Le Droit de Villefranche et la sécurité de la navigation avec notes
 
 
 

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Le Droit de Villefranche et la sécurité de la navigation

1558-1620

 

Pour citer: Michel Bottin, Le Droit de Villefranche et la sécurité de la navigation, 1558-1620, Communication présentée dans le cadre de la commémoration du cinquième centenaire de la construction de la caraque la Santa Anna en 1522 à Villefranche et à Nice.Villefranche-sur-Mer, le 17 décembre 2022

 

 

Les éléments ayant servi à composer le texte qui suit proviennent en grande partie de Michel Bottin, Le Droit de Villefranche, Thèse droit Nice, 1974. Cette étude est complétée par mes recherches ultérieures sur les galères de Savoie d’une part et sur l’Histoire du droit de la mer d'autre part.

 

Le Droit de Villefranche est un péage perçu de 1558 à 1792 sur les navires passant au large de Nice et Villefranche ou accostant dans ces ports et dans les abris des lieux environnants. Son taux est de 2% de la valeur de la cargaison. Ce péage a été établi par le duc Emmanuel Philibert pour financer la sécurité de la navigation. L’édit de création ne fait pas référence à des précédents mais on peut considérer que ce type de péage a existé de façon intermittente et qu’il trouve son origine dans la fondation même de Villefranche en 1295[1].
L’histoire de ce péage est fertile en incidents de toutes sortes. Il n’est en effet pas très naturel de percevoir une telle imposition en mer ouverte comme c’est le cas ici. Le cadre géographique dans lequel s’applique le « Droit de 2% » est en effet difficile à définir. Le droit fixe la limite de contrôle et d’intervention à 100 milles de la côte. La tentation de passer le plus au large possible pour éviter de payer est forte. On comprend mieux ce type de perception lorsqu’il se pratique dans un espace défini, tel un détroit.
On pourrait citer des exemples[2] de tels droits de mer, mais là n’est pas le sujet. L’analyse montrerait que ces péages du type « Droit de mer » sont beaucoup moins nombreux qu’il n’y paraît. Le Saint-Empire et l’Eglise se sont employés dès le XIe siècle à faire disparaitre ces péages qui s’étaient multipliés pendant les périodes d’insécurité[3].
L’édit de création du Droit de Villefranche est daté du 28 février 1558 et il a été publié à Bruxelles dans le château du duc de Brabant. Que fait donc Emmanuel Philibert à Bruxelles ? Une brève mise en perspective historique est nécessaire parce qu’elle éclaire l’origine du Droit de Villefranche. Emmanuel Philibert est duc de Savoie depuis la mort de son père Charles III en 1553. Mais il est un prince sans terres. Hormis Nice et quelques villes en Piémont il a perdu tous ses territoires. Depuis 1521, les guerres dites de « Rivalité » sont passées par là. Les Français ont envahi la Savoie puis le Piémont. Rien n’a pu freiner le conflit entre François I et Charles-Quint.
C’est en exil, loin de son duché, qu’Emmanuel Philibert exercera ses talents d’administrateur et de militaire. Il est nommé gouverneur des Pays-Bas en 1553. En 1555 Charles-Quint abdique. Son fils Philippe II lui succède.  Emmanuel Philibert est nommé commandant en chef des armées impériales. Il sait que son avenir politique passe par la victoire des Impériaux sur les champs de bataille des Pays-Bas. Le 10 août 1557 il remporte la victoire à Saint-Quentin dans le Cambrésis contre les armées d’Henri II. La défaite française est sans appel. Le duc de Savoie fait envoyer 140 drapeaux de régiments et corps français à Nice pour orner la cathédrale.
Fort de cette victoire, Emmanuel Philibert presse le pas. Philippe II ne peut rien lui     refuser. Il l’aide à préparer son retour dans ses Etats. C’est de Bruxelles qu’il organise son retour. La fortification de Villefranche est un objectif prioritaire. C’est par ce moyen que son duché deviendra une puissance méditerranéenne et qu’il pourra poursuivre la guerre aux côtés de Philippe II contre les Ottomans. Le duc consulte, multiplie les démarches auprès du Trésor espagnol, fait tracer des plans de fortifications par les meilleurs ingénieurs militaires. Les premières sommes sont débloquées. A Nice, un fidèle parmi les fidèles, André Provana de Leyni, orchestre les opérations[4]. Mais le Trésor espagnol ne peut pas tout faire. Il faudra après le traité de paix trouver d’autres ressources dans le budget des Etats de Savoie reconstitués. En attendant le duc crée le Droit de Villefranche. Le moment du retour arrive enfin. Le 13 avril 1559, le Traité du Cateau-Cambrésis rétablit le duc dans ses Etats.
L’étude qui suit ne porte que sur les soixante premières années d’exploitation du péage sur 250. Ce choix chronologique, 1558-1620, permet d’une part d’éclairer la nature originelle du péage et d’autre part de faire apparaître les premières déformations.  
Il s’agit de montrer que dans une première période, jusqu’à 1604, le lien entre les galères, la garde du Droit de Villefranche et la sécurité de la navigation reste fort, conformément au projet du duc. Les galères ducales assurent deux fonctions, la garde du Droit contre les fraudeurs et la police côtière contre les pirates et les Barbaresques.
Puis dans une seconde période, à partir de 1604, les conditions d’exploitation changent. Le fermier du Droit est prêt à payer davantage si on lui permet de faire directement des prises. La garde du péage est alors assurée par l’armement du fermier mais il revient toujours aux galères ducales d’assurer la sécurité de la navigation.  Cette dissociation entre la garde du Droit et la protection de la navigation est une évolution majeure dans l’Histoire du Droit de Villefranche[5].
 
