François Bottin
« Mon journal de guerre »
Récit d’événements
de la Drôle de guerre à la bataille de Dunkerque
par un artilleur D.C.A.
Septembre 1938-4 juin 1940
Pour citer : François Bottin, « Mon journal de guerre ». Récit d’événements, de la Drôle de guerre à la bataille de Dunkerque, par un artilleur D.C.A. Septembre 1938-4 juin 1940, transcrit et présenté par Michel Bottin, annoté et mis en pages par Henri-Louis Bottin, Chez l’Auteur à Saint-Martin-du-Var, juin 2020, 60 pages.
Présentation
Dans le « Journal » qui suit, François Bottin (1909-1975)[1] raconte « sa » guerre, de sa première mobilisation en septembre 1938, à l’époque des Accords de Munich, jusqu’à la Bataille de Dunkerque en juin 1940. Le récit s’arrête au moment où il est fait prisonnier le 4 juin 1940. Il s’agit du témoignage d’un artilleur D.C.A., gradé puis sous-officier[2] qui éclaire le fonctionnement d’une batterie anti-aérienne mobile pendant cette période. On exposera d’abord les conditions dans lesquelles ce Journal a été écrit et ensuite ce qu’il peut apporter à la connaissance des faits. Un mémoire ou un journal ?
Ce Journal est écrit en Allemagne, entre les mois de juillet et octobre 1940, alors qu’il est prisonnier. On peut ainsi considérer que la rédaction a été influencée par la suite des événements. Il est possible que l’Auteur donne, volontairement ou non, un sens aux événements, de la « Drôle de guerre » à la défaite. Ces considérations pourraient ainsi laisser penser qu’il s’agit davantage d’un mémoire que d’un journal.
Cette approche doit être corrigée. Les multiples précisions qui marquent la rédaction de ce Journal laissent fortement présumer qu’il a été écrit d’après des notes. Celles-ci n’ont pas été retrouvées. Sans doute ont-elles été détruites après la rédaction. Par contre l’Auteur a conservé de telles notes pour la longue marche de son groupe de prisonniers de Dunkerque jusqu’aux environs de Bonn. Mais dans ce cas, il n’y a pas eu de mise au propre.
On pourra également objecter que l’Auteur a pu bénéficier d’une documentation extérieure. On imagine toutefois mal celle-ci être disponible dans un camp de prisonniers ni fournie par des envois familiaux. On peut même douter qu’il ait pu consulter une carte. Ses renseignements externes n’ont pu provenir que des conversations avec ses camarades. Toutes ces considérations conduisent à écarter l’hypothèse d’une simple reconstruction mémorielle. Ce récit peut donc être considéré, pour l’essentiel, comme une source directe.
Les apports du Journal
Ce Journal raconte l’histoire d’une défaite, celle de son pays mais aussi la sienne propre, puisque c’est ainsi que François Bottin perçoit la bataille de Dunkerque, aboutissement de sa guerre. Il consacre le quart de son Journal aux cinq jours de la bataille. Point d’orgue du récit, cet événement n’écrase pas pour autant les développements qui précèdent. Le lecteur — qui connaît pourtant l’aboutissement de toute cette histoire — lira ainsi ce qui précède la bataille finale comme s’il ignorait cette fin. L’Auteur sait en effet ménager la surprise. Il raconte au jour le jour. Ce n’est que très progressivement que le lecteur découvre le drame qui se joue.
Ce Journal est aussi celui d’un artilleur. François Bottin est canonnier dans la D.C.A., la défense contre les avions. Son récit raconte l’histoire de son canon, de sa « pièce », de Nice à Dunkerque à travers les départements du Nord de la France et la Belgique. Il permet d’entrer dans la vie quotidienne d’une batterie autotractée, de ses déplacements et de ses cantonnements. Ce Journal est ainsi un témoignage sur l’activité de cette unité, la 159e Batterie du 405e Régiment D.C.A.[3]. Cette unité incomplète depuis plusieurs jours est dissoute le 31 mai 1940. L’Auteur est alors affecté à la 161e Batterie. C’est dans cette unité qu’il combat au Fort des Dunes. Ce Journal est aussi un récit de la « Drôle de guerre ». Les six mois passés à Walincourt près de Cambrai sont un témoignage éclairant sur cette étrange période. Puis au printemps 1940 la Batterie se met en mouvement répondant aux ordres d’un État-major déboussolé par la rapidité de l’attaque allemande. La Batterie traverse le Nord de la France et le sud de la Belgique en tous sens et finit par croiser les routes de la débâcle et de l’exode. Ces déplacements de la Batterie sont décrits avec beaucoup de précision, au plan militaire comme au plan humain. L’Auteur y souligne toujours la qualité de l’accueil par les habitants.
Enfin, c’est un récit qui permet d’entrer dans le Fort-des-Dunes, dernier bastion de la résistance contre les Allemands, les 1er, 2 et 3 juin, alors que se font les derniers embarquements pour l’Angleterre. Pendant ces trois jours, les bombardements terrestres et aériens allemands sont incessants. Les batteries de D.C.A., installées aux abords du fort sont particulièrement visées. Le danger est permanent. On n’entre dans le fort que pour s’y reposer et y dormir.
Sur ce point, François Bottin est rassuré par la solidité de la défense, une vielle fortification semi-enterrée du type Séré de Rivières des années 1880. À tort. Le 3 juin dans l’après-midi il est au repos dans une salle du fort lorsque plusieurs bombardiers font sauter les fortifications avec de très grosses bombes. L’Auteur fait de cet événement une description apocalyptique. Plus de cent personnes y laissèrent la vie.
La D.C.A. à la bataille de Dunkerque
L’activité de la Batterie permet ainsi de suivre, Position après Position, l’encerclement qui se resserre et la bataille qui se forme. Mais cette bataille a un sens. C’est une grande bataille d’arrière-garde destinée à permettre l’évacuation du Corps expéditionnaire britannique et du 3e Corps d’armée français.
La bataille est disproportionnée. Les Allemands alignent en effet deux fois plus de troupes que les Alliés. Mais pendant que les Britanniques embarquent sous la protection de leur aviation, les Français résistent : plusieurs milliers y perdront la vie en moins d’une semaine et 35.000 seront faits prisonniers. Leur sacrifice aura permis l’embarquement de 220.000 Britanniques et de 123.000 Français. Ce résultat était inespéré, au point de ressembler à une victoire. C’est ainsi en tout cas que les Anglais ont apprécié la situation. Non sans quelques difficultés à reconnaître le rôle de l’armée française. C’était l’opinion de Churchill à l’époque. On n’en a pas changé depuis. Ainsi Le film « Dunkerque » de Christopher Nolan, sorti en 2017, épouse-t-il cette position jusqu’à la caricature. Un exemple parmi d’autres[4]. Une réévaluation du rôle de l’armée française dans la poche de Dunkerque est donc nécessaire. La Royal Air Force a certes joué une action décisive[5] dans cet embarquement mais celui-ci n’a été possible que grâce à la résistance des Français sur terre, sur mer et dans les airs. Cette réévaluation permettrait, entre autres, de préciser l’action de la D.C.A.[6]. Elle est particulièrement mal connue[7]. Pourtant son action fut un élément retardateur décisif. On estime à 35 sûrs et 21 probables les avions abattus par les D.C.A. terrestres et navales des deux alliés sur un total de 262[8]. À quoi il faut ajouter une menace permanente obligeant les bombardiers allemands à voler très haut. Un inventaire des batteries de D.C.A. en position à Dunkerque du 28 mai au 4 juin serait d’un grand intérêt. Le Journal de guerre de François Bottin apporte une contribution à cette recherche.
La forme du document
Sur la forme du document enfin. Ce Journal se présente sous la forme d’un bloc-notes de 11,5 cm sur 18 cm d’une centaine de pages. Le Journal en occupe 58. La rédaction est serrée : elle est faite recto verso, sans marge, et l’Auteur ne va jamais à la ligne. Il écrit au crayon ; la manipulation du carnet a parfois un peu effacé les bords de pages. L’écriture est heureusement régulière et bien formée.
La présentation qui est faite ci-dessous de ce Journal présente deux modifications par rapport à l’original. On a d’une part, introduit des paragraphes et d’autre part, placé quelques découpages chronologiques. Le texte original n’a fait l’objet que de quelques corrections cosmétiques. Enfin il a paru utile d’accompagner cette publication de quelques notes de bas de page et d’annexes.
Source : François Bottin, Mon journal de guerre, Archives Bottin, série C, Fonds particulier François Bottin, Guerre 39-45, carton 1, 58 pages, manuscrit, octobre 1940.
Michel Bottin
4 juin 2020
80e anniversaire de la Bataille de Dunkerque
Abréviations
B.D.A.T. : Batterie de défense aérienne du territoire.
B.D.C.A. : Batterie de défense contre aéronef (trois Batteries par Groupe).
C.R. : Colonne de ravitaillement (une C.R. par Groupe d’artillerie).
D.A.T. : Défense antiaérienne du territoire.
D.C.A. : Défense contre l’aviation, l’ensemble des moyens militaires en vue d’assurer la protection contre les attaques aériennes ennemies.
E.M. : État-major.
G.D.C.A. : Groupe de défense contre aéronef (trois Groupes par Régiment).
R.A.P. : Régiment d’artillerie de position.
R.D.C.A. : Régiment d’artillerie de défense contre l’aviation (trois Régiments par Brigade) (ou R.A.D.C.A.).
Le 22 août 1939, vers une heure de l’après-midi, j’étais dans ma chambre occupé à me préparer pour aller à Nice quand mon père[10] m’appelant, me dit : « François, les gendarmes te demandent pour te faire émarger un ordre de mobilisation ». Je descendis à la hâte et pris connaissance de ma feuille de route. Je remontai ensuite dans ma chambre pour faire la valise, prendre le livret militaire et quittais la maison à deux heures après avoir embrassé ma mère ; mon père m’accompagna avec la camionnette. Nous nous arrêtâmes au passage chez ma marraine[11] que je trouvai désolée par les mauvaises nouvelles qu’elle venait de recevoir de ma cousine Alice[12]. En sortant, et comme j’allais monter en voiture, je fus aussitôt entouré de quelques amis, alertés par ma convocation, qui me saluèrent, non sans me railler un peu sur ce nouveau départ.
Septembre 1938
Martigues
C’était en effet pour la troisième fois que j’étais presque le seul à être appelé dans le village[13]. En septembre 1938 déjà, je m’étais rendu sur convocation par affiche 8 aux Martigues, malgré la panique que les événements avaient causée à cette époque[14]. L’entrevue de Munich fut annoncée comme j’arrivais à Marseille. Je me rendis à la gare de[15] Martigues où j’étais convoqué avec le ferme espoir d’être démobilisé dans quelques jours. Aussi, je passais une dizaine de jours bien agréables, tantôt dans les cafés ou promenant sur les quais de la Venise provençale plutôt que dans la vieille citadelle de Fort Vauban où cantonnait la Batterie[16]. Les quatre pièces de 75 se trouvaient à côté du fort sous des baraques en planches qu’on nous fit démolir. Nous fûmes quitte ensuite de les remonter avant notre libération. Nous descendions souvent aux Martigues[17], surtout pour y faire quelques bons gueuletons. On y dégustait surtout du poisson frais, abondant dans le pays. Entre autres dîners, nous fîmes un bon repas chez Pascal[18] sur le quai, avec le propriétaire de l’Hôtel Williams à Nice, Simon le camionneur et Gautier. On nous servit une bonne langouste à l’américaine arrosée de quelques bons crus. Nous terminions ces dix jours où nous n’eûmes d’autres ennuis que la chasse aux moustiques. Avant notre départ nous rendîmes visite au Monument aux morts. Notre commandant, directeur de l’usine Kuhlmann de Port-de-Bouc, prononça un discours et un ancien combattant de la guerre de 1914/18 déposa une gerbe. Après ces quelques journées dont je garde un bon souvenir, je rentrais à Saint-Martin et repris mes occupations quotidiennes.
