Gioberti et les événements de 1848
 
 
 
 

 

Vincenzo Gioberti

     

Lettres de Paris sur les affaires de France et d’Italie

Janvier-avril 1848

 
 
 
Pour citer : Michel Bottin, « Vincenzo Gioberti. Lettres de Paris sur les affaires de France et d’Italie. Janvier-avril 1848 », Actes du colloque international de Menton et Vintimille, 24-25 octobre 2018, 1848. Un pas vers la modernité politique, PRIDAES XII, Textes réunis par Marc Ortolani, Christophe Roux et Olivier Vernier, Serre Éditeur Nice 2020, pp. 15-26.
 
Vincenzo Gioberti est un acteur majeur des événements de 1848. Père du Risorgimento aux côtés de Mazzini et de Garibaldi, il a, par ses écrits et ses prises de position, dégagé une voie originale vers l’Unité italienne. Son ouvrage majeur, publié en 1843, Del primato morale et civile degli italiani, met en valeur les caractéristiques communes aux différents peuples de l’Italie que seule une unité politique pourrait pleinement épanouir. Cette indispensable unification serait réalisée dans le cadre d’une confédération présidée par le pape. Cette démarche, dite « néoguelfe », a une expression historique connue, celle de la lutte qui opposa au XIIIe siècle les cités du nord de l’Italie, appuyées par la papauté, à Frédéric I Barberousse empereur du Saint-Empire. Cette histoire médiévale éclaire la situation politique du milieu du XIXe siècle, celle d’une Italie en bonne partie sous influence autrichienne, soit directement, comme en Lombardie et en Vénétie, soit indirectement comme en Toscane. L’indépendance et l’unité passent, comme au moyen âge, par une indispensable épreuve de force
            Cette voie néoguelfe n’est praticable selon Gioberti que si elle passe comme au moyen âge, par une série de réformes politiques qui fondent les libertés civiques essentielles, dont en premier lieu le droit de vote, la représentation et la liberté de la presse. Or à l’époque où il écrit le Primato aucun Etat de la Péninsule ne met à l’œuvre de telles libertés.
            Tout change avec l’avènement de Pie IX au trône pontifical en 1846. Le nouveau souverain pontife s’engage résolument dans la voie des réformes politiques. Il décrète une amnistie générale pour les détenus politiques et annonce une constitution. L’année suivante est créée une Consulta, conseil composé de laïcs.
Ces réformes provoquent l’enthousiasme des partisans de Gioberti. La voie néoguelfe de l’Unité trouve dans ces réformes pontificales sa première application. Le pape donnait l’exemple aux autres Etats. Mais cette propagation des réformes politiques en Italie paraît à Gioberti semée d’embûches. Les adversaires sont puissants ; les Jésuites peuvent à eux seuls barrer la route aux réformes et à l’Unité. C’est chez Gioberti une analyse récurrente. Cet ordre est en effet puissant. Interdit en 1773 il a été rétabli en 1814 dans le contexte de la nouvelle Europe post napoléonienne. Il n’est pas question pour eux de faciliter des réformes qui, d’une manière ou d’une autre, marqueraient un retour à la Révolution. Gioberti identifie ainsi ces Jésuites comme les principaux adversaires d’une réforme politique. Or cette réforme est le fondement de l’unité politique.
Gioberti aborde ce problème dans un ouvrage publié en 1846, Il gesuita moderno, volumineux ouvrage dans lequel il expose de façon détaillée les moyens employés par l’ordre pour contrecarrer les réformes.
             Gioberti écrit ces ouvrages, le Primato et le Gesuita alors qu’il est en exil depuis plus de dix ans. Il a été sanctionné par Charles-Albert pour ses activités suspectes au sein de Giovine Italia. La découverte d’une conspiration mazzinienne en 1833 lui fait perdre sa charge de chapelain à la cour. Il est condamné à l’exil, quitte Turin et s’installe d’abord à Bruxelles puis à Paris où il vit de ses cours de philosophie.
Son statut d’exilé ne fait qu’accroitre sa réputation. Il a conservé en Italie, en Piémont mais aussi ailleurs, de nombreux amis qui relaient ses réflexions et parfois font paraître un article de lui dans les journaux favorables à l’Unité italienne. Exilé, Gioberti est toujours bien présent dans le débat politique italien.
 