Les galères du duc
 
             Le projet d’Emmanuel Philibert était ambitieux. La mise en sécurité de la rade était prioritaire. Le siège franco-turc de 1543 avait montré que faute d’équipements défensifs elle était un lieu particulièrement dangereux. Les Turcs en avaient fait leur base arrière pendant toute la durée du siège !  Le duc connaissait suffisamment les lieux pour savoir ce qu’il convenait de faire : bâtir une citadelle au fond de la rade, le Fort Saint-Elme, d’ailleurs en cours de construction. Construire entre Nice et Villefranche un fort de liaison, le fort du Mont-Alban. Bâtir au bout du cap Ferrat, à la pointe Saint-Hospice, un fort qui empêche les pirates d’utiliser comme abris les anses de Fosse et de Fossette. Et enfin, construire, ou acheter, une dizaine de galères pour assurer la sécurité des espaces environnants ainsi que de la voie maritime qui longe la côte. 
 
Financer la sécurité de la voie maritime
Il est difficile de connaître le montant total des coûts engendrés par une défense côtière globale, c’est à dire terrestre et maritime. On peut par contre connaître le coût de la mise en sécurité de la voie maritime. Il suffit de connaître le coût de fonctionnement d’une galère, bâtiment de référence pour ce type d’intervention.
            Les dépenses annuelles de fonctionnement d’une galère sont importantes, entre 4 800 et 5 400 écus ; le coût peut monter à 13 000 pour les bâtiments les mieux équipés comme les galères de l’Ordre savoisien de Saint Maurice et Saint Lazare. Le général Provana de Leyni percevait en 1562 pour cinq galères, 75 600 livres, soit à trois livres par écus d’or au soleil, 25 291 écus, soit 5 000 par bâtiment, plus les soldes et le traitement des officiers, plus l’entretien et les réparations.
A quoi il faut ajouter le coût de construction ou le prix d’achat : en 1561 le Génois Spinola vend sa galère au duc pour 8 000 écus[1]. Le prix d’une galère est de 10.000 écus quelques années plus tard[1]. On peut tenter d’estimer le coût sur dix ans, durée de vie d’une galère régulièrement entretenue. On n’est pas loin de 80 000 écus ! Soit 8 000 écus par an et par galère[6].
            A combien s’élève le revenu du Droit de Villefranche ? Celui-ci est affermé. L’exploitation est rarement placée en régie. Les trois premiers baux, 1562, 1565 et 1568, sont élevés. Pendant 14 ans la ferme du Droit verse près de 9 000 écus d’or du soleil au fisc ducal soit 60 000 livres d’Italie valeur 1734. A partir de 1574 jusqu’à 1596 les baux se stabilisent autour de 9 000 écus d’or d’Italie soit 50 000 livres valeur 1734[7].
Le revenu annuel du péage ne permet donc de mettre en œuvre qu’une seule galère. S’il y en a plusieurs, c’est en raison de la volonté du duc. Il est évident que cela facilite le contrôle du Droit de 2%.
Les galères assurent en effet le revenu du péage ; par leur seule présence elles incitent l’éventuel fraudeur à déclarer et à payer le Droit. La galère est en effet un bâtiment efficace car elle n’est pas soumise aux aléas du vent. Mais les conditions de cette efficacité ne sont pas toujours réunies. Il faut que la mer soit calme. La galère ne prend pas la mer par gros temps. On peut considérer ainsi qu’elle ne navigue pas durant l’hiver.
Le fermier peut tirer profit de la présence des galères pour faire respecter le  règlement du Droit de 2%. Il a toujours la possibilité, prévue par le bail, de demander « la mise à disposition »[8] d’une galère pour arrêter un contrevenant. Mais le temps d’embarquer plusieurs dizaines de soldats, le fraudeur est déjà loin.
Ceci dit, le trafic le long de la voie côtière est important et les prises sont fréquentes. Ainsi en 1560 pour sept prises le montant s’élève à 12 866 florins[9]. Il s’agit parfois de très belles prises. Telle celle faite l’année suivante par le capitaine Moretto d’une valeur de 6 649 florins[10]. Tout cela est à ajouter au prix de l’affermage. Mais seulement après que les capitaines et le général aient pris leur part. Le fermier n’a donc qu’un rôle secondaire en ce qui concerne le contrôle en mer. Il lui reste le contrôle de tous ceux qui accostent. Il dispose pour cela d’une petite administration de contrôleurs et de receveurs[11].
 
