Retour au Sommaire Louis XVI Réformes et Pré-Révolution
La réforme constitutionnelle de Mai 1788
L’Édit « portant rétablissement de la Cour plénière »
Pour citer : Michel Bottin, La réforme constitutionnelle de mai 1788 : l’Edit « portant rétablissement de la Cour plénière », Mémoires et travaux de l’AMHEJ, Nice,1982, 214 p. Edition électronique Michel-Bottin.com, mars 2021.
Cette édition électronique est faite sans modification du texte initial et donc sans mise à jour. On pourra consulter dans ce site à la rubrique
Louis XVI Réformes et Pré Révolution
une série de 18 études, toutes postérieures, qui corrigent et complètent l’ouvrage. Les principales questions concernées portent sur l’activité des Assemblées des Chambres du Parlement de Paris et sur les aspects fiscaux et budgétaires.
M.B. Février 2021
Exergues
« On ne peut connaître le véritable esprit des loix que par les circonstances dans lesquelles elles ont été portées, ainsi l’étude de l’histoire devient une partie de celle du droit même ».
René-Nicolas de Maupeou, chancelier de France (1768-1790), projet contenant règlement pour les facultés de Droit, 1770, B.N., ms, fr, 6570, f°168.
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« Le droit public de la France est fondé sur les loix et sur des faits historiques. Les découvertes de l’historien doivent s’unir au raisonnement du jurisconsulte, et tous les deux doivent se prêter un mutuel concours ».
Jacob-Nicolas Moreau, historiographe de France (1775-1790), 1762, B.N. col. Moreau 285, f°55.
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« Nous avons reconnu que deux sortes d’assemblées font partie de la constitution française : les assemblées momentanées des représentants de la nation pour délibérer sur les besoins publics et nous offrir les doléances, et les assemblées permanentes d’un certain nombre de personnes préposées pour vérifier et publier nos lois ».
Préambule de l’Édit de mai 1788, « portant rétablissement de la Cour plénière ».
Table des matières
2. Les apports de l’Édit de mai
Chapitre 1
La Cour plénière et les événements de la Pré-Révolution
1. L’opposition parlementaire en 1787-1788
. L’opposition aux réformes
. Le problème du déficit
. Le garde des Sceaux Lamoignon
. Loménie de Brienne
. Louis XVI
. Les collaborateurs
3. La Cour plénière et la politique de Loménie de Brienne
. Les préparatifs
. Le coup d’État
. La « campagne des brochures » et l’échec des réformes
. Conclusion
Chapitre 2
L’unité d’enregistrement et les controverses sur la constitution du Royaume
1. Permanence du principe de l’enregistrement unique .
. Les positions parlementaires
. Le Grand Conseil
2. Les controverses sur la constitution française au XVIIIe siècle
. Droit historique et coutume constitutionnelle
. Le ralliement du pouvoir royal aux positions du droit historique
3. Le « rétablissement » de la Cour plénière
. La Cour plénière de 1774
. Controverses autour de la succession de la « Curia regis »
. Conclusion
Chapitre 3
L’organisation des compétences
1. La définition des compétences en matière de vérification et d’enregistrement
. La loi « générale et commune"
. La compétence de la Cour plénière
. Les mesures particulières : les compétences des cours et juridictions
2. La définition des compétences en matière de remontrances avant enregistrement
. Le droit de remontrances et ses limites
. Les apports de l’Édit de mai
. Le maintien des règles existantes pour les cours et juridictions
3. La protection des diversités : les voies de recours après enregistrement
. Les recours traditionnels et leurs transformations à la fin du XVIIIe siècle : remontrances après enregistrement et « opposition » aux lois
. L’article 16 de l’Édit de mai et l’organisation des recours
4. Les compétences juridictionnelles
. Conclusion
Chapitre 4
Le plan d’ensemble de Loménie de Brienne
1. États généraux et Cour plénière
. Les fonctions de défense et de représentation .
. Les États généraux et l’Édit de juin 1787 sur les assemblées provinciales et municipales
2. L’indépendance de la Cour plénière
. La composition de la Cour
. L’inamovibilité des conseillers
3. Assemblées représentatives et juridictions locales
. La complémentarité fonctionnelle des hiérarchies d’assemblées et de juridictions locales
. La carte administrative et judiciaire née des Édits de juin 1787 et de mai 1788 : orientations générales
Édit portant rétablissement de la Cour plénière
Les libelles du mois de mai 1788
Composition de la Cour plénière
I Membres de droit
II Membres nommés
Grands bailliages, cours souveraines et assemblées représentatives en mai 1788
I Les sièges
II Les ressorts
I. Manuscrits
Archives nationales
Bibliothèque nationale
II. Recueils et dictionnaires
III. Mémoires, ouvrages et brochures du XVIIIe siècle
IV. Études
Introduction .
PARMI LES MULTIPLES EVENEMENTS qui jalonnent la marche vers la Révolution la publication des « Édits de mai » 1788 revêt une importance particulière en raison du violent débat qu’elle suscita ; l’épreuve de force qui s’ensuivit ouvrait la dernière phase de la crise pré-révolutionnaire : très vite il apparut à tous que les profondes réformes administratives, judiciaires et politiques, portées par ces édits ne pourraient jamais être mises en œuvre ; tout espoir de réformer l’Administration, les Finances, l’État même, s’envolait ; le ministère perdait le contrôle des événements qui désormais suivraient des voies imprévisibles.
L’Histoire a souligné la place déterminante de ces « Édits de mai » dans le déclenchement du processus révolutionnaire ; parce qu’ils bouleversaient l’organisation judiciaire ; parce qu’ils abattaient le pouvoir politique des parlements, ils furent l’objet d’une résistance extrême ; ils devinrent synonymes de coup d’État, de despotisme, d’arbitraire. Les aspects positifs de ces transformations passèrent ainsi largement inaperçus des contemporains ; c’est à peine si certains reconnurent le bien-fondé de la réforme judiciaire ou des modifications apportées à la législation criminelle par ces textes. De façon générale on ne songea guère pendant longtemps à mettre en lumière la qualité technique de ces transformations qui apparaissaient avant tout comme des mesures de circonstance, dérisoires obstacles emportés par le flot des événements. La Révolution qui suivit leur porta ombrage à plus d’un titre[1].
En soulignant la valeur technique et juridique de la réforme judiciaire de 1788, certains historiens mirent fin au début du XXe siècle aux préjugés les plus apparents ; mais comment expliquer l’échec de mesures aussi positives sans dénoncer les responsabilités d’un ministère incompétent, mal coordonné et maladroit ? Les « combinaisons politiques »[2] du ministre principal — l’archevêque de Sens Loménie de Brienne — qui pensait que l’opinion publique ne manquerait pas d’accueillir favorablement la réforme judiciaire et avait ainsi voulu profiter de l’occasion pour mettre fin au rôle politique des parlements, apparurent à de nombreux auteurs comme la cause majeure de l’échec des réformes ; les dispositions de l’Édit « portant rétablissement de la Cour plénière » étaient trop radicales pour pouvoir être acceptées sans résistance par des parlements échauffés par une année de luttes politiques ; cette Cour plénière était de toute évidence une machination grossière qui n’avait de chance d’aboutir que par surprise et qu’il convenait d’entourer de propositions plus acceptables.
L’accusation ainsi portée à l’encontre de cet Édit de mai—le plus important texte du train de réformes—n’était assurément pas le meilleur moyen pour mettre en évidence sa valeur juridique et son apport institutionnel. Discrédité, marqué par les préjugés qui l’accueillirent lors de sa publication, inappliqué, l’Édit restait largement méconnu ; on continuerait simplement d’y voir à la fois une dernière manifestation de l’absolutisme dressé face aux parlements et une preuve non équivoque d’un Ancien Régime centralisateur.
Cet Édit est pourtant davantage qu’un épisode de la lutte de la Royauté et des cours souveraines ou qu’une étape de la centralisation du pouvoir ; il est l’élément le plus apparent d’un vaste projet constitutionnel dans lequel Louis XVI et certains de ses ministres placèrent tous leurs espoirs avant qu’il ne soit emporté par la tourmente et ne sombre dans l’oubli ; il est l’aboutissement d’une série de recherches et de concordances historiques ; il est une tentative de rationalisation et de régénérescence des parties les plus incertaines, sinon les plus altérées, de la Constitution[3] de l’ancienne France, celles touchant à l’exercice du pouvoir monarchique. Ses racines plongent dans les origines de l’histoire nationale.
Cette Cour plénière était présentée comme la restauration de l’ancienne cour médiévale ; déjà au début de son règne, en 1774, Louis XVI avait tenté de faire contrôler les prétentions des parlements par une telle cour composée de princes, de pairs et de fidèles serviteurs de l’État. L’entreprise, liée au rappel des parlements avait échoué mais la Magistrature n’oublia jamais que la Monarchie avait un jour nourri la prétention de placer au-dessus du Parlement de Paris—Cour des pairs -seul héritier, selon certains, de l’ancienne Curia regis- une cour d’un genre nouveau érigé en juge des juges.
La même idée était reprise quatorze ans plus tard, mais la nouvelle cour obtenait des pouvoirs beaucoup plus larges que ceux de sa devancière de 1774 : dorénavant les parlements et les autres cours souveraines de France ne détiendrait plus en matière de vérification et de remontrances qu’un pouvoir limité ; seule la Cour plénière serait compétente pour enregistrer les « lois générales et communes » à tout le Royaume, les autres cours ne conservant leurs prérogatives politiques qu’en matière de lois particulières à leur propre ressort. Des considérations historiques et rationnelles accompagnaient la présentation de cette innovation d’une portée considérable. Pour éviter de trop effrayer les milieux parlementaires on présenta la création comme une rénovation du Parlement de Paris, voire comme un organe représentatif de l’ensemble des cours souveraines de France, ce qui d’ailleurs était partiellement vrai : on retrouvait en effet au sein de cette Cour plénière, l’ensemble des magistrats composant la Grand’Chambre du Parlement de Paris, tous les princes du Sang et les pairs de France qui par leurs titres avaient toujours eu entrée et séance au « Parlement de Paris-Cour des pairs » et plusieurs représentants des cours de Paris et de Province. L’entrée de personnalités étrangères au monde parlementaire—conseillers d’État, militaires, ecclésiastiques—ruina ces explications. Par nature cette cour serait aux ordres du pouvoir ; « a priori » il ne pouvait en être autrement.
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Que le projet, sinon le texte lui-même, soit largement passé inaperçu n’étonnera guère que ceux qui oublient parfois que l’histoire est faite de zones d’ombre et de lumière et que le trop grand éclat de certaines éblouit plus qu’il n’éclaire. Certains objecteront avec raison que l’opposition la plus marquée, fut-elle artificiellement fixée et accentuée par une coupure d’intérêt purement didactique, comme c’est le cas ici, n’est pas un obstacle à la curiosité scientifique. Sans doute cela est-il vrai dans la plupart des cas ; en l’espèce il en va autrement car la coupure prend un net caractère épistémologique.
L’historien-juriste devenant historien du droit, 1789 est devenu pour longtemps une barrière séparant l’histoire érudite des institutions et l’histoire élaborée pour leur propre compte par les spécialistes de droit positif[4]. L’Édit de mai ne fut considéré par les historiens du droit que comme une évolution marginale, simple objet de curiosité ; quant aux spécialistes d’histoire constitutionnelle, la date fatidique de 1789 leur interdisant toute incursion plus avant, du moins au stade de la recherche, il ne leur appartenait pas de mettre le texte en valeur. D’ailleurs les programmes ne sont pas seuls en cause ; les approches méthodologiques diffèrent ; comment prétendre faire du droit constitutionnel à propos de questions d’ancien droit français sans encourir les foudres d’une certaine orthodoxie ? Comment transposer les catégories du droit public d’Ancien Régime au-delà de la Révolution sans bousculer certaines habitudes ? Cela suffit d’ailleurs à souligner les raisons pour lesquelles la présente étude ne saurait être sur plusieurs points davantage qu’un essai. Sans doute les méthodes d’approche préconisées par Pierre Legendre à propos de l’histoire de l’Administration méritent-elles d’être reprises ici, où plus qu’en d’autres matières, ont été « gommées les adhérences du passé les moins contestables »[5].
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Une première approche de l’Édit de mai laisse quelque peu perplexe tant la nouveauté apparente de certaines de ses dispositions semble marquer une rupture avec les institutions traditionnelles ; d’ailleurs les efforts faits dans son préambule pour rattacher la Cour plénière à une sorte de tradition institutionnelle paraissent bien être le masque dérisoire d’une radicale transformation. La coupure semble alors trop fondée pour qu’on ne tente pas de la corroborer par d’autres preuves ; tout alors devient suspect et propre à confirmer la première impression : le secret qui entoura l’élaboration du texte, la difficulté d’éclairer les intentions du législateur par des travaux préparatoires, la discrétion des hommes politiques concernés, l’absence apparente de conséquence sur l’évolution constitutionnelle, le personnage — suspect à de nombreux historiens — de Loménie de Brienne, l’oubli relatif de l’institution même.
Cette convergence de préjugés et de présomptions est assurément déroutante et peu encourageante ; elle n’est en fait que le signe d’un abord difficile marqué par des difficultés méthodologiques diverses. Il s’agira d’écarter cette présomption d’isolement institutionnel et d’éviter de considérer uniquement la Cour plénière comme une machine montée de toutes pièces pour détruire le pouvoir des parlements.
De l’intention découle un projet : ce sont moins les causes immédiates qu’il conviendra de mettre en valeur que les origines profondes et les permanences ; la nouveauté, surtout lorsqu’elle reste sans conséquence directe sur la suite des institutions, n’a d’intérêt que lorsqu’elle est aboutissement. De même obtiendra-t-on souvent davantage d’une analyse des dispositions, même les plus apparemment neutres du texte que des déclarations officielles et surtout des critiques acerbes des libellistes. La recherche du degré de cohérence de la construction juridique, passe par cette approche. Ainsi en l’absence d’application, l’intégration des dispositions de l’Édit de mai dans une série d’ensembles institutionnels ou simplement techniques, passés, présents ou projetés, peut seule permettre ce constat de cohérence. . . ou d’incohérence dont dépendra en grande partie l’opinion qu’on pourra avoir de la réforme. La matière doit donc être abordée de deux façons différentes, l’une mettant en valeur la genèse de la réforme, l’autre décrivant l’ensemble du système législatif et administratif concerné par les transformations.
1. La genèse de la réforme Table des matières
La création d’une cour unique d’enregistrement apparaît en effet comme une modification considérable des institutions existantes ; elle constitue — sur ce plan au moins — une rupture radicale avec des siècles de lente accumulation institutionnelle ; le pouvoir qui, face aux oppositions parlementaires, s’était toujours contenté jusque-là d’user de moyens coercitifs divers opère un changement décisif en transférant le pouvoir politique des parlements à une Cour plénière. Expliquer ce changement revient ici à décrire d’un point de vue génétique, d’une part les contraintes politiques qui provoquèrent ce choix et d’autre part les transformations intellectuelles profondes qui l’ont facilité.
-La publication des « Édits de mai » et en particulier celui « rétablissant » la Cour plénière constitue un temps fort de l’histoire de la Révolution. La préparation des réformes et de ce qu’on appellera plus tard le « coup d’État de mai 1788 » occupa la plus grande partie du ministère de Loménie de Brienne et mobilisa pendant plusieurs mois toutes les énergies. Durant près d’un an la Cour plénière resta ainsi au centre de toutes les préoccupations. Cette décision, capitale pour l’avenir de la Monarchie, est donc étroitement liée aux difficultés politiques de l’année 1787 ; elle est destinée à apporter des solutions immédiates à des problèmes urgents ; pour ces raisons l’analyse d’une telle transformation est indissociable de l’étude des contraintes politiques qui l’ont provoquée. Chapitre 1 : La Cour plénière et les événements de la Pré -Révolution.
-L’idée n’était cependant pas nouvelle ; en plusieurs circonstances les rois avaient déjà tenté de mettre fin aux inconvénients engendrés par la multiplication des enregistrements ; jamais cependant l’intervention n’avait été aussi nette. Apparemment la situation était nouvelle : les récents progrès de la recherche historique encourageaient les détracteurs de l’enregistrement multiple. Puisqu’aux origines de la Monarchie il existait une Cour unique, c’est donc que les parlements avaient usurpé par la suite leurs pouvoirs politiques. L’idée était d’autant plus forte qu’elle répondait aux souhaits de tous ceux qui désiraient une rationalisation de la procédure d’enregistrement-vérification ; son morcellement paraissait bien trop archaïque pour pouvoir être plus longtemps toléré. La raison abstraite alliée aux résultats de la recherche historique multipliait ainsi les chances de succès. Le ministère estima alors avoir assez d’arguments pour s’engager dans cette réforme. Chapitre 2. L’unité d’enregistrement et les controverses sur la Constitution du Royaume.
2. Les apports de l’Édit de mai Table des matières
Les apports de l’Édit de mai sont multiples : ils ne se limitent pas à la simple création d’une cour unique d’enregistrement-vérification ; ils s’étendent d’une part à l’ensemble des procédures de formation et de réformation de la loi ; ils s’intègrent d’autre part dans un vaste projet de réforme. Analyser ces apports revient donc à décrire d’abord l’organisation des compétences prévues par l’État de mai, ensuite les grandes lignes du plan d’ensemble qu’on projetait de mettre en œuvre après l’établissement de la nouvelle cour.
-L’analyse des compétences de la Cour plénière ne saurait être faite sans référence au préexistant ; la compréhension du texte suppose la connaissance de notions et de pratiques juridiques parfois plus essentielles que les dispositions mêmes de l’Édit ; la Cour plénière s’insère en effet dans un vaste ensemble. C’est ce système institutionnel caractérisé davantage par ses permanences que par ses fluctuations qui permet d’absorber les dispositions les plus apparemment neuves du texte pour les fondre dans un tout. C’est cette puissance d’intégration qui permet, au-delà de l’apparente rupture, de rattacher les réformes à ce tout et par là de s’assurer de la cohésion de l’ensemble. La Cour plénière est au centre de cet ensemble lié au passé et projeté dans l’avenir ; d’un côté elle touche à la source même de la loi qui découle de la volonté du roi ; de l’autre elle confine à son application en publiant ces lois et en recevant les plaintes des juridictions intéressées. D’un côté symbole de l’unité législative, de l’autre protectrice des diversités, tel est le double rôle de la Cour plénière. Chapitre 3. L’organisation des compétences
-Enfin, la Cour plénière doit être considérée comme un rouage constitutionnel faisant partie d’un ensemble d’institutions présentes ou projetées, États généraux, assemblées provinciales, grands bailliages, etc. Dans quelle mesure cette intégration fut elle effectuée de façon logique ? Comment l’inéluctable marche vers la Révolution n’aurait-elle pas faussé l’esprit réformateur jusqu’à l’engager sur les voies contradictoires d’une politique menée au pied levé ? Comment accorder beaucoup d’importance juridique à des réformes qui paraissent tant liées aux circonstances ? Les intentions proclamées ou secrètes de ceux qui tentèrent de les faire aboutir ne suffisent pas toujours à prouver leur valeur. C’est souvent davantage en mettant en évidence la logique interne de chaque réforme, ou mieux encore en dégageant leur logique d’ensemble, qu’il est possible de parvenir à une plus juste appréciation de l’action réformatrice. Au terme de son étude sur « la Pré-Révolution française », Jean Egret concluait ainsi que la « pression de la nécessité » mettait « en question la spontanéité des réformes, non leur valeur »[6]. Cette valeur pour lui se dégageait d’elle-même d’un ensemble de concordances logiques, d’actions et d’orientations quelquefois, au premier abord, contradictoires, et pourtant au fond des choses tendues vers un même objectif. Au-delà des divergences qui pouvaient diviser les réformateurs, de Turgot à Brienne en passant par Calonne, l’objectif était bien le même et si l’entreprise échoua ce fut davantage en raison des oppositions majeures qu’elle suscita que de l’absence de volonté, de conviction ou de logique[7]; l’Édit de mai est sur ce point riche d’enseignements. Chapitre 4. Le plan d’ensemble de Loménie de Brienne.
Chapitre 1
La Cour plénière et les événements de la Pré-Révolution
ON PEUT DISTINGUER dans l’histoire de la Pré-Révolution trois phases essentielles : trois ministères, trois sortes d’assemblées, trois échecs, ainsi pourrait-on résumer l’implacable enchainement des faits : Calonne et l’Assemblée des Notables, Brienne et la Cour plénière, Necker et les États généraux ; trois tactiques pour résoudre un même problème : comment faire accepter les réformes administratives et fiscales ?
Des trois tentatives l’Histoire a surtout souligné l’importance de la troisième, non sans marquer cependant les conséquences de l’échec du ministère Calonne sur la mise en œuvre du processus révolutionnaire. En comparaison l’œuvre de Brienne est assurément sous-estimée.
L’établissement d’une cour unique d’enregistrement des lois est une des réformes les plus capitales jamais mises en œuvre par la Monarchie ; cette importance ne passa d’ailleurs pas inaperçue des contemporains : c’est cette réforme, davantage que l’ensemble des « Édits de mai », qui provoqua la flambée d’oppositions qui prélude à la convocation des États généraux. Le pouvoir mit en elle tous les espoirs de débloquer la situation en rendant possibles les transformations indispensables. Le succès de l’entreprise n’aurait en effet pas rendu utile une convocation précipitée des États ; la Monarchie aurait gardé la maîtrise des événements. Pendant plus de neuf mois la vie politique dépendit ainsi étroitement du succès ou de l’échec de l’entreprise. Puis on l’oublia.
Masquée par l’importance des États généraux mais aussi déformée par les appréciations des libellistes et desservie par le secret des préparatifs, l’œuvre de Brienne passe donc aujourd’hui le plus souvent inaperçue. Qu’on la considère comme nécessaire ou inutile, dangereuse ou constructive importe peu. C’est là affaire d’opinion ; c’est porter un jugement en fonction de ce qu’on peut savoir de la suite des événements. Sans doute est-il préférable — et suffisant — de replacer la réforme à sa juste place dans l’histoire de la Pré-Révolution. Elle explique bien des attitudes ; elle facilite la compréhension de bien des faits, tout simplement parce qu’elle apparaît comme le meilleur fil conducteur qui soit pour l’étude de la période s’étendant du mois de septembre 1787 au mois d’août 1788. Ne porta-t-elle pas durant tout ce temps tous les espoirs du roi et de son ministre ?
1. L’opposition parlementaire en 1787-1788 . Table des matières
Depuis le début du règne de Louis XVI l’opposition parlementaire ne s’était plus très souvent manifestée avec beaucoup d’éclat ; le temps des crises politiques et des punitions tapageuses devenues courantes au temps où son grand-père régnait sur la France paraissait révolu. D’ailleurs un des premiers gestes du nouveau souverain montant sur le trône n’avait-il pas été de rétablir les officiers exilés dans leurs fonctions ? Toutes les difficultés n’avaient certes pas été aplanies ; le pouvoir royal connut, en particulier au début du règne, maintes oppositions[8]. L’important était que le dialogue pût paraître possible. Peu à peu l’ombre de Maupeou s’effaçait ; tout semblait entrer dans l’ordre jusqu’au jour où l’opposition parlementaire se réveilla, telle un volcan qu’on croyait éteint, plus forte et plus puissante que jamais. En fait, pour les observateurs politiques les plus attentifs la crise était prévisible : les réformes proposées aux Notables réunis au printemps de l’année 1787 étaient dans leur ensemble trop profondes—trop révolutionnaires pourrait-on presque dire — pour que les parlements qui devraient évidemment en être saisis en vue de leur enregistrement eussent pu se montrer d’une docilité parfaite[9].
Les premiers textes présentés par le gouvernement et soigneusement choisis furent enregistrés sans opposition ; la Déclaration sur le timbre fit l’objet des premières difficultés, bientôt suivies par celles, plus considérables encore, soulevées par le projet de rationalisation de l’impôt direct[10]. L’opposition du Parlement de Paris devenait plus intransigeante ; le conflit engagé autour du projet de subvention territoriale allait lui donner l’occasion de remporter un premier succès : le lit de justice tenu le 6 août ne parvint pas à briser sa résistance. Le débat d’autorité commençait. Le 15 août le Parlement de Paris était exilé à Troyes ; là, loin de l’agitation populaire de Paris, le ministère parvint à faire enregistrer quelques textes, non sans avoir préalablement retiré ceux qui étaient les plus controversés, dont naturellement ce fameux projet de subvention territoriale remplacé par une prorogation des vingtièmes. Le 20 septembre, le Parlement, auréolé de sa courageuse opposition, rentrait à Paris acclamé par la foule : plus que jamais il devenait aux yeux des parisiens le rempart le plus sûr contre les entreprises du « despotisme ministériel ». La pression politique des ministres continua de s’exercer durant tout le mois de novembre, tant que le Parlement parvint à s’opposer à l’enregistrement longuement discuté, de l’Édit concernant les sujets non-catholiques. Puis le calme se rétablit jusqu’au mois d’avril, époque à laquelle l’opposition parlementaire reprit plus virulente que jamais.
L’opposition aux réformes
Le parlement de Paris donnait le ton ; par l’étendue de son ressort, par ses pouvoirs supérieurs en matière d’emprunts et surtout par la faculté qu’il avait de s’assembler en Cour des pairs, l’action qu’il menait contre les projets de réforme avait une influence considérable sur l’attitude des parlements de Province ; l’enregistrement de l’Édit concernant l’établissement des assemblées provinciales[11] fut souvent pour eux, l’occasion de manifester une opposition au moins aussi résolue. Remontrances, lettres de jussion, itératives remontrances, lits de justice, arrêtés d’insubordination, marquèrent pendant plusieurs mois la vie politique des cours les plus turbulentes, Grenoble, Besançon, Rennes, Dijon ou encore Bordeaux, exilée pendant plusieurs mois à Libourne.
« Il n’est point d’écart auquel mon parlement de Paris ne se soit livré depuis une année »[12]. Telles étaient les premières paroles prononcées par le roi à l’ouverture du lit de justice tenu à Versailles le 8 mai 1788 ; le ton de la sévérité pour un lit de justice d’une ampleur exceptionnelle au cours duquel six textes devaient être enregistrés. Le même jour et les jours suivants, intendants et envoyés extraordinaires devaient au nom du roi procéder de même dans les quatorze cours souveraines de France ; séances interminables au cours desquelles il fallait souvent procéder à l’enregistrement forcé non seulement des « Édits de mai », mais encore selon les cas à celui d’autres textes toujours en suspens : état civil des non-catholiques, prorogation des vingtièmes, assemblées provinciales, conversion de la corvée, liberté du commerce des grains. . ., quinze textes pour le Parlement de Besançon, douze pour celui de Bordeaux, dix pour celui de Grenoble, etc.
Ces enregistrements forcés devaient, dans l’esprit du roi être les derniers du genre : l’établissement d’une cour unique chargée de publier les lois générales permettrait à l’avenir d’éviter « ces actes multipliés et continuels de rigueur » qui font que lorsqu’on y a recours « l’inquiétude et l’alarme se répandent, le crédit s’altère, les meilleures opérations restent problématiques ou imparfaites »[13]. « Mettre dans toutes les parties de la Monarchie cette unité de vues et cet ensemble sans lesquels un grand Royaume est affaibli par le nombre même de ses provinces »[14], tel était l’objectif du roi et de ses ministres pour ne plus avoir à briser par des actes successifs d’autorité les résistances particulières des parlements ; Louis XIV avait apporté une solution à ce problème de l’opposition parlementaire en affaiblissant la portée de l’acte d’enregistrement ; Louis XV avait remplacé le personnel parlementaire d’opposition par des magistrats plus dociles. Ni l’un, ni l’autre ne s’étaient attaqués aux structures parlementaires les plus profondes ; en comparaison la tentative de Louis XVI apparaît comme étant tout à fait révolutionnaire : désormais les pouvoirs politiques du Parlement de Paris — Cour des pairs et des cours souveraines de Province, seraient détenus par une cour unique créée de toutes pièces[15]. Ainsi, celui qui avait été salué quatorze ans plus tôt comme le défenseur de la légalité parce qu’il était revenu sur les actes d’autorité de Maupeou prenait contre les parlements les mesures les plus définitives que jamais aucun autre souverain n’avait osé prendre, et cela, en conformité avec une certaine Constitution du Royaume que des légistes nouvelle manière pensaient avoir découvert dans les origines historiques de la royauté française.
Le problème du déficit
La solution ainsi apportée au problème des multiples oppositions parlementaires ne touchait que de façon indirecte la question cruciale du déficit budgétaire ; les économies réalisées depuis quelques mois, malgré leur importance, restaient insuffisantes. Le déficit, maintenant que les mécanismes budgétaires et financiers étaient mieux connus et que le budget faisait l’objet d’une certaine publicité, avait perdu ce halo d’imprécision qui pouvait permettre à un ministre habile de se tirer des pires embarras financiers. Désormais le déficit, réduit mais précis, devenait une cible ; tout faux-pas dans la gestion des Finances était interdit[16].
A cette délicate question s’ajoutaient les difficultés de plus en plus grandes pour trouver de nouvelles ressources, et en cette matière le transfert des compétences parlementaires à une nouvelle cour d’enregistrement n’apportait que des avantages limités : la notion d’incompétence parlementaire en matière d’impositions n’avait en effet cessé de se développer au cours des derniers mois : seuls les États généraux du Royaume avaient, estimait-on, compétence pleine et entière en ce domaine[17]. Les représentants parlementaires à l’Assemblée des Notables avaient insisté sur ce point ; on parla des États généraux à plusieurs reprises au Parlement de Paris au cours du mois de juillet, notamment à propos de l’Édit sur le timbre. Le 30 juillet le projet de subvention territoriale était repoussé par le Parlement de Paris qui mettait comme préalable à toute création d’impôts la convocation des États généraux. Devant ces refus, le ministère se voyait contraint d’utiliser les moyens traditionnels, prorogation des impôts existants et émission d’emprunts ; le 19 septembre il obtenait une prorogation des seconds vingtièmes pour les années 1791 et 1792 ainsi que la possibilité de percevoir plus exactement l’impôt. La marge de manœuvre financière du gouvernement restait extrêmement mince d’autant plus que bon nombre de parlements de province se montraient très réticents sur la possibilité de proroger les vingtièmes ; on dût alors avoir recours à un autre expédient, l’emprunt.
En cette matière seul le Parlement de Paris était compétent pour procéder à l’enregistrement des lettres portant émission. Le 19 novembre, au cours d’une séance préparée par surprise à laquelle le roi lui-même assista—fait exceptionnel en dehors des lits de justice — le Parlement de Paris accepta l’émission d’un important emprunt étendu sur les six années à venir, sous réserve d’une convocation prochaine des États généraux ; c’est à cette occasion que le principal ministre, l’archevêque de Sens Loménie de Brienne promit leur réunion avant 1792[18], la première tranche connut un grand succès; Brienne, qui avait échafaudé un plan quinquennal de redressement des Finances, voyait les difficultés les plus pressantes s’éloigner.
Le fond du problème n’était pas réglé pour autant ; la perception des vingtièmes pouvait très vite s’avérer insuffisante ; l’établissement de nouveaux impôts restait indispensable. Or il n’était pas possible de convoquer les États généraux dans l’immédiat ; il fallait, estimait-on, en rénover les bases de convocation[19] et avoir redressé la situation financière. Il n’entrait pas non plus dans les vues du roi et de ses ministres de procéder à de futures convocations d’États régulières et rapprochées ; il fallait pour toutes ces raisons que la nouvelle cour détînt des compétences financières plus étendues que celles que prétendaient avoir les parlements. . . depuis que les États généraux étaient redevenus une donnée essentielle de la vie politique. Il fallait même profiter de l’occasion pour supprimer les contraintes qui existaient en matière d’emprunt, et donc éviter de transférer la compétence du Parlement de Paris à la nouvelle cour.
La création de la Cour plénière est trop liée, au moins à court terme, aux préoccupations financières pour que l’on ne songe pas à les mettre en évidence. D’ailleurs le roi ne s’en cacha pas ; c’était bien autant pour mettre fin à la multiplication des enregistrements que pour suppléer à la nouvelle incompétence financière des cours qu’on mettait en œuvre une telle réforme : « La nécessité de cette cour unique est devenue encore plus urgente par la déclaration. . ., faite par tous (les) parlements qu’ils étaient incompétents pour procéder à l’enregistrement de l’accroissement ou de l’établissement d’aucun impôt ». Or rien ne permettait de croire que les objectifs du plan de redressement seraient atteints ; des « besoins pressants » pouvaient « conduire à l’établissement d’impôts passagers »[20]. En de telles circonstances, la nouvelle cour détiendrait donc le pouvoir de procéder à l’enregistrement des édits fiscaux, qui n’auraient cependant qu’un effet provisoire jusqu’à la prochaine réunion d’États généraux[21]. La procédure suivie jusque-là en matière d’emprunts fut simplifiée : à l’avenir « tous les emprunts dont les intérêts et remboursements pourront être affectés et s’acquitter sur (les) revenus actuels » pourraient être ouverts d’autorité, l’enregistrement en Chambre des Comptes n’étant qu’une simple formalité comptable[22].
Ces mesures auraient sans doute permis de débloquer la situation financière ; elles produisirent sur l’opinion un effet très négatif. Déjà le 3 mai 1788 le Parlement de Paris avait dénoncé ces entreprises ministérielles qui n’avaient d’autre cause que le parti pris par la Cour parisienne « de résister à deux impôts désastreux, de solliciter la convocation des États généraux et de réclamer la liberté individuelle des citoyens » ; elles n’avaient d’ « autre objet que de couvrir, s’il est possible sans recourir aux États généraux, les anciennes dissipations, par des moyens dont la Cour ne serait pas témoin sans en être l’obstacle. . . »[23]. Les cours de Province suivirent[24] et la manœuvre se retourna contre ses auteurs.
2. Les auteurs de la réforme Table des matières
L’épreuve de force qui mit aux prises pendant les mois de mai et de juin 1788 les parlements et le ministère parut décisive pour la suite des événements à de nombreux contemporains. Dans leur recherche, parfois un peu naïve, des causes qui furent à l’origine des profonds bouleversements qui suivirent, les « Édits de mai » étaient toujours en bonne place ; mais pour beaucoup tout se serait passé autrement sans le « rétablissement » de la Cour plénière ; la Nation eût peut-être approuvé la réduction des compétences des cours souveraines et l’accroissement de celles des autres tribunaux, « mais on voulut aller plus loin, et pour s’affranchir de toute espèce de contrainte on se proposa de réunir en un seul corps, présidé par le Monarque ou par son chancelier le droit de vérifier et d’enregistrer les loix de police générale, les loix de finance et d’imposition. C’était dépouiller en un moment tous les parlements du Royaume des illustres prérogatives dont ils avaient joui depuis plusieurs siècles. Quelle entreprise au milieu de la faiblesse du Gouvernement ! et pouvait-elle réussir ? »[25].
Face à cette politique que Necker qualifia plus tard de "hasardeuse"[26], les contemporains ont voulu définir les responsabilités ; la part que prirent le principal ministre Loménie de Brienne et le garde des Sceaux Lamoignon à la préparation et à la mise en œuvre des réformes portées par les "Édits de mai" les désignait à tous comme les principaux, sinon les seuls responsables de l’entreprise ; le roi, abusé par de fallacieuses promesses ne pouvait avoir pris une part active à une telle aventure et l’absence de réflexion— dénoncée par beaucoup — n’incitait guère à se pencher sur les motivations historiques et constitutionnelles, pourtant sérieuses, qui pouvaient inciter à établir une telle cour. Sans doute la recherche de la part que prit chacun dans l’élaboration du projet apparaît-elle comme une tâche difficile, d’une part en raison du secret qui l’entoura, d’autre part, parce que le discrédit dans lequel sombra la tentative ne pouvait que décourager de toute reconnaissance de paternité ceux qui pouvaient en avoir eu l’idée. On peut néanmoins parvenir à une appréciation plus exacte en éclairant la personnalité et l’action de trois personnages qui à des titres divers participèrent sinon à l’élaboration des textes, du moins à leur conception : le garde des Sceaux, le principal ministre et le roi, les très rares collaborateurs directs n’intervenant qu’au stade de la mise en forme.
Le garde des Sceaux Lamoignon
Les contemporains les plus perspicaces qui se penchèrent sur l’ensemble des réformes portées par les "Édits de mai" y décelèrent deux sources d’inspiration : aucun n’hésitait à attribuer l’idée et la mise en forme de la réforme judiciaire au garde des Sceaux[27] ; n’était-il pas le chef de la Justice ? N’avait-il pas très clairement laissé transparaître ses intentions réformatrices depuis qu’il avait succédé à Miromesnil, le 8 avril1787[28] ?
