’un incendie qui a totalement détruit une scierie à Plan-du-Var vers 1850. Dans cette hypothèse Gautier aurait pris la suite deux ans après. Quoi qu’il en soit, il faut bien convenir que le lieu est difficile d’accès. Au moment de l’achat, la route n’est carrossable à partir de Nice que jusqu’aux Combes. Il faut ensuite emprunter un chemin muletier[16]. Cette situation perdurera jusqu’à la fin de l’endiguement de la rive gauche et à l’aménagement en 1869 d’une voie carrossable sur le sommet de la digue. Cette difficulté d’accès explique que le transport des planches, chevrons, liteaux et autres produits de menuiserie -les « boisages »- soit fait par radeaux -par « radelage »-[17]. Les archives Astraudo permettent d’en suivre l’activité jusqu’en 1859. On notera cet incendie survenu le 12 septembre 1854[18]. Une scie fut détruite mais les autres scies fonctionnent encore à cette date[19] et l’activité s’est poursuivie[20]. Il est difficile de préciser jusqu’à quand cette scierie a fonctionné. Mais, il faut le rappeler, elle est cadastrée en 1867. Quoiqu’il en soit cette exploitation ne peut aller au-delà des années 1880, époque où toute la zone se trouvant au-dessous de la route est aménagée par la société ferroviaire du Sud France. On n’en trouve aujourd’hui plus aucune trace, tant du canal que des bâtiments. Les scieries de Saint-Martin L’élargissement du lit du fleuve et la présence d’un village, donc de main d’œuvre, éclairent la place de Saint-Martin dans les activités de transport et de transformation des bois. C’est là où s’opère, pour une partie des « factures[21] » du moins, le tri des bois et la mise en radeaux. Cette situation a favorisé l’établissement de plusieurs scieries. Mais la raison est avant tout juridique, féodale plus précisément. Elle est la conséquence de l’achat par la commune de La Roquette-Saint-Martin au seigneur Jean Lascaris en 1526 de plusieurs droits féodaux, dont le droit de prise d’eau sur le fleuve. Maîtresse de ce droit, la commune a autorisé deux autres exploitations en plus de la scierie déjà existante. Celle-ci se trouvait à l’entrée du village de Saint-Martin, aujourd’hui quartier des Moulins. L’eau nécessaire à son fonctionnement était prise en amont, au quartier du Rasclaou. Là, un éperon rocheux renvoyait le « Gros Var » vers la rive droite et permettait d’aménager une prise d’eau à l’abri des crues. Après la scierie, le canal desservait les moulins de Saint-Martin[22] et poursuivait son écoulement en pied de colline avec assez de puissance pour actionner des moulins mais pas une autre scierie. Pour construire d’autres scieries il fallait donc aménager une autre « béalière ». C’est ce que la commune décida de faire au début du XVIIe siècle en autorisant un nommé Urbain Brochier[23] de Nice à construire une scierie et une « béalière » reliant directement une deuxième prise d’eau, à partir du Rasclaou également, au quartier Saint-Joseph. L’aménagement était d’autant plus intéressant pour la commune qu’il formait une digue protégeant plusieurs hectares de terrains alluvionnés. Cette scierie de Saint-Joseph parviendra à Isoard Pencheniat[24], lequel obtiendra par la suite le droit de construire une autre scierie à Récastron, quelques centaines de mètres en amont[25]. Il y a à donc à Saint-Martin à la fin du XVIIe siècle trois scieries. Une est toujours la propriété de Penchienat, les deux autres sont au comte de Sigale Annibal Léa[26]. Ces scieries seront par la suite vendues à Honoré Ribotti, puis passeront à son héritier le médecin Gioanni Ribotti[27], puis à Marie Josèphe fille du comte Etienne Maurice Ribotti épouse du comte Cais de Pierlas[28]. La carte Cantu-Durieu de1759[29] signale que deux scieries appartiennent à Ribotti et celle de Récastron au sieur Thomatis. Ces installations ont été en partie détruites par les crues du Var dans les années 1740[30]. Les ingénieurs topographes du roi de Sardaigne Cantu et Durieu chargés en 1759 de préparer la carte devant servir à la révision de la frontière franco-sarde exposent les raisons de de ces événements dans les notes accompagnant la carte. La première est le détournement du « Gros Var » vers Saint-Martin causé par l’accumulation de bois au-dessous du Broc. Cette pratique était récente et directement liée à l’accroissement des besoins de l’Arsenal de Toulon. La seconde raison est liée aux ouvertures pratiquées dans le canal par les propriétaires des scieries eux-mêmes pour faciliter un accès direct des bois de flottage[31]. Les scieries furent rachetées par la suite, avec l’ensemble des droits féodaux, par le nouveau seigneur du lieu, Joseph Vincent Lascaris[32], qui en remit en fonction au moins deux. Elles furent revendues à des particuliers. L’administration fait mention en 1827 de deux scieries, l’une appartenant à Horace Gautier, l’autre à Pierre Basso[33]. Quelques années plus tard l’une des deux, celle de Saint-Joseph, est vendue à Romain Grandis, important négociant en bois dans la vallée de la Roya où son père Sébastien possédait deux scieries, à Tende et à La Brigue. La présence de Grandis remonte au moins en 1849[34] ; il est à cette époque en conflit avec l’adjudicataire de l’endiguement à propos de sa prise d’eau sur le Var[35]. On voit aussi un de ses ouvriers effectuer des réparations sur les scies de Gautier à Plan-du-Var[36]. Mais les traces de son activité sont plutôt minces. Les archives Astraudo, qui mentionnent fréquemment les autres propriétaires de scieries, n’apportent rien sur la question. Le doute est même renforcé par le résultat d’une enquête de 1861 sur les activités dépendant de la force motrice de l’eau ; ce n’est pas Grandis qui qui est mentionné mais Jean-Baptiste Toesca[37]. C’est même celui-ci qui, faute de raccordement au Var après la construction de la nouvelle digue, prendra l’initiative de creuser un canal de cent mètres dans cette digue. Et c’est lui qui sera condamné par le Conseil de préfecture de Nice[38]. Le cadastre de 1867 permet toutefois de préciser la situation de Grandis ; il est bien propriétaire d’une scierie au quartier Saint-Joseph. Le 13 février 1877 il la vend à Honoré Pastoret et Honoré Baudoin et ceux-ci la revendent le 5 mai 1891 à Louis Scoffier, négociant en bois avenue Villermont à Nice. Cette scierie a été considérablement modernisée dans les années 1920, en particulier par l’installation de deux turbines, dont une de 32 chevaux fonctionnant avec une chute d’eau de plus de quatre mètres et un débit de plus d’un mètre cube seconde[39] ; elle a fonctionné à la force de l’eau presque jusqu’à sa destruction par un incendie au milieu des années 1960. Une deuxième scierie est mentionnée[40] au quartier des Moulins à proximité du village ; elle appartient à Martin Missonier[41] et fait partie d’une sorte de zone industrielle comprenant un moulin à huile, un moulin à farine et des fours à plâtre. Le Tableau des moulins de l’arrondissement de Nice établi en 1861[42] précise que son eau provient « du cours d’eau Rocabey et de l’usine Roubaud »[43], c’est à dire du vallon de l’Abeï qui fait fonctionner en amont, juste au-dessous de La Roquette, les moulins de Pierre Antoine Roubaud. On ne parle pas de prise sur le Var. Enfin, on remarquera que c’est sur le site de l’ancienne prise d’eau du Rasclaou que s’est installée en 1940 la scierie Rubini[44] devenue Baggiarini. Mais le progrès était passé par là, elle ne fonctionnait pas à la force de l’eau. L’entreprise a employé jusqu’à 30 personnes et a cessé son activité en 1988[45]. La scierie de Castagniers