La faible disponibilité des galères
La présentation ci-dessus ne vaut que lorsque les galères sont présentes à Villefranche. Or c’est rarement le cas.  La guerre contre les Turcs impose ses contraintes. Chaque année, aux beaux jours, commencent les premières escarmouches. C’est l’époque de l’année où on dresse la liste des possibilités offertes par les puissances chrétiennes pour participer à l’effort commun. Les diplomates s’activent. L’affrontement général a lieu le plus souvent à la fin de l’été. Les galères de Savoie participent régulièrement à ces concentrations navales. Le duc y tient beaucoup. Il y gagne un poids diplomatique incontestable[12].
         Ces galères ont ainsi permis à la bannière savoyarde d’être présente sur les théâtres d’opérations navales qui suivent le désastre espagnol de Djerba en 1560. Elles se poursuivent jusqu’à l’apogée de la puissance turque puis marquent jusqu’à Lépante les étapes de la reconquête chrétienne. Les galères de Savoie ont ainsi participé aux côtés des galères d’Espagne, de Malte, du Saint-Siège et de Gênes à la défense d’Oran et de Mers-el-Kébir assiégés en 1563 par Hassan Pacha, à la prise du Penon de Velez sur la côte marocaine l’année suivante, au secours de Malte en septembre 1565 -premier grand échec des Turcs et tournant de la guerre-, contre les galères de Mustapha Pacha, lieutenant de Soliman et les Barbaresques de Dragut et enfin le 7 octobre 1571, dans la flotte commandée par Don Juan d’Autriche à la bataille de Lépante en mer Adriatique[13].
Qui garde la côte niçoise pendant ces périodes d’absence ? Ce sont les galères de France qui, il faut le rappeler, ne participent pas à ces batailles, qui assurent cette sécurité. Elles font plusieurs séjours dans la rade de Villefranche entre 1560 et 1565. Cette collaboration n’est d’ailleurs pas exceptionnelle. Elle s’inscrit dans le contexte de la lutte contre les Barbaresques et associe les galères de France, de Savoie et de Gênes[14].
            Les galères de Savoie participent ainsi avec les galères de France à la mise en sécurité de la côte provençale et plus particulièrement à la chasse aux Barbaresques fréquemment embusqués dans les Iles d’Hyères. Des opérations similaires sont menées les années suivantes avec les galères génoises et pontificales sur les côtes italiennes. Il semble bien qu’on ne puisse apprécier l’activité des galères de Savoie qu’en liaison avec les marines voisines tant la défense contre les raids barbaresques apparaît comme une entreprise collective.
 
La felouque du fermier
 
Les moyens de la mise en sécurité de la route maritime côtière, et de la garde du péage, ont donc d’abord été militaires. Le pouvoir de police est exercé par les commandants de galères. Mais on vient de voir combien sa mise en œuvre est compliquée. Cette organisation disparait au début du XVIIe siècle pour laisser la place à un système plus souple. C’est le fermier lui-même qui fournit les moyens du contrôle en mer en armant à ses frais un bâtiment. Le fermier était auparavant un financier et un gestionnaire ; il devient un corsaire. Pour la sécurité de la voie maritime rien n’est changé, elle est toujours assurée par les galères.
 
