LPSM Histoire locale

 

 

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Réflexions sur l’« Histoire locale »  

 

 

 

Pour citer : Michel Bottin, Réflexions sur l’ « Histoire locale» , Michel-bottin.com, juillet 2021.

 

 

                 La rubrique d’Histoire « locale » qui suit est particulièrement hétérogène. Elle ne trouve son unité qu’à travers cette appellation qu’il faut entourer de guillemets. Mais qu’est-ce que l’histoire dite « locale » ? La présentation qui suit souhaite en éclairer la diversité et les ambiguïtés en confrontant la définition française de l’ « Histoire locale » à d’autres approches, italienne avec la « Microstoria » et anglo-saxonnes avec la « Local History » et la« Microhistory ».

                  Au-delà de la comparaison, ces réflexions sur l’ « Histoire locale » permettent de mettre en évidence les changements récents qui facilitent l’accès aux sources. Autrement dit, les numérisations d’archives, les sites spécialisés, les forums, et autres commodités, changent-ils la manière de faire de l’ « Histoire locale » ?

           

Histoire locale et Microstoria

 

On peut, ex abrupto, entrer dans le sujet en notant qu’en France l’Histoire locale est peu considérée par les milieux scientifiques. Son discours, fermé sur un horizon limité, lui interdit l’entrée dans le champ de la recherche historique. L’histoire locale existe, indéniablement, mais elle n’est considérée que dans la mesure où elle est ordonnée à l’histoire générale.

C’est la position de la Sorbonne à la fin du XIXe siècle. Alphonse Aulard, par exemple, allait droit au but lorsqu’il présentait l’histoire des provinces « pour compléter l’histoire de Paris », c’est-à-dire l’histoire nationale. Telle est aussi l’approche de la Société d’Histoire moderne qui voulait fédérer « les historiens du dimanche ». Ainsi également la Revue de synthèse. Henri Beer s’intéresse à la région, non pour aborder le local mais pour réfléchir sur les cadres appropriés de la synthèse, celui des « synthèses partielles » et celui des « synthèses générales ». Marc Bloch, de son côté, va jusqu’au bout de le la logique nationale et estime même que les études locales sont inutiles[1].  

Lucien Febvre nuance. Il n’est pas favorable aux « monographies monographisantes ». Mais un « travail de monographe prudent, consciencieux, tatillon « constitue la base des enquêtes comparatives ». « Mais, assure-t-il, il faut des monographies. Autres moyens d’atteindre la réalité sociale, et non moins utiles, non moins indispensables à l’étude. Les monographies de famille posent des problèmes plus rares, plus délicats, plus particuliers. Elles mettent mieux en contact avec la vie. Elles provoquent des surprises, des étonnements. Elles révèlent des incidents. Elles inquiètent. Elles font réfléchir »[2].

C’est dans ce cadre que s’affirme l’Histoire locale dans les études universitaires. C’est dans cette perspective que sont créées des chaires d’histoire locale[3].

 

            Cette conception de l’histoire locale a été remise en cause dans les années 1980 par l’école italienne de la Microstoria. La méthode est nouvelle. Il s’agit de « déceler par une observation dense et attentive des mécanismes historiques qui posent des questions générales ». Depuis les travaux pionniers de Carlo Guinzburg et  de Giovanni Levi, l’école a pris racine et, qu’on le veuille ou non, elle se place en opposition avec l’Ecole des Annales. Elle apparaît comme un « élan critique envers les paradigmes de l’histoire politique et sociale de l’époque »[4], ceux de la série et de la synthèse.

Giovanni Levi, dans la préface de la réédition de « L’ Eredità immaterielle » en 2020, expose le but et la méthode de la Microstoria. « La proposition était nette et précise : faire apparaître des problèmes pertinents et des questions dissimulées par une lecture des sources « par le haut » en changeant d’échelle de lecture des documents, des objets et des faits ». Levi veut montrer « combien de choses importantes se passent alors que rien apparemment ne se passe. Nous ne nous occupions pas de petites choses, mais nous lisions les choses avec un microscope »[5].

            Emmanuel Leroy-Ladurie ajoute de son côté, que le cas particulier peut alors éclairer le tout pour autant que l'on ait su « déchiffrer au travers d'un microcosme les linéaments d'un univers »[6]. Il poursuit ainsi, s'appuyant sur la sagesse hindoue des Upanishads : « La partie, même minuscule, témoigne sur le tout à condition d'être correctement perçue ».

            La Microstoria n’est donc pas coupée de l’approche globale. L’approche du Tout l’intéresse. Au fil des années elle est ainsi devenue une alliée et peut servir à positionner les questions. C’est dans cette nouvelle approche qu’apparait le concept, a priori contradictoire, de « Microhistoire globale »[7].