Le nom du lieu, Castagniers-les-Moulins, invite à d’abord présenter les moulins. Il s’agit des moulins d’Aspremont dont fait partie Castagniers -avec Colomars- jusqu’à la séparation communale de 1874. Mais l’imposante scierie Spinelli en bordure de la RM 06202 conduit à s’interroger sur la présence ancienne d’une scierie. Le doute est permis car les cartes du XVIIIe siècle signalent les moulins mais pas la scierie. Le cadastre de 1865[46] permet de préciser. On trouve effectivement au bord du Var sur la rive droite du « vallon de la Baumette », une sorte de zone d’activités liées à ce canal ; l’état de section de 1866 permet d’en dresser la liste, numéros 13 à 26 : un moulin à huile, un autre à farine, un martinet de forge et une scierie. Le propriétaire est Romain Grandis. Cette scierie est la seule du territoire de la commune d’Aspremont. Elle prend son eau à partir du canal de fuite de la scierie de Saint-Joseph, environ trois kilomètres en amont[47] Il s’agit de biens et activités autrefois inféodés, mais non démembrés comme c’est le cas à Saint-Martin. Ceux-ci passent à la commune d’Aspremont à l’époque de la Révolution puis sont cédés à des particuliers. Grandis les a rachetés dans les années 1830. Il a probablement voulu relancer une activité interrompue ou déclinante. Un rapport précise en 1842 « que le sieur Grandis a construit depuis trois ans environ un martinet pour battre le fer qu’il a mis en mouvement avec les eaux dérivées du fleuve Var au moyen d’un canal […], qu’il a construit en outre depuis quatre ou cinq ans environ deux grandes scies à eau […], qu’il utilise les mêmes eaux dérivées du Var pour arroser la propriété qu’il possède au quartier des Moulins sans être muni d’une concession »[48]. Ceci explique que Grandis fasse la demande en octobre 1843 d’aménagement d’une prise d’eau[49]. Mais une expertise demandée par la commune d’Aspremont en 1847 pour évaluer la qualité des « usines » du lieu montre les difficultés de Grandis : sur les trois marteaux du martinet un seul est en état de fonctionnement et, pour ce qui nous intéresse ici, la scierie est « in deperimento » et « di pocco reddita » [50]. Ainsi à Castagniers comme à Saint-Martin, il apparaît que Grandis ne dispose pas au milieu du XIXe siècle de grandes capacités de sciage. Les scieries dites de « Saint-Isidore » L’appellation « Saint-Isidore » est trompeuse car ni les cartes anciennes ni le cadastre ne font état de telles installations à Saint-Isidore même. On trouve par contre dans le cadastre de 1867[51], environ un kilomètre en amont, à Lingostière, plusieurs grands bâtiments sur la rive droite du vallon dit « des Serres » -c’est-à-dire des scieries- en amont du vallon de Saint-Isidore. Il serait donc plus exact de parler des scieries de Lingostière. L’ensemble est en 1867 protégé par l’endiguement de la rive gauche du Var. La matrice cadastrale indique que ces scieries sont la propriété de la société « Donaudi et Gauthier Jean Baptiste la Veuve »[52]. Elles sont desservies par le « canal des scieries » qui prend son eau en amont au quartier Saint-Sauveur dit aussi des Combes ; à cette époque celui-ci est directement raccordé au Var par une prise d’eau passant sous la nouvelle digue. Il s’agit d’un ensemble de scieries qui s’est développé au XVIIIe siècle ainsi qu’en témoigne cette inondation consécutive au blocage des bois dans le canal de conduite au mois de novembre 1791. L’enquête avait fait apparaître que ce canal était dimensionné pour deux scieries, mais que le propriétaire Carlo Ordan[53], en avait construit trois autres sans l’élargir[54]. L’activité du lieu s’est développée pendant toute la première moitié du XIXe siècle. Le géographe Elisée Reclus précise en 1864 qu’il s’agit des « scieries les plus importantes des bords du fleuve ». La description qu’il fait de la prise d’eau permet de souligner l’importance des aménagements : celle-ci passe par « une petite gorge » qui « communique avec le Var par un canal coupé en souterrain dans un conglomérat encore solide. Un rebord a été aménagé dans le tunnel pour servir de sentier aux ouvriers de l’usine. L’entrée de ce souterrain est défendue par une grande porte qui doit résister pendant les crues à la pression des eaux du Var. C’est un spectacle curieux que de voir les troncs d’arbres poussés par le courant s’engouffrer dans l’ouverture »[55]. Les cartes anciennes signalent ces scieries. La carte 1760[56] représente bien la « scie Ordan » au bord du « Vallon de l’Angostière ». La « béalières de la scie Ordan » longe le chemin public et prend son eau à la chapelle Saint-Sauveur, quartier des Combes, « embouchure de la béalière Ordan ». Le bois de protection contre les crues du Var s’appelle « Bois d’Ordan ». La carte 1775[57] confirme. Le quartier porte le nom de « Quartier de la scie Ordan ». Le vallon celui « de la scie Ordan ». A mi-distance entre la scie Ordan et l’embouchure du canal, ces cartes signalent une scierie, la « scie de Manda » en bas du vallon de « Sachier ». Les sources du début du XIXe siècle n’en font plus état. La carte 1823, dans sa partie Saint-Laurent,[58] est accompagnée d’une table qui permet de bien distinguer les « scies supérieures » (Lingostière) et les « scies inférieures » (Les Moulins ou Pont du Var) ainsi que les deux canaux de desserte : d’une part, au numéro 60 le « canal des Serres supérieures » et au numéro 57 les « moulins et scies des Serres supérieures » ; d’autre part, au numéro 37 le canal « des Serres inférieures » qui prend son eau en amont et la conduit vers « les « moulins et scies des Serres inférieures » indiqué par le numéro 12, c’est-à-dire aux scies du Pont du Var. La « béalière » des scies supérieures ne paraît pas vraiment reliée à celle des scies inférieures. Il en est de même avec le cadastre de 1872. Par contre les cartes 1760 et 1775 décrivent une continuité jusqu’à la mer si on ajoute le canal de fuite des scieries et moulins du Var[59]. Au début de la Restauration sarde ces scieries sont la propriété d’Horace Gautier[60], le frère ainé de Raymond [61] dont il a été question ci-dessus à propos de la scierie de Plan-du-Var. Horace Gautier décède en 1853 et lègue l’usufruit de sa succession et un tiers en propriété à sa fille Eugénie, veuve depuis 1840 de Jean Baptiste Donaudi, et deux tiers aux enfants de sa fille. Maurice Donaudi, le frère de Jean Baptiste, est exécuteur testamentaire et subrogé tuteur des enfants de son frère[62] d’où le nom de la société « Donaudi, Gauthier Jean Baptiste la Veuve ». Après 1853, les scieries, le commerce de bois et le patrimoine immobilier sont dirigés par Emilie et son fils aîné Félix, puis par celui-ci seul après la mort de sa mère en 1880. Ses affaires sont gravement touchées par le krach de l’Union générale survenu le 19 janvier 1882. Il est contraint de vendre le patrimoine immobilier, dont son fleuron l’Hôtel des Anglais[63]. Il est finalement déclaré en faillite en 1885[64]. Les scieries cesseront leurs activités. Le site sera alors occupé par la Société des glacières et entrepôts frigorifiques de Nice. Les scieries « du Pont du Var » Le lieu où sont installées les scieries » du Var » ou du « Pont du Var » est davantage connu comme étant celui des moulins à farine de la ville de Nice[65]. L’activité a d’ailleurs donné son nom au « quartier des Moulins ». Le cadastre de 1871 et la matrice cadastrale de 1872 vont dans ce sens. On n’y trouve aucune scierie, mais seulement des moulins, trois à huile et un à farine. Les propriétaires sont « Donaudy, Gauthier