12 avril-4 mai 1939
Nice La Conque
Quelques mois plus tard, alors que, malgré les tensions extérieures, j’oubliais l’éventualité d’être de nouveau appelé, je fus convoqué une deuxième fois, le 12 avril 1939, à l’École communale de Cagnes-sur-Mer. Mon fascicule avait été changé et c’était là mon nouveau centre mobilisateur[19]. Le groupe de D.A.T.[20] qui y était formé incorporait de nombreux copains que j’avais connus pendant le service actif ou les périodes. Nous passâmes la journée du 12 à Cagnes où mon oncle[21] m’avait accompagné. Nous déjeunâmes avec quelques copains réunis dans un petit restaurant et allâmes ensuite nous coucher sur la paille qu’on avait étalée dans les salles de classes. Le lendemain 13 on nous divisa par batteries et prenions place dans un car en direction de Nice. Le convoi longea la Promenade des Anglais puis emprunta le Boulevard Gambetta jusqu’à l’Avenue Candia et grimpa les lacets qui conduisent sur un de ces petits coteaux qui environnent Nice : la Conque[22]. Nous avions stoppé dans la cote à la villa Francette où le bureau de la Batterie avait été installé et où on nous incorpora. Sur la plateforme qui couronnait le mamelon, quatre canons de 75[23] étaient déjà en batterie. C’était un effectif d’active, venu de Toulon la veille, que nous venions compléter. On nous fit coucher dehors sur de la paille étalée sous des guitounes montées avec des toiles de tentes. Nous dormions ainsi huit, côte à côte : l’équipe d’une pièce[24]. Nous avions comme maréchal des logis, Delmas, d’active, six canonniers : deux Corses Poli et Graziani, un Lyonnais, Guichardet, un Marseillais, Bagnol, un Niçois Ramonio, un Tourettan[25], Isnard, et moi comme brigadier[26]. Le service s’annonçait plus sérieux que celui durant mon séjour aux Martigues sous les ordres du capitaine Vaccon. Malgré cette rigidité[27], nous nous octroyions souvent quelques sorties à La Madeleine ou même à Nice surtout pendant les derniers jours alors que nous sentions une fois de plus que cette mobilisation n’allait pas avoir lieu de suite et le retour dans nos foyers imminent. Le 4 mai on nous démobilisa ; nous étions heureux de nous serrer la main entre les copains, Isnard, Mareska et Ramoin et de rentrer chez nous. C’est donc après ces deux mobilisations, et après avoir repris à chaque fois mon travail sans trop d’inquiétude, que j’étais à nouveau appelé le 22 août 1939.
22-26 août 1939
La Bollène-Vésubie
Je quittais Saint-Martin avec mon père. Nous allions à Nice où je l’aidais à faire quelques courses. De retour vers cinq heures, je le quittais à la gare du Var et prenais un car pour Cagnes-sur-Mer. J’allais de nouveau retrouver l’école communale où j’étais déjà venu en avril et tandis qu’on m’incorporait, je rencontrais quelques copains. Nous nous réunissions quelques-uns pour souper à l’Hôtel Terminus. Pour occuper la soirée je me rendis à la « Bonne Auberge » saluer la Famille Baudoin[28]. Dès le lendemain, j’étais affecté dans un poste de guet à La Bollène-Vésubie et nous quittâmes Cagnes à huit sur une camionnette Citroën réquisitionnée. Nous fîmes un crochet par Saint-Martin où je pus de nouveau voir mes parents et les fixer sur mon affectation et prendre quelques provisions. Nous quittâmes la vallée du Var au Plan et remontâmes la Vésubie par[29] le Suquet, Saint-Jean-la-Rivière, Lantosque, pour arriver vers midi sur la petite place de La Bollène. On nous servit un déjeuner à l’Hôtel Cassini chez qui nous devenions des clients à midi et le soir. Nous débarrassâmes notre camionnette et installâmes aussitôt le téléphone qui reliait avec la Poste notre cabane de guet placée en-dessous du cimetière. On avait de cette position une vue unique sur les montagnes environnantes jusqu’aux crêtes de la frontière italienne. Une fois installés, nous étions bien dans ce village où nous avions trouvé bon gîte et bonne table à l’Hôtel Cassini.
Mais hélas des ordres de mobilisation affichés chaque jour[30] nous laissaient présumer une situation toujours plus grave. Les quelques estivants qui restaient se pressaient à chaque départ de car. Je commençais pourtant à bien m’habituer à cette vie. J’étais là depuis le mercredi lorsque le samedi vers sept heures, la voiture du lieutenant amena un certain Bottin François, maréchal des logis, de ma classe, avec un billet me disant de bien vouloir rejoindre Nice le lendemain ; mon homonyme prendrait ma place au poste de guet. À ce moment, je ne faisais aucune différence entre rester à La Bollène ou rejoindre Nice où je pourrais avoir plus de facilités pour bénéficier de quelques permissions. Hélas, je devrai plus tard me rendre compte combien ces mois de guerre auraient été moins pénibles si ce fait-là ne s’était produit. Le dimanche matin, le car qui reliait ce village avec Nice me laissait à Saint-Martin où j’arrivais vers neuf heures avec mon[31] barda. Je déjeunais chez mon oncle[32] avec mes parents et repartais pour Nice dans l’après-midi. La ville, souvent paisible par les dimanches d’été, était très animée. Un car me conduisit au Casino de la Corne d’Or[33], centre de renseignements D.A.T. sur le col de Villefranche, avec le billet du lieutenant. Après avoir rendu mes affaires, je me trouvais en quelque sorte démobilisé jusqu’au lendemain. Je quittais la Corne d’Or avec ordre de rejoindre la 159e Batterie du 405e R.D.C.A.[34] de la Conque à Nice où j’avais déjà été mobilisé en avril dernier. Devenu civil pendant quelques heures, j’en profitais pour aller voir mon frère[35] venu de Paris quelques jours avant à Saint-Laurent-du-Var où il venait d’être incorporé dans mon ancien régiment d’active[36] le 157e R.A.P[37]. J’eus la bonne fortune de rencontrer un ami au Café du Globe, Sprugnoli, qui s’offrit de m’accompagner en voiture. Arrivés à Saint-Laurent, nous eûmes assez de mal à le retrouver parmi la foule de groupes qui cantonnaient dans le village. Nous réussîmes tout de même à le trouver et j’avais ainsi la joie de passer quelques heures bien agréables avec lui. Nous dînions tous deux, du reste fort mal, dans une petite auberge débordée de militaires. Nous nous quittâmes dans la soirée et je regagnais Nice.
28 août-12 novembre 1939
J’étais levé de bonne heure le lundi 28 et montais à la batterie de la Conque. Je me présentai à la Villa Francette où le lieutenant Pélissier, un excellent homme très cordial, me reçut en me disant : « Bonjour Bottin, vous voilà déjà arrivé ? ». J’étais un peu surpris par ces mots et je regrettais même de ne pas avoir profité davantage de ce laps de liberté qui m’était offert. J’étais de nouveau affecté, comme en avril, à la 4e pièce[39]. L’équipe cantonnerait dans un marabout monté sous les oliviers. Elle était composée d’un margi, le Niçois Ramoin, et six hommes, Poli, Morellet, Mareska, Isnard, Lantrua et Piquant. Ainsi que je l’avais présumé, je me trouvais bientôt relativement tranquille à cette batterie, malgré les obligations du service. Nous étions simultanément, un jour d’alerte sans pouvoir nous coucher, un jour de demi-alerte, où tout en étant de service nous pouvions nous reposer pendant la nuit et un jour de repos. Durant ces derniers j’en profitais le plus souvent pour aller voir mes parents et les aider pendant les quelques heures que je passais parmi eux.
Ce n’était du reste que du service fictif que nous prenions à cette position d’où l’on découvrait un superbe et grandiose panorama sur Nice et la côte, n’ayant jamais eu à répondre à des incursions de l’aviation ennemie[40]. On nous occupait assez tout de même pour compléter nos journées, tantôt par du nettoyage du matériel, tantôt en montant des murs de protection avec des sacs de terre. On nous fit également aménager des abris pour passer les nuits d’alerte en recouvrant des bassins d’arrosage avec des tôles ondulées. Vers la mi-octobre nous repliâmes les marabouts et on nous logea dans une étable désaffectée où nous montâmes nos lits. Bref nous nous trouvions très satisfaits de la Position de la Conque, tant au point de vue permissions que nourriture que nous complétions à notre gré soit chez l’« Italien » où nous trouvions du café, du lait, de la bière et certains petits plats, soit à la voiture de l’épicière qui montait faire sa vente deux fois par jour.
Nous n’aurions pas mieux souhaité d’y rester plus longtemps, quand[41] dans la nuit du 10 au 11 novembre 1939, je fus réveillé par des camarades qui discutaient avec bruit sur un ordre de départ qui venait d’arriver au Bureau. Je me rendormis, ne voulant pas y croire. Mais le matin, avec les ordres qui nous furent aussitôt donnés je fus obligé de me faire à cette décision. Nous fûmes occupés pendant la matinée à démolir les murs en sacs de terre que nous venions à peine de terminer, à mettre la pièce en position de route et à préparer notre sac. Nous devions partir sans doute dans l’après-midi. Vers onze heures, je dévalais à toute hâte la pente vers la Madeleine pour téléphoner la nouvelle à mes parents et tenter ainsi d’avoir la joie de les embrasser avant mon départ. Je réussissais à les voir en effet dans l’après-midi ; mes parents étaient venus accompagnés de ma marraine Anaïs, Ginette[42] et Monique[43]. Ils étaient venus en voiture. Je pris un paquet de linge et des provisions et les quittai après quelques minutes passées ensemble, assez peiné du reste de ne pouvoir les renseigner sur ma destination. Notre colonne se mit en route pour aller se ranger dans le vallon de la Conque où elle fut rassemblée. Les Niçois, nombreux à la batterie, profitèrent de cette halte pour passer quelques moments avec leurs parents. J’eus de nouveau le soir, l’agréable visite de mon père et de mon frère. Je cassais la croûte avec le paquet de provisions, arrosées d’une bonne bouteille de vin vieux de notre cru et me couchais fort tard dans le tracteur où nos sacs étaient entassés.
12 novembre-15 novembre 1939
De Nice à Cambrai
Au matin, le dimanche 12, après maints rassemblements[44], notre colonne s’ébranla vers onze heures, acclamée pars des gens du quartier et gagna la Promenade des Anglais qu’elle suivit jusqu’au terrain d’aviation où elle stoppa dans les terrains vagues en face. Allions-nous embarquer à la gare de Saint-Augustin ? Tout semblait s’y prêter. Comme je poussais une pointe jusqu’à la route de la Californie, pour essayer d’y voir au passage quelqu’un de chez nous, j’aperçus Mr A. Baudoin[45] auquel je remis un mot pour mes parents. Cela me permit d’avoir leur visite dans la soirée à la gare Saint-Roch. Nous quittions en effet la Californie dans l’après-midi et défilions sur la Promenade des Anglais, le Quai du Midi, le Port, le Boulevard de Riquier. Nous nous arrêtâmes quelques cent mètres avant la gare Saint-Roch. Nous devions rester ainsi rassemblés jusqu’au soir à 10 heures, puis on rentra dans la gare et commencions aussitôt à embarquer le matériel. Vers deux heures, tout était prêt. On nous répartit trente par wagon. Nous pendîmes nos affaires. Nous nous allongeâmes sur de la paille étalée sur le plancher. On ne tarda pas à s’endormir profondément du reste après une journée aussi bien remplie. Vers six heures je fus éveillé par le train qui s’ébranlait. Chacun se précipita aux portières pour admirer une dernière fois les environs de Nice et la Côte. Une de ces belles journées de l’été de la Saint-Martin, baignée d’un soleil réchauffant s’y prêtait agréablement.