Chrétien-François de Lamoignon, président à mortier au Parlement de Paris depuis 1758 connaissait trop bien les imperfections de l’appareil judiciaire pour ne pas vouloir en réformer les abus ; mais on voyait mal ce serviteur zélé de la cause parlementaire, exilé comme tant d’autres par Maupeou[29], issu de la plus grande noblesse de Robe, entreprendre une démolition systématique de la puissance des parlements[30]. Aussi les contemporains s’accordèrent-ils de façon assez large à rejeter la paternité de la réforme politique sur l’archevêque de Toulouse, Étienne-Charles de Loménie de Brienne ; il semble bien que Lamoignon ne s’y soit rallié qu’à contre-cœur[31], moins peut-être par désaccord sur le fond que par mécontentement de voir greffer sur sa réforme judiciaire une réforme politique qui risquait de lui nuire. Il serait néanmoins excessif de considérer que le garde des Sceaux n’eut aucune influence sur la réforme du pouvoir politique des parlements, d’une part parce que les réformes sont liées entre elles sur bien des points, d’autres part parce qu’on peut s’accorder à reconnaître dans l’actions de Lamoignon et de Loménie de Brienne une solidarité ministérielle que rien à aucun moment ne permet de démentir[32]. Tout laisse penser que Lamoignon fut un des premiers à connaître le projet et qu’il eut ainsi l’occasion de participer à sa conception sinon comme élément moteur, du moins à titre de conseiller principal.
Loménie de Brienne
Brienne peut être considéré comme le plus engagé, tout d’abord parce que—comme on le verra plus loin—son arrivée au ministère correspond à la mise en œuvre d’une nouvelle politique dont il était en tant que « principal ministre de l’État »[33] seul responsable. On remarquera d’ailleurs que les premières rumeurs portant sur la possible création d’une Cour plénière commencent à circuler au mois de septembre 1787, quelques jours après sa nomination comme principal ministre[34]. Il faut ensuite insister sur le fait que Brienne n’avait aucune attache familiale ou personnelle, ni aucune affinité avec le monde parlementaire ; il n’en était pas pour autant un adversaire déclaré. Sa modération, son ouverture d’esprit et le sens du secret propre à certains hommes d’Église faisaient de lui un personnage assez discret pour paraître acceptable. Qui aurait pu penser que cet ecclésiastique oserait abattre le pouvoir de la Magistrature ? On aurait pourtant pu remarquer en se penchant sur son passé politique qu’il pouvait nourrir de tels desseins.
Brienne avait près de soixante ans lorsqu’il fut nommé chef du Conseil royal des Finances au printemps 1787[35]. Sa nomination n’étonna guère ceux qui manifestaient quelque intérêt pour la politique ; on avait pu le voir gravir, de son Evêché de Toulouse à l’Assemblée des Notables, tous les degrés qui mènent au pouvoir. Un parti le poussait dans cette ascension ; un autre fort puissant et fort critique fit tout pour l’en empêcher. Il est vrai que Brienne n’était pas un évêque comme les autres. Cet homme d’Église était trop lié aux milieux de la Philosophie des Lumières pour qu’on ne pût pas, avec une certaine facilité, mettre en question la pureté de sa foi et la qualité de sa vocation. N’avait-il pas soutenu en 1751 en Sorbonne une thèse dans laquelle les théologiens avaient relevé plusieurs propositions hasardées ? N’avait-il pas été élu à l’Académie française grâce à l’appui de d’Alembert[36] ? Il ne faisait guère de doute que seul un concours de circonstances l’avait fait embrasser l’état ecclésiastique[37].
Sans doute montra-t-il dans son diocèse de grandes qualités d’administrateur : il fit creuser un canal, construire des écoles et des hôpitaux, tracer des routes[38]; les contemporains en profitèrent pour juger péremptoirement qu’il était davantage affairiste qu’homme d’Église. L’histoire a beaucoup retenu de cette critique systématique qui s’amplifiait chaque fois qu’une nouvelle responsabilité lui était confiée[39].
***
Il est vrai que l’archevêque ne manquait pas d’ambition ; le souvenir de ses ancêtres secrétaires d’État sous Henri IV, Louis XIII et Louis XIV devait sans doute le hanter bien souvent ; le renom de la dynastie des Loménie, bien que quelque peu oublié depuis le début du siècle, ne pouvait que le servir. Encore fallait-il entrer au service de l’État. Une occasion survint en 1765.
Inquiète, à juste titre, de la décadence des ordres réguliers, l’Assemblée générale du Clergé de France de 1765 proposa au pouvoir royal de créer une Commission permanente du Conseil composée de conseillers d’État, de magistrats et d’ecclésiastiques qui serait chargée de corriger les défauts et les abus. Les mémoires du temps soulignent que c’est un accord entre Choiseul et Brienne qui permit de mettre sur pied cette Commission. Celle-ci fonctionna de 1766 à 1780 sous l’impulsion de Loménie de Brienne qui en était le rapporteur[40]. Le travail de la Commission, parfois fort délicat, provoqua des plaintes et on résolut à l’occasion de l’Assemblée de 1780 de la remplacer par une nouvelle Commission, dite des "Suppressions et Unions" chargée plus spécialement, de réorganiser la matière passablement complexe des suppressions et unions de bénéfices et de biens ecclésiastiques tant réguliers que séculiers. Là encore Brienne était à l’origine de la transformation et restait le personnage dominant de la nouvelle Commission. Il se heurta, une nouvelle fois, à une opposition accrue, principalement de la part du Parlement de Paris qui refusa en 1783 et 1784 d’accepter le texte sur les unions que Brienne avait lui-même préparé et par lequel il engageait toute sa responsabilité au sein de la Commission[41]. C’était un échec. Le 11 avril 1784, il signifiait son départ au garde des Sceaux. L’opposition parlementaire brisait son œuvre, et peut-être, à quelques mois de l’Assemblée générale du Clergé de 1785, son avenir politique.
C’est l’Assemblée des Notables qui lui donnera trois ans plus tard l’occasion de montrer au plus haut niveau politique ses capacités de négociateur. Il semble même que Calonne avait chargé l’archevêque de Toulouse de dresser la liste des Notables du Clergé[42]. L’archevêque siégea dans le second bureau, celui de Monsieur frère du roi et futur Louis XVIII. Soutenant, au moins en partie le plan de réforme de Calonne il n’hésita pourtant pas à critiquer sa gestion et, véritable porte-parole du premier Ordre, il défendit avec ténacité les privilèges les plus essentiels du Clergé[43]. Après quelques jours de réunion, il apparut que Brienne était devenu le plus influent membre de l’opposition qui commençait à se manifester au sein de l’Assemblée des Notables[44].
Ainsi, tant par ses antécédents familiaux que par sa propre fonction pendant près de vingt ans au sein de deux commissions dépendant directement du roi, Brienne apparaît davantage comme un administrateur—réformateur au service de l’État—que comme un ecclésiastique soucieux de pastorale et de théologie. Il était trop proche des milieux du Conseil pour ne pas finir par en partager les conceptions antiparlementaires. Ces vingt années de travail en Conseil suffisent d’ailleurs à expliquer sa parfaite connaissance des rouages administratifs ainsi que les nombreuses relations de travail qu’il pouvait avoir conservé parmi les conseillers d’État et les maîtres des Requêtes ; tout cela lui sera de la plus grande utilité lorsqu’il accèdera à la direction des affaires trois ans plus tard ; tout cela peut expliquer, au moins en partie, l’efficacité législative dont fera preuve son ministère de l’été 1787 au printemps 1788.
C’est là une trajectoire politique que les mémorialistes du temps, davantage préoccupés de commenter le travail souterrain et courtisan de l’abbé de Vermond auprès de la reine en faveur de Brienne[45], n’ont jamais mis en valeur ; elle est pourtant du plus haut intérêt. Enfin comment pourrait-on ne pas mettre en évidence l’échec subi par Brienne face au Parlement de Paris en 1784, ruinant ainsi plusieurs années de travail et peut-être son avenir politique ? Comment n’en aurait-il pas conçu quelque ressentiment pendant cette courte traversée du désert de 1784 à 1787 ? Comment enfin n’aurait-il pas été encouragé dans son entreprise par l’exemple de cette Assemblée des Notables qui avait si bien servi sa carrière politique ? Nombreux seront d’ailleurs ceux qui par la suite compareront la Cour plénière à cette assemblée. Ainsi, si Lamoignon n’avait aucune raison de réformer de fond en comble les parlements, on peut dire que rien ne retenait Brienne de le faire et même que quelques souvenirs pouvaient l’y encourager.
Louis XVI
La politique de Louis XVI vis-à-vis des parlements paraît être d’une indécision extrême. Comment oublier que c’est lui-même qui au début de son règne avait mis fin à la politique de Maupeou ? Une pareille volte-face quatorze ans plus tard ne pouvait que jeter le plus complet discrédit sur la volonté du monarque ; de sa part, la réforme ne pouvait avoir été longuement murie. D’autres avaient pensé pour lui ou alors ce ne pouvait être qu’une de ces décisions impulsives qu’on prend après avoir amèrement constaté une vieille erreur. Ce sont là très sommairement exposées les remarques les plus fréquentes que l’on trouve sous la plume de nombreux historiens. Tout ceci appelle une rectification à partir d’une analyse sensiblement différente des textes abolissant la réforme de Maupeou.
En rappelant les parlements au début de son règne Louis XVI ne procédait pas à une stricte « restitutio in integrum ». Deux précautions majeures étaient prises contre tout retour aux anciennes pratiques parlementaires : l’une consistait en la mise en place d’une Cour plénière composée de princes du Sang et de pairs chargés de juger les fautes des officiers judiciaires des cours ; l’autre consistait en un accroissement des pouvoirs du Grand-Conseil nouvellement rétabli : celui-ci pourrait à l’avenir suppléer les parlements au cas de défaillance pour cause de grève ou autre[46] 46. Aucune de ces deux mesures n’était mise en évidence : l’une était placée à la fin de l’Ordonnance sur la discipline du Parlement[47], l’autre était définie par l’article 13 de l’Édit portant rétablissement du Grand Conseil[48]. Le train de réformes — dix textes — fut préparé dans la plus grande discrétion[49]. Les édits et ordonnances furent directement enregistrés en lit de justice le 12 novembre 1774, par souci de conférer à la cérémonie une certaine solennité … à moins que ce ne soit par crainte des conséquences d’une analyse préalable et détaillée des textes par les membres du Parlement. Ce fut une réussite. La séance se déroula dans la plus parfaite harmonie et le premier président remercia chaleureusement au nom de sa Compagnie le monarque pour son bienfait[50]. Ainsi faisait-on d’une pierre deux coups : le retour des corps judiciaires rétablissait la paix publique et créait un climat de confiance propice aux réformes ; l’établissement d’une Cour plénière et l’extension des prérogatives du Grand-Conseil garantissaient la bonne marche des institutions.
Ce n’est qu’après une lecture attentive des textes que la manœuvre du pouvoir apparut clairement aux plus perspicaces. Chargé par Sartine, alors lieutenant général de Police, de sonder l’opinion de certains princes du Sang et pairs de France, Beaumarchais rapporte celle du prince de Conti, sans doute la plus forte personnalité du Parlement mais aussi très connu pour ses liens avec le pouvoir : « Je vois à sa circonspection même qu’il a découvert le secret du ministère. Voulez-vous que je vous le dise tout bas ? Mais c’est mon opinion que je vous donne et non celle du prince : les églises vont partout rageant et criant qu’il n’y a plus en France qu’un parlement et point de roi. Et moi je crois fermement qu’il n’y a plus en France qu’un roi et point de parlement. Messieurs les ministres, rétablisseurs des libertés françaises, je ne vous donnerai pas les miennes à rétablir si je puis. Comme vous avez l’art de cacher le venin sous des phrases de miel »[51]. Conti n’était pas dupe ; il joua le jeu du Parlement et organisa l’opposition de la cour jusqu’au vote et à la publication, le 30 décembre, d’un arrêté contenant des remontrances sur divers articles des édits de novembre 1774[52]. Les pairs les plus entreprenants restèrent solidaires des officiers ; la tentative se soldait par un échec. Comment dès lors songer à mettre en place le tribunal projeté ?
Pour comprendre l’attitude de Louis XVI en 1788, la tentative avortée de 1774 est du plus grand intérêt ; elle éclaire d’un jour différent non seulement le rétablissement des parlements mais aussi la réforme de 1788 ; elle impose l’idée d’un monarque favorable depuis le début de son règne à une limitation du pouvoir des parlements ; sans doute même l’était-il d’ailleurs déjà avant de monter sur le trône ; sa réaction à la lecture de l’Édit de Maupeou est restée célèbre : « Cela est très beau, voilà le vrai droit public ; je suis enchanté de Monsieur le Chancelier »[53]. Flammermont qui rapporte ce propos précise même que Louis XV était moins convaincu de l’excellence de l’édit que son petit-fils et qu’il aurait eu quelque peine à se résigner à le publier[54].
Très profondément imprégné de l’idée de limiter les pouvoirs politiques et judiciaires des parlements, Louis XVI ne pouvait guère songer renouveler la tentative de1774 sans risquer de déclencher une violente opposition. Les raisons qui le poussèrent à le faire en 1788 peuvent donc être considérées comme puissantes et particulières ; elles sont également diverses et passablement mêlées. Fut-ce la volonté froide et un peu rageuse d’en finir avec les oppositions incessantes ? Trouva-t-il en Brienne l’homme d’une telle situation ? Estima-t-il avoir réuni assez d’arguments et de justifications historico-juridiques pour engager, avec les meilleures chances de succès, une confrontation avec les officiers parisiens ? Ou bien tout simplement crut-il découvrir dans le fait qu’il n’y avait dans la Cour plénière première manière aucun magistrat et que cela était la cause de son échec ? Il suffisait alors de composer une nouvelle cour plénière avec quelques garanties parlementaires pour réussir l’entreprise. Chacune de ces hypothèses constitue en fait un élément de réponse.
Comparée aux deux réformes de 1774—Cour plénière et Grand Conseil—la Cour plénière créée en 1788 apparaît ainsi comme la leçon d’une expérience. Que l’on ait songé à reprendre l’expression déjà utilisée en 1774 pour l’appliquer quatorze ans plus tard à une institution différente sur bien des points est un symbole. . . même si on peut considérer que c’est aussi une faute politique. C’était assurer la pérennité de l’autorité monarchique et se refuser à tout reniement susceptible de porter atteinte aux fondements du régime. C’était inscrire la réforme dans une continuité. Qui d’autre davantage que le roi pouvait nourrir de telles préoccupations ? C’est à ce titre que Louis XVI peut être considéré comme un des principaux artisans de la réforme de 1788[55].
Les collaborateurs
A l’inverse de ce qui se passa pour l’Édit Maupeou de décembre 1770 il ne semble pas que les « Édits de mai » — pour les plus importants d’entre eux au moins — aient été débattus en Conseil. On procéda comme on l’avait fait pour l’abolition des réformes de Maupeou en 1774[56] ; seules quelques rares personnes furent mises au courant. Les ministres et secrétaires d’État paraissent ainsi avoir ignoré pour la plupart presque jusqu’au bout les véritables intentions du roi et de son principal ministre. Ce n’est qu’après la préparation des textes que certains, comme le baron de Breteuil, secrétaire d’État à la Maison du roi — et donc chargé de l’organisation des opérations d’enregistrement— entrèrent dans le secret. Les réticences que manifestèrent certains ministres comme Malesherbes, après la publication des textes montrent de toute évidence que s’ils savaient que quelque événement important se préparait, ils en ignoraient les données essentielles[57]. D’ailleurs aucun principe de solidarité ministérielle n’imposait à Brienne de faire participer collectivement tous les ministres et secrétaires d’État à l’entreprise ; l’eût-il fait, qu’immédiatement des dissentions seraient apparues, mettant en péril toute sa politique.
Il semble cependant improbable que l’on ait pu mener à bien une telle tâche sans collaborateurs. La réforme judiciaire posait en particulier des difficultés techniques que le garde des Sceaux ne pouvait résoudre seul. A cet effet Lamoignon avait constitué un Comité de Législation qu’il faisait travailler sur divers projets de réforme[58]. Ce Comité était composé de six avocats, dont trois, Target, Martineau et Ferret, étaient de fortes personnalités du Barreau parisien. On est cependant fondé à se demander si le garde des Sceaux fit vraiment travailler ce Comité sur l’objet essentiel de la réforme — Cour plénière et grands-bailliages —; la démission soudaine de Target[59], directeur du Comité, après la publication de édits laisse penser qu’il n’était pas au courant. Les vrais collaborateurs ne sont pas dans le Comité. Ainsi, la refonte de la carte des circonscriptions judiciaires paraît avoir été l’œuvre exclusive d’un membre extérieur à ce Comité, travaillant en rapport étroit avec le garde des Sceaux, un certain Philpin de Piépape, ancien lieutenant général du Présidial de Langres[60].
Mais pour l’essentiel, on ne percera pas le secret. Ainsi, Jacob-Nicolas Moreau, historiographe de France, un des collaborateurs directs du garde des Sceaux et une des très rares personnes à avoir des entrées libres chez lui avoue même avoir ignoré presque jusqu’au bout le plan de réforme que son supérieur et le principal ministre méditaient[61]. Il ne l’apprit que le 17 avril par la rumeur publique. Il tenta alors, mais en vain, de provoquer des confidences que personne dans l’entourage immédiat du garde des Sceaux ne voulut lui faire[62]. Il remit alors à Lamoignon un mémoire dans lequel il tentait de prouver que le projet, tel qu’il lui avait été décrit, « s’écartait trop des lois dont le Parlement avait toujours été le gardien »[63]. Quelques jours plus tard, chez le roi, le garde des Sceaux s’employa à lui démontrer que bien au contraire le projet s’accordait parfaitement avec sa « doctrine » et ses conceptions historiques ; il serait en état de le constater « dès que la besogne serait finie »[64].
En fait Moreau, comme tout le monde, n’apprit le détail des réformes que le 8 mai, lors de l’enregistrement en lit de justice. La façon avec laquelle l’historiographe — un personnage pourtant fort important de la Chancellerie — fut tenu à l’écart des projets est significative d’une part de la qualité du secret mais surtout de l’adresse avec laquelle Brienne et Lamoignon firent participer certains collaborateurs à divers aspects des réformes sans les mettre au courant. L’archevêque et le garde des Sceaux puisèrent en effet largement dans les matériaux historiques contenus dans les rapports que l’historiographe adressait régulièrement à Lamoignon[65]. C’est à partir de ses recherches et de ses ouvrages que furent élaborées les justifications destinées à défendre face au Parlement les fondements historiques de la Cour plénière. Que Moreau, parfait connaisseur et érudit, jaloux de sa qualité de « ministre de l’histoire », ait par la suite refusé de partager les vues de Brienne apparaît comme une réaction normale. Il jugeait d’ailleurs l’archevêque bien trop ignorant en matière historique pour lui accorder une quelconque satisfaction en pareil domaine[66].
***
Profitant de ce qu’il n’avait aucune administration à diriger — comme cela était le cas pour Lamoignon — Brienne parut prendre ses distances avec la politique durant l’hiver 1787-1788. Une fatigue tenace consécutive à un refroidissement justifia cette semi-retraite[67] ; les contemporains parurent se satisfaire de l’explication. Ce fut Malesherbes qui défendit ainsi devant le Parlement de Paris l’enregistrement de l’Édit concernant l’état-civil des non-catholiques. À l’écart des intrigues de la vie politique, Brienne pouvait se consacrer à l’essentiel de sa tâche toute en évitant de trahir le secret des préparatifs par ces confidences involontaires que l’on peut être amené à faire ici ou là à des personnes que l’on voit trop régulièrement. L’abbé Morellet par exemple, son ami et collègue à l’Académie française fut ainsi tenu dans l’ignorance de ce qui se préparait
Les personnages les plus influents de la Cour eux-mêmes ne paraissent avoir eu connaissance des données essentielles de la réforme que fort tard, à une époque où les milieux proches du Parlement étaient déjà au courant. C’est la constatation que l’on peut par exemple faire à partir d’une lecture critique d’une lettre adressée par Marie-Antoinette à Joseph II l’empereur d’Autriche le 24 avril 1788, moins de deux semaines avant l’enregistrement : « Nous sommes au moment de faire de grands changements dans les parlements, annonçait la reine. On pense à les borner aux fonctions de juges et à former une autre Assemblée qui aura le droit d’enregistrer les impôts et les lois générales au Royaume. Il semble qu’on a pris toutes les mesures et précautions compatibles avec le plus grand secret qui était nécessaire, mais ce secret même entraine incertitude sur les dispositions du grand nombre de gens qui peuvent nuire ou contribuer au succès. Il est très fâcheux d’être obligé à des changements de cette sorte, mais par l’état des affaires il est clair que si l’on différait on aurait moins de moyens pour conserver et maintenir l’autorité du roi »[68]. La reine, de toute évidence, n’a pas participé à l’élaboration de la réforme. Heureusement pensera-t-on ! Cette lettre d’un intérêt politique déjà très douteux serait alors la manifestation de la plus grande irresponsabilité. Elle n’en savait pas davantage que les milieux les mieux informés et en particulier les parlementaires parisiens.
Les rares collaborateurs qui comme Piépape participèrent directement à la mise en œuvre des textes et à leur harmonisation restèrent dans l’ombre et se montrèrent d’une discrétion extrême. Aucune indiscrétion ne filtre en effet avant l’envoi des textes à l’imprimerie ; on peut même penser qu’aucun de ces collaborateurs ne participa à la rédaction de l’ensemble des textes. Le morcellement des tâches semble très net en particulier pour l’Édit portant rétablissement de la Cour plénière, le plus important, un des plus courts, mais aussi celui comportant le moins de difficultés techniques au plan de la procédure et de l’administration judiciaire. Il a probablement été rédigé le dernier, peut-être par les ministres eux-mêmes. L’analyse laisse en effet penser que c’est l’Édit relatif à la Cour plénière qui fut adapté aux textes réformant l’organisation judiciaire. Il comporte plusieurs références à cette réforme, alors que l’inverse n’est pas vrai. Tout ceci pourrait expliquer les « traces d’irréflexion » que certains historiens ont cru déceler dans la rédaction[69]. Nous aurons au contraire l’occasion de voir que le texte en question ne paraît nullement avoir été rédigé en toute hâte ; la mise en valeur exagérée de traces d’irréflexion et la sous-estimation systématique de ce qu’il a de plus constructif et de plus logique ne peuvent d’ailleurs que porter préjudice à l’analyse objective ; le texte est d’ailleurs assez bref pour avoir pu être mis en forme définitive en peu de temps.
3. La Cour plénière et la politique de Loménie de Brienne Table des matières
On peut distinguer trois étapes dans les fonctions ministérielles de Brienne. La première s’étend du premier mai 1787 au 25 août de la même année; l’archevêque agit alors en qualité de chef du Conseil royal des Finances ; il est spécialement chargé de faire accepter d’abord par les Notables puis par les cours souveraines un train de réformes administratives et fiscales. La deuxième période s’ouvre lors de sa nomination comme principal ministre ; l’action de l’archevêque semble alors plus indécise, selon l’opinion des contemporains. En fait au-delà de ces apparences on peut se rendre compte que Brienne était entièrement occupé par la préparation d’une réforme d’une importance considérable, celle portée par les « Édits de Mai ». La troisième période commence le lendemain du 8 mai 1788 ; le secret est levé ; le ministre joue alors son va-tout pour réussir à appliquer ses réformes. Cette période se termine à la fin du mois d’août 1788 par son renvoi et le rappel de Necker.
Les préparatifs
Brienne fut donc appelé au ministère le premier mai 1787 en qualité de chef du Conseil royal des Finances[70] ; il succédait à la tête de l’administration des Finances à Bouvard de Fourqueux lui-même successeur de Calonne renvoyé le 8 avril[71] 71. De même que le renvoi de Calonne est directement lié à l’opposition manifestée par les Notables à son plan de réformes, de même peut-on considérer que la nomination de Brienne résulte essentiellement du rôle prééminent qu’il joua au sein de cette Assemblée.
Le roi attendait de Brienne qu’il reprît, en y apportant quelques modifications le plan de Calonne et qu’il usât du crédit dont il pouvait disposer parmi les Notables pour le faire accepter. Telle était donc la tâche de Brienne : éviter les oppositions majeures de façon à ce que les textes essentiels — assemblées provinciales et impôt territorial —soient approuvés par les différents bureaux de l’Assemblée. Cela, estimait-on, faciliterait les opérations ultérieures d’enregistrement par les cours souveraines de France. Le roi et ses ministres se trompaient. La caution des Notables ne parut pas suffisante aux parlements pour enregistrer sans réticences ; les oppositions, mesurées à propos de l’Édit portant création d’assemblées provinciales et municipales, devinrent irréductibles lorsqu’il fut question d’enregistrer la Déclaration sur le timbre et l’Édit portant création d’un impôt territorial. Au lit de justice du 6 août, le Parlement de Paris répliqua le 13 en déclarant l’enregistrement forcé illégal. Le surlendemain la cour était exilée à Troyes. C’est dans cette situation que Brienne fut nommé le 26 août, principal ministre d’État, c’est-à-dire interlocuteur privilégié du roi et supérieur hiérarchique des autres ministres ou secrétaires d’État qui ne pouvaient dorénavant agir sans son accord. Cette nomination marque un tournant politique : les tensions, sinon avec tous les parlements, du moins avec le Parlement de Paris et plusieurs cours de Province s’apaisent ; un climat de confiance semble s’instaurer. Brienne revient sur les enregistrements en lit de justice du 6 août, transige avec le Parlement[72] et obtient qu’en échange il puisse percevoir de façon plus exacte les vingtièmes existants[73]. Le lendemain 20 septembre le Parlement rentrait à Paris[74].
Pour mettre en œuvre cette nouvelle politique, l’archevêque disposait d’un ministère qu’on pourrait qualifier d’homogène dans la mesure où on n’y trouvait aucun adversaire déclaré de la grande Robe : le garde des Sceaux Lamoignon, ancien président à mortier et le ministre d’État sans portefeuille Chrétien-Guillaume de Lamoignon de Malesherbes, ancien président de la Cour des Aides[75] paraissaient être les meilleurs garants de la Magistrature[76]; Castries et Ségur, respectivement secrétaires d’État à la Marine et à la Guerre, partisans de la manière forte, avaient refusé de poursuivre leurs fonctions dans un tel ministère ; ils avaient été remplacés, à la Guerre par le comte de Brienne, frère cadet de l’archevêque, et à la Marine par La Luzerne, neveu de Malesherbes. Montmorin aux Affaires étrangères, Breteuil à la Maison du roi, le duc de Nivernais, académicien septuagénaire, et le conseiller d’État Lambert au Contrôle général—sous les ordres directs de Brienne—complétaient ce ministère d’ouverture[77].
Les résultats de la nouvelle politique se firent sentir au cours de l’automne : le 19 novembre le Parlement enregistrait en séance royale l’emprunt quinquennal qui permettait non seulement d’échapper aux difficultés financières les plus pressantes mais aussi d’échafauder un plan de redressement des Finances[78]. C’était là un succès considérable même si l’enregistrement avait dû être fait en présence du roi et non sans protestations[79]. Il n’est guère douteux que la séance avait été minutieusement préparée[80].
L’enregistrement de l’Édit concernant l’état-civil des non-catholiques donna une nouvelle occasion de développer cette politique d’apaisement. Le texte fut présenté aux magistrats lors de la séance royale du 19 novembre sans que soit requis l’enregistrement d’office ; le 20 janvier des remontrances étaient présentées. . . et acceptées. Le texte remanié était enregistré le 29 janvier[81].
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Cette politique qui constitue de la part des deux partenaires un revirement n’a certainement été rendue possible que par l’établissement de contacts avec la partie modérée de l’opposition parlementaire, en particulier les grands chambriers. Trois faits accréditent cette hypothèse : le 19 novembre après l’enregistrement de l’emprunt quinquennal et le départ du roi, le Parlement continua à siéger et arrêta qu’il n’entendait prendre aucune part à la transcription de l’édit sur les registres[82]. L’arrêté d’insubordination ne fut pourtant pas publié ; l’emprunt fut d’ailleurs un succès : la première tranche rapporta cent vingt millions[83]. L’arrêté ne sera publié que le 11 avril 1788[84] ! Cette publication marque le début des oppositions parlementaires qui préludent à l’enregistrement des « Édits de mai ».
Il y a là un signe manifeste d’opposition interne : une majorité favorable au ministère, ou intimidée par la présence du roi, accepte l’enregistrement de l’emprunt ; la séance se poursuit et après le départ du roi, une nouvelle majorité prend un arrêté d’insubordination dont la Grand’Chambre réussit à éviter la publication. Cinq mois plus tard les rumeurs circulant sur la préparation imminente d’une réforme judiciaire suffiront à refaire l’unanimité des chambres et à provoquer la publication de l’arrêté.
L’existence d’une telle opposition interne est également attestée par l’insistance avec laquelle on chercha à faire accepter de façon unanime le principe de la solidarité parlementaire. De la fin avril 1788 jusqu’à l’enregistrement des édits toute la tactique parlementaire est fondée sur le respect du serment de solidarité[85].
Enfin, on peut considérer que seule une assez nette opposition à l’intérieur du Parlement entre la Grand’Chambre et les autres chambres a pu inciter les rédacteurs de l’Édit de mai à accorder une place prééminente à la Grand’Chambre, « âme du Parlement »[86], et à exclure toutes les autres. L’entretien de bons rapports avec les grands chambriers était donc un élément essentiel de la politique du ministère non seulement pour rendre le dialogue possible avec l’ensemble de la cour mais aussi pour préparer l’avenir. Que ceux-ci se refusent à entrer dans le jeu du ministère et aucune réforme ne pourrait être mise en place. Il est difficile d’affirmer que la politique de Brienne depuis sa nomination au poste de premier ministre fut entièrement guidée par la volonté de préparer la réforme des pouvoirs politiques et judiciaires des parlements. L’idée de former une Cour plénière chargée d’enregistrer les lois générales est-elle liée à sa promotion ministérielle ?
Il est difficile d’avancer une preuve irréfragable. Quoiqu’il en soit, il n’est pas excessif de voir dans la nomination d’un principal ministre—le premier du règne—la preuve que le roi avait ressenti le besoin de concentrer les pouvoirs de gouvernement dans les mains d’un seul homme chargé de mener à bien une politique définie. Il est significatif également de constater que les premières rumeurs sur la possible création d’une Cour plénière commencent à circuler quelques jours après sa nomination à la tête du ministère. La plupart des actions politiques de la période paraissent alors n’avoir été que des moyens destinés à préparer l’enregistrement des édits dans les meilleures conditions possibles ; aucun fait vraiment nouveau n’étant intervenu pendant l’hiver, seule cette politique d’apparente ouverture et de conciliation feinte peut expliquer le soudain revirement du printemps.
Le « coup d’État »[87]
Le ministère était certain que les très profonds bouleversements juridiques et politiques des « Édits de mai » rencontreraient une opposition irréductible des parlements ; la plus élémentaire prudence demandait dès lors que l’on se montrât très discret sur le contenu des textes et qu’on passât immédiatement à leur enregistrement forcé ; toute discussion pouvant s’avérer dangereuse, toute collaboration avec l’ensemble des parlements étant sans espoir de résultat, la surprise restait la meilleure des armes. « Ce plan fut arrêté et tenu très secret » nous dit l’abbé Georgel « et pour éviter le concert et la coalition des cours souveraines qui pouvaient s’exciter à la désobéissance, les édits sur la création des grands-bailliages et de la Cour plénière devaient y être présentés et enregistrés le même jour » ; « une force militaire et imposante » avait même été mise en place « pour appuyer et forcer l’enregistrement s’il était besoin »[88]. L’opération fut menée comme un coup d’État.
Le secret des préparatifs fut bien gardé si l’on considère que les rumeurs qui circulaient déjà au mois de septembre à Paris sur la possible création d’une Cour plénière[89]avaient cessé. Elles réapparaissent en février et mars 1788, époque à laquelle l’essentiel des textes semble avoir été rédigé[90] ; la rumeur devient alors plus précise[91]. De toute évidence l’élaboration était assez avancée pour que le secret devînt très difficile à garder.
Le ministère préparait la rentrée de Pâques qui aurait le lieu le premier avril ; déjà le Parlement savait que les réformes seraient capitales. On travaillait « avec force » à l’Imprimerie royale des Menus[92] aux textes qui devaient tous paraître en même temps ; le lieu était « investi de gardes » et chaque ouvrier, grassement payé, était accompagné d’un surveillant[93]. Le bailli de Virieu rapporte à ce propos que le duc de Luxembourg lui-même n’avait pu « parler pour affaires à l’un des chefs sans un ordre écrit » du baron de Breteuil et qu’une sentinelle l’avait accompagné partout[94].
En dépit de toutes les précautions, un jeune conseiller aux Enquêtes du Parlement de Paris, Duval d’Epremesnil, parvint à se procurer des renseignements assez précis pour qu’aucun doute ne subsistât plus sur les intentions du ministère. Certains affirmaient qu’il avait réussi à se procurer une épreuve à prix d’or à l’Imprimerie royale[95], d’autres qu’il avait obtenu des renseignements très précis auprès d’un familier de Loménie de Brienne, lui-même conseiller au Parlement[96]. La position de la Cour parisienne devenue, comme on l’a vu, plus souple depuis la fin de l’année 1787 se durcit soudainement ; le 11 avril elle remit en question l’enregistrement de l’emprunt accepté le 19 novembre passé, déclarant qu’elle n’entendait « prendre aucune part à la transcription . . sur les registres, de l’Édit portant établissement d’emprunts annuels et successifs. . . »[97].
En cette fin du mois d’avril des rumeurs persistantes circulaient à Paris ; la revue annuelle des gardes suisses et françaises avait été avancée au 3 mai et nombreux étaient ceux qui se perdaient en conjectures sur les raisons d’une telle anticipation ; on ne pouvait manquer de rapprocher cette information des ordres donnés aux commandants et intendants de province de se trouver avant cette même date du 3 mai « au lieu de leur résidence » où ils devaient apprendre « les volontés de Sa Majesté » ; on était alors à peu près persuadé qu’il s’agirait non d’ordres militaires mais d’ordres civils[98].
Se faisant plus menaçant, le Parlement de Paris, dans sa séance du 29 avril, revenait alors sur l’arrêt d’enregistrement du 19 septembre dernier autorisant la prorogation des vingtièmes ; le lendemain, alertés par les départs des commissaires chargés d’instructions de la proximité de l’opération, et espérant que le roi « trompé » pouvait encore revenir sur sa décision, les magistrats le suppliaient de mettre fin aux « entreprises despotiques » de ses ministres[99]. Le 3 mai, se sentant condamné, le Parlement prenait l’offensive et rappelait solennellement le respect que le roi devait à la Constitution du Royaume. Le coup d’État apparaît alors imminent : « Des commandants ont reçu l’ordre de se rendre dans les provinces. Des conseillers d’État y sont envoyés avec différents maîtres des Requêtes. Le système de la seule volonté expressément établi dans les différentes réponses surprises au roi n’annonce que trop clairement l’objet de leur mission »[100]. Le surlendemain, la séance du Parlement de Paris prit un tour dramatique[101]. Le même jour un arrêté de la Cour des Aides, « avertie par la consternation publique et les alarmes de tous les ordres de citoyens du danger dont la constitution française » était menacée, déclarait « que tout tribunal qu’on tenterait de créer pour échapper à la loi protectrice de l’Enregistrement. . . serait illégal et anticonstitutionnel. . . tant qu’il n’aurait pas reçu son existence de la Nation assemblée »[102]. Enfin le 7 mai, le Parlement de Paris recevait du roi l’ordre de se rendre à Versailles pour le lendemain ; les Chambres assemblées rappelant au roi que tout annonçait « une innovation totale dans la Constitution de la Monarchie » [103], adressèrent sans succès une dernière supplique. Pendant tous ces préparatifs les parlements de Province, sans doute moins bien informés, étaient restés calmes.
L’enregistrement eut lieu pour le Parlement de Paris – Cour des pairs, le 8 mai à Versailles dans le plus grand appareil ; on procéda à la transcription sur les registres de chacun des textes, un par un ; puis la séance fut levée. Les « Édits de mai » devenaient applicables dans tout le ressort du Parlement de Paris.