Nouvelles méthodes de garde
L’analyse du prix du bail éclaire cette évolution des pouvoirs du fermier en matière de contrôle.
De 1597 à 1603, le produit des affermages chute d’environ 30%:1597, 88 227 florins à 13 florins l’écu d’or du soleil, 5 786 écus. Suivent en 1598, 1599 et 1600 trois exploitations en régie qui ne rapportent que 5 630 écus d’or. Le bail1601-1603 ne s’élève qu’à 8 985 écus d’or d’Italie[15]. Soit sept années difficiles.   
On peut voir dans ces mauvais résultats une conséquence de la guerre qui sévit en Provence à partir de 1597 entre Charles Emmanuel I et Henri IV. Dans ces cas-là, une fois de plus, les galères servent à de multiples taches, de la guerre au transport. Elles n’assurent pas la police du péage. Chacun peut aller et venir à sa guise. La recette baisse et les enchères du bail suivant sont à la baisse. Ce qui ne fait pas l’affaire de l’administration fiscale du duc. Il faut donc corriger et ne plus compter sur les galères pour faire les contrôles.
Le fermier connait la solution. Il l’a déjà expérimentée. Il lui suffit d’armer un bâtiment pour faire lui-même les contrôles en mer. Pour cela, il se procure un petit bâtiment rapide et facile à mettre en œuvre, une felouque le plus souvent. Il embarque un peu d’artillerie et quelques solides gaillards bien entrainés à la pratique de l’abordage.  
Le résultat se fait très vite sentir. La recette, c’est-à-dire le prix du bail, augmente de plus de 20% à partir de 1604[16]. Les enchères s’envolent. Les candidats à la ferme du Droit acceptent de payer davantage parce qu’ils savent que le règlement du Droit pourra être appliqué rigoureusement et qu’ils pourront faire des prises. Le coût de l’armement de la felouque, entre 10 et 20 000 livres, est lui aussi compensé par ces possibilités.
Les galères ne servent plus à traquer les contrevenants mais seulement à assurer la sécurité de la voie maritime. C’est maintenant le fermier qui fait la chasse aux fraudeurs, mais en pleine mer. Jusque-là il n’effectuait ses contrôles qu’au port ou au rivage. Le système se perfectionne. Le contrat de bail prévoit cette possibilité. A partir de 1615-1620 on passe à l’obligation : le fermier doit fournir un bâtiment armé[17]. On prévoit même qu’un auditeur de la Chambre des comptes de Turin s’assure de la qualité de l’armement avant de délivrer le bail. Le premier qui arma officiellement un bâtiment de garde fut Orazio Caissotti en septembre 1615[18].
Ainsi s’explique le nouveau rendement du péage. Le risque dissuade les fraudeurs éventuels. Malheur au patron ou au capitaine qui n’obtempère pas. Tous les contrôles ne tournent pas à la bataille navale. Mais un incident de temps à autre finit par façonner l’image du corsaire. Toute l’histoire du Droit de Villefranche est émaillée de ces faits plus ou moins glorieux et de leurs prolongements judiciaires. Car arraisonner un présumé fraudeur est une chose, obtenir un jugement de bonne prise en est une autre. Le Consulat de mer de Nice, la juridiction compétente, fait de son mieux pour appliquer le droit et éviter les ennuis diplomatiques.
Pour l’affermage1613-1618, on constate toutefois une baisse à 8 000 écus d’or d’Italie. La baisse est due à la mise en place du port franc. Son règlement exonère du Droit de Villefranche : les navires de plus de 200 tonneaux, les marchandises vendues et les marchandises qu’on « expose en vente » un certain temps avec l’intention de vendre. Le fermier a donc demandé une baisse correspondante du prix du bail. Sans ces exonérations le prix du bail aurait dépassé 10 000 écus d’or[19].
C’est exclusivement sur le commerce de cabotage que pèse maintenant le prélèvement du Droit de Villefranche. Le fermier n’est pas dans une situation facile. Il ne commence à gagner qu’après avoir payé le prix du bail, les frais de gestion et le coût du bâtiment de garde soit environ 100 000 livres. Il n’est bénéficiaire qu’au-dessus. Pour donner un ordre de grandeur, cela nécessite une trentaine d’impositions de trois écus par jour. Tout cela suppose une rigoureuse taxation et une dizaine de jugements de bonne prise par an. L’armement du fermier est efficace contre les fraudeurs, plus que ne l’étaient les galères. Il ne participe pas directement à la mise en sécurité de la navigation mais indirectement sa présence peut dissuader certains pirates.
 