Nous gagnions ainsi la Provence et tout au long du parcours, tantôt dans les petites gares, tantôt dans d’autres plus importantes comme Saint-Raphaël, Toulon, Marseille, les Provençaux jetaient au hasard quelques[46] cartes écrites à la hâte ou interpelaient des connaissances pour prévenir leurs parents de ce brusque départ. La nuit nous gagna après Avignon, comme nous venions de traverser le Rhône. Je ne m’attardais pas trop à la portière, un vent froid commençait à souffler et je gagnais ma place à côté d’Isnard. Je ne tardais pas à m’endormir. Nous nous éveillâmes assez tôt et le train ayant stoppé nous mettions le nez dehors. Nous sentîmes soudain la fraicheur du climat. Adieu la Côte d’Azur, le ciel bleu ! Nous étions enveloppés d’un épais brouillard ; où étions nous ainsi arrêtés ? Un cheminot nous renseigna en nous disant que nous étions à quelques kilomètres de Paray-le-Monial. On nous distribua du jus et du casse-croûte.
Nous repartîmes vers sept heures. Le brouillard s’était quelque peu dissipé. Les camarades se pressaient aux portes pour voir défiler le paysage souvent riche en belles cultures et pâturages. Il était tout nouveau pour moi ; je n’avais jamais eu la faveur de les parcourir lors de mes voyages à Paris. Notre convoi passa ainsi par Nevers, Bourges qui s’étalait au loin sous le fin profil de son imposante cathédrale. À Saincaize, où nous nous arrêtâmes quelques minutes, des copains plus audacieux soutirèrent des bidons de pinard et des fruits. Nous nous arrêtâmes aussi à Gilly-sur-Loire et à Tournus où un groupe d’Anciens combattants de 1914-18 nous offrit des tartines et du vin chaud.
La nuit nous gagna alors que nous avions dépassé Orléans et que nous approchions de Paris. Je dormis assez bien cette deuxième nuit de voyage et m’aperçus fort peu des fréquents arrêts du convoi dans la nuit. La veille de bon matin, j’entendais[47] les copains parler de Saint-Quentin qu’on venait de dépasser. Hélas, où en étaient nos pronostics ? Nous ne pensions jamais aller si loin. C’était bien le tout si on s’attendait à stopper dans la région parisienne. Enfin, après quelques arrêts suivis de brusques départs, le train stoppa. On nous ouvrit la porte des wagons. Il pleuvait. Une petite brise nous glaçait le visage. Où étions-nous ? À Busigny. Cela ne nous fixait qu’à moitié. Des employés de la gare firent le point en nous disant qu’on était dans le département du Nord, à une vingtaine de kilomètres de Cambrai. Mettant pied à terre nous pataugeâmes dans une gadoue noirâtre. Le débarquement du matériel commença aussitôt malgré la pluie persistante. Il était bientôt huit heures et le jour ne se levait pas. Heureusement que nous pûmes nous réchauffer avec quelques tasses de café arrosé de cognac ainsi que l’on a coutume de le servir dans ce pays.
Enfin, vers dix heures, le groupe[48] — trois batteries, la C.R et l’E.M. — était rassemblé en colonne et s’apprêtait à démarrer. Quand soudain les sirènes commencèrent à mugir pour annoncer une alerte. Des mitrailleurs mirent aussitôt leur arme en position. Ce ne fut qu’une émotion et la colonne s’ébranla vers 17 heures et se disloqua à la sortie de ville. Le temps s’était mis au beau et le soleil faisait quelques brusques apparitions. Je me mis à découvrir le paysage. Posté à l’arrière du tracteur[49] qui traînait la pièce, j’observais les champs et les villages que nous traversions. Trop de choses m’intéressaient dans ce paysage tout nouveau pour moi. Partout s’étalaient d’immenses plaines[50] verdoyantes avec de ci de là de vastes champs de betteraves et de choux. Nous étions quelque peu secoués par le manque de souplesse du tracteur et les pavés de la route. Nous traversâmes quelques villages tous ressemblants avec leurs maisons de briques rouges aux toitures tantôt couvertes de tuiles rouges tantôt d’ardoises. Aux carreaux des fenêtres, partout de superbes rideaux laissaient deviner des intérieurs soignés. Aux entrées des villages se dressaient partout des calvaires dominés par de grands Christ. Après quelques kilomètres ainsi parcourus dans cette belle campagne du Cambrésis, la colonne stoppa dans un village. Les copains des voitures en tête avaient déjà mis pied à terre, nous descendions du tracteur à notre tour et on nous rassembla dans la cour d’une fabrique de mouchoirs, industrie du pays. Nous étions à Caullery[51]. Notre chambrée fut installée dans une salle du premier où on accédait par un escalier tournant tout en bois. Les affaires une fois rangées, on étala notre litière de paille pour préparer nos couchettes. Nous sortions ensuite avec Isnard pour prendre contact avec le pays qui allait nous abriter quelques longs mois. À l’estaminet d’en face où déjà de nombreux camarades s’étaient retrouvés, nous allions prendre un café et adresser enfin à nos parents, après quelques cartes écrites en cours de voyage, une longue lettre pour les rassurer. La soirée se passa ainsi, tournant d’un estaminet à l’autre. Nous trouvions les consommations au gré de nos petits budgets : le[52] bock à 0.40, le demi à 0.70, le café Cognac à 0.75, le verre de genièvre à 0.66. Enfin à 19 heures nous rentrions pour nous reposer des mauvaises nuits passées, les cinquante heures de voyage dans un wagon à bestiaux.
16 novembre 1939-12 mai 1940
Walincourt
Le lendemain, 16 novembre, nous quittions Caullery, où nous ne devions pas mettre en batterie, pour nous diriger à quelques kilomètres de là en direction de Cambrai. C’est ainsi qu’après avoir traversé un petit village — Selvigny — nous nous arrêtâmes quelques instants dans une bourgade, Walincourt. Nous démarrâmes à nouveau et stoppions à deux cents mètres du village. Le temps assez beau dans la matinée s’était de nouveau obscurci, une pluie fine et glacée allait comme la veille nous incommoder pour la mise en batterie. Ces deux journées de mauvais temps allaient nous familiariser avec le climat de ce pays. Ajoutons à cela que les pluies persistantes avaient depuis quelques jours détrempé le terrain, et dès que les tracteurs avancèrent dans le champ pour y laisser les pièces, les roues, pourtant munies de chaînes se mirent à patiner. Il fallut avoir recours à un attelage de trois magnifiques chevaux que l’on accrocha à nos canons pour les disposer dans le champ.
Nous dinâmes fort tard ce jour là — d’un repas froid, galette et singe[53] —, nous abritant de notre mieux de la pluie qui ne voulait cesser, sous la bâche de la pièce. Nos chefs allaient et venaient sans trêve, occupés par les multiples démarches que nécessite l’installation d’une batterie. Nous n’avions[54] pas d’ordre et restions là dans l’attente. Quelques copains fouineurs, avaient déniché un estaminet tout près dans la campagne. Enfreignant la consigne, nous y rendîmes visite à tour de rôle pour nous réchauffer car nous étions trempés de la tête aux pieds. Vers cinq heures on nous rassembla et nous gagnions à pied le cantonnement situé à un kilomètre de là, dans la direction de Esnes : la ferme Delambre[55]. Elle rassemblait tout un groupe de bâtisses aux toitures couvertes d’ardoise séparées d’une grande cour pavée. L’accès était donné par un grand portail. Une fois dans la cour, on voyait en face un pavillon coquet de construction soignée, avec grandes ouvertures, large perron et toiture d’ardoise complétée de deux tourelles : c’était la demeure de Monsieur Delambre. Le châtelain passait pour être fort riche et possédait beaucoup de terres. Dans la cour s’élevait sur le milieu un enclos clôturé et recouvert où paquaient des génisses à la parure noire tachetée de blanc. On installa dans divers bâtiments, les chauffeurs, le bureau et le mess des sous-officiers. La roulante fut placée sous un hangar attenant à la cour. Nos officiers se réservèrent quelques places dans le pavillon de Mr Delambre où ils furent confortablement logés. Nous installâmes notre chambrée dans un grenier occupant le premier d’une écurie. On nous donna de la paille pour faire nos litières.
Nous n’avions aucun confort dans[56] cette chambrée, pas de lumière ni de table. Il nous fallait manger sur nos genoux. Par les portes et les fenêtres mal ajustées, la brise glacée de la nuit nous faisait grelotter. Le réveil sonna tôt le lendemain : il était six heures et faisait encore nuit. On n’y voyait goutte pour se débarbouiller à l’unique pompe fontaine de la cour où il fallut faire la queue. Enfin, après avoir pris le quart de jus et touché le casse-croûte on nous rassembla pour nous emmener à la Position. Vers sept heures nous quittions la ferme pour nous rendre à la batterie et n’en retournions que pour la soupe. À midi on nous portait à déjeuner sur la Position. De nombreux travaux d’aménagement nous y attendaient. Il fallut d’abord mettre nos pièces en position puis ranger les accessoires. Comme il pleuvait souvent, nous nous mîmes aussitôt à creuser des gourbis recouverts de tôle ondulée pour nous abriter. C’est dans ces cagnas[57], pourtant bien étroites pour tous nous contenir, que nous passions les longues heures de mauvais temps. Nous construisions aussi des murs de protection autour des pièces avec des branchages entrelacés et remplis de terre. Puis en décembre, nos chefs, jugeant les abris construits insuffisants, demandèrent des grandes tôles ondulées et cintrées (tôles métro). On nous remit de nouveau à la pelle et à la pioche. L’hiver qui s’annonçait des plus rudes gelait la terre assez profondément, rendant la tâche encore plus[58] ardue. Depuis quelques jours nous venions de quitter la ferme Delambre pour aménager notre chambrée au village dans une grande salle occupant le premier d’une fabrique de dentelles désaffectée : chez Ducateau. Nous allions être plus confortablement logés dans ce local mieux fermé ; on y installa deux poêles. Nous avions placé nos paillasses à même sur le plancher de bois. Lorsqu’on n’était pas de garde sur la Position, obligés alors de passer les nuits dans ces abris mal fermés, laissant filtrer l’air froid, nous rentrions le soir chez Ducateau. C’est là qu’on touchait la soupe.
Bien souvent avec la bande des copains niçois — Dalmasso, Bellon, Ramoino, Frigerio, Sauvan, Isnard, Mareska — nous nous faisions préparer chez la Niçoise une soupe, des biftecks et des frites. Je sortais tous les soirs avec Isnard pour faire notre correspondance chez Léon ou Delfosse. Nous profitions du cinéma dans la semaine et toujours le dimanche.
C’est avec ce train de vie que nous sous approchions des fêtes de Noël et du Jour de l’an. Le service des permissions fonctionnait déjà, mais je n’eus pas la chance d’en profiter pour passer une de ces fêtes chez nous. Je les fêtais de mon mieux avec les copains dans ce pays déjà tout couvert de neige.
Mon tour de permission ne tarda cependant pas à venir et le 6 janvier je prenais à Cambrai le train de permissionnaires qui m’emmenait à Nice. Après un voyage de[59] 36 heures, ininterrompu, des arrêts de Saint-Quentin et de Massy-Palaiseau, j’arrivais à Nice le 7 janvier à quatre heures. J’ai eu du beau temps pendant ces quelques jours de détente et en profitais au milieu des miens. Mon frère en garnison au Mont-Agel put venir quelques jours parmi nous. À ma grande satisfaction, ma permission coïncidait avec celles de mes cousins Robert et Lucien[60]. Ces quelques jours passèrent trop vite hélas. J’étais de retour le 19 à Cambrai tout blanc de neige. Je gagnais Walincourt et trouvais à la Position quelques changements. Pendant que j’étais en permission, les abris venaient d’être aménagés. On y avait installé des couchettes en planches, placé des poêles, une table, des bancs. Le cantonnement chez Ducateau était ainsi supprimé et nous allions loger dans ces abris. Je m’installai dans celui de la 4e pièce où je me trouvais avec Ramoin, rentré d’une longue convalescence, Poli et Bellon. Mareska et Lantrua étaient en permission.