La « campagne des brochures » et l’échec de la réforme
Après l’enregistrement forcé des « Édits de mai » par l’ensemble des parlements Toute des nouvelles structures judiciaires et politiques[104] : l’été suffirait pensait-on pour résoudre les problèmes de personnel, réduction d’offices dans les cours, composition des nouveaux tribunaux et organisation de la Cour plénière. Le ministère ne doutait guère du succès du plan de réforme au sein de l’opinion, ni même de son accueil favorable par la plus grande partie des milieux judiciaires. Les réformes, si elles portaient en effet préjudice à toute une partie de la Magistrature — les officiers des parlements de Province et les conseillers des Enquêtes et des Requêtes du Parlement de Paris en particulier — plaçaient au contraire dans une position très confortable bon nombre de juges obscurs qui pouvaient y voir l’occasion d’une promotion inespérée au sein d’un des quarante-sept grands-bailliages prévus. La Grand’Chambre du Parlement de Paris voyait même sa position renforcée tant la place qui lui était réservée au sein de la Cour plénière paraissait flatteuse ; le ministère avait sous-estimé les difficultés.
L’enregistrement des « Édits de mai » provoqua en fait des difficultés sans nombre ; plusieurs parlements refusèrent de se soumettre et il fallut en certains cas procéder « par la force armée, au milieu de magistrats muets et pliants sous la massue de l’autorité ». « Cet enregistrement militaire indigna la nation et fut le signal d’une résistance presque unanime » commentait l’abbé Georgel[105]. Les critiques se déchaînèrent, contre la réforme de l’organisation judiciaire accusée de porter atteinte au droit de propriété, à l’inamovibilité des charges et à l’indépendance de la Magistrature, contre la Cour plénière accusée de servir les intérêts du despotisme[106]. La composition de la cour, qui ressemblait au premier abord beaucoup à celle de l’Assemblée des Notables, fut dénoncée comme un signe flagrant de soumission : « Sous le nom de Cour plénière le roi a créé sans vous consulter une chambre dans laquelle il admet ses domestiques et ses serviteurs affidés », clamait un gentilhomme breton dans une de ces innombrables brochures qui commençaient à se répandre dans le public[107] ; et Necker, plus froidement, jugeait quelques années après, que le public avait « cru voir tous les droits de la législation partagés aux courtisans ; un cri de réprobation générale s’était fait entendre d’un bout à l’autre du royaume »[108]. Partout on protestait contre l’atteinte portée aux principes fondamentaux de la Constitution dont les parlements de France étaient un élément essentiel et qu’aucune cour unique ne pourrait jamais remplacer.
Le ministère passa alors à la contre-offensive ; il engagea plusieurs libellistes dont certains avaient du talent, comme Beaumarchais, Rivarol, l’avocat Linguet ou l’abbé Maury, et tenta d’expliquer le bien fondé de ses réformes au public. Dans le tumulte de cette « campagne des brochures »[109], les analyses approfondies devinrent bien vite superflues ; il fallait être simple et direct ; la critique parut être une meilleure arme que la persuasion. L’égoïsme et le conservatisme des milieux parlementaires furent souvent dénoncés avec succès : la réforme judiciaire était trop nécessaire pour que la critique n’atteignît pas son but. Par contre l’Édit relatif à la Cour plénière servit considérablement les intérêts du parti de la Magistrature ; l’amalgame ministère-despotisme compensait la dénonciation des tares parlementaires. La surenchère à laquelle se livrèrent les deux partis pendant les mois de mai et de juin fut décisive pour la suite des événements car elle aboutit au discrédit de l’un et l’autre.
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Malgré la violence de la campagne antiministérielle et la mauvaise impression laissée par les enregistrements forcés le ministère avait cependant quelques raisons d’espérer un succès. Tout dépendait de l’application des textes enregistrés ; que la rentrée judiciaire et politique de l’automne se déroule favorablement et tout rentrerait dans l’ordre. Pour que cette rentrée puisse se faire dans les meilleures conditions il fallait viser deux objectifs : le premier était d’obtenir des conseillers de Grand’Chambre qu’ils se désolidarisent de leurs collègues des Enquêtes et des Requêtes et acceptent de siéger, comme le prévoyait l’Édit, au sein de la Cour plénière. Le second objectif concernait l’établissement des grands bailliages : il fallait que les juridictions inférieures acceptent la réforme, au besoin contre l’avis des parlements de Province, et ne s’opposent pas aux transferts de personnel prévus par les « Édits de mai ». Que l’un des deux objectifs soit atteint et la dynamique du succès ferait le reste. . . contre l’opinion des libellistes !
L’épreuve commença dès la fin du lit de justice du 8 mai ; le roi voulant sans doute nouer un lien entre l’ancien Parlement de Paris et la nouvelle Cour plénière avait déclaré s’adressant aux personnes présentes au lit de justice : « Je compte sur le zèle de ceux d’entre vous qui doivent dans ce moment composer ma Cour plénière. Les autres mériteront sans doute par leur conduite d’y être successivement appelés. Je vais faire nommer les premiers et leur ordonner de rester à Versailles et aux autres de se retirer »[110]. Tous les membres de droit de la nouvelle cour — princes du Sang, pairs de France et membres de la Grand’Chambre du Parlement—présents à Versailles ce jour-là étaient concernés. Le roi n’ignorait évidemment pas que les magistrats de la Grand’Chambre avaient juré, sous la pression des conseillers des Enquêtes et des Requêtes, de ne jamais siéger dans une telle cour ; le serment avait été renouvelé à plusieurs reprises[111] et après le lit de justice les magistrats de la Grand’Chambre « consternés des innovations destructives de la constitution de la Monarchie »[112]avaient une fois de plus marqué leur résolution. La crainte d’un départ anticipé incita même le roi à faire parvenir à chaque magistrat une lettre de cachet : « Je vous fais cette lettre pour vous dire que mon intention est que vous vous rendiez demain 9 du présent mois à midi, en robe rouge dans le lieu où j’ai tenu aujourd’hui mon lit de justice, à l’effet d’y attendre mon ordre »[113]. Le souverain espérait encore que séparée des autres Chambres la « tête » du Parlement reviendrait sur sa décision ; le succès de l’entreprise dépendait trop de sa collaboration pour que l’on ne tentât pas de s’en assurer par tous les moyens.
Le lendemain ces officiers se trouvaient donc réunis en compagnie de dix-sept pairs présents à Versailles et de huit princes du Sang[114]. « Je vous ai rassemblés aujourd’hui pour vous confirmer ma résolution et pour vous dire de nouveau que je compte sur votre zèle et votre fidélité. Lorsque j’aurai fixé le choix des membres qui doivent avec vous composer ma Cour plénière, je vous rassemblerai, même avant le temps de vos séances ordinaires, si les circonstances et le bien de mon service l’exigent » dit simplement le roi[115] ; le début de la première session était fixé selon les dispositions mêmes de l’Édit au 1er décembre[116]. C’était plus de temps qu’il n’en fallait pour tout mettre en place mais l’opposition des magistrats et de quelques pairs[117] ne présageait rien de bon. Il n’était pas sûr que l’on pût parvenir pendant l’été à faire changer d’avis la plupart d’entre eux ; il fallait donc impérativement réussir la partie judiciaire de l’entreprise ; peut-être alors la Magistrature affaiblie et désorganisée n’aurait plus beaucoup de moyens de s’opposer à l’établissement de la Cour plénière.
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On entrait en cette matière dans le domaine délicat des susceptibilités, des préséances et des égoïsmes locaux. La réforme judiciaire ne pouvait évidemment être menée à bien sans mécontenter certains : tous les anciens présidiaux ne pouvaient être érigés en grands bailliages et bon nombre d’anciens bailliages et sénéchaussées devaient fusionner ou disparaître pour laisser la place aux présidiaux nouvelle manière[118]. Des municipalités appuyèrent les revendications de leur juridiction, d’autres protestèrent contre un déclassement jugé déshonorant. La réforme coupait la France en deux camps : d’un côté ceux qui étaient satisfaits, de l’autre ceux qui ne l’étaient pas et le faisaient hautement savoir. Il fallait aussi compter avec les incertitudes politiques : réclamer et obtenir un grand bailliage malgré l’opposition d’un parlement voisin — et à son détriment !—pouvait en cas de victoire parlementaire avoir les plus funestes conséquences ; pour beaucoup, mieux valait attendre la suite des événements. Les « Édits de mai » furent transmis pour transcription et publication aux juridiction inférieures nouvellement formées[119] ; l’opération dégénéra en une série d’oppositions, d’enregistrements forcés, de protestations et de remontrances, pratiques très inhabituelles à ces niveaux de la hiérarchie judiciaire[120] ; les tribunaux n’ignoraient pas que les parlements couvriraient ces oppositions de leur autorité[121]. Avec le temps l’opposition des cours allait se renforçant, les juridictions inférieures basculaient une à une dans le camp parlementaire. Dans le ressort du Parlement de Paris, sur les seize grands bailliages créés, dix restaient muets, attendant pour savoir à qui irait l’avantage ; pour les autres l’enregistrement avait été « forcé avec protestations » ; l’opposition se manifestait même dans les juridictions des duchés-pairies : sur huit enregistrements un avait été « passif » et un autre « forcé »[122]. Il apparaissait clairement que l’on ne pourrait guère compter sur le soutien inconditionnel des juridictions inférieures contre une opposition des parlements [123]. Le Ministère pouvait toutefois espérer renverser cette tendance. Il avait devant lui plus de cinq mois avant la rentrée judiciaire. Mais les événements vont se précipiter.
Conclusion
Face à la résistance des cours et de l’Assemblée du Clergé[124] Brienne dut modifier sa politique de façon radicale. Seule l’annonce des États généraux pouvait débloquer la situation. L’Arrêt du Conseil du 5 juillet ordonnait ainsi que l’on entreprît, afin d’éviter les contestations qui pourraient résulter d’une procédure trop archaïque, de rassembler toutes les preuves historiques et juridiques en vue d’une prochaine convocation ; les recherches devaient être terminées au plus tard à la fin du mois de février 1789[125]. La date de convocation n’était pas fixée. Le 8 août un autre arrêt du Conseil la fixait au 1er mai 1789[126].
Dans cet arrêt deux mesures concernaient la Cour plénière : l’une suspendait son « rétablissement jusqu’à la tenue des États généraux », l’autre prévoyait une convocation extraordinaire cinq mois après la réunion des États, soit au début du mois de septembre1789. Cette réunion n’eut jamais lieu. Le discrédit qui pesait sur la Cour plénière était trop grand pour qu’il ne pût jamais un jour en être question. Aucun texte officiel ne fit plus jamais allusion à une telle institution. Le ministère de Brienne qui avait attaché son nom et sa réputation à cette réforme disparaissait avec elle. Le 26 août, Necker était nommé directeur général des Finances et le lendemain, principal ministre d’État.
Chapitre 2
L’unité d’enregistrement et les controverses sur la constitution du Royaume
LA MISE EN PLACE D’UNE ASSEMBLÉE UNIQUE ayant pour fonction d’enregistrer les lois constitue l’objet essentiel de la réforme ; il faut y voir à la fois l’aboutissement d’une série de controverses sur la définition de la Constitution française et la renaissance d’un principe vieux de plusieurs siècles.
Le problème de la définition de la Constitution française occupe tout le XVIIIe siècle ; on peut éclairer la progression des controverses qu’il suscita par deux raisonnements liés l’un et l’autre aux progrès de la rationalité du Siècle des Lumières.
L’un privilégie l’idéal abstrait, la construction géométrique, l’équilibre des pouvoirs ; sans être pour autant une construction « ex nihilo » l’Édit de mai permet de mettre en valeur certains de ces aspects : l’opposition de deux sortes d’assemblées aux pouvoirs complémentaires — États généraux et Cour plénière — , des solutions techniques destinées à éviter les heurts entre le pouvoir royal et le pouvoir de la Cour et surtout la force avec laquelle on met l’accent sur le principe de l’unité sont des signes non équivoques de cette raison éclairée qui recherche la simplification, l’équilibre et l’efficacité. Il n’y a là rien d’exceptionnel ; maintes réformes du règne de Louis XVI, qu’il s’agisse des assemblées provinciales, de la réforme judiciaire ou encore de la réorganisation du commerce intérieur ont été faites dans cet esprit.
Le second raisonnement est plus difficilement perceptible ; la rationalité est ici recherche historique ; son intérêt en matière juridique ne se comprend que si l’on accorde à la connaissance historique des propriétés quasiment scientifiques. . . ce que l’historien d’aujourd’hui ne saurait faire mais que d’une certaine façon les spécialistes de la matière au XVIIIe siècle faisaient sans aucune réticence. Pour eux l’évolution historique est soumise à des lois, elle offre des exemples et des solutions, elle dit ce qu’il ne faut pas faire mais aussi ce qu’on est contraint de faire au risque de rompre la chaîne des temps. Or rares sont encore ceux qui se hasarderaient à une rupture de la tradition ; cette contrainte sert de critère : tout ce qui s’en écarte doit être considéré comme un échec, une expérience à ne plus renouveler. Nombreux seront ceux qui considèreront ainsi l’absolutisme du siècle précédent comme tel. Le problème n’est d’ailleurs pas résolu pour autant car la tradition peut être définie de plusieurs façons ; les controverses provoquées par l’Édit de mai feront ressortir toutes les ambiguïtés de cette science historique : l’affrontement des partisans de la tradition-accumulation et de ceux de la tradition-dégénérescence aura des conséquences décisives sur la mise en place de la réforme.
La construction constitutionnelle apparaît ainsi sur bien des points comme le produit de la raison du Siècle. Mais au-delà de ces apparences, masqué par d’abondantes justifications techniques et historiques, se cache un principe que la Monarchie ne se résigna jamais à renier et que les progrès de la raison éclairaient d’une façon nouvelle : l’enregistrement unique des lois communes à tout le Royaume, principe toujours défendu, parfois très partiellement appliqué, mais jamais reconnu par les parlements.
1. Permanence du principe de l’enregistrement unique Table des matières
Il peut paraître paradoxal, sinon excessif, de parler de permanence du principe de l’enregistrement unique à propos d’un Royaume où chaque parlement local pouvait, en fonction de critères particuliers, s’opposer à la volonté du roi. Il faut cependant constater que ce morcellement est un produit de l’évolution historique et qu’il n’est jamais apparu au pouvoir royal que comme une solution empirique difficile à remettre en question ; les résistances régionales auraient été trop fortes ; d’ailleurs l’accommodement était possible : le morcellement ne divisait-il pas les oppositions ? Le respect des particularismes, avant de devenir un inconvénient très marqué, ne fut-il pas bien souvent un des moyens les plus efficaces utilisés par la Monarchie dans la formation de l’unité française ?
Au plan des principes il ne pouvait en être de même; la Monarchie ne pouvait considérer que comme un affaiblissement de sa puissance cette faculté qu’avaient des cours de justice de s’opposer à sa volonté. Sa recherche de l’unité ne pouvait s’accommoder de telles oppositions qui privilégiaient les intérêts des parties au détriment du tout.
À plusieurs reprises les rois tentèrent ainsi de corriger cette situation en s’appuyant sur le Grand Conseil, seul héritier selon eux de la « Curia regis » médiévale ; ils se heurtèrent parfois aux prétentions particulières du Parlement de Paris à devenir cette cour unique et le plus souvent aux prétentions collectives de l’ensemble des parlements exprimées dans la théorie de l’« Union des Classes ».
Les positions parlementaires
L’origine des pouvoirs d’enregistrement détenus par les parlements de province est relativement tardive ; ce n’est en effet qu’au XVe siècle que s’ajoute au morcellement fonctionnel issu de la division de la « Curia regis » entre Conseil, Parlement et Chambre des Comptes, un morcellement territorial issu de la création—ou de la réinstallation—de cours souveraines dans les provinces. Jusqu’à cette époque les compétences du Parlement — et de la Chambre des Comptes — s’étaient régulièrement étendues « ratione loci », par rattachement ou contrôle direct — Échiquier de Normandie, Parlement de Toulouse ou Grands Jours de Champagne[127].
Le morcellement définitif apparaît en 1420 avec la réinstallation dans toutes ses prérogatives du Parlement de Toulouse ; d’autres créations ou rétablissements suivront. Tous étaient semblables au Parlement de Paris, sinon quant à la composition, du moins quant à la compétence et aucun ne dépendait des autres. L’ambiguïté de la situation apparut assez forte pour que les partenaires initiaux, Parlement de Paris et pouvoir royal principalement, eussent estimé utile de rappeler le principe unitaire primitif. Chacun le fit à sa façon ; le Parlement mit l’accent sur l’unité organique sans trop se préoccuper des divisions territoriales, le pouvoir royal insista sur l’unité territoriale tout en admettant une nécessaire division « ratione materiae ». Il ne s’agissait là que de principes ; au début du XVe siècle la politique de multiplication des cours servait encore trop les intérêts du pouvoir royal pour qu’on y vît le moindre risque de blocage politique. Le Parlement de Paris réagit par contre vivement ; l’établissement par Charles VII d’un second parlement provincial, après celui de Toulouse en 1420, à Vienne en 1453, lui donna l’occasion de proclamer son attachement à l’unité organique de l’institution parlementaire : selon cette théorie le Parlement de Paris ne ferait qu’un avec les cours souveraines de province qui n’en seraient que les démembrements[128]. L’apparence de l’unité était sauvegardée même si en fait l’enregistrement était fractionné.
On sait le succès que cette théorie connut au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’« Union des Classes » de cet imaginaire parlement unique servit bien souvent les entreprises de la Magistrature[129]. Pour le pouvoir royal l’interprétation était inacceptable : elle avait le défaut de proclamer l’unité du corps sous la forme d’une coalition et n’avait pas l’avantage de réaliser l’unité d’enregistrement. Sévèrement combattue à plusieurs reprises par le pouvoir, la théorie renaissait à chaque difficulté politique. Elle était en sommeil depuis 1774 lorsque les événements de l’été 1787 la replacèrent au premier plan de l’actualité politique[130]. On notera à ce sujet que l’établissement de la Cour plénière ne tenait pratiquement aucun compte de cette réalité : les auteurs de la réforme fondèrent toute leur tactique sur l’accord du Parlement de Paris — bien représenté par sa Grand’Chambre — alors qu’il eût été également indispensable de ne pas négliger l’appui des cours de Province. Nous aurons l’occasion de voir, comment la théorie de l’« Union des Classes » fut utilisée par les conseillers du Parlement contre ceux des officiers qui auraient été disposés à accepter une solution séparée avantageant la seul Cour parisienne. C’est assurément là une cause de l’échec de l’opération, dans la mesure où l’« Union des Classes » interdisait au Parlement de Paris de revendiquer officiellement la succession de la « Curia regis » pour lui seul[131] et à plus forte raison de l’accepter pour la Cour plénière.
Le Grand Conseil
Transférer à une cour unique le pouvoir d’enregistrement des parlements en matière de lois générales apparut toujours à la Monarchie comme une mesure radicale ; deux solutions étaient possibles ; l’une était d’ériger le Parlement de Paris en cour unique, l’autre de confier cette fonction au Grand Conseil. La première solution apparaissait comme une entreprise politiquement très risquée, la seconde, moins dangereuse pour le pouvoir royal, comportait de multiples difficultés d’application ; on comprend, malgré cela, que l’on ait ainsi préféré laisser reposer sur le Grand Conseil, au besoin réaménagé, le principe de l’unité d’enregistrement ; à propos d’un possible transfert de compétences au Parlement de Paris on ne peut guère citer que le projet de 1771 : si l’on en croit Flammermont[132] cela faisait partie du plan primitif élaboré par Maupeou ; au découpage du ressort du Parlement de Paris en plusieurs conseils supérieurs aurait fait suite la transformation des cours souveraines de province en juridictions de même nature. L’enregistrement en Parlement de Paris – Cour des pairs aurait seul eu valeur générale et seule cette cour aurait eu la possibilité de remontrer. Le projet n’aboutit pas ; le pouvoir du Parlement s’en serait trouvé trop accru ; les inconvénients politiques étaient trop supérieurs aux avantages techniques pour ne pas hésiter à s’engager dans une telle voie[133].
Pour le Grand Conseil les données sont plus éloquentes ; rien, mieux qu’une brève étude de cette institution souvent mal connue[134] ne fait aussi nettement ressortir la permanence du principe de l’enregistrement unique et ses vicissitudes. Pendant longtemps et en dépit de multiples difficultés les rois virent en effet dans le Grand Conseil l’organe qui aurait pu, par-dessus les parlements, procéder à la vérification et à l’enregistrement des lois générales ou autres ainsi qu’à l’arbitrage des conflits de juridiction pouvant survenir entre les cours souveraines[135]. Le fait que l’entreprise ait partiellement avorté et que le Grand Conseil, toujours resté dans l’ombre des parlements et du Conseil du roi, n’apparaisse jamais en pleine lumière ne doit pas nous empêcher d’insister sur l’identité, au moins relative, des objectifs poursuivis tant avec le Grand Conseil qu’avec la Cour plénière de 1788.
Le Grand Conseil, tribunal issu du Conseil du roi sous le règne de Charles VIII[136] en 1498, avait en effet la particularité de n’être limité à aucun ressort tant en matière de justice que de vérification législative ; sa devise était « Unico universus » 137[137] ; le Grand Conseil « aura autorité souveraine par tous nos Royaume, pays, terres et seigneuries, et toute telle qu’ont nos cours souveraines établies en divers lieux de notre royaume en leurs limites et ressorts » précisait Louis XII dans une ordonnance de confirmation [138]. Le principe parut si attentatoire aux droits des parlements que les textes de confirmation se succédèrent avec insistance ; un édit de 1555 précisait même qu’au Grand Conseil « qui n’est limité d’aucun ressort » appartenait « la juridiction et cognaissance des différents qui pourraient être meus tant pour la diversité des ressorts de nosdites cours et limites d’iceux, que sur les récusations et suspicions contre elles »[139]. L’opposition des parlements limita l’accroissement des compétences de cette cour concurrente ; elles restèrent exceptionnelles et attributives, mais en ces matières le Grand Conseil restait seul compétent pour l’enregistrement ; le champ des compétences fut accru en novembre 1774 par l’adjonction aux attributions ordinaires générales à tout le Royaume — mais limitées à certaines matières, indults ecclésiastiques et parlementaires principalement — d’une compétence supplétive qui faisait de lui le remplaçant des parlements en cas de grève du service de la justice[140]. Cette disposition fut une des causes—avec l’établissement d’une Cour plénière première manière—de la résistance parlementaire de l’hiver 1774 ; elle ne connut aucun commencement d’application. Seul le domaine ordinaire des attributions du Grand Conseil fit encore l’objet des préoccupations du pouvoir. Un édit publié en 1775 fixait une nouvelle fois la liste, assez hétéroclite au demeurant, de ces matières : « Voulons que les arrêts, ordonnances, et mandements rendus dans les matières qui sont attribuées à notre Grand Conseil et qui seront scellés du grand sceau, soient exécutés dans l’étendue de notre royaume, ainsi que les arrêts de nos cours le sont dans les limites de leur ressort »[141]. Le mouvement de protestation qui se développa dans toutes les autres cours souveraines de France pendant le premier semestre de l’année 1776 rappelle d’ailleurs, toutes proportions gardées, celui auquel donna lieu la publication de l’Édit de mai 1788 ; les cours défendirent aux juridictions de leur ressort, bailliages, sénéchaussées et présidiaux, de procéder à l’enregistrement et publication des textes qui leur seraient transmis par le Grand Conseil ; celui-ci répondit par une série d’arrêts de cassation auxquels les cours répliquèrent par autant d’annulations[142].
Le désaccord était total ; ni le Parlement de Paris, ni surtout les cours de Province n’étaient prêtes à se rallier au principe de l’enregistrement unique des lois ; leurs raisons valaient bien celles du pouvoir royal. Tout devait changer à la fin du XVIIIe siècle : les discussions passionnées autour du problème de la Constitution française allaient renouveler les arguments des uns et des autres et poser le problème de l’enregistrement unique en termes nouveaux.
2. Les controverses sur la constitution française au XVIIIe siècle Table des matières
Dès le début du XVIIIe siècle était posé, avec la critique des pratiques absolutistes du règne de Louis XIV, le problème de la Constitution française ; sa solution devait passionner le XVIIIe siècle jusqu’au point extrême où la Nation fut mise en balance avec le Roi. Ainsi aboutissait ce long chemin tracé avec les armes de la critique et de la raison pendant près d’un siècle. Ce serait travestir la vérité historique et se priver des délices de la découverte que de croire qu’il fut rectiligne ! Le poids des contraintes sociales, des préjugés historiques, de l’enracinement fut tel que pendant longtemps l’esprit géométrique et rationaliste fut étouffé et supplanté par d’autres arguments. Dans ce monde structuré, hiérarchisé, découpé, la raison ne pouvait être pour beaucoup que la raison du privilège, à la fois raison d’être et raison du plus fort.
Le problème constitutionnel pouvait dès lors se traiter, comme n’importe quelle question de droit féodal, en termes de droits acquis, de prescription, de longue possession et de preuves certaines. Triste situation penseront peut-être certains, épris de rigueur et de clarté ! La solution devenait historique ; ainsi mise au service de la raison pour justifier, condamner, corriger, l’Histoire multipliait par dix, par cent, les difficultés. Où se trouvait la solution ? Dans les Champs de Mars des rois francs ou bien sur les bancs des parlements de France ; dans la main des pairs tenant la couronne du roi le jour du Sacre ou bien pourquoi pas dans la seule volonté d’un monarque louisquatorzien? Question insoluble que le mois de mai 1788 fit apparaître comme telle après la tentative la plus décidée, sinon la plus fondée, de restauration de l’ordre ancien. L’échec de la Cour plénière ce n’est pas seulement l’échec d’une réforme mais aussi celui d’une méthode de recherche constitutionnelle fondée sur ce que Savigny et l’École d’Heildelberg, appelleront au début du siècle suivant le « droit historique »[143] 143 ; cette méthode s’oppose sur bien des points à l’approche coutumière. C’est sur la base de cette distinction que s’affronteront les partisans de la tradition-accumulation et ceux de la tradition-régénérescence.
Droit historique et coutume constitutionnelle[144]
La plupart des solutions constitutionnelles liées soit au courant du droit historique, soit à celui de la coutume constitutionnelle n’avaient d’autres ambitions que de définir la nature et les pouvoirs des rangs intermédiaires et des différents corps de l’État. Le pouvoir monarchique, les lois fondamentales liées à la transmission de la Couronne et à son Domaine n’étaient nullement concernés par le débat, mais de la solution adoptée dépendait en fait un partage plus ou moins étendu de la puissance législative. Ce que l’Assemblée constituante réalisera fut réclamé à maintes reprises au cours du siècle ; avec déférence comme Saint-Simon ou Boulainvilliers avec véhémence comme les libellistes de mai1788 ou avec modération et sagesse comme le président de Montesquieu, ce n’est rien moins qu’un certain partage du pouvoir que l’on réclame, même si l’on s’en défend le plus souvent.
La solution se trouvait dans l’histoire, il fallait donc la découvrir. « Il faut, dit Saint-Simon, remonter à la source de la monarchie et pour ainsi dire régner avec chaque roi dans le même esprit qui depuis la fondation du royaume a été celui de la nation »[145]. Rien n’est plus difficile à mettre en œuvre qu’un tel projet. Les incertitudes nées de la critique ou de la surenchère historique sont immenses : l’histoire, devenue « ancilla reipublicae » peut tout faire, justifier, critiquer, d’autant plus facilement qu’elle reste méconnue ou mal connue en de multiples domaines ; on se renvoie des justifications puisées à des époques différentes, on oppose les rois de la première race à ceux de la seconde, la liberté présumée des Francs à la prétendue soumission des Romains, les thèses du comte de Boulainvilliers à celles de l’abbé Dubos. Que Montesquieu ait mis son talent au service de l’explication historique pour tenter de trouver un système qui ne soit ni « une conjuration contre le tiers-état » ni « une conjuration contre la noblesse »[146] montre combien ces thèmes, qui peuvent aujourd’hui paraître vains, préoccupaient les esprits les plus ouverts du temps. Les immenses progrès de l’érudition au cours du siècle contribuèrent certes à détruire les théories les plus artificielles, mais bon nombre d’autres subsistèrent, renforcées, apparemment plus crédibles. . . et parfois toujours aussi fausses et divergentes : la Noblesse refusait toujours à justifier sa prééminence par le droit de conquête ; les pairs n’hésitaient pas à voir un précédent dans l’élection d’Hughes Capet et les plaids mérovingiens et carolingiens offrait toujours l’image de la liberté primitive et du pacte originel scellé entre le roi et son peuple : « Lex consensu populi fit et constitutione regis » ; c’était directement tirée de l’Édit de Pistres par l’intermédiaire d’un érudit ignorant des conséquences formidables de son travail de recherche, la justification la plus puissante des aspirations du Tiers et la négation des Ordres[147].
Étonnant pouvoir que celui de ces historiens élevés à la fonction de grands prêtres des antiquités nationales, seuls détenteurs de la solution constitutionnelle. Jamais l’histoire ne fut aussi intimement liée au droit public. Le constitutionnaliste était devenu un feudiste. Nous nous trouvons là en présence d’un courant de pensée dominant, sans cesse renforcé par la vogue croissante des travaux sur l’histoire ; aux immenses progrès de l’érudition qui de Baluze à Dom Bernard de Montfaucon jalonnent la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècles répondent les succès de l’histoire pour tous, de Mézeray à Voltaire en passant par Velly. Comment l’histoire des institutions n’aurait-elle pas profité de cette orientation favorable ?
Le droit historique apparaît comme étonnamment composite, mêlant étroitement le mythe de la liberté primitive et du pacte originel à une curiosité scientifique insatiable : on se passionne pour Pharamond, on appelle de tous ses vœux un nouveau Charlemagne— « Viendra-t-il parmi nous un nouveau Charlemagne » se désespérait Mably[148]. Mais au-delà du simple attrait de la curiosité et de la pureté des origines, il y a bien davantage : le sentiment profond et généralisé du Tout institutionnel, symbolisé par la chaîne des rois, donne un sens à cette quête du pacte originel. « Le même esprit de la Nation, le même genre de gouvernement, la même chaîne ininterrompue démontrée depuis Pharamond jusqu’à Charlemagne et dans tous les règnes de la seconde race se continue dans Hughes Cape et dans la troisième race » disait Saint-Simon[149]. Peu importe que les solutions aient été divergentes ; ce qui nous intéresse ici c’est le résultat de la conjonction : de la puissance du mythe historique et de l’évidence du tout institutionnel devait résulter la force obligatoire du droit historique. On se trouve ici face à un très net phénomène de reconstruction constitutionnelle par endognose ; toutefois parler d’imitation ne rend que faiblement compte de la spécificité du droit historique et de sa force contraignante. L’imitation implique un choix qui n’existe par ici où l’histoire dicte elle-même la solution à adopter ; davantage qu’un simple phénomène d’imitation constitutionnelle, le droit historique est avant tout un phénomène de réception lié à la découverte ou à la nouvelle connaissance de l’histoire des institutions ; les principes de nécessité et de conformité y dominent ceux de choix et d’adaptation[150].
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Les partisans du despotisme, légal ou éclairé, comme ceux de l’absolutisme traditionnel ne pouvaient considérer avec bienveillance ces théories du droit historique qui faisaient la part trop belle aux rangs intermédiaires et à la monarchie tempérée. Le pouvoir royal, qui aurait pu trouver dans les théories de Dubos sur le transfert du pouvoir impérial aux rois francs matière à justification hésita à s’engager dans les polémiques aussi stériles et dangereuses. L’extension des thèses du droit historique dans la suite de l’Esprit des lois devait évidemment engendrer les premières critiques : mise en cause de l’autorité de la tradition chez Helvetius, mépris de l’âge féodal chez Voltaire, etc. ; Rouillé d’Orfeuil pouvait regretter le temps perdu « à lire tout ce qu’on a écrit sur l’origine de la France. . ., de la féodalité. ., des fiefs. . ., des droits de la vassalité. . . », sombres matières hachées d’ « une foule de mots barbares comme Scandinaves. . ., Bructères. . ., Vandales. . ., Lombards. . . »[151]. Mais les physiocrates furent certainement ceux qui portèrent contre le droit historique les critiques les plus décisives. Convaincus de l’inexistence, passée et présente, de toute constitution, l’inutilité du droit historique leur apparaissait avec évidence. « Nous avons toujours eu des rois mais une constitution jamais » dira le marquis de Mirabeau, ancien tenant de la monarchie tempérée gagné aux idées physiocratiques ; « que ne munissons nous aussi nos maisons de tours, de créneaux, de machicoulis et de meurtrières ? »[152]. Turgot déplorait dans son « Mémoire sur les municipalités » que l’on avait « beaucoup trop employé en ces matières graves, cet usage de décider ce qu’on doit faire sur l’examen et l’exemple de ce qu’ont fait nos ancêtres dans les temps que nous convenons nous-mêmes avoir été des temps d’ignorance et de barbarie »[153]. La rationalisation du pouvoir politique et de l’administration de l’État ne pouvait passer par l’histoire. « La nation n’a pas de constitution »[154], il faut donc en construire une de toutes pièces ; c’est là l’unique solution. Necker dira fort bien quelques années plus tard dans un raccourci critique démarqué de l’Esprit des lois, que « la différence des temps équivaudra toujours et pour de bonnes raisons, à la différence des pays »[155].
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Le pouvoir royal, parce qu’il croit en l’existence d’une coutume constitutionnelle, se méfie des innovations du droit historique ; cette coutume constitutionnelle, il ne faudrait cependant pas la ramener à l’absolutisme triomphant de Louis XV fustigeant le Parlement de Paris où à l’image de Maupeou dispersant les officiers opposants ; réduire la coutume constitutionnelle au système de la seule volonté serait peut-être prendre les faits pour le droit et surtout étendre à tout le siècle les positions de l’absolutisme louisquatorzien.
Dès 1775, la doctrine officielle, que représente assez bien l’opinion de l’historiographe de France Jacob-Nicolas Moreau, est fondée sur l’existence et la reconnaissance d’une coutume au sein de laquelle les parlements ont leur place et qu’il convient de conserver : « Prenons la constitution telle qu’elle nous a été transmise et gardons-nous de n’y rien innover ; il n’est pas dit que tout changement insensible ait été détérioration ; . . . les changements occasionnés par le temp sont presque toujours produits par les forces naturelles dont les premières sont la raison commune, l’expérience de plusieurs et l’intérêt de tous »[156]. C’est dans une telle optique qu’il convient de juger la suppression de la réforme de Maupeou en 1774.
Opposée au droit historique qui accroit trop souvent démesurément les prétentions des pairs, des parlements ou des États généraux, la position coutumière l’est tout autant face à tous les contempteurs de la Constitution française passée ou présente. Si les parlements ont retrouvé leur place c’est dans le cadre de leurs fonctions traditionnelles, si les États doivent être réunis c’est en conformité avec les convocations précédentes ; rien n’apporte davantage de lumières sur cette position officielle que les annotations critiques que fit Louis XVI au Mémoire de Turgot sur les municipalités : toute réforme fondamentale non conforme à la tradition ne saurait être que « subversive de la monarchie»[157] et « décrier les institutions anciennes que l’auteur (du mémoire) suppose être l’ouvrage des siècles d’ignorance et de barbarie » ne peut que satisfaire les ambitions et les désirs des « amateurs de nouveautés » qui veulent « une France plus qu’anglaise »[158].
Le ralliement du pouvoir royal aux positions du droit historique
« Monsieur le chancelier a fait apprendre l’histoire de France à des gens qui seraient peut-être morts sans l’avoir sue »[159]. C’était là à n’en point douter une des conséquences les plus apparentes de la révolution introduite au sein de la Magistrature par le chancelier de Maupeou ; elle provoqua une fermentation des idées et une frénésie de recherches historiques qui élargit considérablement le champ des connaissances. On se mit à discuter abondamment sur les rapports des parlements et du peuple, sur les notions de défense et de représentation[160] ; on redécouvrit les États généraux, leur fonction, leur origine. Tout cela en quelques mois. Ainsi se clarifiait la notion de Constitution française ; ainsi mettait-on un terme aux ambiguïtés et aux contresens historiques que les parlementaires s’étaient plu à multiplier à propos du rôle des anciennes assemblées franques, des États généraux, des parlements de la troisième race ; l’éclaircissement des notions devait davantage profiter aux États généraux qu’aux parlements.