Jean Baptiste la Veuve »[66]. Il faut remonter plus haut pour trouver des traces de l’existence de scieries en ce lieu. Elles sont encore en fonctionnement en 1859. Il est question à cette date d’une scierie « du Bois du Var »[67]. Les cartes anciennes sont partagées. La carte 1745[68] ne précise rien. Par contre la carte 1760[69] signale les « moulins et scie du Var ». La carte 1774[70] mentionne le « Quartier des moulins du Var », mais pas les scies. Enfin, un plan très détaillé de la deuxième partie du XVIIIe siècle représentant l’espace entre Sainte-Hélène et l’embouchure du Var permet de trancher : au bord de la « strada reale della Provenza a Nizza » et de la « béalière » se trouve bien un ensemble de deux scieries et de trois moulins appartenant à Benedetto Boyero . En 1769 elles sont vendues par Onorato Boyero à Carlo Andrea Astraudo[71]. La carte de 1823[72] indique les moulins et scies des Serres inférieures au numéro 12. Ces scieries ont par la suite été revendues plusieurs fois. On les retrouve dans les années 1830 entre les mains du colonel Etienne Martin et du Baron Héraut. Elles sont prises à bail en 1831 pour le prix de 1200 francs par trimestre par Pie Astraudo et Raymond Gautier[73]. Le 3 avril 1834 elles sont vendues aux deux locataires pour le prix de 18000 francs, 6000 pour Astraudo et 12000 pour Gautier. La vente était prévue pour être faite à crédit à 5%. Astraudo, plus précisément sa veuve Eugénie, décidera de verser le capital en 1849 et Gautier suivra l’année suivante. L’acte accompagnant le versement du capital précisait ainsi la localisation des scies : « Due seghe, fabbbrica, baraca, terre site nella regione delle Sagne del Var territorio di questa citta » [74]. Ces scieries seront par la suite vendues à Donaudy et suivront le cours des affaires présentées plus haut. Les scieries de Saint-Laurent Hormis à Saint-Laurent, on ne trouve aucune scierie en rive droite[75]. De La Gaude en passant par Saint-Jeannet, Gattières, Carros, Le Broc et jusqu’à Dosfraires on ne trouve pas de tel équipement. L’examen des cartes anciennes confirme cette situation. En ce qui concerne Saint-Laurent l’examen des cartes du XVIIIe siècle[76] ne permet pas d’attester la présence d’une scierie. On n’y indique que les moulins, proches du village, alimentés par une « béalière » qui prend son eau un peu en aval de la chapelle Sainte-Pétronille, à la Tour du Puget des Dames précise la carte 1774[77]. On trouve par contre dans le cadastre de 1835 au quartier des Pugets[78] « un sol de moulin à huile et scie à eau » à côté d’un moulin à huile en état de fonctionnement. L’ensemble est desservi par un « beal » et entouré d’un vaste domaine. Le tout appartient à Louis Partouneaux « général à Avignon »[79]. Sa « béalière » est indiquée. On peut la suivre dans les tableaux d’assemblage des communes de Saint-Laurent puis de La Gaude jusqu’ au-dessous du château du même nom[80]. Sa longueur est de sept kilomètres pour un dénivelé d’une vingtaine de mètres, hauteur suffisante pour éviter de devoir implanter les moulins et la scierie top bas et trop près de la berge, puisqu’à cet endroit le Gros Var coule au ras des terrains et de l’habitat. Ajoutons enfin qu’elle se trouve en face de la prise d’eau du canal des scies supérieures conduisant aux scies de Lingostière. La scierie n’est toutefois pas à cette époque en état de fonctionner. L’état de section cadastral dressé en 1835 ne mentionne d’ailleurs aucune scierie dans ses récapitulatifs. Mais à cette époque le général est décédé et sa famille a déjà engagé des démarches pour remettre la scierie en activité. Une ordonnance royale du 21 août 1835 autorise la Veuve Partouneaux et ses deux fils à mettre la scierie en activité[81] ce qui fut fait avec succès puisque dans les années qui suivent on fait état de plusieurs scieries « au Pugeton »[82]ainsi que Astraudo et Gautier nomment ce lieu. Ce domaine du Puget est vendu dans les années qui suivent à un certain Blachier qui le revend en 1862 aux sieurs Raynaud et Astier. Il y a à cette époque sur le domaine du Puget plusieurs moulins et trois scieries[83]. Parallèlement aux transformations du Puget, il faut noter les démarches faites à partir de 1853 par Charles Toesca[84], prêtre à Nice[85], issu d’une famille de marchands de bois de la vallée de la Roya et propriétaire à Saint-Laurent, pour obtenir le droit de dériver le Var afin de faire fonctionner plusieurs moulins et scieries sur une propriété proche du village de Saint-Laurent[86]. Cette opération nécessite la construction d’une solide protection. Cette « digue Toesca » sera réalisée dans les années qui suivent et constitue le premier élément de l’endiguement de la rive droite du Var[87]. En 1869 « la défense de Saint-Laurent et des usines Toesca est achevée sur toute sa longueur à moitié de hauteur »[88]. Cette initiative est à l’origine d’un ensemble industriel de plusieurs moulins et de deux scieries[89]. Elle marque le renforcement dans la vallée du Var des positions des Toesca. Il semble que ces scieries ne soient pas en état de fonctionner avant 1860 en raison des problèmes liés à la construction de la digue. Mais le doute est permis. Leur fonctionnement est certain au début des années 1860[90]. Ce développement rapide et important des scieries laurentines a attiré l’attention d’Elisée Reclus. Celui-ci, après avoir vanté les vins muscats de Saint-Laurent, signale en 1864 dans Les villes d’hiver de la Méditerranée, parmi les particularités du lieu, que d’« importantes scieries débitent en planches des tronc d’arbres flottants que leur amènent les eaux du fleuve »[91]. Annexe : Les références d’archives des cartes utilisées ci-dessus Ces cartes, à l’exception des cartes 1678 et 1759, sont directement accessibles à l’adresse suivante http://www.michel-bottin.com/article.php?article=455&page=1 Ou bien : » Michel Bottin, les cartes de la basse vallée du Var. L’Ecovallée… » Carte 1678 : Tipo del Fiume Varo dal vallone di S. Biaggio al ponte di Baussone con tutte le sue giuste misure, par l’ingénieur Guibert, 20 juillet 1678, Archives départementales des Alpes-Maritimes, Città e Contado, Fiume Varo, mazzo 1, dossier 30. Carte 1745 : Carte du cours du Var pendant cinq lieues depuis Bonçon jusqu’à la mer. Bibliothèque nationale de France, département Arsenal, Ms-6446 (324). Carte militaire française datant de la guerre de Succession d’Autriche, vers 1745. La fiche du document le date de 1787 mais plusieurs éléments (dont le tracé de la frontière de 1760) font pencher pour une date bien antérieure. Carte 1759 : Plan topographique du cours du Var entre Bonson et la mer, par les ingénieurs topographes du roi de Sardaigne Cantu et Durieu, 1759, Arch. dép. des A-M, 03 FS 00586. Avec notes. Carte 1760 : Partie du cours du Var depuis son confluent avec la Vesubia jusques à son embouchure dans la Méditerranée … « con un piccolo piano del Borgo di Gattiera; originale dell'Ing. Durieu, sulla scala di 1/9360 ; senza data ». « Sotto l'indicazione della scala è scritto: "Originale dal Sig.r Durieu". Vers 1760 (la carte originale de Cantu et Durieu est de 1759). Archivio di Stato di Torino > Carte topografiche e disegni > Carte topografiche per A e per B > Varo. Mazzo 2. (Sans les notes) Carte 1775 : Carte d'une partie du cours du Var depuis son embouchure dans la mer jusqu' à la hauteur de la Chapelle de Saint-Sauveur et celle de Saint-Etienne, levée sur le local en conséquence des ordres de leurs Majestés les Roys de Sardaigne et de France en 1774, par