Je venais d’être nommé brigadier-chef pendant ma permission. J’allais quitter la 4e pièce et prendre la succession du Maréchal des logis Suau préposé au magasin du matériel. Bien que ce poste m’offrît plus de liberté et d’indépendance, j’hésitais quelque peu à en prendre la charge ni la responsabilité d’un matériel que je ne connaissais qu’assez peu. Je cédai tout de même aux insistances de l’adjudant-chef Andrieux. J’allais avoir à m’occuper de l’entretien de quatre remorques 75 CA modèle 1930[61], un poste central de tir[62], un poste d’optique[63], deux remorques d’écoute[64], un correcteur d’écoute[65], tout l’outillage[66], la surveillance et la comptabilité que nécessite un stock de munitions — obus de 75m/m[67] et balles 8 m/m pour les fusils F.M.[68] et mitrailleuses S.E[69] —. Nous avions un magasin attenant à la maisonnette de Mlle Plouvier[70] tout près de la Position, au bord de la route qui mène de Walincourt à Esnes. Ce petit local était bien encombré par un métier à tisser qui avait longtemps et en vain attendu le retour de son maître, frère de Mlle Plouvier tombé glorieusement dans les Ardennes[71]. J’avais installé ma paillasse dans les rouleaux de ce vénérable métier à côté de Tobie aide magasinier. Une petite table, deux bancs, un coffre d’artillerie, un coffre d’archives, des étagères et une caisse d’outillage suffisaient à encombrer cette pièce étroite. Gain appréciable, j’allais à ce nouveau poste avoir moins froid. Notre petit poêle ronflait pendant que celui de Mlle Cécilia[72] nous réchauffait aussi de la pièce voisine. Je n’avais qu’une porte à franchir pour pénétrer dans sa grande cuisine où nous nous retrouvions souvent avec des copains pour prendre du café. Mademoiselle Cécilia pouvait avoir une soixantaine d’années. Elle était restée vieille fille. D’assez grande de taille, plutôt mince, elle était de ces natures très actives, sans cesse occupée tantôt à nous servir, tantôt penchée sur sa machine à coudre pour confectionner des chemises. Elle témoigna dès mon arrivée, d’une grande sympathie pour moi et m’offrit aussitôt de partager sa table avec les habitués — Tobie, Courchot et Julien —. J’acceptai et profitais ainsi pour une somme très modique, des plats qu’elle nous préparait en accommodant le menu[73] que nous touchions à l’ordinaire. Elle complétait ces plats, surtout le dimanche, avec des provisions qu’elle ramenait du village et chaque samedi nous l’aidions au lavage du parterre. Elle nous récompensait de cette corvée avec de la délicieuse tarte aux pommes qu’elle nous préparait. Je me mis assez vite au courant de mes nouvelles fonctions en m’instruisant et avec l’aide précieuse de Tobie. Son métier de serrurier, ses qualités d’ordonné, m’apportaient une aide sérieuse avec les réparations qu’il effectuait. Je m’occupais plus spécialement de la comptabilité et veillais à l’entretien du matériel. Nous étions assez souvent ennuyés par le gel qui figeait et bloquait les commandes de pointage des canons.
Nous nous levions vers sept heures et faisions notre toilette avec de l’eau chaude que Mlle Cécilia nous préparait. À huit heures je prenais un grand café au lait avec des tartines et du beurre frais de la ferme voisine. Nous nous occupions ensuite jusqu’à midi aux besoins du service. On se mettait alors à table tous les cinq, Mlle Plouvier, Tobie, Courchet, Julien et moi. Cette vie dura quelque temps. Puis je quittai un peu à regret cette table si familière : comme je venais d’être nommé maréchal des logis, j’allais donc prendre mes repas au mess des sous-officiers. J’étais tout de même son invité de temps en temps et surtout le dimanche.
Le mess se trouvait dans le village même, chez les Gervais. Nous disposions d’une cuisine et d’une salle à manger. Dans cette pièce assez coquette, se retrouvaient à midi et le soir, une douzaine de sous-officiers : l’adjudant Fouquet, trois[74] chefs, Valadier, Suau, Ramoin, des margis : Granvilliers, Giboin, Couret, Panzani, Plaquevent, Brian, Malgouyre et moi. La cuisine était préparée par Mme Gervais aidée de Peronne. On touchait nos vivres à l’ordinaire que l’on complétait par des achats en ville. Moyennant une pension de 4 francs environ par jour nous avions l’avantage de varier les menus, d’avoir du pain blanc et de la bière. Une certaine animosité régnait fâcheusement autour de cette table. Cet état de choses était créé par diverses questions mettant aux prises sous-officiers réservistes et de carrière. La question de la solde revenait assez souvent. J’étais heureux d’avoir place à côté de Couret — un Toulonnais — en qui j’avais trouvé une solide amitié.
Après deux mois de cette vie, j’ai vu avec joie mon deuxième tour de permission arriver. Comme pour la première, j’ai bien profité des dix jours chez mes parents. Il faisait beau. Le printemps m’offrit quelques belles journées. J’ai fait en compagnie de mes deux cousins Lucien et Robert, également en permission, quelques agréables sorties. Accompagné par mon cousin Marcel[75], le dimanche matin 6 avril je quittai Nice accompagné de Gilloux et Tonial. Je fis bon voyage ; pendant l’arrêt de Massy-Palaiseau, j’ai eu la grande joie d’embrasser mon frère et de passer quelques minutes avec lui. Je reprenai le train et rentrai passant par Caudry à Walincourt le 7 avril à huit heures du soir. J’étais assez chargé de provisions ; j’offrais quelques fleurs de chez nous à Mlle Plouvier. Pendant que je prenais[76] un peu de potage qu’elle m’avait préparé, je me mettais au courant de ce qui s’était passé à la Position pendant mon absence. Quelques modifications dans le service allaient changer mes habitudes. Tout en conservant la charge du matériel, j’étais affecté à la première pièce de tir avec sept hommes, Tarentola faisant fonction de brigadier, l’Alsacien Adloff, Darsoni, Bellon, Cousin, Nicole et le Niçois Seasseau. J’étais tantôt de service, m’occupant, à la fois des alertes et du matériel et tantôt de repos.
Malgré le double emploi je profitais de ces journées de détente surtout depuis que la belle saison favorisait quelques sorties. Assez souvent nous faisions avec Couret, en vélo, quelques ballades agréables dans les campagnes printanières, poussant quelquefois jusqu’à Cambrai ou Caudry. C’était, malgré les nuits d’alerte, une vie plutôt heureuse qui ne devait pourtant pas durer.
Déjà pendant les premiers jours du mois de mai, l’aviation ennemie, faisant de nombreux vols, obligea la Batterie à exécuter souvent des tirs. On sentait qu’une attaque devenait imminente avec les beaux jours.
Le 10 mai, vers quatre heures du matin, on sonna l’alerte. J’étais de réserve dans la cagne[77] ; je fis aussitôt préparer mes hommes autour de la pièce. Des escadrilles de Heinkel III ne tardèrent pas à surgir, nous leur déclenchions de violentes rafales. La batterie voisine, de petit calibre — canon de 25 mm[78] — accompagnant nos feux. Malgré ces tirs conjugués nous ne pûmes empêcher le bombardement de l’aérodrome de Niergies[79]. Cette alerte nous retint[80] jusqu’à six heures autour de la pièce. Nous présumions que d’importants événements venaient de se passer. En effet la radio nous annonça dans la matinée que les troupes allemandes venaient de pénétrer en Belgique et en Hollande. Les armées du Nord allaient se porter à leur rencontre. Aussi dans la matinée, Walincourt connut une grande animation. Le 329e R.A.T.[81] et le 1er Génie qui cantonnaient dans le village depuis plusieurs mois, venaient de recevoir l’ordre de départ. Nous n’allions pas tarder à en faire autant. Le lendemain 11 mai, le lieutenant Lennuyeux, commandant de la Batterie, me donna des ordres afin de préparer le matériel au départ le 13 mai. Nous rangions avec Tobie nos affaires avec le désir d’emporter le plus de choses pouvant nous être utiles ; c’est à cette occupation que se passèrent la journée du 12 et la matinée du 13 mai pendant que sur la Position, chaque équipe se préparait, tout en laissant les canons en position de tir jusqu’au dernier moment car l’aviation ennemie continuait ses incursions. Enfin, dans l’après-midi du 13 mai — lundi de Pentecôte — nous étions en colonne prêts au départ.
13-15 mai 1940
De Walincourt à Haine-Saint-Pierre en Belgique[82] Nous ne savions pas grand-chose sur notre expédition, sinon que nous allions en Belgique[83] et dans une lettre que j’écrivais à mes parents et à Rita[84] je regrettais de ne pouvoir mieux les renseigner. Vers quatre heures, après avoir pris connaissance des instructions, de la marche de la colonne, je prenais place sur le Matford[85] qui portait l’équipe d’un poste d’écoute et traînait l’appareil. Nous quittâmes Walincourt en direction de Caudry, acclamés par la population massée sur les trottoirs. Notre colonne traversa ainsi Selvigny, Caullery, Ligny[86], Caudry. Vers huit heures nous stoppions à …[87] où tout le Groupe se rassembla. Nous soupions de repas froid et repartions dans la nuit ; roulant sans lumières, nous n’avions pour nous guider que quelques bornes phosphorescentes très espacées. Je ne pus fermer l’œil. Le camion était conduit par le chauffeur Gras, de La Seyne. La nuit fut relativement calme et nous fîmes route en bon ordre. Le 14 mai, vers quatre heures du matin, nous approchions de la frontière belge que nous franchissions en passant par Malplaquet ; pendant que nous poursuivions notre route, quelques avions ennemis parcouraient les airs. Nous fûmes quelquefois obligés à stopper et nous parquer sous les pommiers bordant le chemin. Sur les routes toujours plus d’animation régnait, de nombreux convois circulaient ; dans ce charroi interminable notre colonne s’égaya et nous dûmes vers huit heures attendre les tracteurs tombés en panne.
Dès qu’ils nous rejoignirent nous reprîmes une route sinueuse dans la campagne belge toute verdoyante. Tout était calme dans ces fermes qu’on découvrait de ci de là entourées de fraîches pâtures ; toutes les routes contrastant avec ce calme, restaient très animées. Nous traversions de temps à autre de nombreuses bourgades. Les habitants, attirés sur le seuil de leur porte, nous saluèrent de leurs bravos enthousiastes. Nous passions par Binche vers onze heures, puis avancions dans la région minière, aux horizons fermés par de nombreux crassiers. Nous stoppions dans une bourgade de la Wallonie : Haine-Saint-Pierre. Après la traversée de ce bourg, nous sous arrêtions dans une rue à côté de l’église pour pénétrer dans une grande ferme.
Nos camions étaient parqués dans un grand verger, camouflés sous les[88] feuillages de grands pommiers. Les canons et les appareils de pointage, continuèrent la route, empruntant une petite côte qui, après quelques lacets conduisait vers une plateforme surplombant une carrière de sable. Dans l’après-midi les pièces étaient déjà en batterie et tandis qu’avec Tobie nous installions le matériel à la ferme, j’entendis tout à coup nos pièces ouvrir le feu : cela promettait. Notre installation terminée, je profitais de quelques instants pour me débarbouiller et trouvais une chambre sans difficulté, vu l’accent chaleureux des habitants, chez Mr Lefèvre en face de la ferme où nous cantonnions. Nous sortîmes le soir, après la relève, avec Touret et quelques copains faire un tour dans le village et soupions dans un café. Le bureau et le logement des officiers se trouvaient dans un grand pavillon de la ferme.