Quelques années de polémiques et de recherches aboutirent ainsi à l’établissement d’une véritable théorie constitutionnelle fondée sur une certaine conformité historique et acceptée de façon assez large par divers courants de pensée : l’exercice du pouvoir monarchique était tempéré par la présence de deux sortes d’organes : les États généraux, successeurs des placités francs, rassemblant les mandataires du peuple, et les parlements, au sein desquels s’était toujours pratiqué le dépôt des lois, détenant un pouvoir législatif subordonné et régulant la marche des institutions pendant l’intervalle des réunions d’États. C’est certainement dans l’œuvre de Mademoiselle de La Lézardière que l’on trouve le plus de justifications accumulées en faveur de cette Constitution historique[161] : la justesse de l’argumentation coïncidait pour une fois avec la recherche de l’idéal politique.
Jamais la conformité historique n’avait paru aussi nette. Pour un temps au moins, les partisans des diverses tendances de la limitation pouvaient se retrouver autour d’une théorie générale unique, prouvant ainsi qu’il était possible de tirer une solution constitutionnelle de l’histoire de France. Le pouvoir royal qui avait toujours contenu les prétentions imprécises et confuses des tenants du droit historique devait désormais compter avec la nouvelle construction. L’essor d’une puissante théorie constitutionnelle peut ainsi servir à éclairer deux des décisions les plus graves de conséquences de tout le règne, le rétablissement de la Cour plénière et la convocation des États généraux.
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Dans ses « réflexions sur les entretiens avec le duc de La Vauguyon », le futur Louis XVI définissait ainsi les compagnies chargées de la première promulgation des lois « que l’on nomme communément parlements ». « Ils sont de tous les corps auxquels l’exercice de la puissance publique est confié ceux dont l’action est la plus étendue et la plus continuelle et qui tiennent le premier rang. Ils ne représentent ni les champs de Mars de la première race, ni les assemblées convoquées par Charlemagne. Ils ne sont point représentants de la nation : tous les membres qui composent ces compagnies sont officiers du Roi et non députés de nos peuples. . . Les parlements n’ont jamais été et ne peuvent jamais être l’organe de la nation vis-à-vis du roi, ni l’organe du souverain vis-à-vis de la nation : une pareille prétention serait aussi criminelle qu’elle est fausse et destruction du pouvoir monarchique »[162]. Les États généraux n’apparaissent qu’en filigrane dans cette opinion et sans doute peut-on y voir un reflet de la position officielle : Jacob-Nicolas Moreau considérait encore en 1775 que les États généraux avaient été abolis par non usage[163]. Il peut paraître étonnant que du début du règne à 1788 les positions aient tant varié sur cette question. L’intégration des États généraux à l’ordre constitutionnel et le remplacement des parlements par une cour unique ne s’explique que par un glissement de la doctrine officielle de la coutume constitutionnelle vers des solutions de droit historique.
Il faut voir dans cette attitude la marque d’une contrainte et les arrières pensées d’une tactique : « Malgré tous (les) motifs qui nécessitent l’établissement d’une cour unique, nous aurions eu de la peine à nous y déterminer si cette institution n’eût pas été fondée sur l’ancienne constitution de nos États. Nous avons reconnu, poursuivait le roi dans le préambule de l’édit du 8 mai, que deux sortes d’assemblées font partie de la constitution française : les assemblées momentanées des représentants de la nation pour délibérer sur les besoins publics et nous offrir des doléances ; et les assemblées permanentes d’un certain nombre de personnes préposées pour vérifier et publier nos lois »[164]. Toute la force contraignante du droit historique se libère dans cette notion de « reconnaissance » où le roi semble reconnaître à la fois une situation évidente déduite du droit historique et une erreur passée qui n’a que trop duré.
On se trouve ici face à un phénomène de convergence, non seulement sur la méthode de recherche constitutionnelle, mais aussi sur les cadres généraux des institutions : apparemment les positions des tenants de la monarchie tempérée, en s’organisant au sein d’une construction juridique plus rationnelle s’écartaient du mythe de la liberté primitive et du pacte originel. Comme d’autre part la recherche historique et le droit public[165] avaient fait depuis le début du règne de grands progrès au sein des organes de Conseil, le pouvoir monarchique pouvait raisonnablement penser qu’il était, sinon justifié, du moins assez bien armé, pour tenter de prendre l’opposition son propre jeu en reconnaissant lui aussi le cadre constitutionnel. Tout le problème était d’éviter les controverses pouvant porter sur les différences existant entre la nature des institutions mérovingiennes et carolingiennes d’une part, capétiennes d’autre part. C’est dans l’œuvre de l’historiographe de France Jacob-Nicolas Moreau que le ministère puisa la plus grande partie de son argumentation historique[166]. Pour la matière le personnage est important car nul ne se trouve mieux placé que lui au carrefour de l’histoire et du droit public. On soulignera en effet que si l’étude du droit public se développa nettement au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle ce fut davantage grâce à l’exploitation rationnelle d’immenses fonds d’archives qu’à un apport doctrinal de l’Université[167]. La place occupée par Moreau dans cette recherche en est le meilleur exemple.
Moreau était né en 1717 ; il fut avocat puis conseiller à la Cour des Aides et Finances de Provence puis se fit remarquer en 1757 par la publication d’un pamphlet dirigé contre les philosophes des Lumières, « Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs» ; par la suite grâce à ses qualités de juriste et d’archiviste il allait devenir en peu d’années le chef d’une école historique dont le but était de réformer le droit public par une meilleure connaissance de l’histoire et des institutions passées : « Le droit public de la France est fondé sur les loix et sur les faits historiques ; les découvertes de l’historien doivent s’unir au raisonnement du jurisconsulte, et tous les deux doivent se prêter un mutuel secours »[168].
Cette meilleure connaissance de l’histoire passait par une réorganisation totale des dépôts d’archives ; Moreau proposa dans ce but en 1762, la constitution d’un vaste dépôt qui rassemblerait tous les documents concernant le droit public de la France[169]. Ce long travail progressa régulièrement et Moreau devint bientôt le meilleur spécialiste en cette matière. Le dauphin, séduit par son érudition — et sans doute aussi par ses opinions antiphilosophiques[170] — l’invita alors à participer à l’éducation de ses enfants. Louis-Auguste, le futur Louis XVI, reçut ainsi de Moreau plusieurs textes de travail se rapportant à la morale politique et à l’histoire[171]. En 1773 Moreau publia un opuscule rassemblant quelques-unes des leçons destinées aux enfants de France, « Leçons de Morale, de Politique et de Droit public, puisées dans l’histoire de notre Monarchie ou nouveau plan d’an d’étude de l’histoire de France rédigé par les ordres et d’après les vues de Monseigneur le Dauphin pour l’instruction des princes ses enfants »[172]. C’était là l’ébauche d’une œuvre monumentale dont vingt et un volumes paraîtront de 1777 à 1789, « Principes de morale, de politique et de droit public ou Discours sur l’histoire de France »[173]. Devenu en 1774 historiographe de France il disposait en effet de tous les moyens pour mener à bien un tel travail[174] ; on peut le considérer à ce titre comme le véritable ministre de l’histoire de Louis XVI. Personne n’était donc mieux placé que lui pour dire s’il était possible de tirer de l’histoire assez d’arguments pour justifier l’établissement d’une cour unique d’enregistrement et rétablir les États généraux dans le cadre de la souveraineté monarchique[175].
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Le projet paraissait ainsi être réalisable ; il n’était d’ailleurs pas en opposition avec les récentes positions parlementaires en matière constitutionnelle.
Celles-ci s’étaient en effet précisées au cours de l’été 1787 et les remontrances du 22 novembre[176] donnaient des indications précises sur cette question : « La seule volonté du roi n’est pas une loi complète ; la simple expression de cette volonté n’est pas une forme nationale ; il faut que cette volonté, pour être obligatoire soit publiée légalement ; il faut pour qu’elle soit publiée légalement, qu’elle ait été librement vérifiée : elle est, Sire, la Constitution française, elle est née avec la monarchie. Sous la première race le roi avait comme à présent sa cour, le peuple ses champs de Mars ; le peuple consentait ou demandait la loi, le Roi la présentait ou l’accordait, et cette loi obtenue ou consentie par le peuple, la cour du Roi la confirmait. Les suffrages de la cour, les suffrages du peuple étaient pleinement libres : il ne faudrait ne connaître ni l’esprit des Francs ni leurs lois pour en douter. La même liberté a subsisté sous la seconde race : la loi dit un capitulaire se fait par le consentement du peuple et la constitution du Roi. La constitution du Roi, reportée dans sa cour, au placité général, recevait sa dernière forme pour être insérée parmi les capitulaires ; celui de Worms daté en 803, monument précieux échappé au ravage du temps, définit clairement les droits du roi, du peuple et du placité général ; du Roi pour accorder ou proposer la loi ; du peuple pour la demander ou la consentir ; du placité général pour l’approuver ou la maintenir ». Il suffisait de reprendre ce cadre, d’en rapprocher les institutions de la troisième race, « Curia regis » et États généraux, de discuter la portée de certains termes — le terme « consensu » par exemple[177] — pour qu’un terrain d’entente puisse être trouvé. Cela paraissait d’autant plus réalisable que quelques mois auparavant, le Parlement avait nettement affirmé l’identité des institutions populaires, d’une part carolingiennes et d’autre part capétiennes, « ces assemblées nationales qui firent la grandeur du règne de Charlemagne, qui réparèrent les malheurs du Roi Jean, qui concoururent avec le Parlement à rétablir Charles VII sur le Trône »[178].
L’entreprise parut aboutir ; les parlements ne critiquèrent pas le cadre général proposé dans le préambule et nombreux furent ceux qui se félicitèrent de voir mentionner dans un texte législatif la place constitutionnelle des États généraux. Aussi les critiques de la « campagne des brochures » ne portèrent-elles pas sur cette question ; seuls quelques rares auteurs profitèrent de l’occasion qui leur était offerte pour faire valoir leurs connaissances historiques et expliquer avec davantage de plaisir intellectuel que de volonté d’opposition que les « assemblées momentanées dont il était question ici » n’étaient « que les États généraux tels qu’ils furent convoqués pour la première fois par Philippe le Bel, car ce sont les seules assemblées qui aient offert des doléances » alors que « la constitution française présente des placités qui, dès la première race, étaient tenus de temps à autre par les Rois, non pour y entendre des doléances mais pour y délibérer ». Quant aux « assemblées permanentes composées de personnes préposées par le roi pour la publication des lois », elles ne sont qu’ « une institution très moderne et loin de faire partie de la constitution française » ; elles n’ont rien à voir avec le placité général de la cour des rois carolingiens[179].
La polémique ne s’étendit pas. À côté des menaces qui planaient sur l’avenir des parlements, le débat restait dans une très large mesure académique. L’épreuve de force portait sur la question de l’unité ou de la pluralité d’enregistrement : il fallait, puisque l’on était décidé à se battre sur le terrain du droit historique, multiplier les précautions dans la présentation et organiser une solide argumentation.
3. Le « rétablissement » de la Cour plénière Table des matières
Cela faisait donc la seconde fois depuis le début du règne que le pouvoir était amené à s’attaquer au pouvoir des parlements. Il l’avait fait une première fois en 1774, lors du rappel des compagnies : la crainte de voir de nouvelles oppositions entraver le cours de la justice et l’exécution des lois avait en effet conduit le pouvoir à prendre quelques précautions qui, malgré leur discrétion et le climat d’apaisement qui marquait le retour des magistrats, apparurent si graves aux officiers des cours, qu’on évita de suivre la procédure normale pour passer directement à l’enregistrement forcé du 12 novembre 1774[180]. On contestait surtout la légalité des pouvoirs accordés à ces corps juridictionnels placés, l’un en suppléant de l’action parlementaire, l’autre en véritable censeur, le Grand Conseil et la Cour plénière.
À la différence de la Cour plénière, le Grand Conseil ne pouvait cependant en aucune façon être considéré comme une nouveauté ; il n’y avait en effet que quatre ans que Maupeou avait procédé à sa suppression pour garnir de ses conseillers dociles et dévoués les bancs du Parlement de Paris ; certes ses pouvoirs avaient été accrus, mais au fond des choses il restait ce qu’il avait toujours été depuis le XVe siècle, une compagnie souveraine animée par le pouvoir et destinée à concurrencer, chaque fois que cela était possible, l’action des parlements ; on a vu précédemment de quelle façon ; malgré quelques nouveautés[181] on pouvait donc parler de « rétablissement », comme d’ailleurs on parlait aussi le « rétablissement » à propos des officiers des parlements et de la Cour des Aides[182]. Ainsi soulignait-on le retour à la « bonne coutume ».
La Cour plénière de 1774
L’apparition discrète, à la fin de l’Ordonnance sur la discipline du Parlement de Paris, d’une Cour plénière chargée de juger les officiers des cours accusés de forfaiture ne peut être expliquée de la même façon. Son intervention était prévue par les articles 31 et 32 de cette Ordonnance dans tous les cas où les officiers des parlements « suspendraient l’administration de la justice et donneraient leur démission par une délibération combinée et refuseraient de reprendre leurs fonctions ». Dans ces cas les officiers se rendraient coupables de forfaiture et leur cause serait instruite et jugée par une cour dont feraient partie, outre le roi, les princes du Sang, les pairs de France, les gens du Conseil du roi et « autres grands et notables personnages qui par leur charge et leur dignité ont entrée et séance au lit de justice ». Aucune autre considération n’accompagnait la description de cette Cour d’un genre nouveau, qui n’était ni conseil, ni cour souveraine. Son existence paraissait comme acquise et inhérente aux principes mêmes de la Monarchie. Elle était présentée comme n’ayant jamais cessé d’exister (articles 31 et 32).
Le Parlement dénonça dans cette cour de justice, instituée « pour une circonstance unique et qui ne peut exister », une cour qui « deviendrait un nouveau tribunal. . . susceptible d’être ouvert au gré de mille autres circonstances, d’intérêts de tous genres, et par conséquent de l’intrigue et du crédit »[183]. Reconnaître l’existence d’une telle cour c’était laisser abattre le pouvoir juridictionnel du Parlement de Paris assemblé en Cour des pairs, « c’était enlever à la nation un tribunal coexistant avec elle » et ayant « la représentation et les prérogatives de ces tribunaux primordiaux dont la nation faisait la composition », c’était mettre en tutelle le pouvoir de vérification des parlements[184] ; et les magistrats du Parlement de Paris, ne manquant jamais une occasion de souligner la supériorité de leur Compagnie et leurs prérogatives de « Cour de France » faisaient remarquer que cette Cour plénière,« descendant le parlement d’un degré, le dégraderait, le dénaturerait et porterait en même temps une vraie atteinte à l’ordre judiciaire et à l’essence même de la Cour de France. . . »[185].
À y regarder de plus près, le Parlement ne contestait cependant pas qu’une telle cour eût jamais existé ; ce qui était considéré comme attentatoire à la Constitution du royaume, c’était sa composition, car autrefois « lorsqu’on disait que le roi tenait en tel lieu sa Cour plénière, on entendait qu’il y avait réuni en un parlement tous ceux qui avaient le droit d’y siéger. . . on n’eût certainement pas nommé alors ainsi les assemblées où il n’aurait été appelé par le roi que de grands vassaux, des officiers de son palais et les gens qui tenaient dans son palais la cour particulière du roi, qui n’étaient et n’ont été depuis (dans leur généralité) membres de ce qu’on entendait par Cour plénière, dans le temps où cette dénomination était en usage ».
C’était non seulement dénier à cette Cour plénière tout caractère de conformité avec l’ordre constitutionnel existant, présent et passé ; c’était critiquer les arguments coutumiers sur lesquels paraissait se fonder implicitement le législateur et aussi laisser entendre que si l’on avait tenu compte des principes et impératifs du droit historique on serait parvenu à un tout autre résultat.
Controverses autour de la succession de la « Curia regis »
Le pouvoir royal devait retenir la leçon : en 1788 le « rétablissement » de la Cour plénière prend un tout autre sens. Il ne s’agit pas comme on pourrait le penser du rétablissement de la Cour de 1774 supprimée entretemps ; jamais réunie cette cour ne fut en droit jamais supprimée ; elle trouva son prolongement dans celle de 1788 : « C’est donc pour enregistrer les lois communes à tout le royaume, disait le roi dans le préambule de l’Édit de mai 1788, et en cas de contravention des tribunaux à nos ordonnances, pour leur donner à eux-mêmes des juges, que nous exécutons le projet annoncé dès notre avènement au trône ». Mais alors qu’en 1774 la Cour plénière était présentée comme n’ayant jamais cessé d’exister—le pouvoir ne pouvant ou ne voulant pas fonder la transformation sur un principe de tradition-régénérescence — on prit soin quatorze ans plus tard de préciser qu’il s’agissait d’une réforme conforme à ce nouveau principe, celui du rétablissement : « Une cour unique était originairement dépositaire des lois et la rétablir ce n’est pas altérer, c’est faire revivre la constitution de la monarchie »[186]. L’argumentation avait glissé au plan du droit historique ; l’approche des problèmes constitutionnels s’en trouvait radicalement transformée.
La nouvelle cour avait, même en matière judiciaire, des pouvoirs incomparablement plus importants que sa devancière ; malgré cela elle était présentée comme étant la même cour : ce simple rapprochement devait bien évidemment raviver de mauvais souvenirs et contribuer, au moins en partie, à son échec. Faut-il voir dans cette dénomination unique le sentiment profond, confus en 1774, très net en 1788, qu’une telle cour faisait partie de la Constitution française, présente et passée ? Ou bien s’agit-il d’un simple souci tactique de ne pas multiplier les institutions de même nature ? Chaque hypothèse renferme sa part de vérité, mais il faut bien tenir compte du fait qu’avec l’échec du Grand Conseil sur lequel le pouvoir semblait tant compter au début du règne, il ne restait plus pour contrecarrer les manifestations trop divergentes du pluralisme parlementaire que cette Cour plénière ; d’ailleurs changer sa dénomination c’était du même coup se désavouer et faciliter l’opposition des parlements.
L’argumentation historique développée par le ministère avait un double but : il fallait non seulement « enchaîner » l’activité des cours « par le rétablissement de la Cour plénière à laquelle avaient succédé les parlements » mais aussi débouter les prétentions particulières du Parlement de Paris qui, parce qu’il était aussi Cour des pairs n’hésitait pas à se qualifier de Cour de France continuatrice de la « Curia regis ». « Insensiblement, disait Louis XVI dans le préambule de l’Édit, les rois nos prédécesseurs ont diminué le ressort de cette cour plénière et suprême en créant de nouveaux parlements par des actes de leur autorité. Mais quand ils ont établi ces tribunaux, dont ils ont successivement augmenté les membres, ils n’ont jamais entendu changer la constitution primitive de la monarchie qui est toujours restée la même. Nos parlements ont donc été plus ou moins multipliés : chacune de nos cours a été composée d’un plus grand ou d’un moindre nombre d’officiers : les formes accidentelles ont pu varier, mais le principe fondamental n’a subi aucun changement ».
« Pour rétablir cette cour, le roi, disait le garde des Sceaux, n’a eu besoin d’aucune innovation, il lui a suffi de remonter au-delà de l’érection de ses parlements. C’est dans tous les monuments de notre histoire que S.M. a trouvé le modèle de cette grande institution. En effet, avant la création des cours dans les provinces, dont la première époque est du XIVe siècle, il n’existait encore que le Parlement de Paris qui enregistrait les lois pour tout le royaume. Ce premier parlement formait alors la Cour plénière dans les occasions importantes et cette Cour plénière était composée comme le roi la compose aujourd’hui. Quant aux parlements de province dont la création est postérieure à cette ancienne forme d’administration, ils doivent être d’autant moins étonnés de perdre le droit d’enregistrement que nos rois leur ont interdit la connaissance de plusieurs espèces de causes attribuées sans réclamation au Parlement de Paris »[187].
Dans ses remontrances du 22 novembre 1787, le Parlement de Paris avait en effet développé, comme on l’a vu, dans la perspective du droit historique l’unité de l’institution chargée de vérifier et confirmer les lois, des placités généraux à la « curia regis »[188]. Ces arguments pouvaient permettre au Parlement de Paris d’en revendiquer la succession, puisque le « Parlement était unique quand Philippe le Bel le rendit sédentaire à Paris » comme le dira d’ailleurs fort bien le roi dans son discours du lit de justice du 8 mai[189]. Pourquoi ne pas faire du Parlement de Paris-Cour des pairs, cette Cour unique ? Certes, il paraissait impensable que l’on puisse reconnaître des pouvoirs aussi importants à une Cour unique de magistrats recrutés à prix d’argent et dont la plupart des membres par leur indiscipline et leur jeunesse ne pouvaient que se révéler inaptes à un tel rôle politique[190]. Ces restrictions et ces anomalies étaient néanmoins insuffisantes pour écarter sans autre considération les prétentions du Parlement de Paris à la succession des prérogatives de la « Curia regis » ; le Parlement avait expliqué la logique d’un tel système au cours de la séance du 19 novembre 1787 : distinguant le conseil privé du conseil légal seul habilité en matière de vérification des lois, il précisait que « sous Philippe de Valois, le roi se renfermant dans son conseil privé et les lois n’étant plus données en Parlement mais adressées au Parlement, celui-ci était devenu la véritable Cour plénière »[191].
L’exemple était mal choisi et Lamoignon prit soin de rappeler pendant le lit de justice qu’il existait au temps des premiers Valois un tribunal suprême qui ne se confondait nullement avec le Parlement de Paris « et qui selon les expressions mémorables de Philippe de Valois et de Charles V était le Consistoire des féaux, la Cour du baronnage et des pairs, le Parlement universel, la Justice capitale de la France, la seule image de la Majesté souveraine, la source unique de toute la justice du Royaume et le principal conseil des Rois »[192].
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Notre but n’est pas dans cette étude de juger de la solidité des arguments présentés par l’une ou l’autre partie ; en l’espèce, il convient pourtant de se livrer à ce délicat exercice car la question touche à l’origine même de l’institution. Présenter la Cour plénière en continuatrice de la « Curia regis » féodale, dénier ce droit au Parlement, c’était renouer avec une tradition perdue depuis le XVe siècle et même au-delà, c’était aussi rompre avec cette pratique vieille de trois siècles, qui présentait le Grand Conseil comme la seule autorité concurrente du Parlement.
Des « traces » persistantes de l’unité primitive de la « Curia » restent en effet visibles pendant tout le XIVe siècle[193] ; le pouvoir royal manifesta pendant longtemps de grandes réticences à distinguer définitivement les trois organes issus de la « Curia » —Conseil, Chambre des Comptes et Parlement — et tenta de freiner leur fixation définitive par l’emploi d’un personnel en partie commun : « Au XIVe siècle et beaucoup plus tard encore, les résolutions importantes furent prises par les membres du Conseil, du Parlement, des Comptes réunis en assemblées plénières. Bien plus, les trois sections de la « Curia » primitive eurent toujours, jusqu’à un certain point un personnel commun. Il y eut toujours des magistrats du Parlement appelés à faire partie du Conseil, sans perdre pour cela leur place à la Chambre des plaids ; les gens du Conseil à leur tour, prétendaient au droit de siéger aux Comptes et au Parlement ; ce droit leur fut même officiellement conféré par une ordonnance de 1339. . . La confusion des compétences alla toujours avec la confusion du personnel »[194]. Les fonctions politiques et législatives des trois formations ne sauraient donc être rigoureusement distinguées sans danger au temps des premiers Valois : « Tantôt c’est le Parlement et le Grand Conseil, celui-ci et la chambre des Comptes, ou tous trois en même temps qui se réunissent en assemblées plénières de façon à recomposer pour un instant le faisceau de l’ancienne cour royale, tantôt il y a réunion partielle : le Grand Conseil ouvre ses portes à des gens des Comptes, à des parlementaires, ou bien les cours fournissent des sièges aux gens du roi »[195].
L’exemple de Philippe VI choisi par le Parlement pour justifier ses prétentions est assurément un mauvais choix car c’est sous son règne qu’on assiste justement — et de façon beaucoup plus marquée que sous ceux des trois derniers capétiens directs—à la formation de ce type d’assemblée plénière ; la condamnation du parlement en 1336[196] et l’éloignement d’un monarque occupé par les affaires militaires facilitèrent en effet la formation d’une telle assemblée organisée autour de la Chambre des Comptes et comprenant outre ses souverains et ses conseillers, les princes du Lignage, les membres du Conseil étroit et les maîtres des Requêtes de l’Hôtel[197]. La séparation des trois organes issus de la Cour féodale paraît consommée à la fin du XVe siècle avec la reconnaissance officielle du Grand Conseil et de ses pouvoirs en matière de législation[198]. Le roi tenta encore pourtant à diverses reprises de refaire l’unité de la Cour primitive en réclamant l’entrée permanente des membres du Conseil au Parlement, tel Henri II qui voulait « que la Cour de Parlement et Grand Conseil fraternisassent ensemble et fussent réputés un seul corps »[199]. La constante méritait d’être mise en évidence ; la Cour plénière rétablie en 1788 ressemble trop à ces regroupements, tant en ce qui concerne la fonction que la composition, pour que la ressemblance, sinon la filiation, ne soit pas soulignée.
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Ni le ralliement du pouvoir royal à une théorie constitutionnelle intégrant deux assemblées distinctes ni les justifications historiques présentées en faveur du rétablissement de la Cour plénière ne pouvaient apaiser les craintes du parti de la Magistrature. Au cours de la semaine précédant la publication de l’Édit, le Parlement de Paris joignait sa cause à celle des parlements de Province : « La volonté du roi pour être juste doit. . .varier suivant les provinces, ce ne sont point les cours qui l’enchaînent, mais les principes ; chaînes heureuses qui rendent plus solide le pouvoir légitime ! Chaque province a demandé un parlement pour la défense de ses droits particuliers. Ces droits ne sont pas des chimères, ces parlements ne sont pas de vaines institutions. Autrement le roi pourrait dire à la Bretagne : je vous ôte vos États ; à la Guyenne, j’abroge vos capitulations.. . à la Nation même : je veux changer le (serment) du sacre ; à toutes les provinces : vos libertés sont des chaînes, j’abolis vos libertés, je détruis vos parlements »[200]. La proclamation du pluralisme, thème majeur de théorie de l’« Union des Classes » cimentait ainsi une opposition parlementaire sensiblement affaiblie par l’esprit de collaboration de quelques cours et de la Grand’Chambre du Parlement[201].
Le débat venait de glisser du droit historique à la défense des droits acquis—c’est à-dire aux positions des tenants de la tradition-accumulation — , et Necker avait peut-être raison de dire que même si « tous les rois de la première race et de la seconde avaient paru pour témoigner de la ressemblance de l’idée de M. de Brienne avec leurs anciens plaids, avec ces conseils où s’étaient formés tous leurs capitulaires et tous leurs capitules que l’opinion de la France n’eût pas été changée »[202].
Conclusion
Les développements ultérieurs du droit public rendirent bientôt sans intérêt ces débats sur la fonction respective des anciennes assemblées et sur l’unité ou la pluralité d’enregistrement. Ces questions n’intéressèrent plus que les princes. Ceux-ci se rallièrent sous la conduite du comte d’Artois, le futur Charles X, aux conceptions historico-juridiques de Moreau ; l’historiographe œuvra durant tout le printemps de l’année 1789 pour tenter d’empêcher que les États généraux n’évoluent dans un sens qui ne serait pas conforme à la tradition monarchique ; plus que jamais le contrepoids d’une assemblée permanente de conseillers lui paraissait nécessaire. Pour lui la réforme des parlements était toujours d’actualité[203].
L’extension progressive des pouvoirs des États généraux faisait redouter le pire ; les positions du pouvoir royal fixées au cours de la séance du 23 juin et que beaucoup de nobles considéraient comme extrêmes, furent dépassées[204]. Nombreux étaient ceux qui espéraient une intervention du Parlement ; on y songea au mois d’avril pour condamner la politique de Necker [205] ; on y songea encore le 23 juin[206]. En vain ; l’opinion ne soutenait plus les parlements.
Discrédités aux yeux de beaucoup, suspects à l’Assemblée nationale, ils furent supprimés au mois de novembre 1789 ; les magistrats émigrèrent en grand nombre. Le parti des princes tenta de récupérer cette force politique et prit des renseignements sur la possibilité de reformer en exil un parlement Antoine-Louis Seguier, ancien premier avocat général au Parlement de Paris rapporte ainsi avoir été consulté sur cette possibilité[207]. Le bruit courut que la nouvelle compagnie devait être reconstituée à Bruxelles ou à Tournai[208] mais les princes se froissèrent des prétentions politiques des magistrats et la tentative sombra dans l’oubli. Il n’en resta qu’une chose : la messe rouge et les cérémonies de rentrée d’un Parlement composé de cent cinquante-huit magistrats parisiens et provinciaux assemblés à Tournai le11 juin 1791[209].
Chapitre 3
L’organisation des compétences
Les prérogatives des cours souveraines en matière d’enregistrement, de vérification et de remontrances constituent une des pièces les plus essentielles —et aussi les plus controversées — du droit public d’Ancien Régime. Quoiqu’il en soit, et même si on les inscrit dans le cadre du principe de la souveraineté monarchique, elles n’en apparaissent pas moins en pratique comme une véritable procédure de contrôle. Nombreux sont ceux qui en ont souligné les ambiguïtés, les difficultés d’application et les défauts ; il était dans l’intention des auteurs de l’Édit de mai d’apporter les améliorations nécessaires à une rationalisation de ces procédures. Le texte fait donc très largement référence à cet ensemble de prérogatives en introduisant de multiples modifications mais en évitant toute rupture avec le régime législatif traditionnel. Les nouvelles données font ainsi ressortir les derniers développements du droit public à l’approche de la Révolution.
À cette première série d’innovation s’en ajoute une seconde — plus apparente sans doute—concernant la redistribution des prérogatives d’enregistrement, de vérification et remontrances ; la distinction fondamentale établie désormais entre lois générales et mesures particulières impose en effet un nouveau partage ; à la seule Cour plénière appartiendra dorénavant le pouvoir de vérifier les lois générales, aux juridictions supérieures celui de vérifier les mesures particulières. Les effets de la redistribution seront en outre amplifiés par la réorganisation de la hiérarchie des cours et tribunaux et la création d’une nouvelle juridiction, le grand-bailliage. En fait c’est tout le système de publication et de réception des lois qui se trouve modifié par l’Édit de mai. La Cour plénière ne doit donc pas être isolée mais au contraire intégrée dans un système dont les divers éléments sont solidaires et complémentaires les uns des autres ; dans cette optique les modifications introduites par l’Édit de mai dépassent la simple création d’une cour unique d’enregistrement pour s’étendre, d’une part à l’ensemble des procédures d’élaboration, de publication et de réformation des mesures soumises à l’enregistrement des cours et juridictions et d’autre part, à la surveillance de l’ensemble des personnels judiciaires.
1. La définition des compétences en matière de vérification et d’enregistrement Table des matières
La Cour plénière était désormais seule compétente en matière de « vérification, enregistrement et publication de toutes (les) lettres en forme d’ordonnances, édits, déclarations et lettres patentes en matière d’administration et de législation générale et commune à tout le royaume »[210]. La compétence des juridictions supérieures se limitait à l’enregistrement des « lettres en forme de déclarations et lettres patentes n’intéressant que leur ressort ou arrondissement »[211].
Dans les faits, la distinction n’était pas une nouveauté, les textes à portée générale étant d’ordinaire transmis à l’ensemble des parlements, ceux ne concernant que le ressort d’une ou plusieurs cours n’étant portés qu’à la connaissance des juridictions intéressés. En droit la distinction est nouvelle et sa portée considérable, tant au plan pratique, parce qu’elle fonde la délimitation des compétences respectives de la Cour plénière et des autres cours, qu’au plan théorique, parce qu’elle introduit dans la hiérarchie des normes juridiques, la notion de « loi générale et commune », ce qu’aucun critère ne permettait jusque-là de faire. Ces aspects novateurs sont néanmoins limités par le maintien des pratiques traditionnelles et des critères anciens : sur ce plan il y a superposition et accumulation ; il faut d’ailleurs attacher à ces aspects une grande importance car les définitions portées aux articles 11 et 17 présentent trop peu d’éléments pour qu’on puisse délimiter aussi exactement que possible la matière des textes soumis à l’enregistrement des diverses cours : la référence aux pratiques en vigueur apparaît donc indispensable.
La loi « générale et commune"
Face à cette nouveauté que constitue la catégorie des règles applicables en matière d’ « administration et de législation générale et commune » deux attitudes sont possibles.
Une approche pragmatique laisse apparaître que la distinction entre les deux catégories de règles a essentiellement une valeur technique, qu’elle ne fonde nullement une nouvelle définition de la loi et que ses conséquences se limitent à superposer aux critères préexistants de forme — texte enregistrés ou insusceptibles de vérification — , de personne — lettres sur requête de particuliers ou du propre mouvement du roi — , ou de matière — compétence générale des cours non spécialisées ou compétence particulière des juridictions spécialisées, chambres des Comptes, cours des Aides, Grand- Conseil. . . — une nouvelle distinction essentiellement fondée sur des considérations « ratione loci ». On a en effet peine, dans une telle optique, à considérer le critère comme matériel : la loi générale et commune n’est définie. . . que par la généralité de son application dans l’espace ; la matière concernée importe peu et l’extension non seulement aux matières de « législation » mais aussi à celles d’ « administration » ne met guère de bornes à la compétence de la cour ; rien ne lui interdisait d’intervenir dans des question de détail à condition qu’elles soient « générales et commune à tout le royaume ».
À l’opposé une approche théorique met en évidence tout ce que la distinction introduit comme éléments nouveaux ; en établissant une hiérarchie entre les lois générales et les lois limitées à un ressort particulier elle permet de faire ressortir un des caractères essentiels de la loi moderne qui est la généralité d’application. Or cet aspect, les anciennes distinctions, entre dispositions générales ou privilèges[212], entre lettres sur requête ou bien lettres émanées du propre mouvement du roi[213] et entre mesures soumises à l’enregistrement des cours ou bien insusceptibles de vérification, ne permettaient guère de le faire ressortir avec netteté : opposée au privilège la mesure générale peut très bien ne concerner qu’un ressort limité ; opposées aux lettres sur requête des parties, les dispositions concernant « les affaires publiques émanées de (l’) autorité (du roi) et propre mouvement »[214] ne sont pas toujours des règles générales et communes au sens de l’article 11 de l’Édit de mai[215] ; enfin il n’est pas rare de rencontrer — en particulier sous forme d’arrêts du Conseil—, parmi les règlementations non soumises à la vérification parlementaire, des mesures générales et communes non seulement en matière administrative mais aussi parfois législative.
L’apport est donc important et on peut penser que le fonctionnement de l’institution aurait permis de dégager sinon un critère matériel, du moins un critère formel unique susceptible de fonder une définition plus précise de la loi[216] .
La compétence de la Cour plénière
La définition portée à l’article 11 de l’Édit de mai est fondée sur la mise en œuvre de deux critères différents : l’un matériel—ou pouvant être considéré comme tel—, la loi « générale et commune », l’autre formel, seules les lettres en forme de déclaration, édit, ordonnance ou de lettres patentes étant concernées[217]. Il est au premier abord difficile de préciser ce qu’il faut entendre par loi générale ; on peut par contre plus facilement montrer ce qu’elle ne saurait être en prenant appui sur le critère formel.
En effet toutes les dispositions non susceptibles d’enregistrement sont exclues de la compétence de la Cour plénière ; trois domaines parmi les lois émanées du roi sont donc concernés : les arrêts du Conseil, les ordonnances « sans adresse ni sceau »[218] auxquelles on peut ajouter les matières diplomatiques, traités, conventions réciproques, bulles et brefs pontificaux.
Les arrêts du Conseil en matière administrative ou législative sont extrêmement nombreux[219] ; c’est là, surtout au cours du dernier siècle de l’histoire de la Monarchie, un élément essentiel de l’action royale. L’exclusion de ces arrêts de la compétence des différentes cours constitua un facteur permanent de discorde ; plus d’une fois les parlements se défendirent contre les empiètements de certains arrêts au moyen de représentation, de déclarations en nullité voire de remontrances. Le Conseil s’opposa toujours avec vigueur à ces entreprises qui mettaient en question l’autorité royale, n’admettant d’oppositions que celles formées devant lui. Un arrêt du Conseil d’En-Haut du 8 juillet1661 avait mis fin aux polémiques les plus courantes[220]. En fait l’autorité des arrêts du Conseil restera durant tout le XVIIIe siècle, et au moins dans les matières délicates, une question toujours débattue [221]. On peut penser que la nouvelle cour aurait dû affronter les mêmes difficultés ; on voit d’ailleurs mal comment l’arrêt du Conseil du 8 juillet 1661, toujours en vigueur à la fin de l’Ancien Régime et base de la jurisprudence du Conseil en matière d’annulation des décisions d’insubordination émanées des cours souveraines, aurait pu être systématiquement opposé à une cour chargée d’enregistrer les lois générales ; l’objection formelle serait sans doute apparue bientôt très limitée tant le respect de la loi dépendait en bien des cas de son enregistrement[222].