La réaction des Marseillais
Les années 1604-1620 correspondent ainsi à une application nouvelle du Droit de Villefranche. On est passé d’une situation qui laissait le soin aux capitaines de galères d’arrêter les fraudeurs à une solution qui confie tout le pouvoir de contrôle et de prélèvement à un fermier qui du matin au soir traque les fraudeurs mais aussi éloigne les pirates et les Barbaresques.
 Les méthodes changent. Le fermier pourchasse maintenant systématiquement dès que les limites de la zone d’imposition sont franchies. Son autorité de tutelle, le Consulat de mer, lui demande de pousser les contrôles jusqu’à 50 milles, pas au-delà. C’est déjà beaucoup. Tout le monde est visé mais tous les patrons, capitaines ou armateurs ne se plaignent pas de la même façon. Les protestations ligures sont plutôt tempérées. Le fermier transige souvent. Elles sont par contre particulièrement véhémentes côté français. Les Provençaux paraissent particulièrement visés.
Les contraventions se multiplient. Au cours de l’année 1615 neuf patrons provençaux au moins sont condamnés[20]. Le fermier procède à des arrestations bien au-delà des zones antérieurement surveillées par les galères : une à 50 milles au large de Nice et une autre à 40 milles au large de Saint-Hospice[21] Les poursuites vont loin. Un patron de Martigues est arrêté 30 milles au large de Menton en 1615[22]. Etc.
Les Français réagissent. En 1604 le bâtiment de garde du droit est pourchassé par une galère française[23]. En 1613 des galères françaises retiennent l’équipage pour protester[24]. En 1613 le bâtiment de garde est coulé sur ordre du duc de Guise gouverneur de Provence[25]. Cette année-là, les consuls de Marseille, Toulon, Antibes, Saint-Tropez, La Ciotat, Six-Fours protestent.  Les représailles se multiplient.
La position marseillaise se radicalise. La création en 1599 d’un Bureau du commerce par la Ville de Marseille, justement pour lutter contre la piraterie, encourage les réactions et fédère les ports de Provence et de Languedoc. On y répète que les prises du fermier sont sans fondement. Elles sont autant d’atteintes à la liberté de navigation.
L’administration ducale réplique sous la plume de ses juristes les plus renommés et les plus respectés : le magistrat piémontais Bellone, le juriste savoyard Antoine Favre. Etc. Le Droit de Villefranche est parfaitement légal et la position française sans fondement. Preuve en est qu’ils sont les seuls à contester. En effet, les Génois sont soumis aux mêmes procédures de contrôle et d’arrestation. Ils protestent mais sans remettre en question l’existence même du péage. Ils recherchent des arrangements avec le fermier. Enfin, on remarquera qu’aucune organisation, semblable au Bureau du commerce de Marseille, ne coordonne les actions des ports génois des « riviere » de Levant et de Ponant. On pourrait s’en tenir à cette explication et conclure que la contestation marseillaise est le résultat de l’action de ce Bureau du commerce. Sans cette institution, préfiguration de la Chambre de commerce de Marseille, rien n’aurait été possible. Cette conclusion serait inexacte.
La raison pour laquelle les Génois ne réagissent pas comme les Marseillais n’est pas institutionnelle mais juridique. Les uns et les autres n’ont en effet pas la même conception du droit de la mer.
 