Le service, en raison d’une grande activité aérienne, était très chargé. On se levait tôt, vers trois heures trente, pour prendre le service à quatre heures et ne redescendre au cantonnement qu’à huit heures du soir. Pendant ces longues journées nos pièces employèrent pas mal de munitions. Je fus ainsi fort occupé par les fréquentes situations de munitions que je devais fournir à l’E.M. après chaque tir. Le lendemain de notre arrivée fut aussi actif.
Malgré cette activité nous pensions rester quelques jours dans ce pays, mais déjà dans la soirée de nombreux convois arrivaient de la région de Namur. Je ne pouvais croire que l’avance allemande ait été si foudroyante et obligeant les habitants d’une[89] région assez éloignée de la frontière à fuir. Ce jour-là, comme je faisais avec Malgouyre[90] une course[91] en voiture, nous eûmes la chance de quitter à temps le quartier de la gare[92] que des Heinkel[93] venaient de bombarder : c’était, les premières bombes qui touchaient le pays. Bien que l’accueil qui nous fut réservé fut des plus sympathiques, on pouvait remarquer une division dans le peuple belge et la présence de nombreux espions. Nous accompagnâmes ce jour-là en voiture un jeune homme au commissariat : il se débattait, invoquant son innocence. Je passais la soirée chez mes hôtes qui me comblèrent de bonnes manières : on m’offrit du café, des pâtisseries et des cigares. Je gagnais ensuite ma chambre et ne tardais pas à m’endormir sous le poids des fatigues. Je me levais tôt (16 mai) et, regrettant un peu de ne pouvoir profiter du confort de ma chambre et je gagnais la Position
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16 mai 1940
Retour à Walincourt
La matinée fut active ; je me décidai à aménager l’atelier dans une baraque de la carrière voisine, lorsque le lieutenant Lennuyeux me suspendit la permission d’installer l’outillage et les accessoires en vue d’être prêt pour un départ éventuel. Depuis la veille, la Batterie avait été repérée par l’aviation ; elle allait être mitraillée et bombardée, si notre départ n’avait pas été devancé. Vers midi nous avions replié, laissant un tracteur en panne[94] auquel on mit le feu avec de l’essence[95]. Je pris place sur le Matford aux côtés de Gras. Nous allions suivre jusqu’à la frontière l’itinéraire pris quelques jours avant. Sur les routes, la marche en colonne était rendue difficile par l’embouteillage causé par les réfugiés belges. Les uns poussaient dans des voitures à bras ou même des vélos leurs enfants et quelques effets indispensables. D’autres avaient entassé pêle-mêle, dans de lourdes charrettes traînées par des chevaux, tous leurs bagages sur lesquels des enfants et des vieillards avaient pris place ; d’autres moins fortunés s’en allaient à pied. Se faufilant entre ces convois interminables, nous doublions aussi des colonnes d’Artillerie mêlées des traînards qui retournaient du combat.
Avec cette allure ralentie, nous étions davantage exposés aux avions qui nous mitraillèrent à plusieurs reprises. Nous stoppions alors pour nous jeter dans les fossés couverts d’orties. C’est dans une de ces alertes de placage que j’ai perdu mes gants et une carte routière. Enfin après un parcours bien mouvementé, nous nous arrêtions camouflés à la frontière dans le bois de Hérelle. Là, tout le Groupe se rassembla, nous cassions la croûte et attendions les ordres que les chefs allaient nous donner.
À la tombée de[96] la nuit nous repartions de ce bois en direction de Walincourt après avoir assisté à de nombreux combats d’avions. Nous rentrions sans grands ennuis dans la nuit et vers deux heures du matin (17 mai) nous parquions nos camions dans les hangars de la ferme Delambre. Je me reposais assez mal dans le camion, les côtes meurtries sur nos sacs gisants pêle-mêle. Nous étions sur pied de bonne heure et prenions quelques tasses de jus au café de la ferme Delambre.
17 mai 1940
Dour en Belgique
Dans la matinée, je rendis visite à Mlle Cécilia. Je la trouvai bouleversée par les bruits qui circulaient et qui devaient lui rappeler les moments terribles qu’elle avait vécus en 1914. Elle se démenait au milieu de cette cuisine pleine de monde. Je déjeunai de deux œufs sur le plat et d’un coup de vin blanc avec Gras et Courchot. Nous étions à Walincourt sur le qui-vive, prêts à prendre la route. Je pris congé de Mlle Plouvier et gagnai la ferme Delambre sans pouvoir faire un tour sur notre ancienne Position. Comme j’arrivais à la ferme, je vis soudain que seuls les camions de Plaquevent et le nôtre étaient là. Nos chefs étaient déjà partis. Les derniers bruits qui courraient depuis quelques instants nous annonçaient que les Allemands étaient au Cateau. Je trouvai cela impossible. J’appris plus tard que c’était bien la vérité[97]. J’eus[98] beaucoup de peine à maîtriser mes hommes et leur remonter le moral : ils voulaient fuir en vitesse vers Arras sans accrocher la pièce. Ayant rétabli l’ordre, je parvins à reprendre la route derrière le camion de Plaquevent à qui le lieutenant Lennuyeux avait laissé l’itinéraire qui allait nous conduire à une nouvelle position. Sur la route qui nous menait à Cambrai, de nombreux convois se traînaient. Gras, mon chauffeur, devenait soucieux de la surcharge de notre véhicule, provoquée par plusieurs gars qui, leurs voitures restées en panne, étaient montés dans notre camion. Nous arrivâmes à Cambrai vers midi[99] et stoppions devant la C.R. Elle était en colonne prête au départ. Je demandai à l’adjudant Blanc qui la commandait de nous approvisionner en essence et en vivres car nous étions isolés de notre batterie. Il refusa, prétextant que tout était emballé et que cela le retardait. Nos hommes pillèrent dans le magasin du groupe du chocolat et certains effets qui y étaient restés. Il nous manquait de l’essence et du pain pour les quarante hommes de notre colonne. Plaquevent réquisitionna du pain dans la boulangerie voisine. Je distribuai par camion quelques bonnes bouteilles de vin vieux que des[100] civils en partance venaient de nous donner. Nous avions assez de vivres, seule la réserve d’essence nous inquiétait. Les garagistes avaient fermé leurs pompes ; nous fûmes obligés de faire sauter la porte d’un poste avec des burins et nous remplîmes ainsi nos réservoirs et quelques bidons (150 l). Ainsi ravitaillés, nous reprîmes la route traversant Cambrai bouleversé par le bombardement du quartier de la gare.
Nous nous dirigions vers Valenciennes en direction de Mons pour mettre en position dans un village voisin : Dour. En cours de route nous croisâmes un camion de la C.R. qui n’avait pas osé poursuivre plus loin sa route et traverser Valenciennes bombardée. Nous continuâmes tout de même malgré les bruits alarmistes et de nombreux convois qui retournaient aussi.
À Bouchain les lieutenants Lennuyeux et Reynaud nous attendaient avec le camion de la roulante. Qu’étaient devenus, le sous-lieutenant Descodeca, l’adjudant-chef Andrieux, les chefs Cotton, Suau, Valadier, les tracteurs du P.C. (Couret), de la 1re[101] et la 3e pièce (Rendis et Magriain) et la camionnette des transmissions ? Notre Batterie était dispersée : elle était réduite à la roulante, la camionnette de munitions, la voiture du lieutenant et les deux pièces de[102] 75 qu’avec Plaquevent nous avions amenées. Nous attendîmes quelques heures en vain ces traînards et nous reprîmes la route sans jamais les retrouver. Nous traversâmes Valenciennes où de nombreux carrefours étaient démolis et nous franchissions la frontière belge pour la deuxième fois à la tombée de la nuit. Ce que nous trouvions curieux, c’était de rencontrer sans cesse des convois mieux motorisés que nous : tels que des voitures blindées et même des chenillettes qui en revenaient. Nous continuâmes tout de même notre itinéraire et nous nous arrêtions à …[103] pendant que le lieutenant Lennuyeux allait à l’E.M. à Mons pour y prendre des ordres. On nous avait fait stopper dans cette bourgade car on doutait sur la possibilité de mise en batterie à Dour. Nous étions à …[104] dans une petite ville en flammes, l’aviation avait opéré dans l’après-midi. De ces maisons en flammes une chaleur étouffante arrivait jusqu’à nous. Nous déplaçâmes nos camions chargés de munitions craignant à tout moment que le feu ne s’y communiquât ou qu’un pan de mur s’écroulant ne vint nous barrer la route. Les fils électriques hachés pendaient en tous sens, les conduites d’eau crevées se déversaient inondant[105] les trottoirs ; les magasins encore bien achalandés étaient ouverts et saccagés par des pillards. Le lieutenant revint deux heures plus tard et l’ordre de mettre en position à Dour ayant été supprimé, nous allions de nouveau revenir sur nos pas. Nous nous mîmes en route vers dix heures du soir et rentrions en France. Pendant la nuit nous passions par Valenciennes, Denain, Douai[106] et arrivions le matin vers cinq heures dans un petit village du Pas-de-Calais, Euskirchen[107], où tout le groupe se retrouva.
18-20 mai 1940
De Esquerchin (Nord) à Hondeghem (Nord)
Cette journée du 18 mai nous servit à nous reposer et à écrire à tout hasard chez nous. Je déjeunai dans un estaminet avec Panzani et passions la nuit dans une grange où des groupes épars s’étaient réunis. La matinée du 19 nous permit de faire un nettoyage et graissage de nos pièces et vers midi on nous donna l’ordre de nous mettre en route. Notre colonne passa par Lens. Nous étions suivis et des bombardiers nous lâchèrent quelques bombes pendant la traversée de la ville de Béthune où nous fîmes halte pendant qu’on s’occupait à nous fixer une position.
Dans la grande rue où nous avions stoppé des files interminables de réfugiés — Belges et du Nord — se succédaient. Les autos conduites[108] par des chauffeurs de fortune — femmes, garçonnets — se suivaient pas à pas. Des colonnes plus rapides de véhicules anglais passaient de temps à autre. Sur les conduites intérieures des matelas avaient été arrimés pour se protéger de la mitraille des avions. Vers six heures le lieutenant vint nous rejoindre et nous repartions pour prendre aussitôt une petite route. Après quelques kilomètres nous nous arrêtâmes dans un petit village du Pas-de-Calais : Mt Bernachon[109]. C’était une bourgade tranquille éparpillée dans une verte campagne ; tout nous paraissait calme dans ce coin ; nous pensions être là, quelque peu à l’arrière et jouir enfin d’un peu de repos. L’adjudant Fouquet s’occupa des cantonnements et me trouva une chambre chez des fermiers sympathiques qui m’invitèrent au café après souper. Nous étions arrivés le dimanche vers la fin de l’après-midi ; nous mettions en batterie le lendemain matin dans une pâture camouflée au long d’une haie. Hélas, ce coin, d’aspect pourtant paisible, nous obligea d’entrer aussitôt en action. Là aussi je n’eus pas le temps d’installer mes accessoires de réparation et je décidai de prendre l’habitude de les laisser à l’avenir dans[110] les caisses pour être toujours prêt à un départ éventuel. À midi, comme je venais au village rejoindre des copains pour déjeuner, je vis avec stupeur que l’exode des réfugiés s’étendait là aussi : des charrettes et des autos arrivaient des environs, traversant le village, semant la panique chez les habitants. Nous ne nous attardions pas à cette Position ; vers trois heures nous recevions l’ordre de replier. Je prenais congé de mes hôtes qui, bouleversés, se préparaient à fuir. L’itinéraire qu’on empruntait n’allait pas nous éloigner et nous partions vers le nord. Après Lillers, Saint-Venant nous traversâmes Hazebrouck et arrivions avec la nuit dans un petit village flamand : Hondeghem. Comme il était assez tard, nous restâmes en colonne sur la place. Je dormais avec mes hommes dans une grange, refusant une chambre chez des gens qui me paraissaient suspects. L’accueil et le langage de la population dans ce coin flamand nous étaient moins familiers que ceux que ceux que nous avions connus dans les régions que nous avions traversées.