Les ordonnances « sans adresse ni sceau » sont très différentes des ordonnances proprement dites[223] ; elles ne sont en effet pas rendues en forme de lettres patentes et ne sont donc pas soumises à l’enregistrement. Elles sont au XVIIIe siècle fort nombreuses[224] et concernent des matières très importantes : police[225], armée, marine et colonies[226]. Les conséquences sont particulièrement graves en matière militaire dans la mesure où aucune autorité concurrente ni aucune procédure de vérification ne peut en atténuer la rigueur. L’autorité sans partage, d’ailleurs parfaitement explicable en pareille matière, ne concerne en effet pas que l’organisation, la discipline ou le statut des personnels incorporés mais pèse aussi parfois sur le civil lui-même. C’est le cas par exemple de la levée de la milice ; les difficultés parfois soulevées par cette opération laissent penser que le pouvoir royal aurait difficilement pu nier le caractère de lois générales et communes à des ordonnances règlementant des matières aussi personnelles[227].
Le troisième domaine exclu de la compétence de la Cour plénière « ratione formae » concerne les traités, conventions, déclarations réciproques, bulles et brefs pontificaux, c’est-à-dire les matières diplomatiques en général. Là encore il s’agit d’un domaine réservé à la seule autorité du roi mais il convient de distinguer entre la diplomatie proprement dite et la réglementation par voie de traité ou de convention des droits et activités des individus. En fait ces dispositions sont le plus souvent publiées séparément sous forme de lettres patentes[228]; plus rarement c’est le texte lui-même qui fait l’objet d’une ratification en forme de lettre patente et est donc par ce moyen porté à la connaissance des cours[229]. On constatera enfin que le progrès des politiques libre-échangistes, l’ouverture des frontières et la multiplication des accords internationaux au cours des années précédant la Révolution vont accroître dans des proportions importantes le nombre d’interventions en matière commerciale[230] ; or celles-ci ne font pas l’objet de publication en forme de lettre patente. Cette absence de publicité s’explique à la fois par la nouveauté des problèmes posés et par l’interventionnisme du Conseil en matière économique. On peut cependant considérer que l’importance des questions soulevées par l’application de traités, tel que celui du 26 septembre 1786 conclu entre la France et l’Angleterre, n’aurait pu longtemps être minimisée. Il apparaît peu probable qu’on ait pu par la suite écarter de la compétence de la Cour plénière des matières aussi importantes.
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Le maintien de la distinction traditionnelle entre les textes soumis à enregistrement et les autres mesures émanées du pouvoir royal limitait donc considérablement, du moins dans l’immédiat, les pouvoirs de la Cour plénière. Sa compétence n’excédait apparemment pas les anciens pouvoirs des parlements en matière de vérification. En fait la dynamique de la nouvelle notion de loi générale et commune risquait fort de réduire la portée du critère formel.
Les possibilités d’accroissement n’étaient cependant pas totales, les matières fiscales pouvant progressivement échapper, sinon à l’enregistrement comme formalité, du moins au contrôle exercé à cette occasion par la Cour plénière ; jusque-là en effet les parlements avaient prétendu connaître tous les édits, déclarations, ordonnances ou lettres patentes en matière d’imposition et exercer un droit de regard lors de leur vérification. L’Édit de mai en transférant la connaissance de ces matières aux États généraux, dorénavant seuls habilités à « délibérer sur les besoins publics »[231], ne pouvait que limiter la portée des interventions de la nouvelle cour. Comment aurait-elle pu aller contre l’avis des États ? Il restait à la Cour plénière une compétence à la fois complémentaire et supplétive : l’une résultait en bonne logique de l’impossibilité pour le gouvernement de procéder entièrement par voie réglementaire à la mise en œuvre des délibérations des États généraux ; l’autre était définie par les articles 12 et 13 et prévoyait les solutions à apporter aux difficultés financières qui pourraient naître dans l’intervalle des réunions d’États, « dans le cas de guerre ou d’autres circonstances extraordinaires » ou bien « pour satisfaire aux besoins pressants de l’état ou aux intérêts et remboursement d’emprunts ». Dans de telles circonstances, et on notera combien elles sont à la fois peu précises et étendues, la cour procèderait par provision à l’enregistrement des lois fiscales jusqu’à la prochaine assemblée d’États. Nous avons vu précédemment quelles considérations pratiques à court terme peuvent expliquer une telle solution. Au-delà de telles présomptions on se doit néanmoins de constater qu’une telle mesure s’intègre parfaitement dans la logique d’un système opposant des « assemblées momentanées » à des « assemblées permanentes », et demeurant muet sur la question de la périodicité des premières[232].
Les mesures particulières : les compétences des cours et juridictions
On peut reprendre à propos des lois dont l’application est limitée à un ressort particulier des arguments semblables à ceux développés à propos des lois générales et communes. Le critère formel servant de fil conducteur, on peut considérer que toutes les mesures soumises à enregistrement et n’ayant pas le caractère de disposition générale entrent dans cette catégorie. On notera cependant cette différence : alors que la loi générale est définie par le caractère général de son application dans le Royaume, la mesure particulière ne se définit pas par le caractère général de l’application à l’intérieur du ressort mais par un simple critère de compétence « ratione loci » : tout ce qui concerne le ressort d’une juridiction supérieure et publié en forme de dispositions soumises à vérification, relève de cette compétence, que la mesure soit applicable dans tout le ressort ou bien qu’elle ne concerne que des particuliers, corps ou communautés, qu’il s’agisse de lettres de propre mouvement ou bien de lettres sur requête de partie[233].
Il n’y a en fait au plan de la définition du domaine de compétence règlementaire et législatif des juridictions supérieures rien de très nouveau ; sauf l’exclusion des lois générales elle est conforme à la tradition. L’essentiel du problème est ailleurs : il touche davantage à la définition des institutions compétentes qu’à celle des matières législatives ou règlementaires.
La question ne se posait que de façon très accessoire à propos de la compétence de la Cour plénière : en effet parmi les multiples mesures de portée générale soumises à vérification seules échappaient au contrôle de la nouvelle cour celles relevant de la compétence des juridictions supérieures spécialisées compétentes dans tout le Royaume : Cour des Monnaies[234], Grand-Conseil et dans une certaine mesure Chambre des Comptes de Paris[235]. Certes les compétences du Grand-Conseil apparaissent dans leur ensemble comme assez particulières et fragmentaires pour demeurer en marge des lois générales et communes[236], mais comment refuser le caractère de loi générale à un édit règlementant la frappe des monnaies ou bien l’organisation budgétaire ? Sans doute l’Édit de mai n’entendait déroger en rien aux compétences traditionnelles de ces différentes cours mais la difficulté subsistait.
La concurrence, limitée à propos des lois générales, apparaît beaucoup plus forte à propos des lois particulières, d’une part entre juridictions spécialisées et non spécialisées mais surtout entre parlements et grands bailliages. Le nombre de juridictions est en effet considérable : aux quarante-sept grands bailliages prévus par la réforme judiciaire[237] s’ajoutaient toutes les cours souveraines dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elles n’avaient nullement été supprimées par l’Ordonnance sur la justice du même mois. Ces cours[238] étaient de deux sortes, les unes non spécialisées, les autres spécialisées: la première catégorie comptait treize parlements[239] et dix conseils souverains ou supérieurs[240], la seconde douze chambres des Comptes[241] et quatre cours des Aides[242], soit au total, quatre-vingt-six juridictions supérieures aux ressorts très inégaux. On imagine sans peine les problèmes de préséance, de compétence et de définition des ressorts que cela pouvait soulever.
L’Ordonnance sur la justice, en modifiant considérablement la hiérarchie judiciaire et en faisant du grand-bailliage la juridiction d’appel de droit commun, n’avait toutefois pas placé les parlements et cours souveraines dans une position subalterne : ceux-ci demeuraient compétents en dernier ressort pour les matières supérieures à 20 000 livres[243]. Au plan judiciaire une certaine hiérarchie subsistait donc. Peut-on pour autant considérer qu’il en était de même pour l’enregistrement des lois ?
L’analyse de l’article 17 de l’Édit de mai ne permet pas de le penser ; non seulement il ne renferme aucun critère propre à fonder une hiérarchie, mais encore y souligne-ton la possibilité de transmettre directement les textes aux grands-bailliages selon que le roi le déciderait ou non[244]. La compétence non subordonnée des grands-bailliages est d’ailleurs très clairement affirmée à l’article 40 de l’Ordonnance sur la justice[245] ; le pouvoir royal avait le choix. Cette division des ressorts et cette multiplication des possibilités apparaît ainsi comme un facteur supplémentaire d’affaiblissement des cours souveraines.
2. La définition des compétences en matière de remontrances avant enregistrement Table des matières
Peu de termes évoquent mieux la plénitude du pouvoir monarchique et l’impuissance parlementaire que ceux d’enregistrement ou de remontrances, de lettres de jussion ou de lit de justice ; peu de pratiques furent davantage contestées, critiquées ou défendues avec autant de passion et de constance. De la définition de cette institution fondamentale du droit public de l’ancienne France qu’est le « dépôt des lois » dépendait en fait la transformation d’un régime de caractère absolutiste en monarchie tempérée voire en oligarchie parlementaire. Il ne faut donc s’étonner ni de la mouvance des termes, ni des explications parfois divergentes : l’acte d’enregistrement et le droit de remontrances n’ont pas la même valeur selon qu’on les considère d’un point de vue parlementaire ou bien monarchique.
Le droit de remontrances et ses limites
Dominé par l’évolution absolutiste du pouvoir royal, l’acte d’enregistrement apparaît le plus souvent comme un acte sans grande portée, voire même comme une « simple formalité qui n’ajoute rien au pouvoir du législateur » ; le régent Philippe d’Orléans auteur de cette définition ajoutait, « c’en est seulement la promulgation et un acte d’autorité indispensable[246] ». Mais lorsque Boucher d’Argis définit l’arrêt d’enregistrement « comme le jugement qui constate le consentement donné à l’exécution de la loi »[247] il ne fait qu’indirectement justifier toutes les prétentions parlementaires.
Ainsi, il ne suffit pas que le pouvoir monarchique proclame son attachement aux principes de la vérification et de l’enregistrement pour que toute difficulté soit écartée. « La loi de l’enregistrement nous paraît trop conforme à nos intérêts et à ceux de nos peuples pour n’être pas invariablement maintenue »[248], disait le roi dans le préambule de l’Édit de mai après avoir rappelé le rôle de ces assemblées permanentes chargées de « publier et vérifier » les lois. D’aucuns verront ici la condamnation d’un certain absolutisme. Montesquieu développait d’ailleurs un sentiment identique lorsqu’il expliquait que la procédure de vérification par dépôt était indispensable à la monarchie faute de quoi elle devenait despotisme : « Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques qui annoncent les lois qui sont faites et les rappellent lorsqu’on les oublie »[249].
Cependant, le simple fait que l’on fasse incidemment mention à l’article 8 de la possibilité d’un lit de justice, montre bien que la limite des pouvoirs conférés à la cour chargée de la vérification ne saurait être dépassée. Un peu à la façon de Louis XV rappelant que c’est en sa « personne seule que réside la puissance souveraine »[250], Louis XVI précisait encore au mois d’avril 1788 que si la pluralité des cours forçait sa volonté « la Monarchie ne serait plus qu’une aristocratie de magistrats aussi contraire aux droits et intérêts de la Nation qu’à ceux de la Souveraineté »[251]. C’est dans les limites étroites marquées par, d’une part la reconnaissance solennelle de la loi de l’enregistrement après vérification et d’autre part l’affirmation non moins solennelle de la seule souveraineté monarchique que s’inscrivent les possibilités d’opposition ou de participation au pouvoir de la nouvelle cour.
Investis d’un pouvoir de vérification les parlements participaient d’une certaine façon au pouvoir législatif, mais leur pouvoir dépendait en cette matière du délai prescrit pour l’enregistrement et de la volonté monarchique de considérer le texte comme un tout insusceptible d’amendement ou de modification.
Réduites à l’impuissance en 1673 par l’obligation d’enregistrer préalablement à toute remontrance[252], les cours souveraines se voyaient restituer leur pouvoir de vérification par le régent en 1715 : les compagnies proches du lieu de séjour du régent auraient dorénavant huit jours pour enregistrer, les autres six semaines[253]. Profitant de l’ouverture qui leur était offerte, les parlements tentèrent maintes fois d’amender les textes et de transformer leur droit de remontrance en une sorte de veto suspensif. Dès 1718, le régent devait encadrer plus rigoureusement la procédure des remontrances et interdire toute modification du texte ; le délai, maintenu à huit jours, était trop bref pour permettre une quelconque collaboration[254].
Cet encadrement rigide du droit de remontrances on le retrouve à peu de choses près tout au long du règne de Louis XV. Pour manifester leur désaccord les cours en étaient réduites soit à protester publiquement par remontrances, sachant fort bien que le pouvoir ne reviendrait dès lors plus sur sa décision, soit tenter d’infléchir le texte, en alléguant que les modifications portées dans l’arrêt d’enregistrement par la cour « en font essentiellement partie et en sont inséparables suivant les anciennes maximes de l’État »[255], ce que le pouvoir ne saurait tolérer sans danger.
On ressentit bientôt à quels risques pouvait aboutir un encadrement trop rigide de la procédure de vérification ; pour éviter ces difficultés les ministres qui pressentaient un enregistrement difficile n’avaient d’autre ressource que de s’engager dans de délicates tractations avec les meneurs de l’opposition parlementaire[256], politique douteuse faite davantage de complaisances que de collaboration. Ces défauts, il semble que les rédacteurs de l’Édit de mai aient tenté de les corriger ; ce n’est pas sur les opérations de conception et de rédaction des mesures législatives qu’ils portèrent leur attention, mais sur les possibilités d’orienter le droit de remontrances vers des perspectives plus constructives.
Les apports de l’Édit de mai
La technique d’encadrement des remontrances n’était apparemment guère différente de celle qu’on pouvait avoir mis sur pied auparavant ; elle consistait essentiellement en un délai au-delà duquel elles ne seraient plus reçues. Le problème du délai s’était toujours posé de façon d’autant plus aiguë que les magistrats prétextaient souvent les obligations du service ordinaire pour différer l’enregistrement. Déjà au début de son règne Louis XVI les avait mis en garde, leur demandant de « procéder sans retardement et toutes affaires cessantes »[257] et de présenter remontrances et représentations dans le mois suivant la remise du texte au greffe du Parlement de Paris, dans les deux mois pour les parlements de Province[258].
Les problèmes posés par la bonne marche du service de la justice qui semblaient tant préoccuper les rédacteurs de l’Ordonnance sur la discipline du Parlement du mois de novembre 1774 n’avaient plus lieu d’être avec la nouvelle cour qui était déchargée des fonctions judiciaires ordinaires ; quant au délai, il était fixé à deux mois à compter du jour où les « ordonnances, déclarations, lettres patentes lui auront été présentées »[259]. Ce délai, joint à la considérable diminution des charges du service judiciaire était une véritable invitation du pouvoir à la collaboration active ; c’était en tout cas une grande nouveauté dans l’histoire de la monarchie.
La seconde innovation portait sur l’élaboration des remontrances ; jusque-là cette opération ne dépendait que de la seule compétence des parlements ; c’était là une pure affaire intérieure qu’aucune disposition royale n’avait jamais règlementée. La Grand’Chambre jouait un rôle considérable en la matière ; c’était d’elle que dépendait en fait la décision de remontrer ; les présidents à mortier et une douzaine de grands chambriers se réunissaient alors chez le premier président en vue de leur rédaction. Un ou deux conseillers de chaque chambre se joignaient à eux. La rédaction des remontrances pouvant nécessiter plusieurs réunions, ceux-ci étaient tenus de rendre compte à leurs chambres respectives du déroulement des travaux. Le texte, une fois rédigé, était alors porté à l’Assemblée des Chambres qui délibérait[260]. Le poids des Enquêtes et des Requêtes, faible au niveau de la rédaction, devenait plus fort au moment du vote. Élaborer et faire accepter des remontrances par l’Assemblée des Chambres était donc un jeu subtil, un compromis entre l’autorité et le nombre, la Grand’Chambre ne pouvant rien sans une partie des autres conseillers, et ceux-ci étant impuissants sans l’appui ou au moins l’abstention des grands chambriers.
Le système traditionnel, applicable dans une cour hiérarchisée comme l’était un parlement, devenait inutilisable pour la Cour plénière ; il n’y avait là, pour reprendre les expressions utilisées à propos de la Grand’Chambre du Parlement de Paris, ni « tête », ni « âme ». La procédure d’élaboration et de vote, qui reposait sur une subtile répartition des pouvoirs entre la « sanior pars » et la « major pars », apparut à la fois comme trop peu rationnelle et efficace ; on la réorganisa donc. L’Édit de mai mettait ainsi en place un système assurant une plus égale répartition des groupes au sein des comités de rédaction de remontrances ; chaque « bureau » comptait douze commissaires répartis de façon définitive entre les quatre classes de conseillers : trois étaient choisis parmi les pairs du Royaume, trois parmi les grands officiers, évêques, archevêques, maréchaux, gouverneurs, lieutenants généraux, chevaliers des Ordres du roi et les personnes dites « qualifiées », deux parmi le groupe des conseillers d’État, maîtres des Requêtes, présidents et conseillers des cours, et enfin quatre au sein de la Grand’Chambre du Parlement de Paris. À ces douze commissaires s’ajoutaient un président du Parlement et les princes du Sang qui désiraient siéger dans le bureau. Le chancelier—ou garde des Sceaux—et le premier président du Parlement de Paris avaient entrée et présidence dans les bureaux de leur choix[261].
Les inconvénients de la procédure traditionnelle d’élaboration des remontrances étaient surtout évidents lorsque le ministère procédait à une présentation groupée de textes portant sur des matières voisines, voire très diverses ; il n’était pas rare que cela donnât lieu à des remontrances, elles aussi groupées, où étaient confondus dans le même opprobre les bons et les mauvais textes. Une réforme s’imposait d’autant plus que les sessions de la nouvelle cour étaient réduites à quatre mois, du 1er décembre au 1er avril[262]. C’était certes suffisant, surtout si l’on souligne que la Cour plénière n’assurait plus aucun service judiciaire ordinaire comme cela avait toujours été le cas pour les parlements, mais la mesure devait très logiquement aboutir à la disparition des présentations isolées et à la généralisation des présentations groupées. La suppression du service judiciaire ordinaire était destinée à faciliter le travail politique de la nouvelle cour, il fallait en tirer tous les avantages, et pour cela une division du travail s’imposait.
Dans ce but il était prévu qu’au cas où plusieurs lois seraient adressées à la cour, celles-ci seraient transmises, en vue d’un examen préalable, à « autant de bureaux de commissaires qu’il y aura de lois »[263]. L’objectif visé est clair : éviter à tout prix que la cour ne prenne de décision sans information suffisante. Ces précautions prises, on pouvait être certain que les remontrances, au cas où la cour jugerait bon d’en présenter, seraient à la fois précises et réfléchies.
Mais là ne s’arrêtait pas le travail des commissaires : il était prévu qu’après la présentation des remontrances ou représentations, quatre des douze commissaires qui avaient formé le bureau chargé de l’examen du texte fussent appelés au Conseil pour procéder à la lecture et à la discussion des remontrances[264]. Le bureau apparaît ainsi comme un rouage essentiel de la Cour plénière. On peut penser que cette division du travail imposée par l’article 14 portait en germe un élément de spécialisation, garantie d’efficacité et de stabilité. Davantage que dans l’organisation des bureaux de commissaires, la nouveauté résidait donc dans la possibilité de rapports plus confiants. Loin des tumultes des assemblées plénières — et l’on sait combien l’histoire de la Royauté est fertile en oppositions parlementaires alimentées par la surenchère—la commission pouvait faire preuve de sérénité ; ainsi institutionnalisée elle pouvait tempérer les excès de l’assemblée ; c’était ainsi accepter le principe de la collaboration des pouvoirs et implicitement l’idée d’une possible révision du texte proposé au cas où les arguments des commissaires de la cour se révèleraient convaincants ; c’était rendre le compromis possible et permettre à la Cour plénière de devenir un rouage du pouvoir législatif, au moins au plan de la conception sinon à celui de l’approbation[265].
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Ces qualités passèrent inaperçues des libellistes ; ceux-ci concentrèrent leurs critiques sur deux points[266] : le fait que l’assemblée soit présidée par le roi ou par son chancelier et l’absence de toute précision sur les modalités de vote.
La présidence accordée au roi[267] permit de comparer la Cour plénière à un lit de justice permanent. On était en effet habitué depuis fort longtemps à ne voir le roi intervenir en personne qu’à l’occasion des lits de justice ; par sa présence, la justice qu’il avait déléguée à sa cour, lui revenait ; tous les pouvoirs lui appartenaient directement de nouveau. Rien ne permet de considérer à la lecture de l’Édit de mai que cette fiction juridique avait subi quelque altération sur le fond. L’objection des libellistes paraît donc fondée ; le roi ayant la possibilité de déléguer ses fonctions de président au chancelier — ou garde des Sceaux — ou bien au premier président du Parlement de Paris, il apparaîtrait que chaque fois qu’il jugerait bon de présider, ce serait pour transformer la séance en lit de justice. . . sans l’appareil traditionnellement mis en place pour de telles séances. La présence du roi au Parlement le 19 novembre 1787 constituait en quelque sorte un précédent : le duc d’Orléans d’ailleurs ne s’y était pas trompé et avait qualifié pour cette raison d’illégale la transcription immédiate sur les registres[268]. C’était peut-être là une nouvelle forme d’action monarchique, moins solennelle mais tout aussi efficace. On notera enfin que la possibilité donnée au roi d’être présent quand il le jugerait bon, élargissait le champ d’action du monarque qui pouvait intervenir dans le cadre d’une action d’autorité mais aussi en toute occasion, séance inaugurale, message ou autre. Ainsi considérée la présidence du roi apparaît plutôt comme un élément supplémentaire de dialogue.
Enfin, s’agissant des modalités de vote, on précisera simplement que si le législateur n’a pas pris soin de les définir c’est tout simplement parce qu’il considérait comme applicables celles en usage dans les cours souveraines, respect des hiérarchies et des préséances mais vote majoritaire.
Le maintien des règles existantes pour les cours et juridictions
Les lettres en forme de déclaration et lettres patentes n’intéressant que le ressort d’une cour ou d’un grand-bailliage pouvaient faire l’objet de remontrances ou de représentations avant d’être enregistrées[269]. La réforme porte donc essentiellement sur l’extension du droit de remontrance—ou de représentation—aux grands bailliages. Pour le reste, procédure et délai, on peut considérer que les règlementations antérieures, en particulier l’Ordonnance de novembre 1774, restaient en vigueur. On notera cependant que l’application de l’ancien délai aux nouvelles dispositions soulève une difficulté : l’Ordonnance de novembre 1774 distinguait entre le délai imparti au Parlement de Paris — un mois — , et celui applicable aux parlements de Province — deux mois[270]. Les grands-bailliages devaient-ils être assimilés sur ce point aux cours de Province ? Il est difficile de le penser ; certains sièges sont trop proches de Paris—sans parler du Châtelet— pour justifier une telle distinction. On peut ajouter à cela que les mesures concernées n’ont pas l’importance des lois générales et qu’elles doivent être adaptées aux ressorts concernés ; l’application rigoureuse des délais apparaît ainsi peu compatible avec l’esprit d’une réforme étendant les prérogatives des juridictions supérieures en matière de règlementation locale. Les anciens délais, s’ils restaient applicables n’étaient assurément pas impératifs aux yeux du législateur ; d’ailleurs l’article 25 de l’Ordonnance de novembre 1774 laissait la possibilité au pouvoir royal de proroger ces délais[271] . Rien n’était plus simple que de s’appuyer sur cette clause pour s’adapter aux conditions politiques, sociales ou économiques du lieu.
3. La protection des diversités : les voies de recours après enregistrement
L’établissement de cette Cour plénière chargée de procéder à l’enregistrement unique des lois devait essentiellement être présenté comme la solution la plus logique et la plus simple pour assurer et maintenir l’unité du Royaume et du pouvoir monarchique mis en péril par les entreprises des parlements : « Si les lois qui doivent être communes à toutes nos provinces continuaient à être adressées à chacun de nos parlements, nous ne saurions nous promettre, dans leur enregistrement, la promptitude et l’uniformité qu’exige leur exécution. . . Ces considérations ont longtemps occupé notre sagesse ; elles doivent convaincre nos peuples comme elles nous ont convaincu nous-mêmes, qu’il est nécessaire que les lois communes à tout le royaume soient enregistrées dans une cour qui soit aussi commune à tout le royaume » précisait le roi dans le préambule de l’Édit. Ainsi ces lois « ne seront plus exposées à perdre, tantôt par défaut de vérification, tantôt par des modifications particulières le caractère d’universalité et d’uniformité qu’elles doivent avoir dans toute l’étendue » du Royaume[272].
Lamoignon dans sa présentation du texte pendant le lit de justice reprit des arguments identiques mais laissa échapper quelques explications superflues qui purent laisser croire aux magistrats sensibilisés qu’on s’attaquait à la diversité même de la législation. Le garde des Sceaux déplorait que « les diverses coutumes qui régissent les différentes provinces et même souvent les différentes villes de chaque province » eussent « fait un chaos de la législation française ». « Il entre dans les vues de S.M. de simplifier ces diverses coutumes et d’en réduire le nombre » ajoutait-il[273]. N’avait-il d’ailleurs pas précisé quelques instants auparavant, en présentant son Ordonnance sur l’administration de la justice, qu’il fallait que « l’unité des tribunaux corresponde désormais à celle des lois »[274] ; certes, devait-on procéder avec « tous les ménagements que méritent d’anciennes lois, lesquelles sont liées aux mœurs locales. Mais si à cette diversité des lois particulières, il fallait encore ajouter dans l’exécution des lois générales de nouvelles différences causées dans chaque province, tantôt par le refus, tantôt par les clauses de l’enregistrement, il n’y aurait plus ni unité de législation, ni ensemble dans la monarchie »[275]. Quant à la défense des droits des provinces elle serait assez bien assurée par le représentant de chaque cour admis à la Cour plénière, « ainsi quand les provinces de leur ressort auront les intérêts particuliers à y discuter, elles y trouveront toujours un fidèle interprète de leurs réclamations et de leurs droits »[276].
La présentation du garde des Sceaux était manifestement maladroite ; l’Édit y apparaissait comme une machine de guerre dressée contre la diversité, instrument d’un principe uniformisateur tout puissant ; c’était passer sous silence les mesures prises en faveur de la protection des particularismes — et qui ne se limitaient pas à la seule présence dans la nouvelle cour d’un membre de chaque parlement—, c’était confondre le principe de l’enregistrement unique des lois générales et communes à tout le Royaume avec l’application qui pourrait en être faite par un ministère centralisateur.
Les explications de Lamoignon eurent pour effet d’ajouter quelques difficultés à celles déjà existantes ; beaucoup y virent l’explication officielle. Pas un parlement, pas une cour ne voulut considérer la Cour plénière autrement que comme un instrument d’uniformisation, « comme si le roi, rappelait l’Arrêt du Conseil du 20 juin, n’avait pas déclaré, par ses lois enregistrées au lit de justice du 8 mai dernier, qu’il n’entendait porter aucune atteinte aux droits et privilèges des provinces »[277]. De toute évidence le garde des Sceaux, qui n’avait guère participé à l’élaboration de l’Édit, n’en avait pas saisi tout l’esprit ; les conceptions de Brienne étaient en la matière moins systématiques sinon plus profondes. N’avait-il pas défendu, l’année précédente devant les notables, en des termes autrement plus persuasifs, l’établissement des assemblées provinciales, elles aussi accusées de favoriser l’uniformisation des différentes parties du Royaume ? « L’uniformité des principes n’entraîne pas toujours l’uniformité des moyens, expliquait-il, et le Roi ne regardera jamais comme indignes de son attention les ménagements que peuvent exiger des coutumes et des usages auxquels il est possible que les peuples de certaines Provinces attachent leur bonheur »[278].
Cette protection des diversités pouvait se faire de deux façons : d’une part par l’envoi direct des textes de portée particulière aux juridictions supérieures intéressées, d’autre part par la possibilité, accordée à toutes les juridictions supérieures mais aussi aux présidiaux, d’adresser à la Cour plénière et après transcription et publication des mesures générales, toutes les représentations ou les remontrances jugées utiles aux fins de réformer, après accord du roi, la loi générale par une mesure particulière[279]. La portée des dispositions de l’article 16 est donc considérable ; la Cour plénière déjà compétente en matière de vérification et enregistrement des lois générales se trouvait ainsi investie du pouvoir de juger les requêtes que les juridictions pourraient lui adresser sur l’application de ces mêmes lois. La Cour plénière apparaît donc comme la juridiction supérieure en matière de réformation des lois générales et communes. La nouveauté n’est guère contestable, du moins en apparence. En fait, ici comme ailleurs, le législateur aménageait, ou considérait comme étant toujours en vigueur les pratiques ordinaires en semblables matières ; autant dire que celles-ci sont à la fois complexes et passablement mal connues[280].
Les dispositions de l’Édit de mai, nonobstant les importantes modifications engendrées par l’établissement d’une cour unique d’enregistrement, — ou peut-être à cause de cela — présentent l’intérêt de fournir une sorte de synthèse sur l’état du droit à la fin de l’Ancien Régime en cette matière. Le rapprochement de ces dispositions avec les pratiques en usage au XVIIIe siècle peut ainsi s’avérer riche d’enseignements, non seulement sur ce que l’on jugeait utile de réformer mais aussi par voie de conséquence sur ce qu’on considérait inutile de remettre en question. Le problème des recours en matière règlementaire et législative — nous laissons bien évidemment de côté la question des recours en matière judiciaire civile ou criminelle — doit donc être éclairé de deux façons, l’une mettant en évidence les permanences, l’autre les innovations.
Les recours traditionnels et leurs transformations à la fin du XVIIIe siècle : remontrances après enregistrement et « opposition » aux lois
La possibilité offerte aux juridictions de tous ordres d’adresser des représentations, voire des remontrances, après enregistrement ou transcription n’a rien de nouveau ; les cours en particulier ne se privèrent jamais de le faire tant à propos de textes déjà enregistrés que d’arrêts émanés du Conseil. Celui-ci accédait parfois à la requête. . . et rejetait le plus souvent. Dans une telle optique, et uniquement pour les dispositions générales et communes soumises à enregistrement, la Cour plénière remplacerait dorénavant le Conseil. En fait les choses ne sont pas aussi simples ; il convient en effet d’éclairer la procédure de recours mise en place par l’article 16 à la lumière de trois distinctions concernant la forme de l’acte — arrêt du Conseil ou décision soumise à l’enregistrement des cours — , son autorité — lettre ou arrêt rendu sur requête ou bien de propre mouvement — , et enfin la voie de recours employée — représentation, remontrance ou bien « opposition » —; c’est à partir de cette distinction qu’on peut le mieux analyser ces possibilités de recours.
Les représentations ou remontrances constituent une voie très fréquente de recours ouverte à toutes les juridictions[281], contre tous les actes, arrêts du Conseil ou lettres patentes, dispositions de propre mouvement ou sur requête de partie. En fait, et justement en raison de cette extension du domaine d’utilisation, elle apparaît comme mal délimitée. Souvent aux représentations ou remontrances des juridictions sont liées des protestations émanées de corps ou de communautés intéressées à une réformation et destinées à accroître le poids de la requête[282]. Bien entendu, ni la Chancellerie, ni le Conseil ne jugeaient les recours avec la même sollicitude ; la facilité avec laquelle on pouvait protester incitait sans aucun doute à se montrer méfiant. Ceci suffit à expliquer les multiples difficultés auxquelles se heurtèrent toujours les juridictions ou les corps qui prétendaient faire valoir leurs droits par ce moyen. Nous verrons bientôt comment l’article 16 de l’Édit de mai transforma cette voie de recours mal règlementée en véritable recours.
Toute différente apparaît l’autre voie de recours, l’« opposition ». Il s’agit d’un acte visant à réformer un jugement ou une disposition de nature règlementaire voire législative ; l’opposition est ouverte à toute personne physique ou morale concernée et se différencie de la représentation essentiellement en ce que les cas d’ouverture et l’organisation de la procédure y sont plus nettement règlementés. Le texte de base en la matière est le Règlement donné en forme de lettre patente du 24 février 1673[283] : on y défendait expressément aux cours de recevoir d’oppositions à l’enregistrement des « ordonnances, édits, déclarations et lettres patentes expédiés pour affaires publiques soit de justice, soit de finances, émanés » de « la seule autorité et propre mouvement » du roi, « sans parties »[284]. Les lettres « expédiées sous le nom et au profit des particuliers » pouvaient par contre faire l’objet d’oppositions de la part des corps et particuliers devant la juridiction chargée de l’enregistrement[285]. Le texte restait muet sur les lettres concernant les affaires publiques et données de propre mouvement qui n’auraient de rapport ni avec les matières de finance ni avec celles de justice ; enfin, toutes les lettres de propre mouvement pouvaient faire l’objet d’un recours au roi, sans qu’il soit toutefois question d’opposition nettement qualifiée[286].
On raisonna de même pour les arrêts du Conseil : seuls les arrêts sur requête de partie et les arrêts de jugement étaient susceptibles d’opposition[287] en vertu du principe selon lequel le roi n’agissait jamais que sauf le droit d’autrui[288]. Par contre les arrêts donnés de propre mouvement n’étaient théoriquement pas susceptibles d’être opposés[289], l’opposition supposant « une partie impétrante contre qui elle puisse être dirigée »[290].
On constate cependant, tant à propos des textes soumis à l’enregistrement des cours que des arrêts du Conseil rendus de propre mouvement, que les corps et communautés forment parfois des oppositions devant le Conseil[291]. On peut faire à propos de ces voies de recours — qui ne sont expressément prévues par aucun texte — plusieurs remarques. La première concerne l’imprécision de la ligne de partage entre l’intérêt général et celui des corps. En matière d’arrêts du Conseil, et en raison de la variété des interventions, cela a pour conséquence de rendre inapplicable toute solution « a priori » ; sans doute existe-t-il en cette matière une ligne jurisprudentielle assez souple pour s’adapter à la diversité des situations. En matière d’édits, d’ordonnances ou de lettres donnés de propre mouvement, la question se pose en des termes différents : l’opposition de tels textes au Conseil n’apparaît pas possible par voie directe — aucun texte n’organise une telle procédure—mais ne se conçoit que par voie indirecte, c’est-àdire seulement après que la cour compétente en matière d’enregistrement ait été saisie par le particulier ou le corps opposant et que cette cour, se jugeant incompétente s’agissant de lettre de propre mouvement, renvoie au Conseil sur la base du règlement de 1673[292]. S’il arrive que la cour se saisisse d’une telle affaire, le Conseil casse l’arrêt du parlement récalcitrant et peut à cette occasion aborder le problème de l’opposition[293] ; dans les deux cas il s’agit moins d’opposition que de renvoi et de cassation. La procédure d’opposition en matière d’arrêts ou de lettres rendus sur requête de partie a fonctionné régulièrement jusqu’à la fin de l’Ancien Régime[294]. Par contre, en matière d’arrêts ou de lettres de propre mouvement il ne peut s’agir que de situations exceptionnelles couvertes le plus souvent comme le remarque Olivier-Martin à propos de lettres de propre mouvement, par des représentations émanées des cours[295]. D’ailleurs les oppositions qualifiées comme telles, aux lettres de propre mouvement et portées au Conseil à la suite d’un renvoi ou d’une cassation se raréfient tout au long du XVIIIe siècle. Les cours qui préféraient encore à la fin du siècle précédent partager la responsabilité d’un recours avec les corps, estiment de plus en plus être exclusivement compétentes pour protester selon les moyens dont elles disposent, c’est-à-dire la représentation ou la remontrance[296].
