Misc Congrès de Nice
      
 
 
 
La médiation du pape Paul III
 et le rapprochement entre Charles-Quint et François I
 
Nice capitale diplomatique
1538
 
 
 
 
 
         François I a séjourné à Villeneuve et à Saint-Paul du 31 mai au 22 juin 1538. Il venait à Nice, à l’invitation du pape Paul III, rencontrer Charles-Quint pour faciliter le règlement leur conflit. Ce grand événement diplomatique a marqué la mémoire des lieux où le roi est passé et où il a séjourné.
       René Vialatte, à l’époque président de l’Association des amis du Musée d’histoire de Saint-Paul, a estimé que l’événement était assez remarquable pour en faire un sujet d’étude. Son Association a ainsi organisé les 6 et 7 septembre 1998 un colloque sur ce thème : « Les Guerres de Rivalité et la Trêve de Nice. François I et Saint-Paul, ». Les Actes du colloque ont été publiés en 2000. La table des matières se trouve au bas de cette page.
M.B. 2020
 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « La médiation de Paul III entre François I et Charles-Quint en 1538 », in Actes du Colloque En marge de la Médiation pontificale de 1538. François I et sa Cour à Villeneuve et à Saint-Paul, Vence, 2000, pp.33-44.
 
 
L’intervention du pape Paul III réalisée en 1538 pour faire cesser l’affrontement entre François I et Charles-Quint est un événement dans l’histoire des Guerres de Rivalité. Le pape réussit à rapprocher les deux souverains dans le cadre d’une rencontre internationale de haut niveau réunie à Nice. L’expression « Trêve de Nice » communément utilisée, en traduit le résultat politique. Elle met particulièrement en valeur le contexte conflictuel des relations entre l’empereur et le roi de France.
Mais la portée de la rencontre de Nice est plus large. Elle permet d’éclairer d’une part la nature des pouvoirs d’intervention de la Papauté dans l’ordre international et d’autre part leur finalité.
 
De l’arbitrage à la médiation
La Papauté médiévale, on le sait, a joué un rôle majeur dans l’élaboration d’un ordre juridique international fondé sur la coexistence de pouvoirs temporels indépendants. Grégoire le Grand, en prenant acte de la disparition de l’Empire en Occident, en avait été le précurseur dès le VIe siècle. Seul pouvoir unificateur, l’Eglise, sous la direction du Siège apostolique romain, avait pour mission de veiller à la bonne entente des nouvelles nations.
Les ambitions impériales, carolingiennes puis ottoniennes, ont contrecarré ce projet jusqu’à la restauration de l’autorité pontificale au XIe siècle. La lutte qui s’engage alors entre le pape et l’empereur illustre la confrontation de deux conceptions de l’organisation de l’Europe : l’unité sous un empereur exerçant le pouvoir temporel et soumettant le pouvoir spirituel d’une part ; la juxtaposition de puissances diverses exerçant le pouvoir temporel dans le respect des lois de l’Eglise exprimées par le pape d’autre part. Avec la soumission d’Henri IV à Canossa en 1077, c’est cette seconde conception qui l’emporte.
La Papauté est alors en mesure de faire respecter cet ordre international et l’Eglise peut alors pleinement assumer son rôle de « mère des Nations », selon l’expression de Grégoire VII[1]. C’est sur ce fondement que se développent trois domaines d’intervention : encadrer l’exercice de la guerre au moyen d’interdictions -comme la trêve de Dieu- ou d’une définition des caractères de la guerre juste[2] ; arbitrer les conflits entre les princes et sanctionner les défauts d’application des décisions pontificales ; coordonner l’action des puissances chrétiennes d’Occident afin de pallier les faiblesses de l’Empire de Byzance face à la poussée musulmane, c'est-à-dire organiser ce qu’on nomme communément la croisade.
L’opposition du Saint-Empire romain germanique, réactivée avec l’avènement des Hohenstaufen, a empêché la complète mise en place de cet ordre supranational, d’abord en créant une concurrence entre les deux pouvoirs mais surtout en poussant le Siège apostolique romain à défendre son intégrité territoriale comme une puissance ordinaire et donc à être juge et partie. La soumission de Frédéric Barberousse face à Alexandre III puis celle de Frédéric II face à Innocent IV replacent la Papauté en position éminente.
Mais l’époque a changé. En prenant la tête du camp guelfe, la Papauté avait lutté autant pour sauvegarder son indépendance que pour favoriser l’émancipation des principautés italiennes. Sa victoire apparaît plus politique que religieuse. Elle ne permet pas en tout cas la restauration des conceptions théocratiques de la période précédente. De cet affrontement entre Guelfes et Gibelins sortaient en outre des principes politiques nouveaux, propres à renforcer la légitimité des pouvoirs temporels. La position du Siège apostolique romain à la tête de l’ordre international s’en trouve inévitablement modifiée. Elle est toujours, selon l’expression d’Innocent III caput et magistra, fundamentum totius christianitatis[3] mais dès la fin du XIIIe siècle, la croissance des pouvoirs temporels limite tant en nombre qu’en force les interventions de la Papauté. La lutte qui oppose Philippe le Bel à Boniface VIII en est la manifestation la plus connue.
 