je soussigné en contradictoire de Monsieur de Silvy, Capitaine au Corps du Génie, le tout sous les ordres et directions de Monsieur le Comte de Robilant, Quartier-Maitre General et Brigadier des Armées de S.M. Sarde, et de Monsieur de Caux, Brigadier des Armées de S.M.T.C. et Directeur des Fortifications des plans de la haute Provence. Turin le 7 Juillet 1753 ».Archivio di Stato di Torino > Carte topografiche e disegni > Carte topografiche per A e per B > Varo. Mazzo 1. Carte 1823, partie de Saint-Martin : Frontière Gallo-Niçarde. Planchette de Saint Martin du Var. Plan minute levé à l'échelle de 1/14400 en février 1823. Faisant partie de la feuille XXVIII de la Carte générale de la Frontière Sardo-Française. Archivio di Stato di Torino > Carte topografiche e disegni > Ufficio topografico stato maggiore > Confini con la Francia. Mazzo 74. Avec table des lieux. Carte 1823, partie de Colomars : Frontière Gallo-Niçarde. Bas-Var. Planchette de Colmas (Colomars). Feuille minute levée sur le terrain à l'échelle de 1/14400 en janvier et février 1823, faisant partie des feuilles XXVIII et XXIX de la Carte générale de la frontière Sardo-Française ». Archivio di Stato di Torino > Carte topografiche e disegni > Ufficio topografico stato maggiore > Confini con la Francia. Mazzo 75. Avec table des lieux. Carte 1823, partie de Saint-Laurent : Frontière Gallo-Niçarde. Planchette de Saint Martin du Var ». « Plan minute levé à l'échelle de 1/14400 en février 1823. Faisant partie de la feuille XXVIII de la Carte générale de la Frontière Sardo-Française ». Archivio di Stato di Torino > Carte topografiche e disegni > Ufficio topografico stato maggiore > Confini con la Francia. Mazzo 74. Avec table des lieux. La gestion de l’approvisionnement des scieries des années 1830 à l’Annexion L’identification des scieries, et de leurs « béalières », de la basse vallée du Var était un préalable indispensable pour pouvoir aborder les questions relatives à l’organisation du sciage. Les archives Astraudo offrent des renseignements très concrets sur ces questions, en particulier sur la fin du flottage et la mise en place du sciage à l’époque sarde, c’est-à-dire à une époque de très forte activité. Et surtout elles mettent en lumière les relations qu’entretiennent les marchands de bois entre eux. Quelques indications préliminaires sur l’état du commerce des bois à cette époque permettent de comprendre ce contexte relationnel. Cette période, particulièrement faste pour les négociants en bois du Comté, a été analysée par Léonide Guiot en 1875. Celui-ci met particulièrement en évidence la forte position des communes du haut-pays. Celles-ci, à peu près maîtresses des coupes, ont puisé dans cette pratique des revenus parfois considérables au moyen desquels elles remboursaient leurs dettes ou, pour les plus prévoyantes, finançaient les équipements indispensables[92]. Ainsi, le prélèvement forestier, déjà considérable au XVIIIe siècle, aggravé pendant la Révolution sous l’effet d’un relâchement général des contraintes, s’est-il poursuivi. Ces dérives ne furent corrigées ni par l’Empire, ni par la Restauration². Le règlement du 15 octobre 1822 fut appliqué avec beaucoup de tolérance par un gouvernement qui cherchait plus « à satisfaire les communes qu’à bien les administrer »[93]. Le déboisement a continué. On a pu constater que de 1845 à 1859, on a coupé une moyenne annuelle de 38442 arbres de haute futaie[94]. Mais l’offre communale par « grandes coupes » ne dépendait pas seulement des besoins financiers communaux ; elle répondait aussi à un besoin, celui de l’urbanisation. La population de Nice double en effet au cours de la période 1814-1860, passant de 25000 à presque 50000 habitants. Ainsi l’effet conjoint de la liberté communale et de la croissance de Nice ont-ils favorisé les négociants les plus puissants, seuls capables de financer les achats. Moins de dix négociants dominent le marché. Une note établie en 1827 pour les besoins du ministère de la Guerre dresse la liste des plus capables de faire face à d’importantes commandes. Deux exercent leur activité dans la vallée de la Roya, Sébastien Grandis et Duffour, quatre dans le bassin du Var, Horace Gautier, Etienne Martin, Raymond Gautier et Pietro Basso[95]. Trente ans plus tard, en 1857, l’Annuaire de la division administrative de Nice présente une liste de huit « négociants en bois » pour la Ligurie occidentale[96] . Parmi eux cinq ont leurs activités dans le bassin du Var : la veuve Pio Astraudo, les frères Donaudy[97], Romain Grandis, Raymond Gautier et la Veuve Toesca et fils. Quinze ans après le Rattachement, Léonide Guiot jugeait ainsi cette situation : « Le commerce des bois, représenté par un petit nombre de maisons riches et influentes, formait une sorte de féodalité qui ne livrait ses capitaux qu’en se réservant une large part de bénéfices et de liberté d’action »[98]. Le propos de Guiot est sévère. Et sans doute faut-il tempérer ce jugement en soulignant la qualité de l’encadrement des adjudications mis en place avant la Révolution[99] et repris à la Restauration. Sans parler de malversations, il en restera au moins un vague soupçon de concertation. Mais l’organisation du sciage éclaire différemment cette question. Si la concertation est critiquable en matière d’adjudications, elle paraît utile sinon indispensable en matière d’organisation du sciage. Elle présente l’intérêt d’assurer une meilleure gestion des aléas du flottage dans sa phase terminale et de préparer le sciage avec davantage d’efficacité. Ainsi les scieries de la basse vallée du Var n’apparaissent pas dans les archives Astraudo comme des unités isolées mais comme un réseau. C’est un premier apport de cette source. Les prévisions des marchands sont toutefois souvent mises à mal. C’est le deuxième apport de ces archives, des cartons 126 J 33 et 35 pour être précis : la fin du flottage est souvent difficile et l’accès direct des billots dans les « béalières » paraît être un exercice bien délicat. Le désordre paraît souvent l’emporter ! Enfin, et c’est un troisième apport de ces archives, elles nous font pénétrer dans l’association de deux des principaux marchands de bois de la province, Raymond Gautier et Pie Astraudo. La société Gautier et Astraudo Raymond Gautier et Pie Astraudo sont à l’époque des « grandes coupes » des personnages clé de l’activité forestière niçoise. Ce milieu nous est à peu près inconnu mais grâce aux archives Astraudo il est possible d’entrer dans leur intimité commerciale … et familiale. Pie Astraudo est né à Nice en 1803. Il est le fils d’Alexandre, boulanger, et de Ruffine Matheudi. On le trouve dès les années 1827-28 engagé dans plusieurs opérations forestières[100]. Il noue une relation commerciale avec Raymond Gautier au début des années 1830. Celui-ci est à cette époque un des plus importants marchands de bois de la province. Leur première action commune est, on l’a vu, la location des scies du Pont du Var en 1831. Cette relation se renforce avec le mariage de Pie Astraudo et d’Eugénie Gautier, fille de Joseph Octave, marchand de bois, et nièce de Raymond, le 29 octobre 1834[101]. C’est à cette époque qu’il se lance avec succès dans la fabrication de verreries en association avec Auguste Queilard. Il rachètera ses parts quelques années après[102]. Il poursuit parallèlement ses activités de marchand de bois. Il est aussi un acteur important de l’urbanisation du quartier du port de Nice. Le Palais Astraudo qui jouxte l’église du port en est une réalisation emblématique. Il