 Addendum. Que dit le droit de la mer de l’époque ?
Deux conceptions du droit de la mer s’affrontent ici. L’une dominante, encore au XVIe siècle, s’inscrit dans la grande tradition juridique médiévale, l’autre est totalement nouvelle. Commençons par la doctrine dominante, celle qui est applicable dans les régions du bassin occidental de la Méditerranée y compris l’Adriatique[26] et bien entendu le Golfe de Gênes.
 On y applique ce qu’on appelle le « jus commune », c’est-à-dire une construction juridique fondée sur le droit romain, celui exprimé par l’empereur Justinien au début du VIe siècle dans les Institutes, le Digeste, le Code et les Novelles. Ce corpus de textes a fait l’objet d’interprétations jurisprudentielles au long du moyen âge et de l’époque moderne, d’abord par les docteurs puis par les grands tribunaux. Qu’en est-il du droit de la mer ?
Le droit romain affirme de façon lapidaire que « la mer est libre comme l’air »[27]. Ce principe est incontestable. Par contre il est possible de l’adapter aux réalités en considérant que la mer côtière est un espace spécifique sur lequel le prince riverain à des obligations, en particulier celle d’assurer la sécurité. Ce pouvoir de police, cette « jurisdictio » si on préfère, s’étend jusqu’à 100 milles des côtes. Il ne s’agit pas d’un droit de propriété ou d’un « dominium ». « La propriété n’est à aucun, l’usage est commun mais la juridiction est au prince répètent les juristes du « jus commune » à la suite de Balde lui-même commentateur de Bartole, le maître de cette école jurisprudentielle.
La côte méditerranéenne de la France fait-elle exception ? Il ne semble pas, du moins jusqu’au XVIe siècle. Il faut ici faire état de la position de Jean Bodin, l’éminent juriste de la fin du XVIe siècle qui dans un chapitre de son maître livre Les six livres de la République précise le droit français. Après avoir souligné que les particuliers peuvent avoir des droits sur la mer, telles les salines, Bodin en vient aux droits de la mer. « Mais les droits de la mer n’appartiennent qu’au Prince souverain qui peut imposer charges jusqu’à trente lieues de sa terre s’il n’y a prince souverain qui ne l’empêche, comme il a été jugé pour le duc de  Savoie »[28].
Bodin cite en note la decisio -l’arrêt motivé- de Cacheran d’Osasc approuvé par le Sénat de Turin puis repris par les grands tribunaux de l’aire du « jus commune ». Cet   arrêt fixe à propos du Droit de Villefranche une jurisprudence imprégnée de « jus commune ». Ce point de droit présenté par Bodin est de 1577. Il expose le droit de la mer applicable en France à la fin du XVIe siècle. C’est donc en toute légalité que le duc de Savoie exerce son droit de police dans la zone des 100 milles. Son devoir de police devrait-on même dire. Cette doctrine et cette pratique sont constantes.
Cet ensemble jurisprudentiel de règles et de principes s’inscrit toutefois du côté français dans un environnement juridique qui devient de plus en plus hostile à ce « jus commune », ce que les Français appellent un peu péjorativement le « bartolisme ». On est ici sur la ligne de fracture qui oppose le « mos italicus » et le « mos gallicus », la manière italienne de concevoir le droit et la manière française. Les juristes de la Renaissance du droit romain, Jacques Cujas en tête, ont en effet ébranlé l’édifice médiéval. Ils accusent d’une part Tribonien, le préfet des Offices de Justinien, d’avoir retouché les textes romains originaux et d’autre part ils réduisent le « jus commune » et ses commentaires à une simple doctrine sans effectivité juridique.
Rabelais a fait la critique de cette façon d’aborder le droit romain dans le Tiers livre . Il traduit un sentiment très répandu. Comment le « jus commune » aurait-il pu résister ? Il devient dans le royaume de France un simple droit savant enseigné dans les universités. Face au « droit français » naissant, la position de Jean Bodin ne pouvait tenir longtemps. Peut-être cette perte de respectabilité du « jus commune » suffit-elle à expliquer le rejet marseillais d’un péage aussi contraignant. Mais si cela ne suffisait pas on pourrait ajouter ce dernier épisode juridique qui au tout début du XVIIe siècle jette à bas les solutions du « jus commune » en matière de droit de la mer.
Cet épisode juridique est connu. Il éclaire et peut-être explique la radicalité marseillaise.
A l’autre bout de l’Europe, aux Pays-Bas, à l’époque où se déroulent les faits ci-dessus présentés, un autre droit de la mer est en train de naître. Les Pays-Bas font partie de l’empire hispano-portugais de Philippe II. Ils réclament pour leur Compagnie des Indes orientales le droit de naviguer librement dans cet espace, particulièrement en Indonésie, partie elle-même de cet empire. On le leur interdit. La guerre d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne commence alors. Les provinces du nord des Pays-Bas se révoltent en 1581. Sur mer, les Hollandais font des prises de Portugais et d’Espagnols, au risque de passer pour des pirates ! Il faut donc justifier ces prises. La Compagnie des Indes orientales engage les services d’un jeune juriste, Hugo de Groot, plus tard connu sous le nom latinisé de Grotius[29], pour justifier ces réactions.
            Grotius entreprend la rédaction d’un traité sur le droit des prises, le De jure praedae. L’œuvre est un catalogue des arguments qui justifient la position hollandaise. Non, les Portugais n’ont pas de titres pour exclure les autres. Non, le pape n’a pas pu avoir le pouvoir temporel de diviser les océans. Oui, la guerre des Hollandais est une guerre de course. Et même si ce n’est pas une guerre publique menée par un Etat, c’est une guerre privée légitimement menée par une compagnie maritime.
            Le De jure praedae ne sera pas édité et restera inconnu jusqu’à ce qu’on le découvre dans des archives …  en 1867[30]. Mais l’œuvre a évidemment été lue par ceux qui étaient les premiers concernés, les actionnaires de la Compagnie maritime hollandaise. On pouvait en effet en tirer des arguments de défense. Le chapitre XII était particulièrement incisif. On en fit une édition séparée d’une centaine de pages dès le printemps1609, sans nom d’auteur, sous le titre Mare liberum sive de jure quod Batavis competit ad Indicana commercia dissertatio, qu’on peut traduire ainsi : la mer libre ou le droit qui appartient aux Hollandais de faire du commerce avec les Indes orientales. Grotius y reprend la rhétorique romaine de la liberté absolue et balaie toutes les constructions du « jus commune » qui ressembleraient à une appropriation[31]. Il y exprime une conception radicale de la liberté de navigation[32].
Le Mare liberum est rapidement devenu célèbre dans tous les ports d’Europe. Son petit format ainsi que la clarté de son argumentation ont évidemment facilité sa diffusion.
            On imagine sans peine que les membres du Bureau du Commerce de Marseille se procurèrent sans tarder l’opuscule en question[33].  
 