La défense de l’Europe catholique
Le Grand schisme d’Occident et la crise conciliaire ont provoqué de 1378  à 1449 un nouvel affaiblissement de la capacité d’intervention des papes en matière internationale. Déchiré par les divisions et dominé par les conciles, le Siège romain a perdu toute autorité.
L’unité pontificale n’est définitivement restaurée qu’en 1449. Entre-temps le monde a considérablement changé. Les Etats se sont affirmés et, profitant de la crise religieuse, ils ont favorisé la mise en place d’églises nationales bientôt prêtes, comme l’Eglise anglicane, à prendre leurs distances avec Rome. Et en Orient, les Turcs sont sous les murs de Constantinople. La capitale de l’Empire tombe en 1453.
La croisade devient alors la préoccupation essentielle des pontifes romains. Il ne s’agit plus de délivrer la Terre Sainte mais de combattre les Infidèles dans leurs positions les plus avancées. Ces appels pontificaux, soutenus par une très forte activité diplomatique, connaissent quelques succès : Eugène IV encourage les Portugais dans leurs expéditions africaines du Maroc à la Mer Rouge. Alexandre VI départage les ambitions espagnoles et portugaises en Amérique. Calixte III réussit à arrêter les Turcs devant Belgrade[4].
Ces appels marquent le retour de la Papauté sur la scène internationale. Non sans obstacles cependant ! Les interventions françaises en Italie à partir de 1494 bouleversent à nouveau les équilibres politiques de la péninsule. La Papauté doit en revenir à des préoccupations de politique « interne » au moment même où surviennent deux événements majeurs : la dénonciation des pratiques romaines par Luther en 1517 ; la prise de Rhodes, dernière position chrétienne en Orient, en 1522 par Soliman le Magnifique.
 Dès lors la diplomatie pontificale s’engage dans la poursuite de deux objectifs qui nécessitent l’un et l’autre le rassemblement des puissances chrétiennes : il s’agit d’une part d’engager l’Eglise dans la voie de la réforme. Adrien VI est le premier pape à l’admettre[5]. L’entreprise débouchera vingt ans plus tard sur la convocation du Concile de Trente par Paul III. Il s’agit d’autre part d’enrayer l’avance des Turcs. Après un demi-siècle d’efforts diplomatiques et militaires la victoire de Lépante marquera en 1571 le premier recul musulman. Telles sont les préoccupations qui guident l’action internationale de la Papauté au cours du XVIe siècle.
Le règlement des conflits entre les puissances chrétiennes s’inscrit dans ce contexte défensif : la paix entre les puissances catholiques est nécessaire parce qu’elle conditionne l’union indispensable. Les divisions favorisent autant l’avancée des Turcs que la cause protestante. Cette double analyse éclaire l’attitude pontificale face au conflit qui de 1519 à 1557 oppose la France à l’Empire. Mais les solutions font défaut, surtout au cours de la première phase marquée par l’affrontement de François Ier et de Charles-Quint. La puissance et la complexité de la confrontation paralysent à peu près totalement les possibilités d’intervention pontificale. 
L’action entreprise à Nice en juin 1538 par Paul III entre Charles Quint et François Ier illustre ces difficultés et ces nouveautés. Elle apparaît dans le XVIe siècle comme un puissant effort pour restaurer la capacité d’intervention diplomatique pontificale. En ce sens elle n’est guère différente des pratiques du XVe siècle. Mais la voie est plus étroite que jamais. Seule une médiation est possible. Ces difficultés illustrent l’érosion continue des capacités d’intervention de l’Eglise dans un domaine maintenant considéré comme strictement temporel, celui des relations entre Etats (I).
On ne peut en dire autant des matières engageant l’Eglise dans son œuvre de défense et de propagation de la foi. Le pape conserve ici son autorité. Il ne s’exprime pas par des jugements, des arbitrages ou des médiations, mais exerce une direction, fondée selon les cas sur l’injonction ou la persuasion. La rencontre de Nice éclaire d’autant plus nettement cet aspect du pouvoir pontifical que l’Eglise n’a jamais connu de périls aussi grands, que ce soit au sein même de l’Europe avec la déchirure religieuse ou à ses frontières avec la poussée musulmane. Paul III ne vient ainsi pas à Nice seulement en médiateur mais aussi en dirigeant de l’Europe catholique (II).
 