            Ainsi présentée la Microstoria ne serait qu’une autre manière de mettre l’Histoire locale au service de l’Histoire générale. C’est sans doute excessif. Giovanni Levi a remis à sa vraie place la Microstoria dans sa nouvelle préface à « L’Eredità Immateriale ». C’est aller un peu vite et oublier que la Microstoria ne s’intéresse pas à l’histoire globale mais à l’histoire totale, « c’est-à-dire une histoire de la complexité des actions »[8]. La Microstoria est en effet d’abord une méthode. Le concept d’ « Histoire locale » n’est donc pas complètement cerné. Mais on peut considérer qu’une question d’Histoire locale qui serait abordée en respectant la méthode de la Microstoria serait parfaitement recevable.

 

Local History et Microhistory

 

            L’approche anglaise de la Local History peut aider à progresser dans une définition plus précise du caractère « local ». Il faut d’abord remarquer qu’on ne trouve pas en Angleterre, et dans les pays qui utilisent ce concept, comme l’Irlande ou l’Australie ou les USA, les réticences rencontrées en France. La Local History existe en elle-même. Et peut-être est-elle mieux établie dans ces paysque ne l’est l’Histoire locale en France.

A l’origine de cette situation on trouve une certaine passion anglaise pour l’histoire. On y trouve aussi une initiative gouvernementale, la création en 1899 de la « Victoria History of the Counties of England ». Ce programme ressemble à ce qui se fait en France à la même époque, à une différence près, l’Histoire locale n’est pas ordonnée autour d’une histoire nationale mais développée dans le cadre des comtés. On peut voir là la matrice de la Local History. Des associations, telle la « British Association for Local History », ont cultivé cette approche plurielle. La revue trimestrielle de cette association, « The local Historian » illustre numéro après numéro les facettes de la Local History.

Au milieu du XXe siècle le tissu associatif de la Local History est assez riche pour qu’on mette en place des liens avec les universités. Cette démarche aboutit après la Seconde Guerre mondiale. C’est à Leicester en 1947 que cette histoire obtient vrai statut universitaire. Cette Local History présente ainsi la grande originalité de s’être développée sur un tissu universitaire et d’être reconnue comme une discipline à part entière. Des diplômes de Local History  sont ouverts aux étudiant à différents niveaux des études dans plusieurs universités, Leicester, Oxford, Keele, London, ou encore Limerick en Irlande.

            La Local History est donc une histoire qui affiche sans complexe son caractère local et mémoriel.

 

L’évolution de cette Local History aux USA, et aussi au Canada[9], est très remarquable. On peut y constater le développement d’une « Microhistory » autour de thèmes « communautaires »[10], ethniques, géographiques. Le projet « If this House could talk », « Si cette maison pouvait parler », est un exemple particulièrement significatif des nouvelles formes qu’y prend la Local History. L’idée est de construire la microhistoire de sa maison et d’exposer à l’extérieur, sur la façade ou la clôture, les résultats de la recherche. Ces expositions peuvent être temporaires ou permanentes. Elles peuvent évidemment donner lieu à des distributions de prix.

            L’exemple de cette « Residential Genealogy » permet de souligner le caractère innovant de cette Microhistory américaine qui se décline au niveau d’un quartier, d’un groupe ethnique, d’une association. Elle est l’œuvre d’amateurs et est rendue possible par les nouvelles possibilités du Web qui met à disposition de chacun un arsenal de données numérisées, en premier lieu les données généalogiques.

 

Les perspectives de la nouvelle microhistoire

 

            Cette Microhistory américaine n’est évidemment pas reconnue comme une histoire scientifique mais elle en est le creuset. Plusieurs signes montrent qu’on se trouve devant de nouvelles perspectives.

C’est en effet de la Local History que sort cette Microhistory faite d’archives, de généalogies et de témoignages. Elle en a gardé le principe de base ; elle est faite pour elle-même, pas pour servir une construction pyramidale de l’Histoire. Voici quelques explications qui peuvent éclairer les raisons de son succès :

            La première concerne le tissu associatif. Il paraît épais. L’«American local History Network » recense 79000 sites d’histoire locale ce qui, proportion gardée, est bien supérieur au total des sites français.

La deuxième explication est le grand intérêt porté par les Américains à la généalogie. C’est en effet aux Etats-Unis que ce mouvement a commencé. Les premières marques d'intérêt pour la généalogie remontent aux années 1890, époque marquée par l’éclosion de nombreuses sociétés historiques et l’organisation d’associations réunissant les descendants des premiers colons, telle la « Society of Mayflower »

La troisième explication repose sur le développement des nouveaux moyens de recherche informatique. Cette Microhistory dispose en effet de moyens nouveaux, ceux du Web et plus précisément ceux des logiciels de généalogie. Les moteurs de recherche généalogiques en plein essor depuis une vingtaine d’années ont, il faut en avoir conscience, complètement bouleversé les méthodes de recherche. Cette Microhistory, dès qu’elle s’intéresse aux personnes ou aux groupes, familiaux ou autres, a un besoin considérable de données généalogiques qu’elle ne rassemblerait pas avec les moyens traditionnels.

Il est difficile de fournir des indications chiffrées sur la fréquentation de ces sites mais il apparaît que parmi les dix premiers, huit sont américains, un est britannique et un français. L’argument qui fait des Mormons et de l 'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours l’élément déterminant de ce succès doit être relativisé. L’argument de l’immigration est plus solide mais ne suffit pas non plus à expliquer cette montée en puissance.