La Batterie, incomplète depuis Bouchain, venait de recevoir des effectifs et du matériel du 402e R.D.C.A. ; nous ne restions cependant qu’avec les deux pièces que[111] nous avions amenées avec Plaquevent.
21 mai-24 mai 1940
Hondeghem (Nord) et retour en Belgique
Le lendemain (21 mai) la Position fut animée d’une grande activité et nota quelques succès à son palmarès. Le mess était installé dans une salle de l’auberge sur la place où nous fûmes bien accueillis par les propriétaires : deux femmes et une demoiselle qui se démenaient dans leur estaminet, apportant à tous des paroles réconfortantes et remontant leur moral. Je couchai avec Panzani dans une chambre en mansarde où nous dormîmes assez bien.
Cette Position ne fut pas de longue durée, aussi le 23 mai nous repartions toujours vers le nord en direction de Bray-Dunes, où nous arrivions vers midi. Plus de doute, des éléments ennemis avaient atteint la côte vers Boulogne et nous étions de ce fait séparés du restant de l’armée. Nous nous nous retrouvions là, tout le Groupe ; des bobards courraient qu’on nous rassemblait pour nous embarquer.
Nous nous trouvions dans une région de prairies impropre à camouflage ; nous rangeâmes nos camions au bord d’un grand hangar et les recouvrîmes de paille. Étant ainsi rassemblés, je[112] retrouvais de nombreux amis des autres batteries que j’avais connus pendant l’active et les quelques heures que nous passâmes là servirent à de nombreux conciliabules. Comme on ne devait pas embarquer, on se sépara dans la soirée pour aller mettre en position à quelques kilomètres de là : aux Moëres. Nos pièces furent placées dans l’enclos attenant à une ferme où nos hommes cantonnèrent. Nous étions à cinq cents mètres du village où nous allions souper le soir avec les deux lieutenants. L’adjudant Fouquet nous avait trouvé un mess dans un café où nous fûmes bien servis. Le village était presque entièrement occupé par les Anglais. Nous partagions une chambre confortable avec Plaquevent et je reposais bien. Je regagnai la Position qui fut active pendant le peu de temps qu’elle y resta. La matinée fut active et nous repliâmes vers midi.
Notre colonne s’achemina dans l’après-midi en passant par Hondschoote ; nous quittâmes le poste de douane français et nous pénétrions pour la troisième fois en Belgique. Aux traversées des villages, nous n’éprouvions plus le même[113] accueil que nous avions trouvé dans les bourgades de Wallonie. Après une halte de deux heures au bord du canal, nous repartîmes et entrions dans Furnes vers quatre heures. En traversant la ville nous essuyâmes un bombardement de l’aviation qui nous avait repéré et nous suivait. Nous sautions des camions et nous planquions dans le fossé bordant la rue ; des bombes avaient détruit des maisons à quelques mètres de nous.
Nous reprîmes la route, encore tout bouleversés mais heureux d’en être sortis indemnes, pour aller mettre en position à cinq cents mètres du bourg dans un enclos où paissaient librement des vaches. Le cantonnement avait été installé dans les locaux d’une ferme voisine envahie par de nombreux réfugiés belges qui, ne sachant où aller, avaient quitté les bourgades voisines et les dangers des bombardements.
25-26 mai 1940
Sur la route de Dunkerque
Pendant toute la journée (25 mai) la Batterie fut très active. J’allais déjeuner à la roulante installée à la ferme. Le choix de la nourriture devenait moins varié par suite des difficultés de ravitaillement ; faute de pain on nous avait distribué[114] des biscuits de guerre. Je dormis sur la paille dans un hangar. La journée du lendemain fut aussi active que la veille et dans cette Position incertaine nous nous sentions espionnés et repérés. Vers le soir, le lieutenant revenant de La Panne, siège de notre E.M., donna l’ordre de lever la Batterie avec la nuit pour nous permettre de quitter le pays dans la plus grande discrétion. Il était dix heures quand notre colonne se mit en route. Il faisait nuit noire. J’étais devant dans la cabine, au côté de Gras, écarquillant les yeux pour l’aider à conduire et éviter une collision. De cette obscurité un immense brasier s’élevait à l’horizon : c’était les réservoirs à essence de Dunkerque qui brûlaient au loin. Nous roulions ainsi toute la nuit, faisant de temps à autre de fréquents arrêts pour nous regrouper. Où allions-nous ? Sans doute vers la mer. Le chemin paraissait être sensiblement celui que nous avions pris le 24.
27 mai 1940
Téteghem
Enfin vers cinq heures du matin (le 27 mai) nous quittâmes la route pour pénétrer dans une ferme et laissions les pièces dans l’enclos attenant. Quelques maisons s’élevaient autour.
Nous[115] étions dans un hameau de Téteghem. Dès que les pièces furent en batterie, elles ne cessèrent d’ouvrir le feu sur des escadrilles qui venaient sans discontinuer bombarder Dunkerque et la côte où déjà depuis quelques jours s’effectuaient des embarquements. C’était surtout des Anglais qui, disait-on, exécutant un ordre qu’ils avaient reçu de se replier, sabotaient leur matériel et allaient nous quitter. Cette débâcle, s’ajoutant à l’obsession de nous savoir encerclés depuis quelques jours, contribuait à affaiblir notre moral. Comme j’allais en corvée toucher des munitions à quelques kilomètres de là, j’ai pu me rendre compte de la quantité de camions, canons, voitures et matériels de toute sorte — en bon état de neuf — qu’ils avaient saboté et laissé en travers de la route rendant ainsi la circulation difficile. La vue de tant de matériel abandonné était lamentable. À la Batterie nous tirâmes parti de cet état de choses et remplacions deux véhicules usés par tant de déplacements par un grand camion anglais que nos mécaniciens mirent en route. Comme nous étions repérés à cette Position par l’artillerie ennemie nous dûmes changer[116] de place pour nous rendre dans une autre ferme plus rapprochée du village qu’on apercevait au loin.
28 mai 1940
Téteghem
Nous faisions ce petit déplacement le 28 mai au matin. Sur la route les paysans épouvantés par la canonnade qui donnait de tous côtés fuyaient ne sachant où aller. Des chevaux et des vaches abandonnés broutaient à satiété l’herbe fraîche de la nouvelle saison. Notre colonne s’arrêta contre un hangar entouré de bottes de paille. Nous camouflâmes les camions avec de la paille et déjeunions.
La ferme voisine avait été abandonnée. Elle avait été pillée par des traînards qui y avaient bivouaqué. Le désordre régnait dans cette maison ; les placards avaient été fouillés et dévalisés, une odeur de ragoût se dégageait d’une grande bouillote dans laquelle chacun puisait les restes d’un mouton. Cette orgie me peinait. J’avais suivi les copains dans cette cuisine par curiosité mais mon amour propre me défendit de toucher à cette ripaille.
À la Position toute proche on s’était mis à creuser des tranchées à la hâte. Nous étions de temps à autre exposés sous les feux de l’artillerie qui nous avait aisément repérés par nos tirs fréquents. Nous dormions dans un[117] garage réservé aux officiers et sous-officiers attenant au hangar. Les hommes s’étaient logés dans ce dernier, se faisant des niches avec des bottes de paille. Toute la nuit les deux artilleries ne cessèrent de faire retentir leurs tirs qui se croisaient au-dessus de nous : nos pièces de 194 de marine[118] surtout, placées sur la côte nous réveillaient en sursaut. 29 mai 1940
Téteghem
Le lendemain 29 mai je me levai de bon matin pour aller avec quelques hommes faire une corvée de munitions au Fort des Dunes[119]. Ce fort où déjà depuis quelques jours notre E.M. s’était replié allait devenir un point visé de l’ennemi. Malgré quelques alertes, j’accomplis cette corvée sans encombre et rentrai vers midi à la Position. J’occupais le reste de l’après-midi à faire rapidement entretenir le matériel (graissage des roues, lavage des tubes). Le ravitaillement devenait chaque jour incertain et donnait une preuve tangible que l’Armée du Nord, séparée du gros de l’Armée[120] était vouée à elle-même. Aussi on allait utiliser le bétail et les basses-cours qu’on estimait sacrifiés de toute façon. Des copains égorgèrent quelques poulets qu’ils firent cuire à la ferme. Le lendemain 30 mai le[121] boucher Belmondo dépouilla un veau pour les besoins de la Batterie.
30 mai 1940
Téteghem
Toutes ces journées furent actives en raison de nombreuses incursions de l’aviation qui pilonnait Dunkerque[122] et les embarquements. C’était entre nous un grand sujet de conversation, le seul espoir qu’il nous restait pour pouvoir échapper à l’encerclement[123]. Notre lieutenant allait souvent à l’E.M. pour essayer de le convaincre à cette décision, mais il y rencontrait une résistance, car l’ordre était donné directement par le général Blanchard commandant de la Ire Armée[124] : il nous fallait d’abord protéger l’embarquement tant que le Fort pourrait nous fournir des munitions.
31 mai 1940
En route pour le Fort des Dunes
Enfin le 31 mai vers onze heures du matin, le lieutenant nous informa que la Batterie était dissoute, qu’il allait avec les hommes rejoindre la C.R. en vue de l’embarquement, mais les sous-officiers et les brigadiers allaient être répartis dans les deux autres batteries du Groupe, la 160e et la 161e, avec les pièces qui nous restaient. J’étais de la sorte affectée à la 161e Batterie et n’avais pas ainsi la chance de suivre mes hommes dans cette tentative.
Vers midi nous nous mîmes en route vers le Fort des Dunes. Nous prenions la route qui[125] mène de Téteghem à Rosendael par le canal. Une fois franchi, nous pénétrâmes dans la bande côtière, limitée d’une part par ce canal, de l’autre par la mer qu’on devinait à gauche au-delà des dunes. Des groupes de soldats ayant appartenu à divers régiments bivouaquaient de ci de là, désorganisés. Quand nous fûmes en vue du Fort, le groupe se sépara ; le lieutenant, avec le restant de la Batterie, se dirigea vers la C.R. ; nous, avec les deux pièces, vers la Position de la 161e Batterie au pied du fort. Nous fûmes reçus par le lieutenant Moreno officier de tir et l’aspirant Van den Hove, qui était avec nous à Walincourt. Nous dételâmes les pièces à quelques mètres des leurs et attendîmes les ordres.
Une très grande activité régnait à la 161e Batterie ; elle était du reste assez rapprochée de la côte visée par l’aviation. Nous ne devions pas mettre nos pièces en batterie dans l’après-midi.
La roulante de la batterie était installée dans un bois, en raison du camouflage, à trois kilomètres en direction de Bray-Dunes. Nous y allions vers cinq heures pour nous restaurer. Je retrouvais deux anciennes connaissances : Musso et Sicard[126] (Boucher rue de France à Nice). Ils nous régalèrent avec un menu de choix : bonne soupe, rosbeef avec salade, de la confiture, le tout arrosé d’un gros vin rouge d’Algérie. Nous étions bien restaurés, il nous fallait trouver un gîte pour la nuit. Les camions qu’on avait amenés dans le bois pour les camoufler se trouvaient dans une clairière, dans une dune boisée de pins. Contre le flanc de cette dune, des fuyards assemblés là depuis quelques jours y avaient creusé des abris recouverts de toiles de tente ou de couvertures. Toutes les places étaient occupées, il était tard et nous n’avions plus le courage de prendre la bêche. Nous décidâmes avec Plaquevent de nous allonger dans un fourgon tôlé.
Mon copain ne tardait pas à s’endormir, quant à moi je ne pouvais arriver à fermer l’œil tant la canonnade donnait sans discontinuer : les obus percutaient tout près vers la côte. De notre côté les batteries côtières me faisaient sursauter à chaque départ. Enfin je me levai tout rompu après cette mauvaise nuit.