La médiation du conflit politique
 
La papauté médiévale issue de la réforme grégorienne disposait, y compris pour les matières temporelles, de larges possibilités pour arbitrer les conflits et faire respecter ses décisions par des sanctions pouvant aller jusqu’à l’excommunication. Le pape agissait en tant que chef de la Chrétienté. Mais déjà au XIIIe siècle ses capacités d’intervention se sont réduites : c’est de plus en plus tanquam privata persona qu’il est appelé à intervenir. Parallèlement ses pouvoirs de contrainte diminuent considérablement. Philippe le Bel en 1298 peut ainsi se permettre de rejeter une sentence pontificale rendue à son détriment dans le conflit qui l’oppose à Edouard I et refuser de payer l’amende de 100 000 marcs d’argent prévue en cas de non-exécution. Les papes d’Avignon tireront les conséquences de cette nouvelle situation. Désormais c’est, selon la définition de Benoît XII, en tant que médiateurs qu’ils interviennent, non tanquam judices vel arbitros, sed velut mediatores et amicos communes[6].
 
Le champ de la médiation
L’approche pontificale des problèmes diplomatiques n’a pas changé au XVIe siècle. Le siège romain ne dispose pas des moyens suffisants pour sanctionner. Il ne peut s’engager dans la voie d’un arbitrage actif.
Le pape pouvait pourtant estimer, en tant que chef de la Chrétienté, que François Ier avait commis deux fautes, d’abord en agressant les Etats de Savoie, ensuite, et surtout, en s’alliant aux Turcs[7], alors que Charles-Quint de son côté apparaissait comme le champion de la Chrétienté depuis sa victoire à Tunis en 1535 contre les Musulmans. C’est ainsi en tout cas ainsi que l’empereur présenta la question à Paul III le 17 avril 1536 dans le cadre d’une entrevue au Vatican et en présence des membres de la Curie et de nombreux ambassadeurs.
    L’empereur après avoir dressé la liste des fautes politiques du roi de France, de l’inobservation du Traité de Madrid à l’invasion récente de la Savoie, annonçait une nouvelle guerre si le pape n’imposait pas un arbitrage[8]. Paul III détourna la question. Il ne disposait manifestement pas des moyens de contrainte suffisants vis-à-vis du roi de France. Pire, il pouvait même craindre une réaction française en Italie contre la Papauté.
Faute de réponse positive, Charles-Quint reprit la guerre et envahit la Provence et la Picardie en 1536-1537. Une contre-attaque française en Piémont aboutissait à la mi-novembre 1537 à la signature d’un armistice de trois mois et à un accord prévoyant une conférence des représentants des deux puissances ; une réunion des souverains était même envisagée. Le 18 novembre une rencontre entre le marquis del Vasto représentant de l’empereur et Montmorency représentant du roi, à Carmagnola, fixait les positions respectives en Piémont. Les rencontres se poursuivaient encore en décembre entre Montmorency et le cardinal de Lorraine d’une part et les représentants de l’empereur, Perrenot de Granvelle et Los Covos[9].
Cette suspension d’armes entre deux adversaires épuisés ouvre la possibilité d’une intervention pontificale, sous la forme d’une simple médiation. Le Saint-Siège recherchait depuis longtemps une telle ouverture. Ses nonces à Vienne et à Paris y travaillaient depuis plusieurs années pour établir les conditions de paix nécessaires à la convocation d’un concile général. Paul III avait clairement déploré en Consistoire en juillet 1537 que le conflit rende impossible la convocation d’un concile[10].      
 