La situation est donc relativement précise à la fin du XVIIIe siècle ; les encyclopédies et dictionnaires sont muets sur la possibilité de former opposition à des lettres données de propre mouvement : pour les auteurs de l’Encyclopédie « l’opposition est impossible contre l’enregistrement des édits, ordonnances, déclarations ou lettres patentes portant règlement général » ; elle est possible « seulement aux lettres qui ne concernent que l’intérêt de quelque corps ou particuliers »[297]. Guyot dans son Répertoire général ne parle d’ailleurs pas de l’opposition aux lettres, mais seulement de l’opposition aux arrêts du Conseil [298].
En matière de lettres de propre mouvement, il semble donc bien que les représentations aient progressivement pris la place des oppositions formées par les corps et particuliers sous la forme de pourvois directs au Conseil, comme si les requêtes de ces derniers n’avaient de chance d’aboutir que si elles étaient totalement prises en charge par les cours.
L’article 16 de l’Édit de mai et l’organisation des recours
C’est dans ce contexte juridique que s’inscrivent les dispositions de l’article 16 de l’Édit de mai ; elles ont pour objet de réorganiser une procédure de recours difficilement utilisable en matière d’opposition et politiquement suspecte en matière de représentation ; ainsi réorganisée la voie de recours apparaît, au moins en partie comme une nouveauté puisqu’elle ne concerne plus que les lois générales et communes ; ainsi, la réforme scinde l’ancienne procédure de réformation par voie de représentation puisque la voie de recours organisée par l’article 16 « in fine » n’est pas ouverte aux représentations formées contre des mesures de portée limitée. Dans ce second cas les recours devaient être formées selon les pratiques antérieures. On rappellera cependant que la réformation de ces dispositions n’offre qu’un intérêt limité, d’une part parce que les recours contre les lettres données sans le nom et au profit des particuliers — en toute logique elles sont beaucoup plus nombreuses que les lettres de propre mouvement — doivent être portées devant le tribunal supérieur compétent en matière d’enregistrement, et d’autre part parce que ces cours et grands bailliages ont déjà eu la possibilité de remontrer ou de représenter avant enregistrement et donc de présenter préalablement leurs propositions de modification.
Il reste maintenant à analyser ce mécanisme de réformation de la loi générale par voie de représentation. L’article 16 ouvre cette voie de recours à toutes les juridictions royales, c’est-à-dire selon les dispositions de l’Ordonnance sur la justice du même mois, aux présidiaux[299], aux grands bailliages et aux cours ; mais s’agit-il d’une voie de recours hiérarchisée ou bien chaque juridiction est-elle détentrice d’un pouvoir de représentation autonome ? Certaines pratiques traditionnelles pourraient confirmer la première hypothèse : en effet, les cours détenaient dans leur ressort, sauf évocation ou cassation royale, une autorité qu’on peut qualifier de souveraine et donc un pouvoir de tutelle sur les actes et les personnels des juridictions de leur ressort. Leur autorité en faisait les meilleurs défenseurs des droits des particuliers, des corps et de la province ; c’est par elles qu’en bonne logique passaient la majeure partie des représentations.
Le législateur s’est bien gardé d’introduire dans l’Édit de mai la moindre indication susceptible de fonder une hiérarchisation des protestations ; à aucun moment n’apparaît, du moins sur ce plan-là, de distinction hiérarchique entre les différents degrés de juridiction. Dès lors les remontrances des cours après enregistrement ne semblent guère différentes des représentations des présidiaux ou des grands bailliages.
En fait, les grands bailliages, par leur compétence quasi-générale en matière d’appel étaient destinés à devenir les rouages essentiels de la procédure de réformation ; supérieurs hiérarchiques incontestables des présidiaux au plan judiciaire, les grands bailliages ne se trouvaient cependant pas étroitement soumis aux cours. L’homogénéité de leurs ressorts et leur meilleure répartition territoriale en auraient à moyen terme fait de biens meilleurs interlocuteurs que les cours. Ainsi, sauf en certaines provinces très homogènes ayant à leur tête un parlement respecté, il ne semble pas qu’une hiérarchisation de fait des protestations — pour accroître leur efficacité par exemple — aurait dépassé le degré du grand bailliage.
Coiffés par une Cour plénière imposant l’enregistrement préalable, concurrencée par la nouvelle puissance tant judiciaire que politique des grands bailliages — dont les ressorts pouvaient comme on l’a vu autant que ceux des parlements faire l’objet de correction de la loi générale par voie de dispositions particulières — les parlements n’auraient eu de chances de conserver un rôle politique qu’en fonction de l’étroitesse des liens les liant aux provinces de leur ressort ; sur ce plan le Parlement de Paris, au ressort trop étendu et divisé en seize grands-bailliages, avait infiniment moins de possibilités que d’autres compagnies.
4. Les compétences juridictionnelles
Les multiples fonctions de la Cour plénière en matière législative tant au plan de la publication des lois générales et communes qu’à celui de leur application, s’accompagnaient des moyens indispensables pour faire respecter ses décisions ; le risque était grand en effet de voir se multiplier les oppositions parlementaires ou judiciaires ; le mécanisme législatif pouvait très rapidement être paralysé. Pour éviter cela il fallait donc que la Cour plénière obtînt le pouvoir de sanctionner ; elle fut ainsi érigée en juge des juges ; sur ce plan elle ressemblait beaucoup à sa devancière de 1774.
En interdisant à la Cour plénière de connaître des « procès civils ou criminels si ce n’est ceux concernant les forfaitures »[300] on avait affirmé le caractère essentiellement politique de la nouvelle cour ; y voir un progrès décisif qui résulterait de la mise en œuvre d’un principe de séparation des pouvoirs serait certainement commettre un contresens : on constatera en effet que cette séparation n’existe qu’au niveau de la Cour plénière et qu’en ce qui concerne les autres juridictions la confusion des pouvoirs judiciaires, administratifs et politiques reste intacte. Les conséquences de cette confusion sont même accrues par l’abaissement des parlements et les nouvelles possibilités offertes aux présidiaux et grands bailliages par suite du transfert de l’autorité de tutelle d’une cour souveraine, proche et jalouse de ses prérogatives, à une Cour plénière nationale ; les oppositions en auraient été diversifiées et assouplies.
La Cour plénière ne pouvait donc être considérée en aucune façon comme une autorité judiciaire ordinaire supérieure ; en matière de cassation et d’évocation des jugements, le Conseil conservait ses pouvoirs souverains. La compétence judiciaire de la nouvelle cour se limitait au jugement des forfaitures dont pourraient se rendre coupables individuellement les officiers ou collectivement les juridictions. La Cour plénière détenait ainsi un pouvoir exclusif de surveillance des actes et des personnels judiciaires : « Connaîtra ladite cour lesdites forfaitures directement et en dernier ressort contre toutes nos cours et juges supérieurs ou inférieurs sans aucune exception » précisait-on à l’article 19. Les pouvoirs de la cour en cette matière n’étaient pas entièrement nouveaux ; l’innovation ne portait que sur quelques points ; pour l’essentiel on faisait référence aux dispositions prévues par l’Ordonnance sur la discipline du Parlement de Paris de 1774 qui étaient reprises et étendues[301].
La forfaiture telle qu’elle était définie par l’article 31 de l’Ordonnance de novembre 1774 était essentiellement limitée aux cas de suspension de l’administration de la justice et de « démission par délibération combinée » ; de plus elle ne concernait que les officiers des cours souveraines. Cela parut insuffisant ; aussi considéra-t-on comme forfaiture « le défaut de soumission aux arrêts de la cour » et de façon générale toute contravention au présent édit[302], formules assez vagues pour permettre de fonder la compétence de la Cour plénière en matière d’opposition politique se manifestant au mépris des règles prescrites. Ainsi s’assurait-on contre tout manquement à l’obligation d’enregistrer ou de publier préalablement à toute protestation.
Destinées à punir toute insubordination, les nouvelles dispositions concernaient implicitement tous les officiers judiciaires et toutes les juridictions compétentes en matière de transcription, vérification ou enregistrement à quelque niveau que ce fût[303], qu’il s’agisse d’insubordination individuelle ou collective[304] ; les nouveautés élargissaient donc en pratique considérablement les pouvoirs de la nouvelle cour par rapport à ceux de sa devancière. Elles faisaient de la Cour plénière le juge des juges.
La mise en œuvre de ces pouvoirs ne présentait de difficultés pratiques que sur un plan : la présence d’officiers de parlements au sein de la nouvelle cour pouvait en effet s’avérer gênante en cas d’accusation pour forfaiture d’un ou plusieurs de ces mêmes officiers ; l’hypothèse était nouvelle car en 1774 on s’était montré très peu précis sur la présence d’officiers judiciaires[305]. Avec la nouvelle assemblée l’hypothèse ne pouvait pas être écartée : les officiers judiciaires y étaient trop nombreux — environ soixante-dix — et les cours s’étaient par le passé montrées trop souvent indociles pour que l’on n’eût pas jugé utile de prévoir certaines situations conflictuelles pouvant donner lieu à une accusation de forfaiture individuelle voir collective. Il était prévu que dans ces cas les parlementaires accusés, ou faisant partie d’une cour accusée, ne pourraient « assister, ni opiner au jugement »[306], disposition compréhensible dans la mesure où il est difficile d’admettre que l’on puisse être juge et partie, mais disposition d’autant mieux explicable qu’elle paraissait concerner essentiellement la Grand’Chambre du Parlement de Paris dont on pensait ainsi prévenir les incartades. Tant par le nombre de ses membres que par ses influences, la Grand’Chambre avait en effet les moyens de bloquer le mécanisme judiciaire de la Cour plénière et par suite d’en abattre toute l’autorité. Il était impératif que ses membres ne participent pas à la discussion d’affaires les concernant ; les absents seraient remplacés selon les dispositions prévues à l’article 7[307].
Conclusion
Il serait inexact de présenter les réformes introduites par l’Édit de mai au plan de l’enregistrement, des remontrances et des voies de recours comme un bouleversement profond des principes traditionnels ; on a vu que dans leur essence toutes demeurent étroitement liées à l’ordre politique, juridique et social de l’Ancien Régime ; le législateur s’est borné à œuvrer avec des matériaux traditionnels. L’innovation présente donc un caractère essentiellement technique : elle est limitée à la rationalisation des procédures et à la redistribution des compétences ; les nouveaux concepts juridiques nés avec la Révolution entraîneront une rupture radicale avec le droit public préexistant. Parmi les multiples bouleversements introduits à partir de l’été 1789, c’est sans doute l’adoption du principe de séparation des pouvoirs qui paraît présenter pour cette matière les conséquences les plus décisives. L’adoption du nouveau principe entrainait la suppression des pouvoirs politiques d’enregistrement, de vérification et de remontrances détenus par les juridictions supérieures. Ainsi était mis fin cette pratique séculaire qui permettait aux cours de justice d’intervenir en matière de législation.
Chapitre 4
Le plan d’ensemble de Loménie de Brienne
L’ÉTABLISSEMENT D’UNE COUR UNIQUE D’ENREGISTREMENT et la réorganisation des procédures de publication et de correction des mesures législatives ou administratives apparaissent comme les innovations les plus remarquables introduites par l’Édit de mai. Il convient pourtant de ne pas limiter la portée de la réforme à ces seuls aspects. L’Édit portant rétablissement de la Cour plénière fait en effet partie d’un plan d’ensemble et on ne saurait l’analyser de façon complète sans faire référence à ce plan ; la Cour plénière n’en est qu’un élément, sans doute essentiel dans la mesure où le succès du plan d’ensemble dépendait de l’établissement d’une telle cour d’enregistrement. L’importance des autres données, États généraux, juridictions et administrations locales, ne doit pas pour autant être sous-estimée dans la mesure où ce plan est fondé sur une répartition harmonieuse des fonctions et des organes tant au plan national qu’au plan local. Les interdépendances sont trop nombreuses pour qu’on puisse sans risque d’erreur isoler l’une ou l’autre.
Au plan de la méthode, cette analyse systémique de plusieurs réformes déjà appliquées, en cours d’application ou bien projetées met en évidence la logique d’ensemble de plusieurs d’entre elles parmi les plus importantes de la fin de l’Ancien Régime — assemblées provinciales, réorganisation judiciaire, États généraux. Plusieurs solutions qui paraissent dictées uniquement par les événements apparaîtront ainsi au contraire comme marquées par la logique même du système projeté ; l’établissement d’une cour unique d’enregistrement prend alors une signification plus profonde.
Il est certes inhabituel de présenter ainsi les réformes de l’extrême fin de l’Ancien- Régime touchant à l’organisation générale de l’État. Il n’y a dans cette présentation rien de paradoxal. Bien au contraire. Le problème constitutionnel était posé depuis assez longtemps pour qu’en certaines matières on eût pu parvenir à la fin de l’Ancien Régime à des solutions, sinon parfaitement acceptables, du moins assez logiques pour croire qu’elles recueilleraient l’assentiment du plus grand nombre. Les progrès de l’esprit de raison et de la connaissance historique pouvaient laisser penser que la solution au problème constitutionnel résidait non dans une politique de table rase mais dans l’utilisation réfléchie et rationnelle de matériaux institutionnels passés ou présents. Il apparaît normal que les réformateurs de cette fin du XVIIIe siècle, épris à la fois de curiosité scientifique et de rationalité abstraite, aient d’abord songé à rétablir une harmonie perdue avant de penser à des solutions entièrement neuves. Le plan de Brienne est ainsi étroitement lié à la fois à la réalité institutionnelle du moment et au souvenir d’institutions depuis longtemps disparues ou inutilisées. À travers ce projet apparaît d’une certaine façon l’image d’un pouvoir monarchique qui aurait réussi à se réformer.
1. États généraux et Cour plénière Table des matières
« Nous avons reconnu que deux sortes d’assemblées font partie de la constitution française : les assemblées momentanées des représentants de la nation pour délibérer sur les besoins publics et nous offrir des doléances ; et les assemblées permanentes d’un certain nombre de personnes préposées pour vérifier et publier nos lois »[308]. En quelques lignes se trouvent ici définies les institutions de base d’une Constitution française régénérée ; peu de textes ont présenté de façon aussi concise la nature et la fonction de chaque type d’assemblée, parlements ou états. Mettant fin à une confusion nourrie depuis plusieurs siècles par le développement des prérogatives parlementaires, le pouvoir royal définissait pour la première fois — et aussi la dernière — la fonction de chacune : l’une vérifierait les volontés du monarque, l’autre représenterait les intérêts de la Nation. Chacune agissant dans les limites de sa compétence contribuerait à assurer la bonne marche des affaires publiques. Que souhaiter de mieux pour une Nation que l’œuvre de son roi soit éclairée par les lumières de la sagesse et respectueuse des espoirs de ses sujets ? Paraphrasant Boissy d’Anglas on oserait presque dire que dorénavant les États généraux seraient l’imagination de la Monarchie et que la Cour plénière en serait la raison[309]. Étrange destinée que celle de cette idée force, à la fois régénération de principes altérés par le temps et projection dans l’avenir de formes nouvelles, effort suprême tenté par la Monarchie pour se perpétuer et volonté de rester fidèle à son histoire ; parmi ceux qui eurent l’occasion de lire ce court passage bien peu furent rendus curieux par le flot de notions passées ou futures charriées par ces quelques lignes. Il est vrai que l’absence de conformité avec certains schémas préétablis peut expliquer, sinon excuser, le silence des auteurs les plus concernés. Mais c’est là un débat d’idées, imprécis et critiquables par nature ; mieux vaut sans doute revenir aux données du texte et à leur insertion dans les événements et les idées du temps.
Les fonctions de défense et de représentation[310]
La « reconnaissance » de l’existence de deux sortes d’assemblées, Cour plénière et États généraux, donne en effet à l’Édit de mai toute sa dimension constitutionnelle ; celle-ci ne saurait être limitée à la seule mise en place d’une cour unique d’enregistrement des lois générales même si c’est là l’objet essentiel du texte ; en régime monarchique le pouvoir de vérification—ou de « défense »—ne prend sa véritable dimension et n’a de profonde signification que replacé aux côtés du pouvoir de proposition — ou de représentation—dont il ne saurait être autre chose que le complément. Cette notion de complémentarité fonctionnelle constitue le principe de base de ce bicamérisme mis en place par l’Édit de mai : elle implique donc qu’à la différenciation fonctionnelle corresponde une différenciation structurelle. Les qualités requises pour la vérification des lois ne sont pas celles que nécessite leur proposition, l’une doit être le fait d’hommes sages, savants et indépendants, l’autre d’hommes dynamiques, imaginatifs, attentifs aux plaintes ou aux propositions de leurs mandataires et capables de représenter, chacun à leur place, tous les intérêts et toutes les forces de la Nation.
Il est bien certain que pour l’observateur impartial ni l’un ni l’autre type d’assemblée n’avait jusque-là toutes les qualités requises pour remplir de telles fonctions. Le recrutement des magistrats et la façon dont on assurait l’indépendance des cours par le moyen de la vénalité des charges n’étaient assurément pas ce qui pouvait se faire de meilleur en pareille matière ; on comprend que certains aient cru bon de leur substituer une autre cour mieux composée, mieux recrutée, voir plus indépendante. Pour les États généraux le mal était sans doute pire ; comment prétendre constituer une assemblée représentative sur la base des principes de convocation de 1614 ? Tant de faits nouveaux étaient intervenus depuis ! En bien des cas la puissance et l’autorité des structures organiques, base de l’ancienne représentation, s’étaient progressivement affaiblies[311]. Il n’était guère question pour beaucoup que l’on pût organiser la représentation de la Nation sans tenir compte de ces transformations. Tâche considérable d’analyse et d’organisation des responsabilités politiques qui ne pouvait se faire ni sans difficultés, ni sans délai. Sur ce plan au moins la réforme des procédures d’enregistrement et de vérification paraissait présenter moins de difficultés. Cette réforme de la fonction représentative — dont nous tenterons bientôt de dégager les principes de base — on n’en connaîtra jamais le détail ; l’échec de la Cour plénière ne permit pas qu’on puisse poursuivre plus loin la mise en place des divers éléments du plan d’ensemble ; les modifications portées par le Règlement électoral du 24 janvier 1789 sont le résultat d’une autre politique, celle de Necker, où le pouvoir royal jeta toutes ses espérances dans le soutien des États généraux. Le temps pressait si l’on voulait réussir et il n’était guère question de bouleverser de fond en comble les principes de convocation. On alla à l’essentiel : suppression des archaïsmes, doublement du Tiers, individualisation du droit de suffrage et rationalisation des procédures de convocation[312]. Brienne alors qu’il se croyait encore maître du temps avait un point de vue assez différent.
Les États généraux et l’Édit de juin 1787 sur les assemblées provinciales et municipales
L’archevêque était opposé à toute convocation rapprochée des États généraux : « Je n’ai jamais été partisan des États généraux, précisait-il. Cette résolution sera l’époque d’une dissension dans les trois Ordres et d’un trouble sans remède dans tout l’État. . . J’ai souvent dit au Roi : ne paraissez pas éloigné de convoquer vos sujets, mais retardez cette convocation le plus que vous pourrez : votre autorité ne peut qu’y perdre et votre Royaume qu’y gagner fort peu »[313]. Ce fut là en effet un des principes de base de la politique du principal ministre, du moins jusqu’aux « Édits de mai ». Solennellement promis pendant la séance royale du 19 novembre 1787 avant 1792, les États étaient en quelque sorte constitutionnalisés par l’Édit de mai ; ils devenaient un rouage essentiel de la vie politique. . . mais, et cela était capital, le ministère disposait de quatre années pour assainir les Finances et rénover les bases de convocation. Pour le reste, tout laisse penser qu’on avait la ferme intention de rester fidèle à la définition traditionnelle des pouvoirs de ce type d’assemblée, c’est-à-dire délibération sur les besoins publics et propositions de réforme ; il n’était nullement question que ces États eussent le pouvoir de s’assembler selon leur volonté ou même pussent tenir séance de façon continue ; la Monarchie restait fidèle au principe de l’« assemblée momentanée »[314]. Enfin rien ne laissait entrevoir la moindre volonté de supprimer la distinction des ordres.
La volonté de réforme, même ainsi limitée, n’en avait pas moins pour autant une portée considérable Deux types de solutions s’offraient aux responsables politiques : l’une faisait de la recherche historique le fil conducteur de toute rénovation, l’autre privilégiait la construction rationnelle. Il semble bien que le principal ministre ait été longtemps favorable à la seconde solution, du moins tant que les événements ne le contraignirent pas à prévoir une convocation très rapprochée.
Peu de temps après la publication des « Édits de mai » et alors que l’on s’employait encore à persuader les officiers judiciaires de la valeur de la réforme, Brienne avait en effet avancé l’idée, sans doute longuement méditée, de préparer la formation, aux côtés de la Cour plénière, d’ « une chambre basse, composée de députés propriétaires élus par les Assemblées provinciales, quand les administrateurs des États de province auraient opéré l’éducation politique d’un peuple jusque-là étranger aux affaires publiques »[315]. L’idée de réformer les mécanismes de représentation par l’établissement d’une pyramide d’assemblées « élémentaires » les unes des autres de la paroisse à la Nation n’est en fait ni très neuve ni très personnelle. C’est ce qui d’ailleurs en fait tout l’intérêt. Turgot et Dupont de Nemours avaient déjà présenté en 1776 des propositions en ce sens à Louis XVI dans leur fameux « Mémoire sur les municipalités » : « La grande municipalité du Royaume compléterait l’établissement des municipalités des premiers degrés ; ce serait le faisceau par lequel se réuniraient sans embarras dans les mains de Votre Majesté, tous les fils correspondant aux points les plus reculés du Royaume »[316]. L’idée était encore trop nouvelle pour ne pas paraître révolutionnaire ; le mémoire ne fut pas publié. Trois ans plus tard Le Trosne reprenait l’idée de couronner une hiérarchie d’assemblées locales à trois degrés par un « conseil national » élu pour quatre ans et siégeant en permanence ; son ouvrage fut censuré[317].
Mais l’idée paraissait trop séduisante pour qu’il fût possible de l’arrêter ainsi ; la création en 1778 des premières assemblées provinciales en Berry et en Haute-Guyenne faisait naître de grands espoirs ; on les comparait bien entendu aux États provinciaux et comme plusieurs de ceux-ci avaient déjà autrefois député directement aux États généraux[318] il n’était guère difficile d’arguer du précédent pour s’enthousiasmer sur les possibilités que pourrait offrir une généralisation des représentations locales : « Les assemblées provinciales devenues les états de chaque province et les états généraux devenus périodiques deviendront dans l’ordre de l’administration ce que les parlements ont été dans l’ordre de la législation »[319].
Turgot, Necker[320] puis Calonne[321] avaient chacun à leur tour et chacun selon ses moyens fait progresser l’idée de généraliser les assemblées provinciales à tout le Royaume. L’action des Notables et de Brienne fut décisive ; au mois de juin 1787 était publié le très important édit créant dans toutes les provinces dépourvues d’états, une ou plusieurs assemblées provinciales chargées d’asseoir et de répartir les impôts, de délibérer sur les questions d’administration publique et de présenter au roi les projets et réclamations jugés utiles ; des assemblées de district — ou d’élection selon les provinces — et de communauté chargées chacune à leur niveau des mêmes fonctions constituaient la base de ce système de représentation locale[322]. Toutes ces assemblées étaient « élémentaires » les unes des autres en ce sens que chacune puisait dans les assemblées qui lui étaient immédiatement subordonnées les membres qui devaient la composer. La représentation du Tiers était doublée au niveau des assemblées de district et de province[323]. La réforme avait trouvé en Brienne un défenseur zélé tant au sein de l’assemblée des Notables que plus tard au sein du ministère. L’archevêque ne pouvait guère oublier, alors que plus que jamais il était question d’États généraux, les séduisantes idées de Turgot et de Le Trosne en matière de représentation[324]. La solution était trop brillante et logique pour que cet homme, lié aux milieux intellectuels les plus éclairés, n’ait pas songé à l’intégrer dans ses projets politiques et à en faire partager les espoirs à ses relations les plus proches, tels son confident l’abbé Morellet et le marquis de Condorcet[325], tous deux ses collègues à l’Académie française.
L’un et l’autre adhéraient d’ailleurs pleinement à cette réforme[326]. Morellet quelque temps après la création des assemblées provinciales prenait à parti ceux qui demandent des États généraux, « la plus vicieuse et la plus fausse des représentations ne qu’ai jamais eu aucune Nation au lieu de nous laisser rasseoir et former des administrations provinciales » base d’une future représentation[327]. À l’automne 1787, alors que Brienne était devenu principal ministre, Morellet se félicitait de la tournure que prenaient les événements : « Nous sommes dans un moment de crise très intéressant pour notre Constitution. Je n’oserai encore. . . assurer qu’il résultera pour nous de l’état actuel une véritable représentation nationale substituée à nos Parlements qui ont toujours bien mal rempli cette fonction mais d’abord nous aurons sûrement des assemblées provinciales, qui amélioreront toute la partie de l’administration relative à l’impôt, qui est si intéressante pour le bien public. Cette représentation particulière, sans avoir peut-être d’abord le droit de résister à l’impôt, aura toujours une grande force de fait pour en arrêter les progrès ; enfin elle sera le germe nécessaire d’une représentation vraiment nationale, plus tôt ou plus tard, mais à mon avis nécessairement et infailliblement. Voilà dans ce moment-ci les vues et les espérances de tous les bons citoyens et des personnes éclairées et je crois que, dans le Ministère actuel, il y a des lumières et de l’amour du bien »[328].
Quant à Condorcet, déçu l’année suivante par la décision de procéder à une convocation rapprochée— et dans les grandes lignes, conforme aux principes traditionnels—des États généraux [329] il déplorait s’adressant à l’archevêque que tous ces beaux espoirs aient été déçus : « Malgré leurs défauts, vos Assemblées provinciales avaient. . . tous les avantages essentiels du plan de M. Turgot [330]. Leurs membres devaient être nommés par les citoyens ; il existait aussi trois ordres d’Assemblées correspondant les unes avec les autres ; chaque député à une Assemblée supérieure connaissait le vœu de l’assemblée qui représentait ses commettants, était, quoique toujours libre dans son opinion, obligé, en quelque sorte, de se conformer à ce vœu ou de ne s’en écarter que pour de grands motifs. . . Une Assemblée nationale était-elle nécessaire ? Elle sortait d’elle-même de ces Assemblées, soit qu’elles en élussent les membres, soit qu’ils fussent choisis par les Provinces ; elles auraient donné des instructions à nos représentants ; leur vigilance eût écarté d’eux la corruption, l’esprit de cabale, l’ambition, l’orgueil aristocratique » [331].
Telle est donc la filiation d’idées qui de Turgot à Brienne fait porter à l’établissement des assemblées provinciales les espoirs d’une régénération des systèmes de représentation ; trop de philosophes et d’hommes politiques s’y intéressèrent pour qu’il soit question de présenter la position de Brienne en cette matière comme une nouveauté. L’originalité du plan de l’archevêque n’apparaît que lorsqu’on prend en considération l’ensemble du projet ; on ne peut apprécier la fonction de chacun des éléments de son plan —Cour plénière, États généraux, hiérarchie d’assemblées locales, et hiérarchie des juridictions — sans faire référence à l’ensemble ; la synthèse politique apparaît alors d’une qualité remarquable.
2. L’indépendance de la Cour plénière Table des matières
Pour assumer la fonction qui lui était dévolue dans le plan prévu par Brienne — vérifier et enregistrer les lois générales, et juger les recours en réformation introduits par les juridictions inférieures — la Cour plénière devait présenter de nettes qualités de compétence et d’indépendance. L’équilibre des pouvoirs fondés sur le respect de la complémentarité fonctionnelle, clef de voûte de tout le système, en dépendait. Que la nouvelle cour soit recrutée comme un simple conseil et elle apparaîtrait immédiatement comme un rouage sans intérêt. Qu’elle apparaisse comme un corps de représentants et elle outrepasserait ses fonctions. Les possibilités de choix étaient réduites ; il semble que les rédacteurs de l’Édit de mai se soient appliqués à les rechercher et à la mettre en forme avec une certaine rigueur. On connaît l’insuccès de l’entreprise ; les contemporains présentèrent leurs solutions comme entièrement dictées par le besoin de trouver des remèdes peu coûteux à des difficultés immédiates. La remarque vraie pour certaines, est fausse pour la plupart d’entre-elles et en particulier pour les plus importantes qui paraissent au contraire marquées au sceau de la profonde logique du système que l’on projetait de mettre en place.
Face à la crise institutionnelle provoquée par l’opposition parlementaire deux types de solutions s’offraient au pouvoir royal ; l’une revenait à limiter de diverses façons le pouvoir de vérification des parlements—nous n’y reviendront plus—l’autre consistait à mettre en place des corps destinés à concurrencer soit directement soit indirectement l’action des parlements : telle était, en dépit de ses vicissitudes, la fonction du Grand Conseil ou encore celle de la Cour plénière créée en 1774 ; on sait qu’aucune de ces entreprises ne porta les fruits espérés. On avait certainement à l’esprit ces échecs lorsqu’on pensa en 1787 à faire couvrir de l’autorité d’une Assemblée de Notables un plan de réformes que les parlements projetaient déjà de repousser partiellement ; ici encore on échoua.
Les critiques qui s’abattirent sur ces institutions et qui, peu ou prou, furent la cause de leur échec, devaient servir les rédacteurs de l’Édit de mai. Comment songer à reconstituer un Grand Conseil nouvelle manière dont le personnel serait entièrement formé de gens du Conseil ? Comment écarter de la composition de la nouvelle cour les membres de la Grand’Chambre du Parlement comme on l’avait fait en 1774 pour la première Cour plénière ? Comment enfin ne pas tenir compte des critiques soulevées par le recrutement des membres de la récente Assemblée de Notables, nommés d’après le seul bon plaisir du ministère ?
La crédibilité de la nouvelle cour devait être fondée tant par la façon dont elle serait composée que par ses possibilités d’indépendance.
La composition de la Cour
« Dans la vue de composer notre Cour plénière de la manière à inspirer à nos peuples une confiance universelle nous y appelons les membres choisis parmi les premiers corps de l’état », ainsi s’exprimait le roi dans le préambule de l’édit[332]. Il n’y avait donc là aucune place pour une quelconque représentation du Tier ; d’ailleurs les membres de la Noblesse et du Clergé n’y siégeaient nullement en tant que représentants de leurs ordres respectifs, mais en raison de leur place dans la hiérarchie de l’État ; il ne s’agissait pas de représenter tout ou partie de la Nation, mais de défendre les intérêts de celle-ci et de conseiller le roi.
Par-là la Cour plénière se différenciait profondément d’une Assemblée de Notables, comme par exemple celle de 1787 où avaient été appelés des représentants des trois ordres, à condition qu’ils « soient gens de poids, dignes de la confiance du public et tels que leurs suffrages influent puissamment sur l’opinion générale »[333] ; on précisera cependant qu’en procédant au choix des vingt-cinq chefs municipaux chargés de défendre les intérêts du tiers, Calonne n’avait appelé que trois roturiers[334].
. Déjà à cette époque la sous-représentation du Tiers avait été critiquée ; des protestations identiques s’élevèrent après la parution de l’Édit de mai : « Considérant que l’établissement de la Cour plénière présente dans son organisation un défaut vraiment essentiel en ce que nous n’y avons ni député ni représentant ; que ce qui a donné lieu à une omission aussi importante n’est réellement qu’une erreur de fait ; que le souverain entendant toujours parler les parlements au nom de la nation a pu croire que nous étions compris dans cette dénomination. . . nous avons adressé notre présente réclamation au roi en le suppliant de retirer son édit portant rétablissement de la Cour plénière, puisque cette Cour plénière, n’est réellement plénière que pour la noblesse, soit d’épée, soit d’église, soit de robe » [335].
C’était là une remarque politiquement peut-être justifiée, mais juridiquement peu fondée : en cette fin d’Ancien Régime la distinction faite par les juristes et les historiens entre les assemblées de mandataires chargées de représenter et celles composées de conseillers ayant pour fonction de vérifier était assez nette et reconnue pour que ceux qui élaborèrent le texte eussent pensé que c’était là la position la plus logique qui pût être adoptée.
***
Composer ce qui devait en quelque sorte constituer l’aristocratie de l’État n’était pas chose facile : les reproches émis à propos de la création de la Cour plénière de 1774 pour la mise à l’écart ou la sous-représentation de certains corps étaient un exemple des difficultés qui ne manqueraient pas de surgir ; la sous-représentation des milieux parlementaires, en particulier du Parlement de Paris, avait été violemment critiquée, et la présence de gens du Conseil — « qui par leurs institutions ne sont appelés qu’à donner de simples avis » et « ne peuvent par état porter vrais et effectifs suffrages »[336] — contestée. Dans cette société où l’étiquette et les préséances jouaient un si grand rôle, l’entreprise risquait de raviver les oppositions et de renouveler certaines rancœurs ; la solution la plus logique et la moins contestable parut être de prendre pour cadre général la manifestation la plus solennelle de l’autorité royale, celle où étaient rassemblés les plus hauts dignitaires et les plus grands corps de l’État pour entendre la volonté du roi tenant son lit de justice. Peut-être était-ce déjà là une maladresse ? Mais la composition de ces séances extraordinaires ressemblait trop à cette aristocratie politique que l’on voulait réunir au sein de la Cour plénière pour que l’on n’eût pas songé à s’en inspirer ; on pensa qu’il eût suffit de transformer cette assemblée exceptionnelle en institution ordinaire pour que chaque dignitaire et chaque corps y eût reconnu sa place fixée par les usages. Rien ne marquait en effet mieux les rangs et les places que l’appareil imposant des lits de justice tenus par le roi devant le Parlement de Paris ; sous la présidence du souverain siégeaient d’abord les princes du Sang, les pairs de France et les maréchaux, puis à la suite du premier président du Parlement de Paris venaient les présidents au Parlement et les conseillers d’honneur, puis les gens de robe au Conseil, conseillers d’État et maîtres des Requêtes, puis le personnel parlementaire de second rang, présidents de Chambres et conseillers de Grand’Chambre ; ensuite étaient placés les chevaliers des Ordres royaux et les gouverneurs et lieutenants généraux des provinces, enfin « sur le surplus des bancs » étaient assis les conseillers des Enquêtes et des Requêtes au Parlement de Paris[337] . Au bas du trône prenaient place le grand chambellan, le grand écuyer, les capitaines du roi, le chancelier ou le garde des Sceaux et en contrebas, dans le parquet, le grand maître, les gens du roi au Parlement, trois avocats du roi et un procureur général. Les secrétaires d’État étaient placés à part.
Cette formation ne pouvait que servir de cadre général : les pouvoirs de la Cour plénière imposaient quelques retranchements et quelques additions. Il n’était pas question que tous les maréchaux ou tous les gouverneurs ou encore tous les maîtres des requêtes eussent voix délibérative. On fixa donc pour chaque corps un nombre fixe de représentants ; la limitation ne concernait ni les princes du Sang, ni les pairs, ni les membres de la Grand’Chambre ; tous étaient membres de droit. De même n’admit-on dans la nouvelle cour qu’une partie des personnes assistant au lit de justice au pied du trône ou dans le parquet — grands officiers de la Couronne, et un seul capitaine des gardes. Le greffier en chef du Parlement de Paris et les gens du roi conservaient leur place et leur fonction, sans voix délibérative évidemment. On ne parlait pas des secrétaires d’État. La plus importante modification, celle qui d’ailleurs porta un préjudice considérable à la réforme, aboutissait à l’éviction de tous les conseillers aux Enquêtes et aux Requêtes, avec leurs présidents de Chambres. Le garde des Sceaux s’en expliqua d’ailleurs lors du lit de justice du 8 mai : « Avant même que cette cour (de Parlement) fut composée d’un si grand nombre de magistrats, François Ier, Henri III, Henri IV et Louis XIII avaient senti le danger d’admettre la jeune magistrature aux délibérations de leurs parlements sur les affaires publiques. Ils avaient considéré, qu’étant exclue du jugement des causes (civiles ou criminelles) importantes, elle devait bien moins encore participer à la discussion de celles qui intéressaient l’État et où elle aurait dominé par le nombre »[338]. Enfin pour donner satisfaction aux parlements de Province et aux autres cours souveraines parisiennes, on appelait à siéger au sein de la Cour plénière un ou deux représentants de chaque cour. On procédait de même pour les hautes autorités de l’Église de France, sous représentée dans les lits de justice, en appelant quelques-uns de ses représentants— grand aumônier et quelques évêques et archevêques—; quatre « personnes qualifiées » complétaient la composition de la cour.