Un de nos camions avait été touché pendant la nuit, ses occupants[127] (Panzani, Dalmasso, etc.) en étaient fort heureusement indemnes. Nous occupions une partie de la matinée à creuser un abri près de la roulante, mais il nous fallait abandonner ce bois. Nous devions nous rendre sur la Position pour prendre le service, ensuite ces parages visés par les avions qui y soupçonnaient la présence des troupes camouflées devenaient des plus exposés.
1er juin 1940
Fort des Dunes
Arrivés à la Position (1er juin) nous mîmes aussitôt en batterie et entrâmes en action. Cette batterie placée au flanc du fort était une cible pour l’artillerie ennemie ; aussi il nous fallut sans tarder nous faire un abri. Nous étions sur un sol sablonneux, ce terrain permettait de faire un trou à la hâte, mais qui s’avérait bien instable, car nos départs seuls suffisaient quelquefois de les faire écrouler. Nous pûmes y remédier en employant des caisses à munitions que l’on empila.
Cette occupation fut souvent coupée de nombreux tirs, tandis qu’en riposte, des obus des batteries ennemies arrivaient sur nous. Une rafale toucha malheureusement l’abri de la troisième pièce tuant un homme et en blessant deux. Le sang avait coulé, là[128], tout près. C’était mon premier contact avec les horreurs de la guerre. Sous le feu je donnai la main pour dégager l’abri éboulé : nous enveloppâmes le malheureux dans une couverture et le dirigions avec les deux blessés à l’hôpital de Zuydcoote[129] profitant d’une voiture qui passait. Nous reprîmes notre poste, gardant cette vision qui nous faisait davantage sentir combien nous étions en danger. Pendant ces rafales …[130] et avec Dalmasso nous nous recommandions à Dieu. Enfin à huit heures, la relève …[131]. [ Il y a eu des discussions à propos du lieu de couchage dans le fort. Les artilleurs du Groupe D.C.A. réclamaient un[132] abri plus sûr ; on leur donna satisfaction. ][133]. Notre groupe occupait deux chambrées du bâtiment en face du couloir. J’arrivai avec beaucoup de peine à trouver une place à côté des copains de la 161e Batterie. Je rangeais mes affaires et m’endormis sur de la paille qu’on avait étalée.
2 juin 1940
Fort des Dunes
Malgré les bruits continuels je dormis assez bien et repartais de … 5 heures (2 juin) pour prendre le quart … une heure après notre arrivée … nous obligea à exécuter de nombreux … des réceptions de … 10 heures, une violente rafale …[134] … commande[135] de pointage en direction et la boîte à fiches étaient démolis. La douille d’un obus avait été ouverte sur un tas de cartouches. Comme j’allais de nouveau rentrer à l’abri, je ramassais au passage l’étui revolver tombé à terre. Quel ne fut pas mon étonnement de voir que l’étui était coupé en deux, ma vareuse pendue à un arbrisseau devant l’abri, était criblée et trouée, chaude encore des éclats. Enfin, je louais Dieu de m’avoir protégé. On nous apporta ce jour-là de la soupe sur la Position car la relève n’arrivait qu’à deux heures ; j’en pris un peu suivi d’un dessert et de quelques coups de pinard pour me mettre en place dans cette bagarre. Nous avions eu de nouveau quelques blessés à déplorer. Enfin je vis venir l’heure de la relève avec soulagement et rentrai au fort.
Nous nous sentions encerclés chaque jour de plus en plus près et perdions confiance dans la percée que nous espérions de l’Armée de la Somme. On devinait sur les mines consternées des soldats étalés sur la paille, un moral bien bas. Je me postais quelquefois vers l’E.M.[136] et pouvais parler un peu avec le lieutenant Escoffier sur la situation. Vers le bois, pour la première fois, quelques obus de gros calibre touchaient les remparts du fort[137]. Nous avions confiance[138] et me sentais à l’abri sous cette carcasse, mais par prudence je me faisais une petite place dans le couloir latéral, craignant que des éclats venant de la cour n’atteignent la chambrée par les ouvertures. Malgré ces précautions je ne pus fermer l’œil. Les allées et venues dans ce couloir m’empêchaient de prendre le sommeil et de me reposer des fatigues de la journée. Je fus aussi dérangé par une diarrhée que l’eau malsaine du fort m’avait donnée. Ajoutons à ces ennuis que l’artillerie ne cessa toute la nuit de pilonner le fort qui tremblait et semblait s’ébranler à chaque coup.
3 juin 1940
Fort des Dunes
J’allais prendre le service à la Batterie à 5 heures (3 juin) sans avoir pu fermer l’œil. Comme les matinées précédentes une grande activité régna sur la Position. Vers midi les feux de l’artillerie s’abattirent si fortement sur nous que notre aspirant (Van den Hove) pourtant si valeureux, consentit à nous laisser pénétrer dans le fort sans attendre la relève qui devait arriver dans une heure. Comme nous en approchions, je vis venir à nous deux capitaines qui devaient nous guetter. Ils nous arrêtèrent et nous rappelèrent à l’ordre en nous disant qu’en quittant ainsi la[139] batterie nous allions faillir à la vieille réputation des artilleurs de ne jamais abandonner leur pièce. Ainsi sermonnés et la rafale étant quelque peu calmée, nous rejoignîmes nos postes et attendîmes la relève. J’étais rentré au fort depuis deux heures et me reposais dans le couloir lorsque vers quatre heures trente, j’entendis tout à coup le ronflement de quelques avions volant très bas et soudain un fracas épouvantable accompagna quelques torpilles de gros calibre (1.000 kg[140]) qui venaient de toucher le fort. Une bombe avait atteint le bâtiment du pont-levis dans lequel étaient cantonnés les F.T.A.[141] et leur E.M. (Colonel Lenôtre[142]) nous fermant ainsi le couloir d’entrée. Une autre avait atteint un rempart extérieur, deux enfin avaient touché les bâtiments et la cour. Aussi, se succédant à la clarté du jour, une fumée noirâtre et épaisse nous jeta tout à coup dans une obscurité profonde. Les murs croulaient de toute part faisant voler les briques en éclats. Des carreaux se brisaient avec fracas. Une pluie de poussière et de poudre tombait sur nous. La panique allait se propager dans les artères à la vue des flammes qui montaient par les fenêtres. Chacun[143] voulait fuir au plus tôt cette atmosphère irrespirable et suffocante, mais la foule compacte — nous étions quelques milliers[144] — qui s’engouffrait dans les couloirs, nous condamnait quelque temps à notre place. De tous côtés c’était des cris déchirants des blessés qui appelaient au secours, à demi ensevelis sous des pans de murs. Je restais moi-même cloué à ma place dans le couloir, je me trouvais tête nue ; mon casque avait été projeté par la déflagration des torpilles à air comprimé. J’en remettais un autre que je trouvais sous ma main dans l’obscurité, je m’aperçus plus tard que c’était celui d’un autre. Je mettais le masque croyant que cet air vicié renfermait des gaz.
Dans le grand couloir central du rez-de-chaussée où je parvins tout de même à accéder après bien des efforts, je trouvai une foule de soldats aux visages noirâtres, méconnaissables, les uns sans casques, les autres sans vareuse et même torse nu. La déflagration violente des torpilles leur avait arraché leurs vêtements. Chacun voulait fuir au plus tôt ces lieux avant que le feu ne gagnât la soute aux munitions.
Au[145] prix de grands efforts les officiers parvinrent à rassurer et à maintenir cette foule qui criait lamentablement. On fit place aux blessés qu’on emporta dans des couvertures. Chacun voulait fuir mais n’étions-nous pas enfermés dans ce fort par la bombe qui avait démoli le bâtiment du pont-levis ? Il nous fallait chercher une autre issue. Envoyés par le lieutenant Escoffier, nous allâmes avec quelques copains explorer les remparts et voir si le bombardement ne nous avait pas en touchant les remparts, ouvert quelque brèche pouvant nous servir d’issue. Nous revînmes confirmer que la chose était possible. En effet une bombe avait démoli un morceau du rempart de telle sorte qu’on pouvait sortir en descendant dans le fossé par cette brèche, suivre pendant cinquante mètres environ le fossé et remonter le rempart extérieur par l’éboulis du pont-levis. Nos chefs décidèrent de nous laisser quitter le fort, où de nouvelles incursions de l’aviation étaient à redouter, par petites escouades : ce geste était déjà une preuve que notre armée abandonnait déjà toute résistance et mettait son dernier espoir dans l’embarquement[146] vers l’Angleterre. J’empruntai cette issue avec quelques copains mais arrivés dans le fossé, je sentis que tout danger n’était pas écarté puisque l’artillerie pilonnait toujours le fort. Comme je rasais le mur pour aller escalader l’éboulis du pont-levis j’eus tout juste le temps de me jeter dans une des alvéoles qui se succédaient de ci de là dans le mur, qu’une rafale de 77[147] éclata à quelques mètres à peine de moi tuant net le camarade Vial (de Cannes)[148] et blessant Romieu (de Besse)[149]. Je restais blotti dans mon trou quelques instants et lorsque l’accalmie revint je repartis pour escalader l’amas de décombres des bâtiments d’entrée où l’équipe sanitaire s’occupait des blessés et m’élançai au dehors vers les dunes. Je me sentais délivré d’un enfer et courais comme un fou, tantôt en courant, tantôt en rampant, n’ayant en fait de bagage que le masque et une musette. Toutes mes affaires étaient restées dans le fort et je n’avais aucune envie de les y reprendre.
Je ramassai un bidon au[150] passage et arrivé vers la dune je le remplis mi d’eau mi de vin que je touchai à une roulante ; j’y ajoutai un peu de sucre que j’avais et pus ainsi me laver la bouche et me désaltérer. On me donna quelques galettes et une boîte de singe. Arrivant sur la dune je découvris la mer et la plage de la ville, les hôtels atteints par les bombardements qui en d’autres temps devaient abriter de si paisibles seigneurs, cette idée me rappela le bord de mer de mon cher pays et me consola. Je me mis en quête pour retrouver notre Groupe. J’y parvins après quelques minutes et me joignai à l’équipe de Plaquevent, Cornu, Julien, Lavigne, Monteux, etc. Ayant échappé au bombardement du Fort nous envisagions avec confiance la tentative d’embarquement qui était bien loin pourtant d’être plus sûre. Sur la promenade qui longeait la baie, des voitures carbonisées, des effets de toutes sortes, des bidons vides à essence, des armes sabotées, c’était là une vision terrible. Nous nous creusâmes un abri dans le sable où nous nous blottîmes en attendant le signal de nous joindre à la colonne du 54e Groupe.
À 9 heures on[151] nous appela et nous nous joignîmes aux copains du Groupe. Nous cheminions ainsi la nuit dans Malo-les-Bains, souvent accompagnés par les feux d’artillerie, cherchant à retrouver les autres batteries. Enfin après quelques haltes servant à faire quelques recherches, nous allions les retrouver et nous rassemblions tout le Groupe sous les ordres du colonel Pluvinage et allions nous diriger vers le quai.
4 juin 1940
Malo-les-Bains
Nous démarrâmes vers deux heures du matin (le 4 juin) et nous n’atteignîmes la jetée que vers quatre heures trente. De nombreuses colonnes se dirigeaient aussi comme nous dans la même direction ; enfin après plus de deux heures de marche pénible, sans cesse menacés par l’artillerie, nous débouchâmes sur une longue jetée. Quel ne fut pas mon étonnement à la vue de cette vaste baie couverte de troupes qui étaient arrivées depuis plusieurs heures et attendaient aussi pour être embarquées. Pour cette opération, rien ne s’annonçait au loin, seuls près de la côte deux cargos échoués penchaient sur le côté. Cette vision fut une des plus grandes déceptions que je connus car j’étais resté jusque-là avec l’entière confiance de pouvoir réussir l’embarquement.