 
 


[1] Michel Bottin, Le Droit de Villefranche, Thèse pour le doctorat en droit, Nice, 1974.

[2] Sur le Droit de Monaco, Paolo Calcagno, « I Dritti marittimi di Monaco e di Villafranca tra XVI e XVII secolo », in Mediterranea. Ricerche storiche. Anno XVI. Aprile 2019, pp. 61-82. Michel Bottin, « Les péages maritimes de Monaco et Villefranche face au droit international » communication dans le cadre du colloque L’Etat et la mer. Environnement et usages de l’Antiquité à nos jours, IREP-COME, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, Commission RAMOGE, Institut du droit économique de la mer, 20-22 novembre 2008. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com .Voir aussi dans  Michel Bottin, Itinéraires croisés d’Histoire du droit entre France et Etats de Savoie, Etudes réunies par Olivier Vernier et Marc Ortolani, Préfaces de Maurice Quénet et Gian Savino Pene Vidari, Avant-propos de Colette Bourrier-Raynaud, ASPEAM,  Nice, 2015, pp. 457-468. 

[3] Michel Bottin, « La mer côtière en Méditerranée occidentale : réalités géographiques et encadrement juridique, Moyen Age-XVIIIe siècle » in Actes du colloque de Nice, Laboratoire CMMC, 15-17 novembre 2012, dir. Anne Brogini et Maria Ghazali, La Méditerranée au prisme des rivages. Menaces, protections, aménagements en Méditerranée occidentale (XVIe-XXIe siècles), Beauchêne, Paris, 2015, pp. 263-273. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com .

 

[4] Mara de Candido, « La défense du littoral niçois dans la première moitié du XVIe siècle », in Nice Historique 1999, pp. 3-11 et « Le Fort Saint-Elme et le port de Villefranche », in Nice Historique 1999, pp. 25-35.

[5] Michel Bottin, « Gestionnaires ou corsaires ? Les fermiers du péage maritime de Villefranche. XVIIe-XVIIIe siècles », in Actes du Colloque De Jacques Cœur à Renault. Gestionnaires et organisations, Centre d’Histoire de la gestion, Université de Toulouse, dir. J.-L. Gazzaniga et P. Spiteri, novembre 1994, P.U. Sciences sociales de Toulouse, 1995, pp. 93-102. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com 

[6] Michel Bottin, « La gestion des galères de Savoie. Aspects administratifs et comptables, 1560-1637 » communication dans le cadre du Colloque Les comptes publics : enjeux, techniques, modèles, 1500-1850, Université de Paris Ouest, Nanterre, coord. Marie-Laure Legay, juin 2010, publiée in Comptabilité(s). Revue d’histoire des comptabilités, 3/2012.  Cette étude est disponible sur michel-bottin.com   Voir aussi dans Bottin, Itinéraires croisés d’Histoire du droit entre France et Etats de Savoie, op.cit., pp. 297-308.

[7] 1562-1564, 8800 écus du soleil par an………..Valeur en 1734, 66000 livres.