            Cette étude n’a pas la prétention d’éclairer sur le fond la pensée politique de Gioberti. Celle-ci est complexe et sous tendue par de puissantes approches théologiques et philosophiques qui n’ont pas à être étudiées ici. Mais peut-être les importants événements du début de l’année 1848 ont-ils infléchi sa pensée ? L’histoire semble en effet s’accélérer : Ferdinand II, roi des Deux-Siciles, accorde un cadre constitutionnel le 11 février ; Léopold II suit pour la Toscane le 17 février ; Charles-Albert fait de même le 4 mars pour le royaume de Sardaigne et Pie IX parachève sa réforme politique le 14 mars. A Paris éclate une révolution le 24 février. A Vienne, le 13 mars, une révolte aboutit au départ de Metternich. Enfin, point d’orgue de cette série d’événements, Milan s’insurge le 18 mars contre les Autrichiens et le 23 mars Turin entre en guerre contre l’Autriche.
La correspondance[1] que Gioberti entretient pendant cette période, du début du mois de janvier à son départ pour l’Italie à la fin du mois d’avril, porte un témoignage éclairant sur les sentiments et les espoirs d’un penseur et d’un acteur politique majeur. Sa réflexion et ses positions politiques exprimées dans ses écrits antérieurs sont mises à rude épreuve sur deux points. D’abord sur celui de l’indispensable et préalable mise en place des droits politiques. Pie IX est-il encore le mieux placé ? Charles-Albert ne serait-il pas parmi tous les souverains d’Italie le plus capable de prendre la tête du mouvement unitaire ? Ensuite sur celui de la révolution parisienne. Quelle est sa véritable nature ? C’est un élément inattendu qui, au-delà de sa dynamique propre, est susceptible indirectement de perturber le cours de la politique italienne. Comment maîtriser ce risque ?
 
Les nouveaux espoirs portés par Charles-Albert
 
Les réforme politiques avancent. Les droits politiques sont accordés élément par élément : liberté de la presse, création d’une garde nationale, élections, constitution. Chaque Etat suit une voie particulière : Rome commence puis hésite, Florence semble trouver un équilibre[2], Naples accorde sous la pression populaire, Turin avance avec prudence. Qui prendra la tête de la réforme ? Gioberti observe.
 
Déceptions romaines
Les nouvelles qui parviennent de Rome au début du mois de janvier préoccupent Gioberti. Le 1er janvier[3] il adresse à son ami Pinelli[4] une lettre dans laquelle il note que les affaires de Rome vont mal. Il estime que le « povero papa » paraît toujours plus « signoreggiato dai gesuiti e dai retrogradi ». Il pense que parmi les remèdes à cette dérive, une lettre de Charles-Albert au pape l’encouragerait à poursuivre les réformes. Il faudrait trouver un intermédiaire influent.
Gioberti reprend le thème du bon pape attaqué par les Jésuites dans une lettre qu’il adresse le 9 janvier[5] au professeur Carlo Montanari[6] pour le féliciter de la création d’une chaire d’histoire de la patrie à l’Université de Bologne. Gioberti fait part à son correspondant de son souhait d’intervenir directement à Rome mais il se rend bien compte qu’il n’y a plus aucun crédit depuis que les Jésuites font courir le bruit qu’il a quitté l’habit sacerdotal et qu’il fait publiquement profession d’athéisme.
Et le 11 janvier[7] il demande à son ami Benedetto Rignon qui vient de faire un voyage à Rome ce qu’il pense de Pie IX. Gioberti a manifestement de plus en plus de doutes sur la volonté du pape à poursuivre les réformes politiques. Il avoue qu’il vaut peut-être mieux compter sur le Piémont où la situation évolue rapidement et favorablement. Celui-ci, dit-il, est devenu « il politico Eden d’Italia ».
La situation paraît entendue. Pie IX ne jouera pas le rôle politique attendu par Gioberti. Le 14 janvier[8] Gioberti écrit à Santarosa[9]. Il lui apparaît que le « jésuitisme » à Rome relève la tête et porte ses influences jusqu’au Quirinal et le « buon Pio » risque de tomber dans l’erreur. « Speriamo che la Providenza farà nascere il bene dal male » [10].
 