témoigne de son goût architectural et semble porter la marque de sa confiance dans l’avenir du lieu. Les archives étudiées font apparaître une grande complémentarité entre les deux associés au point qu’il est difficile de tracer une ligne de partage dans leurs fonctions, tant sur la conduite des « factures » -les entreprises de transport par flottage- que sur la gestion des scieries. Les dépenses sont indifféremment faites par l’un ou l’autre en fonction des commodités et des disponibilités. Au-delà de la confiance mutuelle que laissent apparaitre ces notes de dépenses il serait utile d’éclairer leurs relations juridiques avec plus de précisions. Faute de pouvoir le faire au moyen des sources disponibles on considèrera simplement que leurs opérations ne reposent pas sur une société en nom collectif stable et couvrant toutes les opérations mais d’associations, de fait ou de droit, destinées à mener à bien une opération déterminée, comme l’exploitation d’une coupe de bois ou la construction d’une scierie[103]. Le décès précoce de Pie Astraudo le 21 avril 1847 à l’âge de 44 ans ne bouleverse pas la situation. Il est vrai que Pie avait tout prévu. Dans son testament du 18 avril[104] il lègue à son épouse « l’absolue direction et l’entière disposition » de son « commerce de bois, verres et autres objets ainsi que de [ses ] biens, meubles et créances avec faculté pour elle de continuer le même commerce toujours sous le nom de Pie Astraudo ou bien de liquider le même commerce si elle l’estimera préférable, l’autorisant à passer tout acte, à vendre et acquérir toute sortes de marchandises objets et créances sans que personne ne puisse l’inquiéter ni lui demander de rendre des comptes, l’autorisant en outre à toute vente de terrains bâtis et autres parmi ceux [qu’il] possède contigus à [sa ] résidence actuelle et à celle [qu’il est ] en train de construire à l’ouest de l’église du port[105], ainsi qu’à la cession dans ce quartier desdits terrains et constructions existantes qui doivent faire place aux rues portées sur le plan régulateur de la zone du port Limpia », etc. Le défunt laissait deux enfants mineurs Félix et Dominique. Eugénie Gautier, « Veuve Astraudo » ainsi qu’elle apparaît dans les papiers du commerce -le commerce de bois ainsi que la verrerie- prend la suite de son mari. Parmi les premiers actes de sa gestion il faut noter le paiement du prix de l’achat des scies du Pont du Var le 30 août 1849. On notera que l’acte est signé « nello scagno della ragion di negozio Pio Astraudo sito a pian terreno della casa Gautier posta sulla piazza di San Francesco »[106], dans le bureau de la maison de commerce Astraudo, au rez-de-chaussée de la maison Gautier place Saint-François. Dans les années qui suivent les notes de dépenses sont faites indifféremment au nom de « Pie Astraudo » ou de « Veuve Astraudo ». La continuité est réelle. Elle a probablement été renforcée par le maintien à son poste d’Auguste Louis Rocca, cheville ouvrière de l’entreprise et fortement encouragé à rester à son poste par les faveurs testamentaires accordées par Pie : 5000 lires payables dans dix ans[107]. Un troisième associé, Michel Gustavin[108], se joindra à Eugénie Astraudo et Raymond Gautier en 1853. L’organisation du sciage L’organisation du sciage est une phase mal connue de l’activité des négociants en bois. Elle est pourtant essentielle parce qu’elle marque la fin du flottage et la mise en place, dans les meilleures conditions possibles, des bois à scier. Cette organisation est complexe parce qu’elle doit permettre de gérer l’arrivée des coupes. Or les opérations de flottage sont difficiles à coordonner et marquées par de multiples aléas. Il faut donc prévoir, en utilisant toutes les ressources des scieries de la basse vallée. Il faut distinguer deux sortes de bois de flottage, les poutres et les cimes d’une part, les billots de deux à quatre mètres d’autre part ; les premières ne passent pas par la scierie ; les seconds sont destinés à être découpés en planches. Les poutres et cimes, qu’il s’agisse de bois de marine ou de construction, vont poursuivre leur route par voie maritime vers des destinations parfois lointaines, sous forme de radeaux tirés par des tartanes. Celles qui sont destinées à la construction locale seront transportées directement par charrettes à Nice[109] jusqu’à l’entrepôt d’Astraudo situé sur le port, à l’endroit qui sera creusé à la fin du siècle pour réaliser le bassin Lympia. Plusieurs notes de dépenses faites par Astraudo ou Gautier mentionnent cette pratique : Granier, charretier, transporte 294 poutres et cimes venant du Var à Nice[110] ; Maiffret et Granier, 7 poutres et cimes « du Var à Nice » ; Maiffret, 38 poutres « du Var à Nice »[111], etc. Avant leur transport, les pièces de bois sont entreposées à proximité de la route qui conduit à Nice. Gustavin, par exemple, y stocke 566 cimes et poutres qui ont été transportées « du gravier du Var dans le bois »[112], c’est-à-dire dans le bois de défense contre les crues qui borde la rive gauche du Var. En ce qui concerne les billots destinés à être débités en planches dans les scieries de la basse vallée on peut faire trois constatations. - Première constatation : les « factures » des associés Gautier et Astraudo ne sont pas seulement conduites vers leurs propres scieries, le « Ciaudan » ou le Pont du Var, mais aussi vers les scieries de Lingostière et de Saint-Laurent. Ainsi, une des « factures » de la forêt royale de Clans, dirigée par Louis et Joseph, père et fils Bottin, doit faire flotter ses bois « jusqu’aux scies de Saint Isidore »[113]. Une fois le travail terminé les entrepreneurs de la « facture » seront payés « pour la conduite de 1390 douzaines de billons qu’ils ont conduits aux scies de Saint-Isidore » à raison de 2 francs 90 la douzaine, soit 3945 francs[114].Cet exemple permet de souligner l’importance de ces flottages. Dans ce cas, il s’agit de 16000 pièces ; si la longueur des billots est de trois mètres, le volume dépasse les 1800 mètres cubes ! -Deuxième constatation : les propriétaires des bois utilisent toutes les possibilités de sciage de la basse vallée en fonction de leurs besoins. Pour cela ils « louent » des scies pour des durées déterminées. C’est en fonction de cela que les bois sont répartis. En voici quelques exemples : Astraudo paye pour pouvoir utiliser les scieries de Saint-Laurent 183 francs pour une scie pendant quatre mois et 271 francs, pour deux autres scies pendant deux mois et deux jours[118]. Le loyer total payé pour le « loyer » des scies de Partouneaux au Puget s’élève à 1053 francs pour la période 1853-1860[119] ; Astraudo lui-même, paye 500 francs de loyer à son associé pour les scies du Ciaudan : « loyer et mise en eau pour les scies du Ciaudan, année 1854, la moitié d’Astraudo 500 francs »[120]. Un compte récapitulatif pour les scies de Saint-Isidore de 1844 à 1851 établi par Raymond Gautier montre que le montant des loyers varie en fonction de la durée d’exploitation et du nombre de scies utilisées. Ainsi par exemple pour 1849, le compte fait état d’un paiement « à Monsieur Gautier Ainé[121] [du] loyer de neuf scies du 1er janvier à fin mars », soit 900 francs. Ces locations sont même sous louées à d’autres ; ainsi en 1847, Raymond Gautier, « locataire », procède-t-il pour deux scies sous louées à Gustavin[122]. Dans cette sorte de « mise en réseau », les scieries de Saint-Laurent occupent une place de plus en plus importante. C’est là le résultat de la modernisation des scies du Puget