1565-1567, 8800, idem……………………………            66 000 livres

1568-1574, 9000, idem……………………………           68 107 livres

1575-1577, 6650, idem……………………………           50 625 livres

1578-1580, 9000 écus d’or d’Italie par an …………         54 000 livres

1581-1584, 9400, idem……………………………….       55 114 livres

1585-1586, 9000, idem………………………………..      54 000 livres

1587-1589, 9000, idem…………………………….           54 000 livres

1590-1593, 9000, idem……………………………            54 000 livres

1594-1596, 9000, idem…………………………….            54 000 livres

Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., pp. 292 sq.

[8]  Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 211.

[9] Bottin, « La gestion des galères de Savoie », op. cit., note 32.

[10] Ibid .

[11] Michel Bottin, « La politique navale de la Maison de Savoie. 1560-1637 » in Nice Historique, 1999, pp. 12-23. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com.

[13] Repris de Bottin, « La politique navale de la Maison de Savoie. 1560-1637 », op. cit.

[14] Ibidem, p. 18.

[15] En valeur 1734 :

1597 :           46 592 livres

1598-1600 : 44 150 livres par an

1601-1603 : 58 616 livres par an

1604-1606 : 71 260 livres par an

1607-1610 : 75110 livres par an

1611-1612 : 72800 livres par an

1613 :            56 000 livres

1614-1618 : 56 000 par an

1618-1621 : incomplet ou pas de traces de comptes.

1622-1626 : 44996 livres par an. Montant stable jusqu’aux années 1660.

Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 211.

[16] 1604-1606, 10180 écus d’or d’Italie

1607-1610, 10780, idem

1611-1612, 10400, idem

Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p.292, Tableau du produit.

[17] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 303, Financement de l’exploitation..

[18] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 304.

[19] Les effets de la franchise se renouvellent évidemment par la suite :1614-1618, 8000 écus d’or d’Italie.1619-1626, 6428 écus d’or, Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 211

[20] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 64.

[21] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 321 sur le droit de suite.

[22] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 321.

[23] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit.

[24] Guillaume Calafat, Chapitre 5, « Péage maritime et liberté des mers. Le duc de Savoie, les Français et le Droit de Villefranche », pp. 193-228, Une mer jalousée. Contribution à l’histoire de la souveraineté (Méditerranée XVIIe siècle), Editions du Seuil, 2019, édition numérique. A la page 197.

[25] Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 289.

[26] Bottin, « La mer côtière en Méditerranée occidentale », op. cit.

[27] Michel Bottin, «Droit romain et jus commune. Considérations sur les fondements juridiques de la liberté des mers » in Droit international et coopération internationale, Hommage à Jean-André Touscoz, France-Europe Editions, Nice, 2007, pp. 1225-1238. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com . Voir aussi dans Michel Bottin, Itinéraires croisés d’Histoire du droit entre France et Etats de Savoie, op.cit., pp. 445-456.

[29] Le développement qui suit est emprunté à Michel Bottin, « Grotius et la liberté du commerce maritime. Itinéraire d’une contradiction », in Actes de la Journée d’études sur Le commerce maritime organisée par le LexFEIM, Université du Havre, coord. Cédric Glineur, 13 novembre 2014, in Annuaire de droit maritime et océanique, T. XXXIII, 2015. Cette étude est disponible sur michel-bottin.com 

[30] Hugo Grotius, Le droit de prise (De jure praedae), ouvrage entièrement inédit, texte latin publié pour la première fois d’après le manuscrit autographe par Ger. Hamaker, Paris-La Haye, 1869. Le commentaire de Robert Fruin, An unpublished work of Grotius, paru en 1873 dans le Nederlandische Spectator a été réédité en 2003 par The Lawbook Exchange LTD, Clark, New Jersey.

[31] Bottin, «Droit romain et jus commune »,  op. cit.

[32] Le nom de Grotius n’apparaît pas, Bottin, Le Droit de Villefranche, op. cit., p. 75.

[33] Pour la suite de l’histoire du Droit de Villefranche, Michel Bottin, Aspects internationaux du Droit  de Villefranche au XVIIIe siècle, mémoire DES d’Histoire du droit, Nice, 1971, disponible sur michel-bottin.com ; Bottin, Thèse, op. cit. ;  Guillaume Calafat, Chapitre 5, « Péage maritime et liberté des mers. Le duc de Savoie, les Français et le Droit de Villefranche », pp. 193-228, op.cit.

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