Espoirs piémontais
Le 10 février[11] Gioberti écrit à Pietro di Santarosa qu’il a lu dans le Risorgimento et La Concordia la proposition de faire demander à Charles-Albert par la Garde nationale un « statuto civile ». Gioberti est séduit par la démarche. Il affirme qu’il n’y a plus eu de telle démarche depuis le temps des communes de la Ligue lombarde et de Frédéric Barberousse. Ainsi, analyse Gioberti, aux deux extrémités de l’Italie, les deux plus puissants royaumes, celui de Sardaigne et celui des Deux-Siciles, s’engagent-ils dans la voie des réformes.
Il tient à faire partager son optimisme à ses correspondants. Le 12 février[12] il explique à Antonio Gando[13], un ami génois sceptique, que le statut civil concédé par le roi restitue aux Génois leurs antiques franchises politiques. Il le lui répète le 24 mars[14] : il y a plus de liberté sous Charles-Albert que sous les doges. Il appelle Gando à dire aux Génois que tous leurs désirs seront satisfaits, mieux que sous l’antique république. Et cette liberté sera italienne. Elle sera plus noble, plus sûre, plus durable, parce qu’incorporée aux destins nationaux de toute la péninsule.
Il poursuit sur ce registre le 16 février[15] en assurant Pinelli que Charles-Albert restera immortel parce qu’il donne une constitution de son propre mouvement. C’est la gloire du roi de Sardaigne et ce n’est pas celle de Ferdinand II qui a agi sous la pression. Gioberti fait évidemment allusion aux deux insurrections qui ont éclaté le mois précédent à Palerme le 12 janvier et à Naples le 27 janvier et qui ont obligé le roi à promulguer une constitution le 11 février[16].
 
Doutes napolitains
Gioberti reprend cette comparaison entre les deux royaumes dans une lettre adressée le 18 février[17] à Giuseppe Massari[18], alors à Florence, et influent journaliste de La Patria. Il lui fait part de son admiration pour les peuples des Deux-Siciles ; ce qui lui permet d’opposer le Piémont et les Deux-Siciles : d’un côté un peuple héroïque et un roi indigne, de l’autre un peuple et un roi vertueux et unis.
S’agissant de la constitution accordée par Ferdinand II, l’opinion des exilés napolitains et siciliens à Paris est partagée. Quelques-uns projettent de retourner à Naples ou en Sicile mais d’autres craignent que la « fazione retrograda » ne reprenne pied à la cour et n’ouvre une nouvelle fois la lutte du roi contre la nation, avec ses conséquences extrêmes : à la lutte du roi contre le Parlement s’ajoutera celle de Naples et de la Sicile. La guerre civile sera inévitable. Pour l’éviter, assure Gioberti, il faut d’urgence couper le « nervo di quella fazione », c’est-à-dire chasser les Jésuites. Si l’actuel ministère pouvait le faire par décret ce serait bien. Il incite Massari à le suggérer à ses relations napolitaines. Cela ferait aussi du bien à Turin où les Jésuites travaillent de la même façon. L’expulsion des Jésuites profiterait à Turin et à Rome. Gioberti reprend l’analyse dans une lettre du 3 mars[19] adressée au napolitain Salvatore de Renzi[20]. Il espère que le Parlement napolitain libèrera le royaume de la peste « gésuistica » avec des lois appropriées.
Retour à l’actualité napolitaine. Gioberti fait part à Pietro di Santarosa le 16 mars[21] d’une lettre reçue ce jour de Naples et qui fait état d’un fort mécontentement et même de révoltes. A la discorde avec la Sicile s’ajoute l’attraction de la révolution en cours à Paris. Il le constate d’ailleurs lui-même chez les exilés italiens à Paris. Cette révolution est un brûlot. Le courrier qu’il adresse le 25 mars[22] à Michele Amari, l’illustre auteur des « Vespri »[23] est marquée du même pessimisme. Ses compatriotes ont donné depuis quelques mois des exemples de vertus héroïques. Toute l’Italie admire. Mais le Parlement du royaume est divisé.
 