La quatrième explication porte sur le changement de statut de la généalogie. La généalogie n’est plus considérée comme une discipline marginale. La montée en puissance des sources généalogiques directes et indirectes comble peu à peu le fossé et transforme la curiosité généalogique en recherche historique[11]. La généalogie n’est plus seulement une science auxiliaire de l’histoire [12]. Elle peut porter une histoire. Il suffit d’enrichir la source généalogique par d’autres sources, le cadastre, l’enregistrement, les matricules militaires ou autres, pour retrouver la mémoire.

La cinquième explication est liée à la numérisation des archives. C’est là un facteur majeur de développement de la microhistoire. On doit en effet éviter de s’en tenir uniquement à la généalogie. Autour d’elle gravitent de nombreuses ressources. On peut ici avancer l’exemple de la France qui depuis les années 2000 a considérablement élargi le champ des numérisations : bases de données, archives numérisées, journaux, annuaires, cadastre, recensements, etc. Mieux vaut parler de galaxie « généalogique » Elle dépasse l’état civil et forme un ensemble mémoriel en constant accroissement. L’épaisseur documentaire est en effet devenue tellement importante qu’on peut se demander si on n’assiste pas à l’émergence d’une autre manière d’appréhender l’Histoire des personnes, des familles des groupes, des patrimoines, des terroirs.

Enfin, parmi les facteurs majeurs du développement de cette microhistoire, il faut faire une place à de l’auto édition. Ici encore les USA ont été précurseurs. Dès les années 1990 se met en place un marché de l’auto édition. Le travail de composition y est très simplifié et peut être fait en ligne[13]. La production d’ouvrages, ou d’opuscules, en papier ou numérisés, est maintenant à la portée de tous les chercheurs.

 

Toutes ces nouveautés élargissent jour après jour le champ de la microhistoire : mémoires, monographies familiales, souvenirs, etc. L’accumulation des études laisse même penser que c’est parfois l’Histoire locale qui donne le ton et qui balise les thèmes de recherche : de « marginale » elle est devenue « centrale », c’est ainsi qu’un auteur canadien résume l’évolution récente de l’Histoire locale[14].

La France est évidemment concernée par cette évolution. Mais on peut penser qu’un contrefeu sera mis en place, comme pour la Microstoria dont on a fini par reconnaître l’intérêt à raison de ses potentialités globales. Dans le cas de l’Histoire locale la normalisation passera probablement par un tri : d’un côté, les travaux qui servent l’histoire générale, de l’autre ceux qui ne la servent pas.

A moins que la vague ne soit trop forte et n’emporte les digues d’une Histoire de France centralisée.

           

           

 



[1] Bertrand Müller, « Ecrire l’histoire locale : le genre monographique », in Revue d’histoire des sciences humaines, 2003/2, n° 9, pp. 37-51. https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2003-2-page-37.htm

[2] Lucien Febvre, « Ce que nous apprennent les monographies familiales », in Pour une histoire à part entière, Paris, S.E.V.P.E.N., 1962. Cité par Denis Andréis dans sa monographie sur « Les notables au village. La famille Payany de Saint-Martin d’Entraunes », in Nice Historique, 1984, pp. 53-63, 65-81 et 97-109.

[3] Voir le Wikipedia, Histoire locale.

[4] Sandro Guzzi-Heeb, « Egodocuments, biographie et microhistoire en perspective. Une histoire d’amour ? », in Etudes de lettres, 1-2,  2016.

[5] Giovanni Levi, Béatrice Hibou, « Retour sur la micro-histoire, 35 ans après. Traduction française de la préface à la réédition italienne de L’Eredità Immateriale de Giovanni Levi », in Sociétés politiques comparées, n° 52, septembre-décembre 2020.

[6] Emmanuel Leroy-Ladurie, Préface de l'ouvrage d'Alain Collomp, La maison du père, 1983.

[7] Romain Bertrand, Guillaume Calafat, « La microhistoire globale : affaire(s) à suivre », in Ananales. Histoire , sciences sociales, 2018/1, pp. 1-18.

[10] Nicole Etcheson, « Local History, National Contexts : exploring Microhistory in Henderson, Kentucky », in Register of the Kentucky Historical Society, vol. 113, n° 4, 2015, pp. 591-600.

[11] Jesse Chariton, « No Wiskeys on St Paddy’s Day : A transition from genealogical Curiosity to historical Inquiry », in IHES Online, octobre 2018.

[12] L’opération généalogique. Cultures et pratiques européennes entre XVe et XVIIIe siècle, dir. Olivier Rouchon, 2014.

[13] « Le formidable essor du marché de l'auto édition », in Presse Edition,  10 janvier 2008. https://www.presseedition.fr/le_formidable_essor_du_marche_de_lauto_edition_P_AA_R_0_A_1897_.html

[14] Joan Sangster, « L’évolution de l’histoire locale : de marginale à centrale », in Histoire Québec, 22(2), 5–8, 2016. https://www.erudit.org/fr/revues/hq/2016-v22-n2-hq02688/83679ac.pdf

 
 
 
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