Les modalités de l’intervention
La suspension d’armes de la fin de l’année 1537 [11] l’incite à intervenir : il prend l’initiative et tente de s’entremettre en deux belligérants séparés par un contentieux extrêmement complexe. La voie est donc étroite, quelque part entre les bons offices et la médiation, certainement pas au-delà. Le rétablissement d’une certaine confiance apparaît même plus important que la mise au point d’un compromis. La démarche est délicate, propre en particulier à indisposer le roi de France qui pouvait entrevoir la main de l’empereur derrière l’offre du pape. Le rapprochement faillit ainsi être perturbé en février 1538 par la formation d’une ligue contre les Turcs qui regroupait le pape, l’empereur et Venise, mais Paul III sut rassurer François Ier[12]. La médiation, dans sa phase préparatoire, peut être considérée comme un succès : le pape avait obtenu le déplacement à Nice des deux souverains. Il en va autrement en ce qui concerne le rapprochement des positions.
La médiation, comme on le sait, n’apporta en effet aucune solution définitive. Elle ne déboucha que sur une trêve de dix ans. En ce sens elle constitue un triple échec, sur le fond de l’affaire, sur la forme de l’accord, sur la restauration des capacités du Siège romain en matière internationale.
En ce qui concerne le premier aspect, Charles Quint était disposé à donner le Milanais au troisième fils de François Ier mais pas avant que les Français ne se soient activement engagés à convoquer le concile, à préparer une guerre contre les Turcs et à combattre l’hérésie. Paul III pensa obtenir la conciliation en remettant le duché de Milan à la garde d’un tiers pendant trois ans. Mais on ne s’accorda pas sur le choix du dépositaire. La rencontre de Nice était remplie d’incertitudes. Le pape ne réussira pas là où les diplomates n’avaient pas pu rapprocher les points de vue.
Echec également sur la forme de l’accord : les protagonistes ne signèrent qu’une simple trêve là où on recherchait la paix. La solution laissait François Ier libre de maintenir son alliance avec Soliman. Elle gênait tout engagement global contre les Turcs[13].
Echec enfin, et surtout, dans la mesure où cette médiation reste une action isolée dans les Guerres de Rivalité. Elle aurait pu replacer le siège apostolique romain en médiateur, sinon permanent du moins intermittent, entre le roi de France et l’empereur. Cela n’a pas été le cas.
Les confrontations coloniales entre Espagnols et Portugais en offraient un exemple récent : des premières interventions pontificales qui règlent le différent sur les Iles Canaries en 1437[14] à la confirmation du traité de Tordesillas de 1494 par Jules II en 1506[15], les multiples interventions pontificales assurent la prévention des conflits en arbitrant le partage des zones d’influence. On notera cependant, signe d’affaiblissement, que le conflit portant sur la domination des Iles Moluques dans l’Océan Pacifique sera résolu par le traité de Saragosse du 22 avril 1529 sans intervention pontificale[16].
La médiation de Nice conforme cet affaiblissement. La déchirure confessionnelle de l’Europe ne fera qu’accentuer ce retrait jusqu’à la fin de la Guerre de Trente Ans. On retrouve alors à partir de 1648 et jusqu’à la fin du siècle une intense activité diplomatique pontificale, appuyée sur des nonciatures bien organisées. Le XVIIIe siècle est une période de retrait. Paradoxalement la suppression des Etats de l’Eglise en 1870 favorisera une reprise de cette activité diplomatique : on a ainsi dénombré entre 1870 et 1914 pas moins de treize interventions pro pace reformanda inter gentes[17].
 