L’article 8 précisait que les places devraient être occupées « dans le même rang et dans le même ordre » que pour les lits de justice, les nouveaux venus membres du Clergé se plaçant à la suite des pairs ecclésiastiques, les personnes qualifiées à la suite des pairs laïques, les présidents et conseillers des parlements de Province à la suite de la Grand’Chambre du Parlement de Paris, et ceux de la Chambre des Comptes et de la Cour des Aides de Paris à la suite des parlementaires provinciaux[339]. C’était prévoir le détail en pensant qu’une solution avait été apportée à l’essentiel. On se rendit bien compte au moment de la publication de l’édit que l’exclusion des trois-quarts du personnel du Parlement de Paris serait difficilement acceptée, tant dans le milieu parlementaire on considérait peu la place réservée à la Grand’Chambre — cette « portion éminente de la magistrature »[340] — comme « une marque particulière de distinction et de confiance »[341].
L’inamovibilité des conseillers
Nombreux étaient les conseillers appelés à siéger, non en raison d’une nomination « intuitu personae », mais du fait de leur appartenance à un corps appelé dans son entier à participer. La distinction entre membres de droit et membres nommés passa inaperçue, de même que personne ne reconnut ou ne voulut reconnaître la portée capitale de cet article 4 qui assurait aux conseillers une totale inamovibilité. La formation de la cour dépendait trop du pouvoir pour qu’on eût pu douter que tous ses membres ne fussent soumis à son autorité, « les uns par le choix que les Ministres en feraient sous le nom du souverain, les autres par les places qu’ils occupent dans sa Maison ou son Conseil et tous par les grâces qu’ils en attendent »[342].
C’était très clairement accuser la nouvelle cour de n’être qu’un conseil privé ordinaire et non un conseil légal. « Au conseil de cabinet le roi admet, le roi éloigne qui bon lui semble. Au conseil légal, le roi ne peut appeler ni exclure personne »[343]. Comment dès lors admettre que le dépôt des lois puisse être confié à une telle assemblée ? « Le conseil du Prince n’est pas un dépôt convenable », estimait Montesquieu ; « il est par sa nature le dépôt de la volonté momentanée du Prince qui exécute et non pas le dépôt des lois fondamentales »[344].
Le procès d’intention développé tout au long de la « campagne des brochures » étouffa toutes les analyses juridiques. En fait les rédacteurs du texte, conscients de la distinction entre conseil légal et conseil privé, avaient mis en place les mesures les plus propres à assurer l’indépendance de la cour, tant ce ce qui concerne le statut des conseillers que la périodicité des réunions. Réunie de plein droit une fois par an au 1er décembre pour une durée de quatre mois[345] la nouvelle cour ne pourrait plus être accusée — comme cela avait été dit à propos de la Cour plénière de 1774 — d’être « une commission ménagée d’avance, prête à être assemblée et appliquée à toutes sortes d’objets qu’il conviendrait aux ministres très puissants de lui attribuer »[346]. Certes la tenue des assemblées extraordinaires[347] et la prorogation des réunions[348] dépendait de la seule volonté du roi, certes la cour n’était pas maîtresse de son ordre du jour, mais au fond des choses toutes ces restrictions entraient dans la logique du système monarchique ; étendre en ces domaines les pouvoirs de la cour eût été transformer le conseil légal en cour codétentrice de la souveraineté et changer la nature même du régime.
« Les membres de la Cour plénière seront irrévocables et à vie »[349] ; il s’agit là d’une des dispositions les plus essentielles du texte[350], mais aussi une de celles dont la portée est la plus difficile à définir. L’inamovibilité n’est qu’un principe de base, fortement affirmé, mais pouvant avoir des conséquences différentes selon les cas ; les contraintes de choix que le législateur s’est imposé dans l’article 2 créent des situations particulières parfois ambiguës ; analyser le processus de remplacement des membres décédés ou démissionnaires ne va pas sans difficultés. Il y a en effet contradiction entre la composition prévue par l’article 2 et l’évolution des situations particulières des conseillers : le maître des Requêtes peut en effet devenir conseiller d’État, l’évêque, archevêque, le maréchal peut accéder à la dignité de pair. . . La composition initiale était destinée, par le simple jeu des promotions, à être bouleversée. La logique aurait voulu que chacun fût remplacé par un personnage de rang et dignité identiques à ceux du prédécesseur lors de son entrée en fonction. Ce n’est là qu’une hypothèse, logique sans doute si l’on s’en tient à la lettre du texte, mais peu vérifiable. C’est surtout à propos des magistrats autres que ceux du Parlement de Paris que la contradiction paraît nette : ces « députés » sont en effet choisis pour « représenter les intérêts ainsi que les privilèges des provinces de leur ressort »[351] ; qu’advient-il de cette fonction de représentation en cas de changement de compagnie ? La logique aurait voulu que leur rôle de représentant l’emportât sur toute autre considération mais il y a là contradiction avec le principe de l’inamovibilité. On pourrait multiplier les questions sans pour autant avoir toujours beaucoup d’arguments pour y répondre. Il manque assurément ici les précisions indispensables pour apporter une solution à ces problèmes de promotion personnelle ou de remplacement.
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L’accession des premiers membres de droit à la Cour plénière ne soulevait guère de difficultés, les princes du Sang, les pairs, les membres de la Grand’Chambre étant bien évidemment tous nommément connus ; on prit néanmoins soin de définir de façon plus restrictive la Grand’Chambre afin d’en écarter les nombreux conseillers honoraires qui encombraient ses bancs. Il parut inutile de préciser les conditions d’accès à chaque corps : majorité et hérédité pour les princes et pairs, conditions d’âge et de recevabilité pour les conseillers et présidents de la Grand’Chambre ; il s’agissait là de questions trop dépendantes de la pratique coutumière ou déjà définies par des règlementations récentes pour que le législateur prît soin d’en rappeler les règles.
L’analyse à plus long terme du système de l’accès direct laisse au contraire apparaître plusieurs difficultés ; il faut ici distinguer le renouvellement des membres défunts ou démissionnaires de l’accession à la cour de nouveaux conseillers ; pour les membres nommés « intuitu personae » les deux questions étaient liées, l’accession ne pouvant se faire qu’en cas de remplacement à effectuer. Il en allait autrement pour les membres de droit.
On pouvait en effet se demander ce qu’il adviendrait des membres de la Grand’Chambre quittant le service actif et ne siégeant plus en cette chambre qu’en vertu de « lettres d’honoraires ». Les dispositions de l’article 2 étaient en effet formelles, les membres de la Grand’Chambre feraient partie de la Cour « sans qu’aucun pourvu de lettre d’honoraire puisse y être admis ». La clause était facilement applicable pour l’accession des premiers membres, mais l’étendre à tous les conseillers de la nouvelle cour appelés un jour à devenir des magistrats honoraires était bien évidemment totalement contradictoire avec le principe de l’inamovibilité affirmé à l’article 4. Comment penser que cette clause d’exclusion n’ait été établie autrement qu’en fonction de considérations présentes qui n’auraient plus lieu à l’avenir d’exister[352] ? Comment croire que le principe de l’inamovibilité ait été ainsi anéanti ? L’exclusion automatique de la Cour plénière des magistrats quittant le service judiciaire actif paraît trop peu conforme à la logique du système mis en place par l’Édit de mai pour être acceptée sans grandes réticences. Mais d’autre part, comment ne pas voir transparaître ici les arrières pensées politiques à court terme des promoteurs de la réforme préoccupés par l’immédiat et négligeant l’avenir ?
On s’était montré beaucoup plus clair sur l’accession à la cour par le moyen d’une séance en Grand’Chambre. Sans doute voulait-on rassurer les magistrats des Enquêtes et des Requêtes sur les possibilités d’une place au sein de la nouvelle cour ; Lamoignon avait fait miroiter cette promotion en leur promettant qu’ils seraient « tous appelés successivement par ordre d’ancienneté à cette cour auguste » et qu’ils ne subiraient pour cela que « les mêmes délais » auxquels ils étaient soumis pour siéger à la Grand’Chambre[353]. C’était peut-être promettre beaucoup, même en tenant compte des réductions d’offices prévues par la réforme judiciaire[354].
Pour les pairs, le principe de l’inamovibilité joint à celui de l’accès direct revenait à créer des charges de conseillers héréditaires. L’accès à la Cour n’était limité que par les règles régissant la succession des duchés-pairies[355] et par les conditions d’âge requises pour avoir voix délibérative[356]. Ni le remplacement, ni l’accession n’étaient donc automatiques ; l’absence de successeur, la minorité, pouvaient être des causes d’empêchement. Il en allait d’ailleurs de même pour les princes du Sang.
La composition de la Cour n’était donc invariable qu’en ce qui concerne les quarante-deux membres nommés « intuitu personae » et seulement quant au nombre, pas quant aux dignités qui pouvaient changer au fil des ans[357]. Elle était par contre soumise aux fluctuations pouvant affecter la composition du groupe des princes du Sang, des pairs et de la Grand’Chambre, soit du fait des règlements existants, soit des modifications apportées par le pouvoir dans la composition des corps ; c’est en effet du roi que dépendait le maintien ou bien la transformation des règles d’organisation des cours de justice, l’augmentation ou la réduction du nombre d’officiers ; c’est encore du roi que dépendait la création ou la suppression des pairies. Par ces moyens le roi aurait assurément pu influer directement sur la composition de la Cour plénière, moins en retranchant, car c’eût été porter atteinte au principe d’inamovibilité, qu’en ajoutant de nouveaux membres à la Grand’Chambre et en faisant de nouveaux pairs.
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Les promoteurs de la réforme ne s’intéressèrent guère à l’évolution à long terme de la nouvelle cour ; plusieurs défauts de conception le laissent clairement apparaître. Sans doute doit-on tenir compte ici autant de la complexité et de la nouveauté des problèmes posés que de la négligence de responsables politiques davantage préoccupés par les événements présents. La démarche du rédacteur reste essentiellement pragmatique et si l’impuissance ou la méfiance à aborder une question de façon théorique peut parfois laisser croire à une faute de conception, il ne faut pas pour autant conclure trop vite à l’irréflexion. Les conséquences de l’inamovibilité étaient trop complexes pour que le rédacteur eût voulu leur apporter une solution soit par l’énoncé d’un principe théorique peut-être dangereux soit par l’énumération de solutions concrètes critiquables dans leur détail. En ce domaine, il serait toujours temps de prévoir les solutions adéquates.
Tel n’était pas le cas de l’absentéisme qui risquait d’affecter les premières réunions et qui pouvait provoquer l’échec de la réforme par désertion d’une majorité des membres de la Cour, ou bien aboutir indirectement à un renforcement de l’opposition. Brienne avait en effet eu l’occasion de constater à diverses reprises depuis le mois de juin 1787 que de nombreux pairs, même parmi les plus favorables au maintien de l’autorité monarchique, ne s’étaient jamais déplacés au Parlement de Paris pour contrecarrer les activités de leurs collègues opposants[358]. Il n’ignorait pas non plus qu’il pourrait un jour avoir à faire face, dans le cadre d’une opposition combinée de la Magistrature, à un refus de participation de la Grand’Chambre et des seize membres des autres cours souveraines. Pour ces raisons il fut décidé que la Cour serait « suffisamment garnie et en état de rendre arrêt encore que plusieurs classes toutes entières des membres qui la composent n’assistent à la délibération »[359] ; et pour éviter que du fait d’un absentéisme trop fort la majorité ne soit détenue par une minorité d’opposants assidus, il était prévu qu’au cas où moins de la moitié des membres seraient présents on ferait appel aux membres du Conseil pris parmi les conseillers d’État et à défaut parmi les maîtres des Requêtes « suivant l’ordre de réception (au) conseil et ce dans un nombre suffisant pour qu’il y ait toujours dans ladite cour la moitié au moins du nombre de magistrats qui doivent la composer »[360].
En composant la nouvelle cour, Brienne savait par avance qu’il ne devrait pas attendre une docile servilité de la part des membres de droit, pairs et conseillers de Grand’Chambre principalement ; il avait pu constater depuis quelques mois combien certains étaient ouvertement hostiles aux entreprises ministérielles. Certes, la partie plus virulente de l’opposition, les conseillers des Enquêtes et des Requêtes, était écartée, mais il subsistait parmi les membres de droit de forts éléments d’opposition, qui, même s’ils ne se manifestaient pas toujours avec éclat, n’en constituaient pas moins pour autant un dangereux potentiel.
Derrière le duc d’Orléans, prince du Sang, opposant parfois irrésolu mais porteur d’un grand nom, Montmorency-Luxembourg, Praslin, Aumont, Béthune-Charost, tous ducs et pairs de France, s’étaient engagés dans la voie de l’opposition ouverte, bientôt suivi par Uzès, La Rochefoucauld et Luynes[361]. Encore ne s’agissait-il là que des plus engagés, il en était bien d’autres qui pouvaient venir à l’occasion grossir ce premier groupe.
À la Grand’Chambre, parmi les présidents à mortier, souvent comblés de faveurs par le gouvernement, on pouvait tout de même trouver deux opposants déclarés, Pinon et Le Pelletier de Saint-Fargeau[362] ; quant aux conseillers de Grand’Chambre ils paraissaient dociles mais leur passivité était peut-être davantage de la prudence que de l’approbation. On vit d’ailleurs à l’occasion de la réunion du 9 mai qu’ils étaient capables de s’en tenir fermement à leur résolution, même la plus extrême[363].
Avant la mise en place de la cour, Brienne savait donc qu’il lui faudrait compter avec une minorité d’opposition forte d’une trentaine de conseillers — sur une centaine de membres de droit — . . . à condition qu’on ne fasse pas de mauvais choix parmi les membres nommés ! C’était peu, mais cela pouvait s’avérer extrêmement dangereux si par un absentéisme massif des éléments modérés la participation devait se réduire à moins de la moitié des membres, c’est-à-dire à un chiffre voisin de soixante-dix personnes ; l’opposition pouvait dès lors devenir majoritaire à la première circonstance favorable. Les mesures prises à l’article 7 pour assurer le remplacement des conseillers défaillants ne s’expliquent pas autrement.
De tels calculs n’avaient de valeur qu’à court terme. Avec le temps l’opposition aurait été remodelée, élargie même. Telle est du moins la leçon que l’on peut tirer de l’expérience des Notables de 1787 qui, soigneusement choisis par le ministère Calonne, avaient pourtant provoqué sa chute. « Les notables ont-ils cédé aveuglément aux projets du ministère ? demandait un auteur anonyme. Non. Pourquoi voulez-vous que la Cour plénière ne fasse pas de même »[364]. Point de vue au demeurant très logique que l’avocat Linguet analysait ainsi : « Quelque mauvaise opinion que l’on soit en droit d’avoir des corps en général, il est difficile cependant de se persuader, qu’en ce moment surtout, sous les yeux d’une Nation éclairée et prévenue, aigris peut-être, une association des délégués de toute la Magistrature, des dignitaires les plus distingués dans l’ordre ecclésiastique, d’une partie des chefs de l’ordre militaire, enhardis, échauffés par l’appareil même d’une cérémonie substituée à d’autres formalités longtemps chères aux peuples, ayant tous fortune faite et une considération acquise, ne pouvant plus guère prétendre qu’à cette gloire que produit l’estime publique et trouvant l’occasion de se l’assurer par la résistance à des impulsions qui contrarieraient le vœu commun des peuples, se renfermât dans un silence déshonorant et un acquiescement servile »[365].
L’indépendance étant pour un corps politique la première condition de sa puissance ce même Linguet précisait ailleurs « qu’en très peu de temps cette cour aurait pu devenir un colosse bien plus formidable à l’autorité que tous les parlements ensemble »[366] ; à quoi on peut ajouter l’opinion de Séguier pour qui la nouvelle cour était « un véritable colosse de puissance, d’argile dans le principe, mais qui pouvait un jour se changer en airain et couvrir de son ombre ou écraser de son poids le trône aux pieds duquel il avait été élevé »[367] ; d’airain elle serait « l’écueil de l’autorité royale », d’argile, « le tombeau de la liberté publique »[368].
3. Assemblées représentatives et juridictions locales
Ce siècle, ennemi des préjugés et des contraintes inexplicables, fut passionnément rationaliste ; mais les armes de la raison n’étaient pas les mêmes pour tous ; il n’y avait assurément aucun point commun entre ceux qui pensaient trouver dans une meilleure connaissance de l’histoire les principes d’une réorganisation politique et ceux qui plaçaient tous leurs espoirs dans une construction entièrement nouvelle, géométrique et harmonieuse. Chacun était trop fermement convaincu de la supériorité de sa méthode et de son système d’explication. Découvreurs ou faiseurs de systèmes, tous partageaient cependant le même optimisme résolu et la même condescendance intellectuelle envers ceux qui se chargeaient d’appliquer tout ou partie du système proposé.
Turgot, Necker, Calonne, Brienne furent ainsi critiqués par tous les penseurs de profession qui déploraient de voir de beaux systèmes altérés par de basses contraintes politiques ; l’altération n’était pourtant le plus souvent qu’adaptation aux conditions de temps et de lieu et qu’accommodement entre la volonté de changement et les impératifs de la tradition. Peut-être bon nombre de réformes de l’époque, soutendues par des principes et des explications divergents, portaient-elles déjà en elles le germe de leur échec. C’est certainement le cas des « Édits de mai » et plus généralement de l’œuvre de Brienne et de son ministère ; prétendre retourner aux sources de la Monarchie et affirmer le désir de protéger la Constitution traditionnelle, placer toutes les actions sous le signe dominant de la raison, de la simplification ou de l’efficacité et répéter qu’il n’était nullement question de porter atteinte aux privilèges des individus ou des communautés était assurément le meilleur moyen de faire peur à tout le monde sans satisfaire beaucoup de personnes. Les jugements des contemporains sont l’écho de cette insatisfaction générale ; personne ne songea à faire ressortir le lien profond unissant plusieurs de ces réformes entre elles ; ce fut en particulier le cas pour l’Édit de juin 1787 établissant des assemblées locales, l’Ordonnance de mai 1788 sur la réorganisation judiciaire et l’Édit portant rétablissement de la Cour plénière.
La complémentarité fonctionnelle des hiérarchies d’assemblées et de juridictions locales
L’ensemble formé par l’Édit de mai et les réformes qui doivent lui être directement rattachées — création de hiérarchies d’assemblées locales et réorganisation des structures judiciaires—apparaît, lorsqu’on s’oblige à une telle analyse, comme une synthèse remarquable, entre d’une part l’esprit de raison et l’analyse pragmatique et d’autre part l’enracinement historique et la présentation géométrique.
Ces trois réformes fondamentales sont en effet d’abord simplification et rationalisation des formes préexistantes—suppression de la hiérarchie judiciaire à deux principaux degrés, unification et généralisation des méthodes de représentation et d’administration locale — , ensuite volonté de rétablir un ordre institutionnel altéré par des siècles de mésusage — retour à l’enregistrement unique, rétablissement des États généraux, rapprochement de la justice des justiciables, rétablissement des représentations locales, là où elles avaient disparu. Très fortement marquées par l’esprit de raison, mais aussi par l’esprit d’observation du Siècle ces réformes laissent apparaître par-delà leurs qualités propres une remarquable cohérence.
L’inventaire des données mérite sans doute d’être très brièvement rappelé : L’Édit de mai définit la complémentarité fonctionnelle entre Cour plénière et États généraux — préambule, articles 11, 12 et 13 — , précise la structure de la Cour plénière — articles 2 à 7 — , et définit les attributions législatives des cours et des juridictions supérieures — articles 16, 17 et 18 —; la structure de ces cours et juridictions est précisée par l’Ordonnance sur la justice de mai 1788 — articles 1 et suivants — ainsi que par tous les textes réorganisant les cours du Royaume ; l’Édit de juin 1787 précise la structure et la fonction des différents types d’assemblées locales, provinciales, de district ou municipales ; il faut enfin lier, sur la base du projet de Brienne et de toutes les intentions déjà manifestées en cette matière, ces hiérarchies d’assemblées locales aux États généraux du Royaume. L’analyse s’articule autour de la distinction déjà opérée entre les fonctions de défense et de représentation.
Chacune de ces fonctions n’est en effet pas seulement assumée par un seul organe, Cour plénière ou États généraux mais par une hiérarchie de structures soit administratives et représentatives, soit judiciaires et législatives. La hiérarchie des cours et juridictions, compétente en matière de « police civile » avait pour fonction « d’assurer l’exécution des lois et le maintien de l’obéissance civile »[369] ; la hiérarchie des assemblées locales compétente en matière de « police économique » avait pour tâche de s’intéresser principalement « aux moyens de richesse et de prospérité publique et de présider à tout ce qui peut les accroître ou les multiplier »[370] : « Les dites assemblées provinciales seront par elles-mêmes ou par les assemblées qui leur seront subordonnées chargées, sous notre autorité et celle de notre conseil, de la répartition et assiette de toutes les impositions foncières et personnelles, tant de celles dont le produit doit être porté en notre trésor royal, que de celles qui auront lieu pour chemins, ouvrages publics, indemnités, encouragements, réparations d’églises et de presbytères et autres dépenses quelconques auxdites provinces, ou aux districts et communautés qui en dépendent. Voulons que lesdites dépenses, soit qu’elles soient particulières à quelque district ou communauté soient suivant leur nature, délibérées ou suivies, approuvées ou surveillées par lesdites assemblées provinciales ou par les assemblées ou commissions qui leur seront subordonnées, leur attribuant sous notre autorité et surveillance, ainsi qu’il sera par nous déterminé, tous les pouvoirs et facultés à ce nécessaire »[371]. . . « Il sera loisible auxdites assemblées provinciales de nous faire toutes représentations et de nous adresser tels projets qu’elles jugeront utiles au bien de nos peuples. . .[372] ».
Il eût été étonnant que Loménie de Brienne, partisan convaincu de ce système d’assemblées locales, chargé de mettre en œuvre cette réforme durant l’été 1787 et sous la responsabilité duquel furent publiés du 5 juillet 1787 au 10 août 1788 les divers règlements d’application pour les différentes provinces du Royaume[373], n’ait pas eu présents à l’esprit tous ces éléments lorsqu’il conçut quelques mois plus tard de réorganiser la procédure de transmission et de réformation des lois ; la complémentarité fonctionnelle résultant des articles 16 et 17 de l’Édit de mai 1788 et des articles 2 et 5 de l’Édit de juin 1787 est trop nette pour ne pas être le produit d’une démarche rationnelle ; elle est une réplique trop exacte de celle existant au niveau national entre la Cour plénière et les États généraux pour qu’on ne songe pas à faire les rapprochements qui s’imposent[374].
Il s’agit bien de deux hiérarchies parallèles distribuant l’une du roi vers ses sujets l’autorité législative, l’autre des sujets vers le roi les moyens de gérer et d’administrer. Aux représentations des juridictions correspondent celles des assemblées provinciales ; à la reconnaissance de la nécessité de lois particulières pour certaines régions correspond dans les matières fiscales la distinction entre finances locales et transferts au Trésor royal[375].
Tel est le plan général de réforme de l’État qui apparaît d’après les principales actions et intentions de l’archevêque ; sa logique interne est assez nette et sa forme harmonieuse pour apparaître comme une des plus profondes synthèses politiques de l’Ancien Régime.
Le plan d’ensemble
Présentation schématique composée à partir de l’Édit de juin 1787 sur les assemblées provinciales, de l’Ordonnance de mai 1788 sur la réorganisation de la justice, de l’Édit de mai 1788 sur la Cour plénière et des projets de convocation des États généraux.
Roi
Fonction de « Défense » Fonction de « Représentation »
Hiérarchie descendante des lois Hiérarchie ascendante des contributions
Remontrances Enregistrement Doléances Consentement à l’impôt
Cour plénière Etats généraux
« Chambre haute » « Chambre basse »
1. Parlements et cours souveraines 1. Etats provinciaux et Assemblées provinciales
2. Grands bailliages et présidiaux 2. Etats particuliers et Assemblées intermédiaires
3. Justices royales et seigneuriales 3. Assemblées communales
La carte administrative et judiciaire née des Édits de juin 1787 et de mai 1788 : orientations générales[376]
L’échec de l’entreprise ne permet évidemment pas d’analyser la mise en œuvre de cette complémentarité fonctionnelle aux niveaux tant national que local. Est-ce à dire qu’il faille en rester au plan de l’exposé des principes ? Certes pas puisqu’on avait pour la réforme des assemblées locales et la réorganisation des ressorts judiciaires dépassé le stade des intentions. Confronté à l’épreuve des faits le système laisse même apparaître une logique renforcée. Il n’est qu’à se pencher sur les grandes lignes de la carte administrative et judiciaire née des Édits de juin 1787 et mai 1788 ; on constatera que bien souvent au niveau des grands bailliages et des assemblées provinciales le principe de la complémentarité fonctionnelle aboutit à placer côte à côte dans la même ville et parfois à la tête d’une même circonscription, une juridiction supérieure et une assemblée provinciale[377].
La portée de cette complémentarité peut en effet être appréciée de deux façons ; l’une consiste à faire l’inventaire de toutes les situations dans lesquelles une même ville est à la fois siège de grand bailliage et d’assemblée provinciale — voire aussi de cour souveraine — quelle que soit l’étendue du ressort ou de la circonscription ; l’autre met l’accent sur l’identité des différents découpages administratifs et judiciaires.
Parmi les trente-huit villes siège d’assemblée provinciale ou d’états provinciaux — ou destinés à l’être — neuf seulement étaient dépourvues de grand bailliage — Angers, Arras, Bastia, Colmar, La Rochelle, Lille, Montpellier, Nevers, Strasbourg et Valenciennes. Inversement, parmi les quarante-sept sièges judiciaires érigés en grand bailliages, seize villes demeuraient dépourvues d’assemblée représentative[378] . On notera que les effets de la complémentarité étaient faussés dans treize cas par la présence dans une même ville d’une cour souveraine pouvant concurrencer partiellement en fait, sinon en droit, le grand bailliage[379].
Les questions soulevées par l’analyse des différents ressorts et circonscriptions sont assurément plus complexes. Les difficultés sont ici de deux ordres : les unes sont inhérentes aux découpages administratifs et judiciaires de l’Ancien Régime ; elles se répercutent au plan de la formation des assemblées provinciales et des grands bailliages ; les généralités ont servi de cadre à la mise en place des assemblées représentatives, le découpage des ressorts des grands bailliages s’inscrit au contraire dans le cadre des ressorts des parlements. L’organisation des différentes circonscriptions a donc été effectuée en fonction de deux schémas de base parfois très différents ; ceci suffit à rendre impossible toute approche générale.
Le second aspect de la complexité concerne la politique d’établissement des grands bailliages et des assemblées représentatives ; dans les deux cas des possibilités d’adaptation étaient prévues. Pour les assemblées et états provinciaux on demanda en plusieurs cas aux représentants locaux de préparer eux-mêmes les projets de règlement tant en ce qui concerne la forme de l’assemblée que l’étendue de la circonscription. La procédure mettant en jeu des intérêts locaux complexes fut longue ; de nombreuses retouches furent apportées aux projets initiaux ; dans plusieurs cas l’accord ne s’était pas encore fait au printemps 1788[380]. Pour les grands bailliages la possibilité de corriger les limites des différents ressorts était expressément prévue par l’article 60 de l’Ordonnance sur la justice[381] ; il ne fait guère de doute que si ces juridictions avaient pu être mises en place, plusieurs ressorts auraient par la suite fait l’objet de corrections. On remarquera que l’« État des grands bailliages »[382] annexé à l’Ordonnance sur la justice introduit plusieurs modifications qui tendent toutes à atténuer la complexité des découpages initiaux soit en évitant que le ressort du grand bailliage ne dépende de deux parlements différents, soit en faisant plus exactement correspondre les limites du grand bailliage avec celles de la généralité dans laquelle il a été établi. Les similitudes et correspondances qu’il est possible de mettre en évidence doivent donc être davantage considérées comme des exemples de rationalisation et d’harmonisation des découpages administratifs et judiciaires, que comme de simples exceptions.
Les circonscriptions administratives et les nouveaux ressorts judiciaires sont pratiquement identiques dans dix cas — grands bailliages et assemblées provinciales d’Orléans, Amiens, Bourges, Soissons, Riom, Lyon, Rouen, Alençon et Caen[383] —; on peut considérer que l’Alsace, où n’avait pas été formé de grand bailliage, se trouve dans la même situation, le conseil souverain de Colmar en tenant lieu aux côtés de l’assemblée provinciale de Strasbourg ; il en est de même des conseils d’Arras et de Bastia pour l’Artois et la Corse, provinces où n’avaient été établies ni assemblée provinciale, les traditionnelles assemblées représentatives en tenant lieu[384], ni grand bailliage. L’homogénéité des ressorts des cours parut en effet assez nette pour exclure ces provinces de la réforme des grands bailliages.
Dans onze cas — généralités de Paris, Châlons sur Marne, Tours, Bordeaux, Auch, Montpellier, Aix, Grenoble, Dijon, Besançon et Rennes—la circonscription de l’assemblée représentative correspond à deux ou trois grands bailliages ; vingt-sept juridictions supérieures étaient concernées.
Dans deux cas — Moulins et Douai — , c’est au contraire le ressort du grand bailliage qui s’étend sur deux généralités ; pour huit juridictions nouvellement créées — Montauban, Angoulême, Limoges, Perpignan, Pau, Nancy, Mirecourt et Metz — les chevauchements administratifs et judiciaires sont trop importants pour que la complémentarité fonctionnelle puisse pleinement s’exercer ; ceci correspond à deux séries de situations : les unes sont liées au découpage administratif des régions situées aux limites des parlements de Paris, Toulouse et Bordeaux ; les autres concernent des provinces récemment rattachées au Royaume, parfois par étapes successives et bénéficiant de privilèges multiples et parfois très particuliers.
Il faut enfin noter que cinq généralités—Aix, Grenoble, Dijon, Besançon et Rennes — dans lesquelles avaient été établies deux ou trois grands bailliages selon les cas, correspondaient assez exactement au ressort de cinq parlements. Dans ces cas l’homogénéité des ressorts des cours souveraines pouvait leur permettre de jouer un rôle important aux côtés de l’assemblée représentative provinciale, atténuant ainsi les pouvoirs des grands bailliages de la province[385] 385 ; la situation est encore plus nette pour trois conseils supérieurs (Arras, Bastia et Colmar) non concurrencés par la présence d’un grand bailliage dans leur ressort.
Dans un même ordre d’idée, deux parlements—Douai et Pau—et un conseil souverain, Perpignan, bien que concurrencés par un grand bailliage unique, pouvaient espérer conserver une certaine prééminence aux côtés des représentations locales. Les ressorts judiciaires respectifs des grands bailliages et des cours étaient cependant assez différents pour soulever des problèmes. Il est difficile de prévoir quelle juridiction, du grand bailliage ou de la cour souveraine, aurait été l’interlocuteur privilégié de l’assemblée représentative, d’états ou provinciale.
Dans tous les autres cas—parlements de Paris, Toulouse, Bordeaux, Metz, Nancy et Rouen — , la division des ressorts parlementaires en plusieurs grands bailliages et assemblées provinciales et les chevauchements des circonscriptions[386] devaient entraîner à court terme un affaiblissement des cours.
Tous ces rapprochements sont sans doute assez sommaires. Mais il est difficile d’approfondir le raisonnement ébauché ci-dessus dans la mesure où il ne semble pas qu’en procédant à la réforme des circonscriptions judiciaires dans le courant de l’hiver 1787 et au printemps 1788 la Chancellerie ait cherché systématiquement à faire correspondre les ressorts judiciaires avec les nouvelles administrations provinciales ; cela aurait d’ailleurs été impossible tant cette réforme connaissait en plusieurs provinces des difficultés. On peut considérer que les corrections auraient été faites dans les deux sens : création d’assemblées provinciales partout où des considérations, historiques, culturelles ou économiques l’auraient justifié, et pas seulement une par généralité ; la création d’une seconde assemblée provinciale en Hainaut et la division de la Généralité de Moulins peuvent être considérés comme les signes précurseurs de cette orientation. L’autre série de corrections aurait concerné la réorganisation des ressorts judiciaires en fonction des nouvelles circonscriptions administratives, mais le poids des contraintes coutumières était assez fort pour inciter à la prudence ; l’affaiblissement des parlements était à cet égard une condition préalable et essentielle pour mener à bien une telle opération.
L’intention de mettre fin à l’enchevêtrement judiciaire et administratif du Royaume n’a jamais été proclamée ; il faut donc écarter l’hypothèse d’une volonté de rationaliser à bref délai l’administration locale de la France ; il n’en reste pas moins de puissantes raisons de croire que le mouvement était amorcé ; la mise en œuvre de la complémentarité fonctionnelle entre grands bailliages et assemblées provinciales n’aurait pu que l’accentuer. Les concordances déjà décelées étaient destinées à se multiplier sous l’action du gouvernement ou des responsables locaux.
Sans doute ces concordances sont-elles le plus souvent davantage le résultat de données topographiques, économiques, humaines ou historiques que de la volonté des agents chargés de procéder aux délimitations ; sans doute serait-il hasardeux d’en rechercher les signes jusqu’au niveau des présidiaux et des assemblées de département. Cela n’enlève rien aux conséquences pouvant résulter de telles situations. L’identité du ressort multiplie les effets de la complémentarité fonctionnelle ; les cas où une même ville était destinée à devenir pour une même circonscription à la fois le siège d’un grand bailliage et d’une assemblée provinciale n’étaient pas si rares pour qu’on puisse négliger les résultats qu’auraient pu avoir sur le plan pratique les conceptions de Brienne. Que l’on puisse parvenir à reconstituer, même partiellement, le système général décrit plus haut de façon théorique montre également combien il était peu une création intellectuelle et combien il faisait corps avec la réalité nationale.
Conclusion
Il ne semble pas que Brienne ait espéré mettre en œuvre ce projet sans aménagements profonds plus tard que la fin du mois de juin 1788 ; les rectifications qui furent apportées à partir de cette époque et jusqu’à la fin de son ministère — 25 août 1788 — portèrent sur le délai de convocation des États, la procédure de nomination des députés et le report de la première réunion de la Cour plénière. L’Arrêt du Conseil du 5 juillet qui annonçait l’ouverture d’une vaste enquête sur les procédures de convocation anciennement utilisées dans chaque province, stipulait que les résultats devaient en parvenir au Conseil au plus tard dans les deux premiers mois de l’année 1789[387] ; même si la date de convocation n’était pas encore fixée et même si cela peut être considéré comme une manœuvre dilatoire du principal ministre pour soulever toutes les difficultés d’une procédure archaïque, il semble bien que l’on se tienne prêt à convoquer les États généraux avant 1792. Enfin on prenait soin de préciser pour éviter toute ambiguïté, que le droit de députer aux États généraux n’appartenait qu’aux États provinciaux et qu’il ne saurait être question qu’on l’étende aux assemblées provinciales[388].
L’arrêt du Conseil du 8 août fixant la réunion au 1er mai 1789 met définitivement fin à tous les doutes ; les mécanismes de base des anciennes procédures de convocation étaient remis en application : ainsi prévoyait-on de réunir avant le printemps 1789 « les États provinciaux dans les provinces où ils existent et (de) les rétablir dans quelques provinces où ils étaient suspendus »[389]. Enfin ce même arrêt suspendait le rétablissement de la Cour plénière jusqu’à l’année suivante ; sa convocation était prévue « cinq mois au plus » après la convocation des États c’est-à-dire au plus tard en septembre 1789. Entretemps aucune loi générale ne pouvait être transmise à cette cour.
Le plan de Brienne, fondé avant tout sur l’apprentissage progressif des responsabilités publiques et l’équilibre des pouvoirs de proposition et de vérification s’effondre après les concessions de ces deux arrêts du Conseil. On retrouvera quelques traces de ce plan d’ensemble au printemps 1789 dans les propositions de Moreau et des princes d’abord qui insistaient pour que l’on plaçât pendant la durée des États généraux l’autorité du roi « à l’abri et sous le canon du Parlement » non sans avoir préalablement tout fait pour renforcer cette cour de la présence effective des pairs et des princes du Sang[390] ; dans le projet de Necker ensuite, formulé lors de la séance d’ouverture des États généraux du 5 mai et visant à accorder le choix d’une partie des représentants de la Nation aux États particuliers de chaque province[391].