Je compris alors que nous étions[152] dupes une fois de plus car l’embarquement aurait été possible avant le lever du jour : dans quelques heures l’aviation et l’artillerie rendraient la chose impossible vu les trente mille hommes qui attendaient sur la berge. Le jour grandissait déjà ; qu’allait faire l’aviation ennemie si elle voulait nous mitrailler ? Je n’allais pas rester plus longtemps dans ce guêpier et cherchais un coin plus sûr en attendant de me résigner au sort nouveau qui m’attendais[153]. À ce moment je fus tout heureux de retrouver Isnard un de mes meilleurs amis. On se consola tous les deux et décidâmes de fuir ces parages. Nous nous en allâmes vers Malo. Les bombardements des jours précédents avaient transformé la ville en un amas de décombres. Les magasins avaient été ouverts, saccagés et pillés. Les habitants avaient fui dans la campagne. Seuls quelques groupes de soldats déjà dépourvus de leurs armes se promenaient consternés dans les rues désertes. Comme je n’avais plus d’équipement je ramassai de ci de là une toile de tente, une capote et un sac que je garnis avec quelques provisions que je mendiais aux quelques roulantes.
Nous entrâmes dans une droguerie ; elle[154] avait déjà été fouillée avant nous à en juger par le désordre qui y régnait. Je prenais un savon Gibbs et nous nous lavâmes la figure encore toute noire de la veille avec une bouteille d’eau minérale car il n’y avait pas une goutte d’eau dans la ville. Dans mon malheur j’étais heureux d’être avec Isnard ; seule une idée m’inquiétait, j’avais quitté la batterie, où étaient les copains ? Nous retournions à la plage pour essayer de les retrouver mais nous ne vîmes personne et comme nous ils étaient éparpillés dans cette foule de soldats. Inquiet à ce sujet je demandai conseil à un capitaine de Génie assis à la terrasse d’un café délabré qui me rassura en ces termes : « Mon vieux, il ne faut pas s’en faire, nous sommes faits, as-tu quelques provisions ? Tiens voici un cigare. Va déjeuner et attends dans une heure ou deux la venue des Allemands à moins que tu puisses trouver encore une barque mais je crois fort qu’il sera trop tard ». Ainsi rassurés, nous nous en allions épuisés, éreintés, cherchant un coin pour casser la croûte. Fait étrange, l’aviation n’avait pas paru depuis la veille et l’artillerie avait cessé le feu[155] : l’Armée du Nord, ne pouvant résister davantage allait se rendre. Cependant comme nous étions allongés par terre pour déjeuner avec du singe et des galettes sans trop d’appétit du reste, tant la pensée d’aller être fait prisonniers nous obsédait, une pièce de chez nous continuait à exercer quelques tirs auxquels les canons allemands répondaient.
Nous fuyions ce coin, ne tenant pas à nous exposer aux dernières escarmouches. Déjà quelques groupes portant un linge blanc fixé à un bâton, se dirigeaient à l’encontre de l’ennemi. Nous nous assîmes sur un mur où tout en discutant sur le sort qui nous attendais, je me débarrassai de mon arme et de tout ce qui allait m’être superflu.
Nous étions ainsi prêts et cheminions sans savoir au juste où aller, quand nous rencontrâmes une colonne de notre Groupe (54e) qui s’avançait sous les ordres du lieutenant Chaussebourg. Heureux de nous retrouver, nous nous joignions à eux. La colonne s’arrêta dans une cour en contrebas de la route. Les officiers nous firent mettre en ordre. Tout juste terminions nous ce rassemblement[156], Dieu sait combien mémorable, qu’un Allemand sauta de sa moto et revolver au poing, vint vers nous. C’était le premier que je voyais de si près ; il était de taille plutôt en-dessous de la moyenne ; son visage couvert de sueur se cachait à demi sous un casque poussiéreux. Il s’arrêta à quelques pas de nous, prononça quelques mots en sa langue auxquels un de nous put répondre. Nos officiers s’entretinrent avec lui quelques instants puis nous nous mîmes en colonne par trois en direction du champ de manœuvre de Malo à quelque cent mètres de là[157]. C’était le 4 juin 1940 ; il pouvait être 9 h. (Matin)[158]. Hardthöhe[159]. Oct. 1940 Annexes
Les annexes qui suivent n’ont pas été réalisées par l’Auteur. Elles proviennent de l’analyse du récit. Elles permettent de corriger quelques imprécisions et, surtout, de suivre l’Auteur dans son environnement (géographique, historique, social).
Carte des déplacements à partir du 10 mai 1940
© Henri-Louis Bottin
Carte des déplacements
du 23 mai au 4 juin 1940
© Henri-Louis Bottin
Chronologie sommaire
28 septembre 1938 : première mobilisation ;
29 septembre 1938 : arrivée au Fort-de-Bouc à Martigues ;
10 octobre 1938 (c.) : retour à Saint-Martin-du-Var ;
12 avril 1939 : deuxième mobilisation, à Cagnes-sur-Mer, dans la D.A.T. ;
13 avril 1939 : Batterie D.A.T. à La Conque (Nice) ;
4 mai 1939 : retour à Saint-Martin-du-Var ;
22 août 1939 : troisième mobilisation, à Cagnes-sur-Mer, dans la D.A.T. ;
23 août 1939 : en position à la Bollène-Vésubie ;
26 août 1939 : retour à Saint-Martin-du-Var ;
27 août 1939 : au centre de renseignements D.A.T. au col de Villefranche ;
28 août 1939 : affecté à la 4e Pièce de la 159/405e R.A.D.C.A. à La Conque (Nice) ;
11 novembre 1939 : annonce du départ de la Batterie ;
12 novembre 1939 : trajet à la gare de Nice et embarquement du matériel ;
13 novembre 1939 : trajet en train ;
14 novembre 1939 : trajet en train ;
15 novembre 1939 : arrivée à Busigny ;
16 novembre 1939 : arrivée à Walincourt (ferme Delambre) ;
décembre 1939 : logement chez Ducateau (Walincourt) ;
6 janvier 1940 : première permission ;
7 janvier 1940 : arrivée à Saint-Martin-du-Var ;
8 janvier 1940 : brigadier-chef ;
19 janvier 1940 : retour à Walincourt, logement dans l’abri de la 4e Pièce ;
fin janvier 1940 : responsable du magasin de matériel, quitte la 4e Pièce, logement dans le magasin, repas chez Mlle Plouvier ;
16 février 1940 : maréchal-des-logis, repas au mess ;
28 mars 1940 : deuxième permission, à Saint-Martin-du-Var ;
6 avril 1940 : départ de Nice ;
7 avril 1940 : retour à Walincourt, en charge de la 1re Pièce ;
début mai 1940 : nombreux vols ennemis, tirs de la Batterie ;
10 mai 1940 : tirs sur He-111 ;
11 mai 1940 : ordre de départ ;
13 mai 1940 : trajet en direction de la frontière belge ;
14 mai 1940 : arrivée à Haine-Saint-Pierre ;
15 mai 1940 : tirs de la Batterie ;
16 mai 1940 : départ de Haine-Saint-Pierre vers la frontière française ;
17 mai 1940 : arrivée à Walincourt (2h), départ précipité vers Cambrai, Bouchain, Valenciennes, frontière belge, puis retour en France ;
18 mai 1940 : passage par Valenciennes, Denain, Douai, arrivée à Esquerchin ;
19 mai 1940 : passage par Lens, Béthune, Mont-Bernanchon ;
20 mai 1940 : tirs de la Batterie, départ vers Lillers, Saint-Venant, Hazebrouck, Hondeghem ;
21 mai 1940 : tirs de la Batterie ;
23 mai 1940 : trajet à Bray-Dunes, puis aux Moëres, tirs de la Batterie ;
24 mai 1940 : tirs de la Batterie, puis trajet à Hondschoote et Furnes ;
25 mai 1940 : tirs de la Batterie ;
26 mai 1940 : tirs de la Batterie, puis en soirée retour en France ;
27 mai 1940 : arrivée à Téteghem, tirs de la Batterie ;
28 mai 1940 : déplacement de la Batterie, tirs de la Batterie ;
29 mai 1940 : corvée de munitions au Fort-des-Dunes, tirs de la Batterie ;
30 mai 1940 : tirs de la Batterie ;
31 mai 1940 : dissolution de la Batterie, réaffectation au Fort-des-Dunes à la 161/405e R.A.D.C.A. ;
1er juin 1940 : tirs de la Batterie, couchage au Fort ;
2 juin 1940 : tirs de la Batterie, malade ;
3 juin 1940 : tirs de la Batterie, bombardement du Fort en fin d’après-midi, sortie du Fort vers la dune et la plage puis Malo-les-Bains ;
4 juin 1940 : arrivée à la Jetée, retour à Malo-les-Bains, reddition.
Chronologie des déplacements à partir du 10 mai 1940
© Henri-Louis Bottin
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Renseignements
Michel Bottin est professeur émérite d’histoire du droit à l’Université Côte d’azur
Henri-Louis Bottin est docteur en droit et avocat au Barreau de Marseille
Remerciements à Marin, Mayeul et Gabin Bottin
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06670 Saint-Martin-du-Var
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Michel Bottin
2rue de la Forge
06670
Saint-Martin du-Var
Brigadier le 17 octobre 1930. Brigadier-chef le 8 janvier 1940. Maréchal des logis le 16 février 1940.
[7] Le récapitulatif des avions abattus pendant la période du 26 mai au 3 juin ne mentionne qu’une demi-douzaine d’avions abattus par les batteries de la zone, contre des dizaines par jours avant le 20 mai. Cf. Colonel Jean-Pierre Petit, Un siècle de défense sol-air française, tome 1, p. 128. Disponible sur internet : https://artillerie.asso.fr/docs/DSA100/Tome%201%20-%20PDF%2030092015.pdf.
[34] Par cet ordre, on comprend que l’Auteur quitte la D.A.T., placée sous l’autorité du Commandant (officier général de l’Air) de la 4e zone de défense aérienne (Lyon, quart Sud-Est), pour rejoindre un régiment placé sous l’autorité de l’E.M. de l’armée de Terre. En 1939, l’armée française compte six régiments d’artillerie de D.C.A. (R.A.D.C.A.) : les 401e, 402e, 403e, 404e, 405e et 406e. Le 407e est en cours de formation à l’été 1939, et les 408e et 409e planifiés ne verront jamais le jour.
[79] Le 75 modèle 1932 tire à 8000 mètres. Le Heinkel He-111 peut monter à 8500 m. « Base documentaire Artillerie. Bas’Art », https://artillerie.asso.fr/basart/article.php3?id_article=742 Gilles Aubagnac, « L’artillerie terrestre de la Seconde Guerre mondiale : quelques aspects des grands tournants technologiques et tactiques et leur héritage », in Guerres mondiales et conflits contemporains, 2010/2 (238), pp. 43 à 59. [118] Le canon de 194 mm modèle 1902 n’équipe pas les forts. C’est un canon de marine qui équipe des vieux cuirassés pré-dreadnought (avant 1905) de la classe Liberté. Aucun de ces cuirassés n’est en service en 1940. L’essentiel des croiseurs en service, et qui utilisent des canons de 152 mm, sont de la classe La Galissonnière. Mais aucun n’est dans la Manche lors de la bataille de Dunkerque, dispersés en Atlantique, en Extrême-Orient et surtout à Toulon, affectés à l’opération Vado (bombardement de Gênes le 14 juin 1940). Il semble que les seuls bâtiments sur place sont des torpilleurs (Cyclone, Fougueux, Frondeur, Bourrasque, Orage, Sirocco, Adroit, Foudroyant) et des contre-torpilleurs (Jaguar, Léopard, Chacal) qui utilisent des pièces de 130 mm. Pour la plupart, ces bâtiments sont détruits lors de la bataille en participant aux opérations d’évacuation et de sabotage. Les canons qui équipent probablement les forts de la côte de Dunkerque sont ceux de la ligne Maginot. Il s’agit exclusivement de trois modèles : le canon de 75 mm (portée de 6 à 14 km en fonction des modèles), le mortier de 81 mm (portée de 3,5 km), et le lance-bombes de 135 mm (portée de 6 km).