La direction de l’Europe catholique
 
Par sa portée limitée et son caractère isolé, la médiation de Paul III ne présente que de pâles reflets de ce que fut la politique internationale de la Papauté médiévale. En ce sens elle ne saurait être considérée comme un tournant de l’histoire du droit international, annonciateur d’un nouvel ordre européen. L’intervention pontificale dépasse cependant le cadre du règlement du conflit. Elle a pour objectif d’obtenir le ralliement de l’un et l’autre monarque à une action commune et concertée sur deux questions urgentes, la poussée turque et les progrès de la Réforme. Paul III agit ici en chef de l’Europe catholique et c’est autour de lui que s’organise le rassemblement diplomatique.
 
Les objectifs du pape
La préparation, dans le cadre de la nouvelle ligue formée au mois de février, d’une offensive concertée contre les Turcs en mer Adriatique doit être considérée comme une préoccupation majeure. Les Vénitiens y étaient les premiers intéressés ; la présence très attentive de leurs ambassadeurs à Nice le montre. La cessation des hostilités permettait, avec ou sans la France, une action d’envergure. Restait à rassemblait les moyens nécessaires. Il fallait réunir deux cents galères pour espérer la victoire. Un tel effort n’est possible, comme le montre l’histoire du conflit contre les Turcs, que si toutes les puissances chrétiennes s’engagent, de l’Espagne, Venise et Gênes aux plus petites principautés. Or c’est au printemps que se font les derniers préparatifs et qu’il est possible de faire l’inventaire des forces susceptibles d’être engagées. La rencontre de Nice permettait tous les contacts et plaçait Paul III en position de coordinateur. Ce fut manifestement insuffisant. L’effort de guerre, gêné par les incertitudes que laissaient planer l’alliance entre François Ier et Soliman, ne permit pas de trouver le succès : la flotte chrétienne fut vaincue à La Prevesa au mois de septembre suivant[18].
 
La seconde affaire concernait le concile. La rencontre de Nice donnait l’occasion à tous les cardinaux de se retrouver autour du pape. Plusieurs consistoires furent réunis dans le couvent Sainte -Croix[19]. Il y fut principalement question de la situation des Luthériens et de la réunion indispensable et urgente d’un concile général[20]. Le rassemblement de Nice permettait de sonder les intentions des puissances concernées et surtout de s’assurer de l’appui du roi de France. L’empereur, de son côté, s’y était déjà montré favorable en avril 1536 lors d’une entrevue avec le pape. En ce sens la conclusion d’une trêve de dix ans était pour Paul III, chef de l’Eglise, un véritable succès parce qu’elle établissait les conditions d’un rassemblement de tous les évêques et parce qu’il y avait obtenu des assurances de la part du roi de France. La décision prise à Nice devait ainsi aboutir à la convocation le 22 mai 1541 du concile de Trente.
La rupture de la trêve et la reprise des hostilités entre François Ier et Charles-Quint faillirent tout compromettre. Ce fut seulement après la signature du traité de Crépy (18 septembre 1544), dont une clause secrète obligeait la France à se faire représenter, que le concile put être réuni[21]. La trêve signée à Nice prolongeait ainsi ses effets par-delà sa rupture. L’ampleur de la rencontre n’a pas échappé aux contemporains : le déplacement des personnalités, le nombre et la qualité des observateurs, ont fait de Nice pendant quelques semaines une scène diplomatique peu commune.
 