dans les années 1840 puis dix ans plus tard de la construction des scieries de Toesca. Ce développement est directement lié à l’essor de Nice. Là sont les débouchés des scieries laurentines. -Troisième constatation : il y a une frontière au milieu du Var, « au plus gros flot du fleuve » comme le dit le traité des limites signé en 1760 entre les Etats de Savoie et la France. C’est une réalité et une contrainte. Les douaniers français la surveillent étroitement[123]. Des démarches sont donc nécessaires. Les comptes de dépenses en font mention. Ainsi en mai1848, Joseph Verola est indemnisé pour « sept journées employées à aller en France faire toute les formalités »[124]. Gautier paye en mai 1855 pour la douane un droit d’entrée pour 240 douzaines de billots portés aux scies du Pugeton[125] ; la mention « Droit de sortie payée à la douane française » revient fréquemment[126]. Les déclarations se font aussi dans l’autre sens. Ainsi en octobre 1847 le charretier Augustin Boery acquitte-il les droits de douane pour le sauvetage, transport et droit de douane de 98 billots qu’il a porté de France aux scies du Var[127] ; La pression douanière française ne s’exerce pas qu’au poste frontière. Elle concerne aussi toute la basse vallée. Le flottage ne doit pas franchir le gros Var sous peine de contravention et si les bois sont échoués côté français ils sont confisqués … quand ils ne sont pas pris par les habitants du Broc, de Carros ou de Gattières. Il faut donc les surveiller et les récupérer au plus vite : ainsi en janvier 1848, Bottin est-il payé 25 journées pour « surveiller les billons en France et sur le gravier du Var »[128] ; en juin 1846, Tita Martin, scieur, reçoit un acompte pour « ses journées à la surveillance de la facture le long du Var de côté de la France »[129]. Une gestion empirique Toutes les « factures » n’aboutissent pas directement dans les canaux des scieries. Le contrat signé avec l’entreprise de flottage peut le prévoir. Ainsi cet accord passé par Astraudo et Gautier avec plusieurs particuliers de Saint-Martin, Bocaron, Noble, Raynaud et Faraut, précise qu’ils doivent conduire leurs bois en provenance de la forêt d’Illonse jusqu’ « al disotto del ponte Varo »[130]. C’est aussi le cas de ces particuliers de Bellet qui font flotter « 82 douzaines de billons à partir du pont de Bonson jusqu’au pont de Saint-Laurent »[131]. Mais c’est parfois imprévu. Il semble bien que, souvent, ce soit par facilité que l’entrepreneur de la « facture » dirige directement ses bois vers le Pont du Var. D’autres fois c’est le résultat d’un incident de flottage. Une grande partie des bois est ainsi éparpillée sur le gravier du Var. Il faut donc sans cesse ramasser ses bois, les retrouver au moyen des marques, les rassembler et enfin les empiler dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire le plus près possible de la scierie qui va les transformer en planches. - Le ramassage. Les comptes des associés foisonnent de telles dépenses : payé à Pepin Verola le « montant de la liste des hommes qui ont commencé à ramasser les billons le long du Var près la chapelle de Gattières et qui ont suspendu le travail à cause que le Var était trop gros »[132] ; payé « à divers particuliers 3 francs 20 pour le sauvetage de 8 billons sur la plage du côté de Magnan et de la Croix de marbre »[133] ; payé à « M. Caire sa note de sauvetage et conduite de divers billots »[134] ; payé par Astraudo « le sauvetage à la mer de quatre billots, rebut qui est à partager », 2 francs[135] ; Joseph Verola est payé pour « le ramassage de billons au Pallus et au pont près des scies »[136] ; Astraudo paye à Joseph Bottin les salaires des hommes qui ont ramassé les billots que le débit a emporté sur le gravier de Saint-Martin jusqu’à Gattières, 180 lires; payé à Barralis pour rechercher les billots « empilés près le vallon de Saint-Isidore et que le débord a éparpillés depuis la Digue jusqu’au pont de Saint-Laurent du Var »[137]. Astraudo rembourse en juin 1848 « à M. Barthélémy ce qu’il a payé à Cannes pour le sauvetage et autres frais pour les susdits billots ». Le total est de 703 billots. Plus le transport de l’ile de Saint-Honorat à Cannes, 372 francs[138]. On pourrait multiplier les exemples. -Le tri. Mais il ne suffit pas de rassembler les bois, il faut aussi les trier ; les relevés de dépenses des associés en font souvent mention : à Gioan « pour reconnaître les poutres sur le gravier du Var et les diviser » ; à Galéan pour retirer les poutres du rivage et les diviser[139] ; à Pepin Verola pour le salaire des hommes qui ont divisé les bois au Pont du Var[140] ; à Barralis pour plusieurs journées employées au partage des bois[141] ; à Gioan et Galléan « pour diviser les poutres au Var », quatre hommes pour huit journées [142]. Parfois l’opération est plus difficile et il faut nommer un expert ; Joseph Roux est ainsi chargé de compter et « riconocere » 31 douzaines de billots de trois coupes différentes dispersés du pont de Clans jusqu’à Saint-Martin, à 12 lires chaque bois[143]. Ces bois sont alors chargés sur des charrettes et transportés aux différentes scieries situées à proximité, celles de Saint-Laurent, du Puget, du Pont du Var et de Saint-Isidore, soit vers la fin des années 1850 un total d’une quinzaine de « scies ». -Le charriage. Le transport est fait, soit jusqu’au canal de la scierie concernée, soit directement à la scierie. Le lit du Var est ainsi traversé par un va et vient permanent de charrettes. Astraudo et Gautier emploient les services de plusieurs charretiers. Les quantités charriées sont souvent très importantes, de l’ordre de plusieurs milliers de billots et les charretiers dont il est question ici sont de véritables entreprises employant une nombreuse main d’œuvre : les charretiers Giraud et Martin transportent 331 douzaines de billons jusqu’aux scies du Pont du Var à 50 centimes la douzaine cela fait 165 francs 50[144].Un relevé du mois d’octobre 1846 récapitule les paiements effectués à cinq charretiers, François Falicon, Pierre Delfino, Martin Gioan, Martin Falicon, Charles Giraud, qui ont transporté 420 douzaines de billons pour le prix de 378 francs[145]. Mais cette pratique concerne aussi beaucoup de pièces perdues peu à peu retrouvées. Une « facture » conduite par des « Belletan », des habitants de Bellet, a perdu des billots. Pietro, un charretier, en retrouve 32 douzaines près du canal des scies sur le gravier[146]. On retrouve ce même charretier pour d’autres opérations, par exemple pour transporter 11 douzaines de billons qu’il a portés des scies de Saint-Isidore à celles du Var[147], ce qui revient à dire que dans ce cas on a préféré cette solution à une conduite par le canal des scies, sans doute parce que le lien entre le canal des scies supérieures et celui des scies inférieures est impraticable. A Saint-Laurent c’est le charretier Boery qui effectue la plus grande partie des transports : 26 douzaines de billons pris sur les bords du Var et transportés à Saint-Laurent[148] ; une autre fois il charrie 12 douzaines de « biglioni alle seghe del Pugetou »[149]. Grania assure lui le ramassage pour la scierie du Pont du Var : 9 douzaines de « biglioni » pris au-dessous du Pont du Var et portés à proximité du canal des scies[150]. Une autre fois il s’agit de 9 douzaines de billots pris « al disopra del ponte Varo » » et portés tout près de la scierie du Pont du Var[151]. La liste est longue. L’un transporte deux douzaines de billots pris à la Digue jusqu’ aux scies du Var[152]. Un autre