AVEC L’ÉCHEC DE LA COUR PLÉNIÈRE le projet de réformer l’État s’écroulait ; un discrédit total plongea l’entreprise dans l’oubli. Ainsi s’envolaient en fumée toutes ces recherches sur la Constitution française et tous les essais faits pour tenter d’en restituer et d’en fixer les dispositions essentielles. L’ultime tentative que fit l’infatigable Jacob-Nicolas Moreau au mois de février 1789, pour souligner l’obligation— historique pourrait-on dire—de mettre en place aux côtés des États généraux, une cour unique d’enregistrement resta sans écho ; la proposition ressemblait trop à cette fameuse Cour plénière tant décriée par tous pour qu’il eût pu en aller autrement. Le discrédit était d’ailleurs tel que Moreau lui-même se défendait de la vouloir ressusciter[392] 392 ! Les contraintes du droit historique disparaissaient ; le temps des constructions rationnelles et géométriques était venu ; Joseph de Maistre pouvait dénoncer la dérisoire prétention des hommes de « faire une constitution comme on fait une montre ».
Le poids des institutions existantes interdisait, au moins dans l’immédiat, tout bouleversement radical. Mais déjà, dès le début de l’année 1789, Calonne réfugié à Londres après sa disgrâce proposait au roi un projet qui, bien que s’inspirant largement de la Constitution traditionnelle, introduisait bon nombre d’apports techniques et même institutionnels qui lui étaient étrangers[393] 393 ; certes la souveraineté royale restait intacte, certes États généraux et parlements restaient les éléments essentiels de son projet, mais leurs pouvoirs avaient été réaménagés de façon considérable ; la division des États généraux en deux chambres selon le modèle anglais prouvait d’ailleurs que Calonne était resté insensible aux conclusions auxquelles près d’un siècle de recherches avait permis d’aboutir et qu’il n’avait pas perçu les correspondances les plus élémentaires existant entre la Chambre des Lords et les parlements de France.
La confusion était d’ailleurs la marque non équivoque d’une rupture ; elle commençait à se répandre au plus grand détriment des institutions qui par origine, sinon par nature, pouvaient prétendre devenir la chambre haute d’un futur régime constitutionnel. L’affirmation péremptoire d’un auteur anonyme identifiant « le parlement de la Nation anglaise » aux « États généraux de la Nation anglaise »[394] était par son caractère spécieux bien faite pour dérouter les esprits et accroître la confusion. Les rédacteurs des cahiers de doléances cherchèrent pourtant peu dans l’imitation des institutions anglaises un remède aux problèmes constitutionnels ; seuls quelques-uns proposèrent d’établir un système bicaméral calqué sur le modèle anglais[395] ; mais dès les premières réunions du premier Comité de Constitution de la Constituante on se rendit bien compte qu’il s’agissait moins de réaménager la Constitution traditionnelle que de trouver une solution qui permît d’appliquer le nouveau principe de séparation des pouvoirs tout en protégeant, dans la mesure du possible, le pouvoir du roi. La solution anglaise parut à beaucoup comme la plus adéquate sinon la plus séduisante ; l’explication de Lally-Tollendal est restée célèbre : « Un pouvoir unique finira par tout dévorer ; deux se combattront jusqu’à ce que l’un ait écrasé l’autre ; trois se maintiendront en équilibre. Mais pour maintenir ce résultat il faut que chacune des chambres ait un intérêt particulier, indépendant de l’intérêt général qui leur est commun et une composition différente en même temps qu’elles font partie d’un même tout. Si toutes deux étaient formées de la même manière, ce ne serait en réalité qu’un seul corps, qu’un seul esprit, qu’un seul pouvoir »[396].
C’était peut-être au fond des choses décrire de façon claire, logique et pratique, ce que les tenants du droit historique avaient jusque-là ressenti de façon confuse ; définissant les droits respectifs et complémentaires « du roi, du peuple et du placité général », les officiers parisiens rédacteurs des Remontrances du 22 novembre 1787 expliquaient déjà en termes différents un mécanisme identique[397] et ce n’aurait pas été porter atteinte à l’esprit de l’Édit de mai que de présenter de cette façon son bicamérisme très différencié et ses techniques de participation au pouvoir législatif. Mais qu’importe la ressemblance ; il n’était pas dans la volonté des Constituants de rattacher leur construction aux conclusions du droit historique ni d’en reprendre la méthode de recherche. Dès le 9 juillet Mounier avait donné le ton : « Où donc ceux qui croient à l’existence de cette constitution prétendent-ils la trouver ? Est-ce dans les assemblées tumultueuses du champ de mars et du champ de mai, sous la première et la seconde race ? Est-ce dans les châteaux, dans les réunions où les représentants du clergé, de la noblesse et des communes, appelés à de longs intervalles pour fournir des subsides au prince, présentaient des requêtes, des doléances et se laissaient interdire le droit de délibérer par arrêt du conseil ? . . . »[398]. Une page était tournée ; une autre le serait bientôt avec l’échec des monarchies ; toute ressemblance même fortuite avec les constructions constitutionnelles élaborées l’année précédente s’évanouissait.
Le droit historique, sinon en tant que méthode de recherche constitutionnelle, du moins en tant qu’explication devait réapparaître sous forme de résurgence dans la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814[399]. On a trop souvent souligné, et même raillé, cette volonté un peu vaine de « renouer la chaîne des temps »[400] pour qu’il soit utile ici de rappeler les expressions et manifestations qui de l’invocation de « la divine Providence » au « renouvellement de la pairie » jalonnent son préambule. Les proclamations de fidélité de Louis XVIII à l’« antique et sage constitution », « arche sainte » d’une future Restauration[401]ne pouvaient guère être considérées que comme de simples déclarations d’intention ; une grande part de l’acquis révolutionnaire demeurait et l’inspiration anglaise qui marquait le projet sénatorial, auquel les commissaires de Louis XVIII se rallièrent, contribuait peu à accréditer toute cette argumentation historique.
Quelques rares auteurs tentèrent non sans mal de rapprocher la Charte de l’ancienne Constitution ; l’ouvrage d’Adrien de Calonne est sans nul doute le plus significatif, mais ses abondantes explications sur l’antique liberté des Francs, sur la protection des droits individuels, l’affranchissement des communes, sur le droit du peuple à consentir à l’impôt et à voter la loi restèrent sans grand écho. « Lex consensu populi fit et constitutione regis », la maxime paraissait usée par toutes les interprétations auxquelles elle fut soumise pendant les mois précédant la réunion des États généraux[402] ; ce n’était décidément pas de cette façon que l’on démontrerait la filiation affirmée dans le préambule de la Charte entre la Chambre des députés et « ces anciennes assemblées des champs de mars et de mai et ces chambres du Tiers État qui ont si souvent donné à la fois des preuves de zèle pour les intérêts du peuple, de fidélité et de respect pour l’autorité des rois »[403].
Les arguments développés par Henrion de Pansey[404] pour rattacher la nouvelle Chambre des pairs à l’ancienne Pairie n’eurent pas davantage de succès ; ce n’était assurément pas en reprenant les explications de Le Laboureur, passées de mode depuis longtemps, qu’on avait beaucoup de chances de plaire ; ce n’était pas non plus en oubliant que la structure politique chargée d’accueillir les pairs était non l’Ordre de la Noblesse mais bien le Parlement de Paris-Cour des pairs, qu’on avait beaucoup de chances de convaincre[405] ; ce n’était pas la présence de quelques vingt-huit pairs d’Ancien Régime dispersés dans une assemblée de cent cinquante-quatre membres qui faciliterait la preuve d’une telle filiation[406]. Là encore la démonstration ne pouvait satisfaire que les convaincus. Madame de Staël avait assurément de bonnes raisons de s’interroger sur l’existence d’une Constitution avant la Révolution[407] et Duvergier de Hauranne ne manqua pas quelques décennies plus tard de critiquer cette « archéologie politique », tant il était « aisé en altérant les faits, en confondant les époques, en suppléant par l’imagination à la réalité, de construire sur le papier, une prétendue constitution française, imparfaite ou dégradée dans quelques-unes de ses parties, mais ferme sur sa base, cimentée par le temps, régulière et harmonieuse dans ses lignes essentielles ? »[408].
Il ne faut guère s’étonner de l’échec de ceux qui tentèrent de rapprocher la Charte de l’ancienne Constitution. C’était assurément une gageure que de vouloir comparer un texte précis à une pratique coutumière changeant au fil des règnes. Aussi n’admit-on le rapprochement que sur ce qui était le plus permanent et le plus manifeste de cette Constitution d’Ancien Régime ; on le limita à la souveraineté du roi et à quelques lois fondamentales. La participation au pouvoir législatif d’une Chambre des pairs et d’une Chambre des députés parut totalement étrangère aux pratiques anciennes.
Au terme de cette étude on conviendra que les arguments des partisans du rapprochement, comme ceux des adversaires passèrent totalement sous silence les recherches constitutionnelles de la fin du XVIIIe siècle et en particulier l’Édit de mai qui en était, dans une certaine mesure, l’aboutissement[409]. On s’est assurément privé là d’intéressants point de comparaison ; notre propos n’est pas ici d’en faire le catalogue ; on notera simplement que le système d’assemblées très différenciées mis en place par l’Édit de mai a laissé la place à un bicamérisme plus égal : périodicité des réunions de ce qui est devenu la chambre basse et obtention du droit de proposition législative par la chambre haute[410] sont des nouveautés qui ne suffisent pas à masquer la ressemblance. Certaines dispositions relatives à la Chambre des pairs sont parfois aussi trop semblables à celles de l’Édit de mai pour qu’on puisse s’empêcher de faire le rapprochement ; comment également ne pas rappeler avec la prérogative de la chambre basse en matière d’impôts, l’ancienne compétence fiscale des États généraux[411]?
D’ailleurs constater la ressemblance n’en revient pas pour autant à conclure à la filiation. Seules peut-être les réminiscences et les souvenirs de quelques membres des comités de rédaction pourraient permettre de penser le contraire ; peut-être la ressemblance facilita-t-elle quelque peu pour certains, parmi les plus royalistes, l’adoption du projet ? Les personnalités du chancelier Dambray, de l’abbé de Montesquiou, du roi ou de son frère même, pourraient le laisser penser, mais les travaux préparatoires ne laissent guère paraître de telles réaction ou intentions[412].
La parenté entre les systèmes anglais et français suffit d’ailleurs à expliquer la ressemblance ; qu’ils aient tous deux pour origine « ce beau système trouvé dans les bois » dont parlait Montesquieu, le régime d’assemblée[413], ou qu’ils aient une racine féodale commune[414], importe peu. Seule une évolution différente a pu les opposer. Les recherches sur la Constitution française qui toutes, peu ou prou, tendaient au rétablissement de la Constitution originelle en réaménageant la fonction et la forme des assemblées, devaient inévitablement aboutir à un projet constitutionnel voisin du régime anglais.
À l’époque de la Restauration une telle analyse aurait certainement beaucoup contribué à éclairer le préambule et certaines dispositions de la Charte. La démonstration de l’unité du système constitutionnel français passait par l’étude des controverses sur l’origine des institutions et sur la conformité des dispositions de l’Édit de mai avec les grandes lignes de cette Constitution. Le sentiment de quelques convaincus restait impuissant à démontrer cette unité. On peut s’étonner de ce que les principaux intéressés n’aient pas tenté de fonder leur argumentation sur des bases plus solides ; il y a à cela au moins deux explications.
La première est avant tout psychologique ; l’Ancien Régime finissant restait pour beaucoup un mauvais souvenir : pour certains il portait la marque de l’échec, pour d’autres il était inséparable de tout ce que la Révolution avait rejeté. Le discrédit s’ajoutait ainsi au désintérêt pour freiner toute volonté de recherche.
D’ailleurs, si cette volonté avait existé, elle n’aurait guère eu les moyens de se manifester ; l’explication est ici d’ordre didactique : seule une recherche intégrant les nouveaux concepts juridiques issus de la Révolution aux catégories classificatoires de l’Ancien Régime aurait pu venir à bout d’une telle entreprise, mais ni l’enseignement, ni la recherche n’étaient armés pour le faire. La Constituante, confrontée aux problèmes de la désorganisation des corps universitaires ainsi qu’à celui du remplacement et de la formation des maîtres, éprouva les pires difficultés pour organiser un enseignement juridique[415]. Quant à l’étude de la Constitution prévue par le décret des 14 et 26 septembre 1791[416] elle était trop liée aux préoccupations civiques du moment pour déboucher sur une quelconque recherche constitutionnelle historique. Les choses ne changèrent guère par la suite et le principe d’un enseignement juridique limité aux techniques de législation et d’administration, tel qu’il fut défini par la grande Loi du 22 ventôse an XII sur les écoles de Droit, dépasse le cadre de l’Université napoléonienne ; il s’étend à la période suivante et explique une bonne partie des difficultés d’analyse que rencontrèrent les contemporains.
Les vicissitudes de l’enseignement du droit constitutionnel qui ne fut introduit qu’en 1835 pour être supprimé en 1852, les difficultés d’implantation d’un enseignement d’histoire du droit français, établi en 1819, supprimé trois ans plus tard[417], ne sont que l’illustration de cette tendance universitaire qui ne s’estompa qu’au milieu du siècle ouvrant ainsi aux partisans d’une histoire explicative globale des horizons insoupçonnés. La séparation des enseignements juridiques historiques en 1880 et 1896[418] laissa l’entreprise à l’état de promesse. La référence à Laboulaye et à Tocqueville se justifie donc toujours et s’il ne faut sans doute pas sous-estimer les dangers d’une histoire institutionnelle globale et explicative, du moins doit-on se méfier des « fractionnements et du rétrécissement des frontières à l’intérieur desquelles » s’est fixé « un certain code de recherche »[419]. Sans doute l’Édit de mai apporte-t-il sur cette question d’intéressants éléments.
On ne saurait cependant en étendre la portée plus loin qu’il ne conviendrait. Ce serait gommer toute la spécificité de la Cour plénière et surtout des réformes qui lui sont rattachées ; ce serait oublier que le plan d’ensemble, tel qu’il fut conçu par Brienne et par le roi, est profondément enraciné dans l’organisation traditionnelle du pouvoir et de la société d’Ancien Régime. Il ne concerne pas seulement la mise en place d’une certaine forme de bicamérisme avec toutes les procédures de concertation que cela peut impliquer ; il tend aussi à définir une nouvelle organisation du pluralisme juridique dans le cadre intangible de la souveraineté monarchique ; à ce point de vue la réforme reste indissociable des anciennes formes de société et de pouvoir.
Edit portant rétablissement de la Cour plénière
Versailles, mai 1788, enregistré au Parlement de Paris, le roi tenant son lit de justice, le 8.
LOUIS, etc. Par notre nouvelle ordonnance sur l’administration de la justice, nous avons changé la composition et augmenté les pouvoirs de nos tribunaux du second ordre ; mais, après avoir ainsi établi dans toutes les provinces des juges qui puissent terminer définitivement le plus grand nombre des procès sur lieu, ou près des lieux qui les voient naître, la législation générale demande encore que nous fassions connaître nos intentions sur le dépôt universel de nos lois et sur leur enregistrement. Les lois qui intéressent uniquement un ressort ou une partie de notre royaume, doivent incontestablement être publiées et vérifiées dans les cours supérieures qui sont chargées d’y rendre la justice à nos peuples ; mais si les lois qui doivent être communes à toutes nos provinces continuaient d’être adressées à chacun de nos parlements, nous ne saurions nous promettre, dans leur enregistrement, la promptitude et l’uniformité qu’exige leur exécution. Cet inconvénient devient de jour en jour plus sensible depuis une année. Notre édit concernant les assemblées provinciales, désirées par les notables, éprouve encore, dans quelques-uns de nos parlements, une résistance que l’utilité de ces assemblées et le vœu de la nation ne permettaient pas de présumer. Plusieurs de nos provinces sont également privées des avantages qui doivent résulter pour elles de la liberté du commerce des grains et de la conversion de la corvée en une prestation pécuniaire. La prorogation du second vingtième, enregistrée en notre parlement de Paris, déjà adoptée par les états provinciaux et par plusieurs assemblées provinciales, est aussi rejetée par plusieurs de nos cours. La loi même qui fixe l’état-civil de nos sujets 135 136 La réforme constitutionnelle de mai 1788 non catholiques est devenue l’objet des remontrances de deux de nos cours ; et ces remontrances n’ont pu être arrêtées par notre volonté bien connue de n’y point déférer. Cette résistance peut sans doute être vaincue par notre autorité, et en la déployant dans toute sa force, nous ramènerions nos cours à l’uniformité et à la soumission dont elles n’auraient pas dû s’écarter ; mais ces actes multipliés et continuels de rigueur, quelque nécessaires qu’ils puissent être, répugnent à notre bonté paternelle : pendant que nous sommes obligés d’y avoir recours, l’inquiétude et l’alarme se répandent, le crédit s’altère, les meilleures opérations restent problématiques ou imparfaites, et il nous devient impossible de suivre dans son universalité le plan d’administration que nous avons arrêté dans nos conseils. Ces considérations ont longtemps occupé notre sagesse ; elles doivent convaincre nos peuples, comme elles nous ont convaincu nous-même, qu’il est nécessaire que les lois communes à tout le royaume soient enregistrées dans une cour qui soit aussi commune à tout le royaume. La nécessité de cette cour unique est devenue encore plus urgente par la déclaration que nous ont faite presque tous les parlements, qu’ils étaient incompétents pour procéder à l’enregistrement de l’accroissement ou de l’établissement d’aucun impôt. Quoique les mesures que nous avons prises par nos bonifications et nos économies nous donnent toute espérance de rétablir l’ordre dans nos finances sans recourir à de nouvelles impositions, il n’est pas impossible que, dans des circonstances extraordinaires, des besoins pressants ne nous obligent d’établir des impôts passagers. La loi de l’enregistrement nous paraît trop conforme à nos intérêts et à ceux de nos peuples pour n’être pas invariablement maintenue ; et il est par conséquent indispensable qu’il y ait habituellement dans nos états une cour toujours subsistante pour vérifier immédiatement nos volontés et les transmettre à nos peuples. Malgré tous ces motifs qui nécessitent l’établissement d’une cour unique, nous aurions eu de la peine à nous y déterminer, si cette institution n’eût pas été fondée sur l’ancienne constitution de nos états. Nous avons reconnu que deux sortes d’assemblées font partie de la constitution française : les assemblées momentanées des représentants de la nation pour délibérer sur les besoins publics et nous offrir des doléances ; et les assemblées permanentes d’un certain nombre de personnes préposées pour vérifier et publier nos lois. Déjà nous avons solennellement annoncé que nous convoquerions la nation avant 1792, et nous n’hésiterons jamais de l’assembler toutes les fois que l’intérêt de l’état l’exigera. Les autres assemblées n’ont jamais cessé d’avoir lieu dans notre royaume ; antérieures à nos parlements, elles subsistaient encore au moment où notre parlement de Paris est devenu sédentaire. Insensiblement les rois nos prédécesseurs ont diminué le ressort de cette cour plénière et suprême, en créant de nouveaux parlements par des actes de leur autorité. Mais quand ils ont établi ces tribunaux, dont ils ont successivement augmenté les membres, ils n’ont jamais entendu changer la constitution primitive de la monarchie, qui est restée toujours la même. Nos parlements ont donc été plus ou moins multipliés : chacune de ces cours a été composée d’un plus grand ou d’un moindre nombre d’officiers : les formes accidentelles ont varié, mais le principe fondamental n’a subi aucun changement. Une cour unique était originairement dépositaire des lois ; et la rétablir ce n’est pas altérer, c’est faire revivre la constitution de la monarchie. Le projet de ce rétablissement n’est pas nouveau dans nos conseils. Lorsque, par notre ordonnance du mois de novembre 1774, nous rappelâmes à leurs fonctions les anciens officiers de nos parlements, l’expérience du passé nous avertit qu’il pourrait arriver encore qu’en s’écartant de l’objet de leur institution, ils prissent des délibérations contraires au bien de notre service ; en conséquence, pour soumettre le jugement des cas de forfaiture à un tribunal juridique, nous en attribuâmes d’avance la connaissance exclusive à notre cour plénière, et nous annonçâmes dès lors formellement, dans une loi enregistrée, l’intention de la rétablir. C’est donc pour enregistrer les lois communes à tout le royaume, et en cas de contraventions des tribunaux à nos ordonnances, pour leur donner à eux-mêmes des juges, que nous exécutons aujourd’hui le projet annoncé dès notre avènement au trône, de rétablir notre cour plénière, et que nous règlons les objets et la forme de ses délibérations, ainsi que la tenue et l’ordre de ses séances. Nous révoquons en conséquence le droit que nous avions accordé à nos parlements de vérifier toutes nos lettres en forme d’ordonnances, étdits, déclarations ou lettres patentes, tant en matière de législation que d’administration générale ; mais une marque particulière de distinction et de confiance que nous nous plaisons à donner à notre parlement de Paris, c’est d’admettre successivement à notre cour plénière tous les membres qui le composent à mesure que, par ordre d’ancienneté, ils siègeront à la grand’chambre laquelle en son entier fera partie de la cour plénière. En même temps nous y admettons un député de chacun des parlements de notre royaume, pour y représenter les intérêts ainsi que les privilèges des provinces de leur ressort. Nous n’avons négligé d’ailleurs aucune précaution pour nous assurer du zèle éclairé de ce conseil, que nous chargeons expressément de nous faire connaître la vérité. Dans la vue de composer notre cour plénière de la manière la plus propre à inspirer à nos peuples une confiance universelle, nous y appelons des membres choisis dans les premiers ordres de l’état. Moyennant ce rétablissement légal et perpétuel de notre cour plénière, il n’y aura désormais pour tous nos états qu’un enregistrement unique et solennel de toutes nos lois générales, et ces lois, ainsi promulguées par une seule cour, ne seront plus exposées à perdre, tantôt par défaut de vérification, tantôt par des modifications particulières qui en rendent l’exécution incertaine et variable, le caractère d’universalité et d’uniformité qu’elles doivent avoir dans toute l’étendue de notre royaume. À ces causes, etc.
1. Avons rétabli et rétablissons notre cour plénière.
2. La cour plénière sera composée de notre chancelier ou de notre garde des sceaux, de la grand’chambre de notre cour de parlement de Paris, dans laquelle prendront séance les princes de notre sang, les pairs de notre royaume, les deux conseillers d’honneur nés, et les six conseillers d’honneur, sans qu’aucun pourvu de lettre d’honoraire ne puisse y être admis. Ladite cour sera aussi composée de notre grand-aumônier, grand-maître de notre maison, grand-chambellan et grand-écuyer, de deux archevêques et deux évêques, deux maréchaux de France, deux gouverneurs et deux lieutenants-généraux de nos provinces, deux chevaliers de nos ordres, quatre autres personnages qualifiés de notre royaume, six conseillers d’état, dont un d’église et un d’épée, quatre maîtres des requêtes, un président ou conseiller de chacun des autres parlements, deux de la chambre des comptes, et deux de la cour des aides de Paris. Le capitaine de nos gardes y aura entrée et séance avec voix délibérative toutes les fois qu’il nous y accompagnera.
3. Notre grand-aumônier, grand-maître de notre maison, grand chambellan et grand écuyer, les archevêques et évêques, maréchaux de France, gouverneurs et lieutenants généraux de nos provinces, chevaliers de nos ordres et autres personnages, conseillers d’état, maîtres des requêtes, présidents ou conseillers des autres parlements, chambres des comptes et cour des aides, seront par nous nommés aux places à eux destinées en ladite cour plénière, et auront de nous des provisions à ladite cour adressantes, pour y être enregistrées. Voulons que pour cette fois seulement, ceux qui ont prêté serment pour leur charge, places et offices y soient reçus sans autre serment ; et quant à ceux qui n’en auraient prêté aucun, seront tenus de le prêter à leur réception en notre cour plénière, en la forme par nous prescrite ; voulons au surplus qu’à l’avenir tous les membres de ladite cour soient tenus de s’y faire recevoir en la forme accoutumée, sans néanmoins examen, et d’y prêter serment.
4. Les membres de la cour plénière seront irrévocables et à vie.
5. Ladite cour sera présidée par nous, et en notre absence par notre chancelier, et à son défaut par notre garde des sceaux, auquel sera expédié des provisions à cet effet, et à leur défaut, par le premier président et autres présidents de notre parlement de Paris ; y exerceront nos avocats et procureurs généraux audit parlement les fonctions du ministère public.
6. Le greffier en chef de notre cour de parlement de Paris, assistera seul à toutes les délibérations de la cour plénière, y exercera toutes les fonctions du greffe, tiendra pour les arrêts et autres actes de cette cour, un registre séparé dont il aura seul la garde, et dont toutes les expéditions seront collationnées et signées de lui seul ; sera néanmoins, en cas d’absence ou autre empêchement, suppléé par les greffiers de la grand’chambre.
7. Ladite cour sera suffisamment garnie et en état de rendre arrêt, encore que plusieurs classes tout entières des membres qui la composeront, n’assistent à la délibération ; et dans le cas où plus de la moitié des magistrats admis dans ladite cour viendrait à s’en absenter, nous appelleront pour les remplacer des membres de notre conseil, pris parmi les conseillers d’état, et à leur défaut, parmi les maîtres des requêtes, suivant l’ordre de leur réception en notre conseil ; et ce dans un nombre suffisant, pour qu’il y ait toujours dans ladite cour la moitié au moins du nombre des magistrats qui doivent la composer.
8. La cour plénière tiendra ses séances habituelles en la grand’chambre de notre parlement de Paris, et dans les maisons de notre séjour, lorsque nous le jugerons convenable ; et lors même que nous ne tiendrons pas en ladite cour plénière notre lit de justice, les places y seront occupées dans le même rang et dans le même ordre qu’en ce genre de séance, excepté que notre grand-aumônier, les archevêques et évêques seront placés à la suite des pairs ecclésiastiques ; les personnes qualifiées à la suite des pairs laïques ; les présidents ou conseillers des autres parlements à la suite de la grand’chambre du parlement de Paris ; et ceux des chambres des comptes et cour des aides à la suite des présidents ou conseillers des autres parlements ; voulons aussi qu’en ladite cour plénière et dans ses séances ordinaires, les avis soient demandés et donnés à haute voix.
9. Ladite cour tiendra tous les ans ses séances depuis le 1er décembre jusqu’au 1er avril, nous réservant de donner des lettres patentes pour la continuation de son service, même de l’assembler extraordinairement, lorsque l’importance des affaires nous paraîtra l’exiger.
10. Les assemblées extraordinaires se feront en vertu de nos ordres, qui seront adressés à chacun des membres qui composeront ladite cour ; contiendront au surplus lesdits ordres le jour où lesdites assemblées devront commencer.
11. À compter du jour de la publication et enregistrement du présent édit, notre cour plénière procèdera seule, exclusivement à toutes nos cours, à la vérification, enregistrement et publication de toutes nos lettres en forme d’ordonnances, édits, déclarations et lettres patentes en matière d’administration et de législation générale et commune à tout le royaume.
12. Voulons néanmoins que dans le cas de guerre ou d’autres circonstances extraordinaires où nous serions obligé, pour satisfaire aux besoins pressants de l’état ou aux intérêts et remboursements d’emprunts, d’établir de nouveaux impôts sur tous nos sujets, avant d’assembler les états généraux de notre royaume, l’enregistrement desdits impôts en notre cour plénière n’ait qu’un effet provisoire, et jusqu’à l’assemblée desdits états que nous convoquerons, pour sur leur délibération être par nous statué définitivement ; ledit enregistrement sans préjudice aux droits, privilèges et usages des différents états particuliers établis dans quelques-unes de nos provinces.
13. Voulons au surplus que tous emprunts dont les intérêts et le remboursement pourront être affectés et s’acquitter sur nos revenus actuels, et par l’effet de leur administration, soient ordonnés et ouverts de notre autorité, et enregistrés seulement en notre chambre des comptes, pour ce qui concerne la comptabilité.
14. Lorsque plusieurs lois par nous adressées à notredite cour plénière pour y être publiées et enregistrées, seront par elles renvoyées à des commissaires pour en faire préalablement l’examen, il sera formé autant de bureaux de commissaires qu’il y aura de lois, et chacun de ces bureaux sera composé d’un président de notre parlement, des princes de notre sang qui voudront y assister, et de douze commissaires pris dans les différentes classes qui forment ladite cour ; savoir : trois parmi les pairs du royaume, trois parmi les grands officiers de la couronne, archevêques et évêques, maréchaux de France, gouverneurs et lieutenants-généraux de nos provinces, chevaliers de nos ordres et autres personnes qualifiées ; deux parmi les conseillers d’état, maîtres des requêtes et présidents ou conseillers des différentes cours, et quatre parmi les membres de la grand’chambre du parlement de Paris ; pourront au surplus notre chancelier, notre garde des sceaux et notre premier président, entrer et présider le bureau qu’ils estimeront convenable.
15. Pourra notre cour plénière nous faire, avant d’enregistrer, toutes remontrances et représentations qu’elle estimera, à la charge de nous les adresser dans deux mois, à compter du jour où nos ordonnances, édits, déclarations et lettres patentes lui auront été présentés par nos avocats et procureurs généraux ; et pour que notre détermination sur lesdites remontrances soit prise avec une plus grande connaissance de cause, voulons qu’après la présentation qui nous en aura été faite, quatre des douze commissaires qui auront formé le bureau où lesdites remontrances auront été rédigées, soient appelés en notre conseil, pour avec lesdits membres, et en notre présence, être faite la lecture et la discussion desdites remontrances.
16. L’enregistrement fait en la cour plénière vaudra dans notre royaume, pays et terres de notre obéissance : sera tenu notre procureur général en ladite cour, d’envoyer dans huitaine, tant à nos procureurs généraux de nos parlements et autres cours, qu’à nos procureurs ès-présidiaux et grands bailliages de tout notre royaume, copies collationnées des édits, déclarations ou lettres patentes, qui auront été registrés en notre cour plénière, et de l’arrêt d’enregistrement. Lesdites cours et juges seront tenus d’en ordonner incontinent la transcription et publication, sauf à envoyer ensuite à notre cour plénière les remontrances ou représentations qui pourront être arrêtées sur les inconvénients locaux des différents ressorts ; lesquelles remontrances ou représentations nous seront présentées par notredite cour plénière, s’il en est ainsi par elle délibéré.
17. Les lettres en forme de déclarations et lettres patentes, qui n’intéresseront que le ressort ou l’arrondissement d’une cour ou d’un des grands bailliages, seront enregistrées par nos cours ou par nos grands bailliages, suivant qu’il nous plaira de leur adresser directement ces lois, conformément à ce qui est prescrit par notre ordonnance du présent mois sur l’administration de la justice.
18. Pourront nos cours, avant de procéder à l’enregistrement des lettres qui leur seront par nous adressées sur des objets qui n’intéresseront que leurs ressorts, nous faire telles remontrances, et nos juges adresser à notre chancelier ou garde des sceaux telles représentations que lesdites cours et autres juges estimeront nécessaires.
19. La cour plénière ne jugera aucuns procès civils ou criminels, si ce n’est ceux concernant les forfaitures énoncées notamment dans notre ordonnance du mois de nov. 1774, et celles encourues par les contraventions à notre présent édit, ou par le défaut de soumission aux arrêts de ladite cour plénière ; connaîtra ladite cour ledites forfaitures directement et en dernier ressort, contre toutes nos cours et juges supérieurs ou inférieurs, sans aucune exception, et prononcera sur icelles les peines portées par nos ordonnances.
20. Dans le cas où, indépendamment de la forfaiture, l’officier serait accusé de quelque autre délit, il sera renvoyé aux cours et juges qui en doivent connaître, pour être jugé sur ledit délit en la forme ordinaire, même, si besoin est, les chambres assemblées, sauf après le jugement du délit être ledit accusé jugé, s’il y a lieu, en la cour plénière, pour la forfaiture.
21. Ne pourront néanmoins aucuns membres d’une cour accusée de forfaiture, encore qu’ils soient membres de la cour plénière, et qu’ils ne soient personnellement accusés, assister ni opiner au jugement sur l’accusation portée contre ladite cour ; mais ledit jugement sera rendu par les autres membres de la cour plénière, et les absents seront suppléés ainsi qu’il est porté en l’article 7 ci-dessus.
Les libelles du mois de mai 1788
Quelques exemples, « Choix de pièces et d’écrits divers sur la révolution qui a été tentée en France par les édits du 8 mai 1788 » (2e partie). 1 Volume, SLND, (mai 1788), AN ADI 5.
A. Bibliothèque moderne ou Notice abrégée des Nouvelles Brochures à l’usage du Sceau.
1. La métamorphose, ou établissement des lits de justice en lits à la Turque et à la Pologne.
2. Des emprunts, ou l’art du crédit ; ouvrage utile aux personnes qui veulent manger leurs fonds avec leurs revenus.
3. Le gros bon sens, ou nouvelle méthode pour bâtir la maison par un bout, tandis que le feu est à l’autre.
4. De l’existence de la Cour plénière ; ouvrage où l’on démontre mathématiquement que le plein peut exister avec le vide.
5. De l’humanité, ou manière de rouer les gens pendant 30 jours.
6. Formation des grands bailliages ; ouvrage proposé par souscription : il n’en existe encore que le prospectus. Ce livre devient d’une nécessité absolue pour tous ceux qui s’ennuient sur le pavé, et qui préfèrent de se mettre dans la boue ; on en fera tirer un certain nombre d’exemplaires en papier d’Annonay pour les amateurs.
7. La bonne foi, ou exposé naïf des raisons qui animent les ministres contre la magistrature ; avec cette épigraphe : Calomnions à dire d’experts ; ouvrage tiré à 200 mille exemplaires, sans compter un grand nombre de contrefaçons.
8. Les grands événements par les petites causes, ou motifs du rappel du parlement, sous M. de Maurepas[420].
9. Le compte rendu en mars 1788, compte arabe comme les chiffres, par les acteurs contemporains de 20 à 30 personnes, qui voudront faire le rapprochement nécessaire pour connaître la vérité.
10. Essais divers sur le despotisme, par différents ministres ; ouvrage présenté aux souverains qui seront bien aises de voir tomber leur royaume en république : nouvelle édition considérablement augmentée, sous l’épigraphe : Quare fremuerunt gentes ?
11. Nouvelle correspondance. Nota. Il ne faut pas confondre cet ouvrage avec un autre de ce nom, qui se composait à Baville en 1772[421].
12. La France sauvée, première suite de la mèche éventée, à Philadelphie, chez Honoré, au temple de la Gloire, et se trouve chez l’auteur aux Îles Sainte-Marguerite[422].
13. Les enragés, ou premier coup d’œil des ministres sur la brochure précédente.
14. La reculade, ouvrage en deux parties, avec cette épigraphe : Tur lu tu tu rengaine, sous presse.
B. Affiche de Versailles, 1788.
On donne demain, au profit de M. Déficit, grand pensionnaire de la France, la 50e représentation des lits de justice ; pantomime à grand spectacle, précédée de la pissotière ou le siège du palais, face tragi-comique, dans laquelle le nouvel acteur jouera le rôle de Desbruyères.
C. Variétés ennuyeuses.
Les brouillons dans l’embarras, les cuisiniers dans la poêle à frire, et les nouvelles provinces, en attendant la cour du roi Pétaud, ou les marionnettes de chair humaine, dont la première représentation est suspendue par les sauts périlleux et une fugue dans le grand genre. On donnera à la porte une représentation gratis de la danse sous la corde et du bain des fagots.
D. Médailles à frapper, avec des légendes, sur les événements présents.
Sujets : Médailles et Légendes
-La Cour Plénière : Une bulle de Savon. Datur vacuum.
-Les Princes et les Pairs : Une Ancre. Spes et salus.
-Le Garde des Sceaux : Un nœud coulant. Un laqueo doloso.
-L’Archevêque de Sens[423] : Une chaise percée. Cathedra pestilentiae.
-M. de Breteuil[424] : La grille de Versailles fermée sur un homme qui se cache. Cum inimicis in porto.
-Le Parlement de Paris : Un paratonnerre sur la figure de la France. Fulmen sibi trahit, ab aliis removet.
-Les Parlements de Province : Un faisceau de traits. Vis unita fortio.
-Le Sieur d’Agout : Le buste de Bussi-le-Clerc[425]. Surrexit.
-Les Grands-Bailliages : Un manche à balai doré. Infamie proemium.
-Les Traîtres à la Patrie : Une forêt d’ifs. Un sylvis turpia.
-La Bretagne : Un volcan en irruption[426]. Lumen se mittit gentium.
-La Provence : La figure de la Province abattue, au pied d’un olivier desséché[427]. Mentietur opus olivae.
-La ville de Grenoble : Un Dauphin, portant le bonnet de la liberté[428] . Patriae jura.
-La Municipalité de Marseille : Le palais du silence.