Le nouveau cadre diplomatique
La présence du pape est en effet un événement. La médiation aurait pu être réalisée à partir de Rome au moyen de représentants. C’est en tout cas ainsi qu’opère habituellement la diplomatie pontificale. La présence de Paul III donne à la rencontre de 1538 un caractère tout à fait exceptionnel, à la hauteur des enjeux. Faute de pouvoir espérer réunir à Rome les deux souverains, Paul III choisit d’aller à leur rencontre.
Dès le mois de février 1538 après le Consistoire où fut présentée la ligue contre les Turcs, le pape engageait François Ier à se rapprocher de la Lombardie ou de Bologne en vue d’un « abouchement »[22]. En avril le pape était lui-même à Plaisance. C’est alors que le choix se porta sur Nice, lieu déjà pressenti par Clément VII comme le plus approprié pour une telle rencontre[23]. Il ne faut évidemment pas voir dans ce déplacement l’inauguration d’une nouvelle diplomatie destinée à faire du pape un médiateur itinérant. Seules l’urgence et l’importance des enjeux expliquent cette décision exceptionnelle.
On ne pourra toutefois pas s’empêcher de pense que la présence du pape peut aussi s’expliquer par les insuffisances d’une diplomatie qui n’a pas réussi à rapprocher les positions. Le pape se déplace parce qu’il entrevoit encore trop d’incertitudes. Les mutations des pratiques diplomatiques de l’époque éclairent cette situation. La complexité croissante des relations internationales a conduit les puissances à modifier leurs systèmes de représentation diplomatique : l’intervention occasionnelle par ambassadeurs personnels est remplacée par la nomination de représentants à poste fixe. Le mouvement, parti d’Italie à la fin du XVe siècle, a touché la plupart des Etats européens au début du XVIe siècle[24].
La diplomatie pontificale a suivi une évolution similaire : à côté des légations temporaires et personnelles, apparaissent des institutions stables, les nonciatures. Les premiers nonces sont ceux de Vienne et de Paris, respectivement nommés en 1513 et 1514[25]. Mais le nouveau système, encore hybride, n’offre pas encore toutes les garanties : le statut des nouveaux ambassadeurs et nonces est encore imprécis ; les techniques de transmission des informations, excepté dans le cas de Venise, ne sont pas encore totalement sûres ; enfin on n’a, dans bien des cas, pas encore rompu avec la pratique des représentations exceptionnelles. Autant dire que les intrigues de cour trouvent dans ces incertitudes un terrain fertile. Plusieurs incidents diplomatiques dus à des défauts de transmission d’informations ont failli dans les semaines qui précèdent l’entrevue de Nice faire échouer l’opération. Il fallut toute l’expérience du cardinal Rodolfo Pio di Carpi, légat en France depuis le mois de décembre 1537, mais précédemment nonce à Paris de janvier 1535 à juillet 1537, pour rétablir la situation[26].
 
Le déplacement des deux souverains en vue de rencontrer le pape est également un événement, politique certes, mais aussi diplomatique. Il faut ici dépasser les analyses traditionnelles qui mettent l’accent sur les difficultés qui marquent le séjour de Paul III, François Ier et Charles Quint et sur l’échec d’une rencontre à trois. On pourra ainsi toujours disserter sur la part d’improvisation ou de précipitation qui empêcha le souverain pontife de séjourner en ville, dans le château, l’obligeant à s’installer hors les murs dans un monastère franciscain[27]. On remarquera toutefois que ce monastère était vaste et récent. La question, finalement secondaire, illustre le climat de méfiance, particulièrement les craintes du duc de Savoie de perdre sa dernière possession territoriale au cas où l’affaire tournerait mal. Plus grave apparaît l’impossibilité de réunir, même une seule fois les deux souverains. Ici encore la réunion de Nice a toutes les apparences d’un échec, même si elle doit être considérée comme le prélude de leur rencontre à Aiguemortes le mois suivant.
 
Conclusion. De la « Trêve de Nice » au « Congrès de Nice »
L’absence de rencontre « au sommet » entre le pape, l’empereur et le roi a conduit les historiens à porter un jugement restrictif sur l’événement. Pourtant, ce qu’on a coutume d’appeler la « Trêve de Nice » fut surtout un véritable congrès rassemblant les cours et les diplomates de l’Europe catholique. Qu’on en juge, le roi de France, la reine Eléonore - sœur de l’empereur- , le dauphin et une bonne partie de la cour, entourés d’une armée de gentilshommes établis à Villeneuve, Charles Quint accompagné d’une trentaine de galères ancrées à Villefranche et transportant des dignitaires impériaux, autrichiens, espagnols et italiens, les ambassadeurs de Venise, de Gênes et d’ailleurs, le pape rejoint par les cardinaux.
Pendant deux semaines Nice est devenue la capitale de l’Europe catholique.  Le grand rendez-vous diplomatique n’a certes pas produit tous les fruits espérés. Mais il symbolise, dans son inachèvement même, les mutations de la société post-médiévale.
Ce Congrès voit en effet se mêler d’une part les aspirations à un ordre européen régénéré dans un grand Concile réformateur et d’autre part les ambitions d’Etats dorénavant seuls maîtres de leur destinée. C’est le début d’une transition qui durera plus d’un siècle, jusqu’à la mise en place d’un système européen d’Etats indépendants après la guerre de Trente Ans et la Paix de Westphalie. Ce Congrès de Nice est ainsi un événement majeur dans la construction d’un nouvel ordre international. La « Trêve de Nice » n’en est qu’un aspect particulier.
 