charrie 114 douzaines de billots « du gravier » au canal des scies[153]. Ramini et Boery transportent 32 billots de la mer aux scies du « Pugetou »[154]. Maiffret transporte 7 douzaines de billots « du gravier aux scies du Var »[155]. Le même transporte 132 douzaines de billots, tirés du gravier, aux scies, plus 6 douzaines à Saint-Laurent et 17 douzaines à Saint-Isidore[156]. Granier assure le charriage aux scies du Var de 72 douzaines de billots[157]. Pour assurer ces chargements et ces transports il faut de la main-d’œuvre. Il apparaît que les habitants de Bellet sont souvent présents ; ils gagnent en moyenne 2 lires par jour[158]. -L’empilage. Une fois les tâches de ramassage et de tri terminées, les opérations d’empilage des bois peuvent alors être effectuées. Astraudo, Gautier et Gustavin tiennent un compte précis de ces opérations comme le montre cette note du 1er septembre 1858 qui fait le compte des billots conduits depuis Clans, Saint-Etienne et Saint-Sauveur. La plus grosse partie est empilée au « Ciaudan », le reste est au Puget. Les bois sont triés par catégorie et par lieu de coupe[159]. Gautier et Astraudo payent de fréquentes opérations d’empilage ; à Pepin Verola pour les hommes qui ont empilé les billons au Pont du Var et pour avoir fait le partage, 222 francs[160] ; à André Daumas « pour l’empilage de 118 douzaines de billons sur la rive du béal de Saint-Isidore »[161] ; au scieur Martin pour l’empilage des billons aux scies de Saint Isidore[162] ; à Pepin Verola pour les hommes qui ont ramassé et empilé les billons qui étaient près du canal des scies[163] ; à Granier pour l’empilage de 283 douzaines de billots aux scies du Var[164] ; à Granier pour l’empilage de 268 douzaines de billots au Pont du Var[165] ; à Granier et Seassau pour l’empilage de 445 billots[166]. Enfin, que penser de cette note ? Payé à Barralis cinq journées à assister à l’empilage de la « facture » de Toesca « à Saint-Isidore »[167]. Astraudo et Gautier qui rendent service à un concurrent, Toesca, dans la scierie d’un autre concurrent, Horace Gautier. Et ils interviennent chez les autres. Ainsi dans un compte des années 1845-47 pour la mise en eau des scies « de Saint-Isidore » on mentionne l’emploi de 25 équipes d’ouvriers pour un total de 3335 francs[169]. Ou encore ces opérations de mise des eaux aux scies « de Saint-Isidore » depuis le 19 octobre 1844 jusqu’au 23 décembre 1851 « après avoir déduit la portion qui ne concerne pas la société »[170]. Ou encore ce compte général pour les scies « de Saint-Isidore » de 1844 à 1851 : 45 mises des eaux, soit une moyenne de six par an ; la dépense annuelle est autour de 3000 francs par an[171]. Ou encore cette intervention de Baudoin, scieur, « pour la mise en eau sur les scies de Saint-Laurent »[172]. Un récapitulatif pour six mises en eau à ces scieries, du 17 décembre 1855 au 20 février 1856, donne un coût moyen d’environ 100 francs[173]. Mais l’opération est probablement moins compliquée qu’une intervention sur le canal des scies à Nice. En guise de conclusion. Les approvisionnements en « boisages » de la Maison Astraudo L’objet de cette étude n’est pas d’éclairer tous les aspects de l’activité de la maison Astraudo dans le négoce des bois, de l’adjudication de la coupe à la vente des poutres et des planches dans le magasin du port, mais peut-être convient-il de terminer par une constatation propre à replacer les scieries de la basse vallée du Var dans le cadre de la politique d’approvisionnement en planches -en « boisages »- de la Maison Astraudo. Son objectif est d’assurer la continuité des approvisionnements. Les scieries de la basse vallée du Var ne suffisent pas. Aussi utilisent-ils deux autres solutions : faire couper leurs bois par d’autres et acheter directement des « boisages ». Sur le premier point, il apparaît qu’une partie des bois est découpée dans les scieries de la montagne. Le contrat signé le 4 mars 1847 entre Horace Gautier, Raymond Gautier, Michel Gustavin et Pio Astraudo -noter l’association dans un but précis- en est une bonne illustration ; il s’agissait d’organiser sur place le sciage de leurs bois de La Tour et de prévoir le transport des planches jusqu’au au bord de la Tinée, puis à Nice[174]. En l’absence de route carrossable, tout devait être fait à dos de mulet. Il restait la solution de la mise en radeaux. C’est ce qu’organise le contrat. La scierie du Plan-du-Var présente le même handicap d’absence de route carrossable vers Nice. On a résolu la difficulté en adoptant le transport par radeaux ; le transport de la fabrication des scieries du « Ciaudan » se fait par « radelage » jusqu’au Pont du Var puis en charrette jusqu’à Nice[175] ; par exemple en 1854 : « Boisages reçus par radeaux des scies du Ciaudan », environ 500 douzaines de planches de différentes dimensions pour une valeur de 5424 francs[176]. Il apparaît aussi qu’une autre partie des bois appartenant à Astraudo et ses associés est découpée à Nice, plus précisément à la scierie de Saint-Pons, au bord du Paillon[177], qu’ils « louent » pour des durées déterminées et auxquelles ils apportent leurs bois : « Loyer du sciage de 377 douzaines de planches à M. Astraudo », 490 francs. « Loyer du sciage de 388 planches à M Gautier », 116 francs[178].14 douzaines de billots portés aux scies de Saint-Pons[179], etc. Un compte récapitulatif des années 1841-1846 « pour le loyer du sciage des planches et chevrons aux scies de Saint-Pons » s’élève à 3524 francs. La note est adressée à Monsieur Baud[180]. Sur le second point enfin, celui des achats de « boisages », on constate que Astraudo et Gautier achètent directement des planches aux scieries de la montagne. Par exemple à la scierie de Louis Robini de La Bollène, avec toutes les incommodités dues à l’absence de voie carrossable dans la vallée de la Vésubie. Mais la plus grande partie de ces achats est faite dans des scieries situées en bordure de la route du col de Tende, chez Baptistin Aiglun à L’Escarène, chez Joseph Toesca à Fontan ou chez les Frères Degioanni à Tende[181]. Annexe Les Gautier, une famille de négociants en bois Les recherches nécessitées par cette étude ont fait apparaître plusieurs liens de parenté entre les marchands de bois. L’approche généalogique a permis de les vérifier[182]. Certains de ces liens sont tout à fait apparents : Eugénie Gautier, fille et petite-fille de marchand de bois, est l’épouse de Pie Astraudo, marchand de bois. D’autres sont moins visibles. Ils concernent particulièrement la parenté entre Horace Gautier et Raymond Gautier. L’analyse généalogique permet de dire qu’ils sont frères[183], tous deux fils de Raymond Gautier et Catherine Feraud. Ce qui signifie que Raymond, associé d’Astraudo, est l’oncle de son épouse, Eugénie. D’un autre côté, la fille de Horace Gautier, Emilie, est mariée à un négociant en bois, Jean Baptiste Donaudi. Emilie, petite fille et fille de marchands de bois, est donc cousine germaine d’Eugénie. L’activité de cette famille est très marquée par le décès précoce de Jean Baptiste Donaudi en 1840 et celui de Pie Astraudo en 1847. Emilie Gautier Donaudi, née en 1803, est veuve à 37 ans, en 1840. Eugénie Gautier Astraudo, née vers 1812, est veuve à 35 ans, en 1847. Chaque veuve participe activement à la direction de son négoce. Par ailleurs, on ne peut omettre, dans une présentation de la famille Gautier, d’éclairer ses deux représentants les plus connus, Pierre Gautier d’une part, Antoine Gautier d’autre part. Le premier a été maire de Nice de 1922 à 1927. Il est