 
 
François I et Saint-Paul, Actes du Colloque En marge de la Médiation pontificale de 1538. François I et sa Cour à Villeneuve et à Saint-Paul, Vence, 2000.
 
Table des matières
 
Accueil du Maire de Saint-Paul, René BURON
 
René VIALATTE
Présentation du Colloque et Remerciements
 
Monseigneur Denis GHIRALDI
Le Pape Paul III et la Trêve de Nice
 
Michel DERLANGE
La Trêve de Nice au cœur du conflit entre Charles-Quint et François Ier
 
Michel BOTTIN
L’intervention pontificale de 1538 entre François Ier et Charles-Quint
 
Mara DE CANDIDO
Charles-Quint à Villefranche-sur-Mer en 1538
 
Charles ASTRO
Représentation picturale du Congrès de Nice
 
Pierre COSSON
François Ier à Antibes
 
Alain VENTURINI
François Ier et les affaires du Royaume
 
René VIALATTE
Le château de Villeneuve à l’heure de François Ier
 
Pierre GOUIRAND
Les mœurs alimentaires sous François Ier
 
André SAÏSSI
Reliquat dei comtes de San Pau de 1538
 
Jean-Claude POTEUR
Le territoire de Saint-Paul
 
Michel DERLANGE
Saint-Paul, Ville Royale
 
René VIALATTE
Saint-Paul en puissance de place forte au lendemain de la visite de François Ier
 
Nicolas FAUCHERRE
Présentation de l’enceinte bastionnée de Saint-Paul
 
Marie-Laure ROBINSON
Les fortifications de Saint-Paul en 1537 et 1596
 
Jean-Bernard LACROIX
Marie-Laure ROBINSON
Elena LASCARIS
Catalogue des documents d’archives
 
 


[1] Jean Gaudemet, « Le rôle de la Papauté dans le règlement des conflits entre Etats aux XIIIe et XIVe siècles », in Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire des institutions, XV, La Paix, 2e partie, Bruxelles, 1961, p.80.

[2] Jean Gaudemet, Eglise et Cité. Histoire du droit canonique, Paris, 1994, p.574 sq.

[3] Gaudemet, « Le rôle de la Papauté… », op. cit. p.85.

[4] Jean Chelini, Histoire religieuse de l’Occident médiéval, Paris, 1970, p.439.

[5] Histoire des papes et du Vatican, dir. Christopher Hollis, Londres et Paris, 1964, p.136.

[6] Gaudemet, « Le rôle de la Papauté… », op. cit. p.90. Cette étude présente une liste des plus importantes interventions pontificales. Elles sont particulièrement nombreuses dans le cadre du conflit franco-anglais.

[7] L’Empire de Byzance avait déjà pratiqué de telles alliances, il est vrai dans un contexte totalement différent ; Venise s’est elle aussi inspirée dans ses comportements en Orient « d’un réalisme dont la coloration laïque rompt la barrière de la conception religieuse » des relations entre puissances (Cf. Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, 1995, pp.30 et 38). En Occident l’attitude de François Ier est cependant une nouveauté. La légitimité de l’alliance des Polonais et des Lituaniens, alors païens, contre les Chevaliers Teutoniques, longuement débattue par le Concile de Constance, n’offre qu’un très lointain point de comparaison.

[8] Orestes Ferrara, Le XVIe siècle vu par les ambassadeurs vénitiens, Paris, 1954, p.368.

[9] Michel François, Le Cardinal François de Tournon, Paris, 1951, p.362.