le fils adoptif de Horace Jean Baptiste, le fils de Raymond Gautier[184], l’associé d’Astraudo. Le second est Antoine Gautier, fondateur avec son frère Raymond Victor d’un quatuor à cordes renommé. Il est en outre un bienfaiteur de la Ville de Nice à laquelle il a légué en 1901 sa collection d’instruments de musique et une importante somme d’argent pour faciliter les études musicales[185]. Antoine est un des rares membres de la famille à ne pas être marchand de bois. Il est docteur en droit de l’Université de Turin et membre de la municipalité de Malausséna avant l’Annexion. En1860, il choisit l’Italie et y fait carrière dans l’administration. Il revient à Nice pour se consacrer à sa ville. Sa nécrologie parue dans Nice Historique 1904 rappelle les actions charitables de la famille Rossetti, celle de sa mère, ainsi que celles de sa sœur Eugénie épouse Astraudo. « Cette famille avait la passion du bien » conclut l’auteur de la nécrologie[186]. La généalogie qui suit n’est pas exhaustive. On a indiqué en gras les noms des personnes de la famille, directs ou alliés, engagés dans le commerce des bois. 0 Raymond Gautier, né en 1740[187] épouse Catherine Feraud. Sept enfants : 1 Horace né le 20 juin 1774, qui épouse à Nice, paroisse Sainte-Réparate Catherine CIABAUT le 5 septembre 1797 puis Sabine PERES fille de Joseph PERES[188], le 31 décembre 1801. Horace décède en 1853[189]. Une fille : a. Sabine Emilie, née le 23 avril 1803, baptisée paroisse Saint-Jacques, fille de Horace GAUTIER et Sabine PERES, elle-même fille de Joseph et Catherine PERES. Emilie épouse le 6 février 1823, paroisse Sainte-Réparate Jean Baptiste DONAUDI, fils d’Antoine et de Monique FARAUT, décédé en 1840[190]. Emilie décède le 29 septembre 1880 à l’âge de 78 ans. Enfants : ° Charles Félix[191], né vers 1823, épouse le 11 octobre 1848, Paroisse Saint-Pierre d’Arène, Marie Antoinette ISNARD[192] ° Victor, né le 1er novembre 1827. ° Adélaïde (Françoise), née en 1831, épouse Honoré CHAUVET le 16 juillet 1850, paroisse Saint-Dominique[193]. ° Jean Baptiste, né le 24 juin 1837, baptisé paroisse Sainte- Réparate. ° Prosper. Tous mineurs au décès du père en 1840[194]. 2 Anne Marie née le 11 novembre 1775, baptisée paroisse Saint-Jacques. 3 Joseph Octave né le 19 mars 1777, baptisé paroisse Saint-Jacques, qui épouse le 23 janvier 1810 en Mairie de Nice, devant l’officier d’état civil, Marie Irène Félicité ROSSETTI[195] née le 9 avril 1792. Neuf enfants : a. Ignace Marie né le 25 avril 1811, baptisé paroisse Saint-Jacques b. Eugénie Claude Joséphine née vers 1812 qui épouse le 29 octobre 1834 à Nice, paroisse Saint-Martin-Saint-Augustin, Louis Gaëtan (Pie) ASTRAUDO né le 7 août 1803 et décédé le 21 avril 1847. °Fanny Marie née le 9 juillet 1843, décédée le 18 avril 1846. ° Félix Antoine né le 7 juin 1837, épouse Marie GIRARD le 8 juin 1869. ° Dominique Eugène né le 23 décembre 1839, épouse le 6 janvier 1872 Claire Laure Antonia REYNIER[196] c. César Emmanuel né le 23 mai 1814, baptisé paroisse Saint-Jacques. d. Antoine Raymond né le 11 juillet 1816 baptisé paroisse Saint-Jacques. e. Françoise, dite Fanny, née en 1819, épouse Jacques BRES, fils de Joseph et de Marie-Louise NICOLAI le 7 octobre 1838, paroisse Saint-Pierre d’Arène. f. Antoinette, née en 1820, épouse Dominique BRES le 6 octobre 1839, paroisse Saint-Pierre d’Arène, décédée en1900. g. Séraphine, 1822, mariée avec Antoine BLAVET de LA BRIGA puis le 15 septembre 1844 avec Henri BRAVET ; décédée en 1880. h. Antoine, né le 28 mai 1825, décédé le 22 août 1904[197]. i. Raymond Victor, né en 1826, marié le 21 décembre 1863 avec Rosalie ROUX[198]. 4 Anne Marie Thérèse, née le 6 juin 1778, baptisée paroisse Saint-Jacques. 5 Antoine François[199], né le 2 décembre 1782, baptisé paroisse Saint-Jacques. 6 Raymond né le 13 juillet 1788, baptisé paroisse Saint-Jacques qui épouse à Nice, paroisse Sainte-Réparate, le 25 novembre 1818 Victoire VERANI, fille de Trophime et Thérèse FARAUDI. Un fils : a. Horace[200] Jean Baptiste, né le 6 juin 1822, baptisé paroisse Sainte-Réparate, épouse le 14 septembre 1882 Marie Constance Cécile SENECA, née le 22 novembre 1835. Décédé en 1920[201]. ° Pierre François SENECA, né le 28 juillet 1858, paroisse Sainte-Réparate, légitimé par mariage subséquent en 1882 sous le nom de GAUTIER. Il épouse le 30 août 1892 Victoria FIALIN de PERSIGNY, décédée en 1898, et, en secondes noces, le 4 juin 1901 Nora Emilie Augustine GILLY[202]. Pierre François GAUTIER décède en 1927. Il a été maire de Nice de 1922 à 1927. 7 Horace Louis, né le 18 décembre 1792, baptisé paroisse Saint-Jacques ; décédé le 16 mars 1879[203]. Arch. dép. des A-M, 01 B 0253, Sénat de Nice, rachat du fief par Joseph Vincent Lascaris. Comme le montrent les cartes 1745 et 1759. Références des cartes en note de fin. Arch. dép. des A-M, O 5/15 1847-1858. Action en justice de Romano Grandis, négociant à Saint-Blaise contre Villain-Moisnel, adjudicataire de l’endiguement, afin de pouvoir ouvrir la digue à l'embouchure du vallon et laisser passer les eaux qui approvisionnent ses moulins. Henri Louis Bottin, « Le contentieux de grande voirie fluviale devant le conseil de préfecture à l’occasion de l’endiguement de la rive gauche du Var (1860-1865), in La justice administrative à Nice. 1800-1953. Du Conseil de préfecture au Tribunal administratif, ed. O. Vernier et M. Ortolani, Edition Serre, 2006, p.139. Les seigneurs de La Roquette ont régulièrement réaffirmé jusqu’à la fin du XVIIIe siècle ce droit qu’ils concédaient au seigneur d’Aspremont moyennant une redevance annuelle d’une livre de poivre et le droit d’entretenir sans frais au moulin de Castagniers un coq et une douzaine de chapons, à défaut de poules. Michel Bottin, « Le fief de la Roquette-sur-Var (Comté de Nice) d’après le consegnamento féodal de 1734 », in Hommage à Maurice Bordes, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 116. Catalogue de l’exposition L’eau douce et la mer, op. cit., par Jean-Bernard Lacroix et Jérôme Bracq, p. 163. Nice. Matrice, p.97 « Serre de Saquier ». La société est propriétaire de plusieurs parcelles dont la n° 281, « scierie mécanique ». Ordan n’est pas le seul propriétaire. Arch. dép. des A-M, 01B 0274 à propos de la dérivation des eaux demandée par Carlo Ordan et Gio. Giuseppe Martini, propriétaires des scieries existant dans le quartier de Saint-Isidore (7 juillet 1787). Arch. dép. des A-M, 01FS 0362 à propos par exemple d’une autorisation d’utiliser les eaux du Var en 1823. Véronique Thuin, « Construction et grande dépression à Nice dans les années 1880 », in Cahiers de la Méditerranée, 74. 2007. Archives municipales de Nice, O 5/26, Moulins municipaux, moulins Astraudo et « Gauthier » pour les besoins en farine de la population (1817-1828). Michel Bottin, « Un commerce parallèle. La contrebande niçoise du XVIIe au milieu du XIXe siècle », in Annales Méditerranéennes d’Histoire et d’Ethnologie juridiques, Nice, 1976-1977, pp. 3-36. Jean-Paul Potron, « La ville à la campagne, la campagne dans la ville. L’Album aquarellé de Nice et ses environs », in Jacques Guiaud, paysagiste, peintre d’histoire, aquarelliste du pays niçois. 1810-1876, Acadèmia Nissarda, 2018, pp.203-314, à la p. 269. La parenté de Horace et de Raymond est un élément clé de la fratrie Gautier. Les sources d’archives notent parfois qu’ils sont frères, Arch. dép. des A-M, 1 FI 0213, plan d’une propriété d’Horace au quartier du Var, 1825 ; Arch. dép. des A-M, Fonds Astraudo dans le contrat du 4 mars 1847, 126 J 33, 2e sous liasse, etc.
|