[10] Clément VII, le prédécesseur de Paul III, y avait travaillé en vain. Il avait dû subir le sac de Rome par les lansquenets impériaux en 1527 et la domination de Charles-Quint. Son rapprochement avec la France et sa rencontre avec François I à Marseille à l’automne 1533 ne pouvaient que le rendre un peu plus suspect de partialité aux yeux de l’empereur, Histoire des papes, op.cit.,p.140.

[11] Michel François, Le Cardinal François de Tournon, op.cit., p.162.

[12] Ibidem, p.165.

[13] L’échec de la flotte chrétienne face aux Turcs à La Prevesa, quelques mois plus tard, en est d’une certaine façon la conséquence.

[14] Dans le cadre du Concile de Bâle, par la bulle Dudum cum ad nos d’Eugène IV favorable aux prétentions castillanes, suivies l’année suivante par la bulle Praeclaris tue devotionis qui accorde le monopole du commerce africain aux Portugais, Truyol, Histoire du droit international public, op.cit., p.40. D’autres interventions favorables aux Portugais suivent ; il s’agit, comme on l’a vu, pour la papauté de soutenir une véritable croisade destinée à combattre les Musulmans à partir de l’océan Indien et de la Mer Rouge.

[15] A la suite des bulles d’Alexandre VI de 1493, Truyol, op.cit., p.43. Sur les fondements des interventions pontificales en matière de partage d’influences maritimes, Michel Bottin, Frontières et limites maritimes au XVIe siècle, Journées internationales d’histoire du droit, Bayonne, 1997, à paraître.

[16] Truyol, op.cit., p.43.

[17] Sur l’évolution des interventions pontificales en droit international du XVIIe au XXe siècle, voir l’étude de G. Apollis op.cit., p.326-338.

[18] Les conséquences sont majeures : Venise signe une paix séparée très onéreuse avec Soliman le 2 octobre 1540. Elle durera trente ans. Les flottes chrétiennes sont alors incapables de reprendre le dessus avant 1564 ; cette année-là une flotte espagnole reprend le Penon de Velez et l’année suivante une très importante force turque échoue devant Malte, mais les divisions persistent. La constitution d’une ligue par Pie V en mai 1571, avec principalement l’Espagne, Gênes et Venise, permet la victoire décisive de Lépante le 7 octobre 1571 ; Cf. Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le XVIe siècle, Paris, 1972, p.338.

[19] Le duc de Savoie Charles III avait refusé de laisser le pape s’installer comme prévu dans la ville haute, à l’abri de ses fortifications. Les raisons présentées par les chroniqueurs sont complexes et pas toujours très convaincantes. Bornons-nous ici simplement à préciser qu’en s’établissant hors les murs dans le couvent Sainte Croix, Paul III bénéficiait d’avantages que n’offrait pas la ville haute médiévale : l’édifice était de beaucoup le plus vaste de la ville et permettait de recevoir la cour pontificale. Il avait accueilli trois ans auparavant, le 15 mai 1535, le chapitre général des Frères Mineurs, soit un millier de participants. Cf. L. de Kerval, Le couvent des Frères Mineurs et le sanctuaire de Notre-Dame de Cimiez, Nice, 1901, p.16.

[20] Michel François, op.cit., p.168.

[21] Histoire des papes, op.cit., p.145.

[22] Michel François, op.cit., p.165.

[23] Ibidem, p.167.

[24] Henri Legohérel, Histoire du droit international public, Que-sais-je, 1996, p.19.

[25] Mgr Charles Lefebvre, Marcel Pacaut, Laurent Chevaillier, Histoire du droit et des institutions de l’Eglise en Occident, T.XV, vol.I, 1563-1789, Les sources du droit de la seconde centralisation romaine, Paris, 1976, p.193. Les légats disparaissent au profit des nonciatures après le Concile de Trente mais dès le premier tiers du XVIe siècle Sixte IV et Alexandre VI disposent de représentants permanents. Paul III donne à ces nominations un caractère plus nettement ecclésiastique ; il choisit ses nonces exclusivement parmi les évêques afin de mieux plaider la cause du concile.

[26] Cf. Michel François, op.cit., pp.165 sq.

[27] Cf. note 20.

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