L’action du gouvernement Balbo
En ce qui concerne Turin les choses vont bien, écrit-il à Benedetto Rignon le 15 mars[24]. Le nouveau gouvernement[25] prend « francamente » les choses en main. Mais, lui, craint toujours que les Autrichiens et les « retrogradi » ne jettent le trouble. Il répète à Rignon dans une lettre du 20 mars[26] tout le bien qu’il pense du nouveau ministère Balbo. Il ne laisse rien à désirer au plan de la vertu, de la réputation et de la science politique. Mais aura-t-il assez d’énergie ?
Ces compliments cachent-ils un souhait de retour politique à Turin ? Gioberti s’en défend dans une lettre adressée à Valerio, un journaliste turinois[27] le 20 mars[28]. Il ne veut être ni ministre, ni sénateur, ni évêque, ni archevêque. « Del Piemonte io non desidero nulla che l’amore del popolo ». Au même Valerio il fait part le 25 mars[29] de son souhait de devenir collaborateur de La Concordia. Il lui soumet un projet d’une série d’articles en quinze « feuilletons » sur la révolution de février.
Le dénouement approche. L’insurrection milanaise offre l’occasion à Turin de passer à l’offensive contre l’Autriche. Le 27 mars[30] Gioberti fait part de son enthousiasme à l’ingénieur Pietro Bosso, un vieil ami résidant à Casale : l’entrée de la milice subalpine en Lombardie est le salut de l’Italie et de Milan. Et le 30 mars[31] il écrit au marquis Roberto d’Azeglio[32] que la résolution de passer le Ticino était une nécessité depuis le soulèvement de Milan. Et pour avoir pris cette décision, Charles-Albert et le ministère Balbo ont sauvé l’Italie. La décision était d’ailleurs d’autant plus courageuse que la France était hostile à une telle intervention. Lamartine, ministre des Affaires étrangères[33] l’avait clairement précisé. Mais c’était, précise-t-il, avant les événements de Milan.
 
La révolution parisienne du 24 février
 
Gioberti est un observateur attentif des événements qui marquent la vie politique parisienne et qui culminent avec la révolution du 24 février[34]. Cette révolution l’inquiète parce qu’elle peut encourager les révolutionnaires italiens à remettre en question le cadre constitutionnel qui se met progressivement en place dans les Etats de la péninsule. Aussi s’emploie-t-il dans sa correspondance à montrer que cette révolution ne ressemble pas du tout à celle de 1793. Mieux même, elle peut avoir des effets bénéfiques pour l’Italie et son unité. Le gouvernement provisoire français peut accompagner le Risorgimento. Lamartine, le ministre des Affaires étrangères lui paraît être un allié. On peut, explique-t-il à ses correspondants lui faire confiance.
 
Un regard italien sur la politique française
Gioberti n’analyse la politique française qu’à la mesure de ses apports à l’Unité italienne. C’est vrai sous Louis-Philippe comme cela le sera après. Dans une longue lettre adressée à Santarosa le 25 janvier[35], un mois avant la révolution, il explique à son correspondant que le Risorgimento, le quotidien turinois, a une bonne doctrine mais qu’il a tendance à voir les choses trop favorablement. Ainsi considère-t-il que le gouvernement de Louis-Philippe est favorable à l’Italie. Mais ce ne sont que des manifestations d’hypocrisie proteste Gioberti. Ce n’est pas tant le fait de Guizot, qui n’est ministre que de nom précise Gioberti, mais celui du roi lui-même seul véritable ministre qui voudrait non une mais mille Italies. Quant à Montalembert et à son parti, Gioberti pense qu’il est aussi hostile au « risorgimento italiano » que les ministres français. Il est aussi hypocrite. Cette faction a d’ailleurs une influence sur Pie IX qui depuis quelque temps présente le progrès comme un risque pour la religion. Montalembert et quelques autres répètent que « Pio » s’occupe trop de politique et qu’il devrait « far più il papa et meno il principe ». C’est évidemment contraire à la doctrine néoguelfe défendue par Gioberti.
Celui-ci réussit même à placer les signes avant-coureurs de la révolution du 24 février dans l’orbite des événements d’Italie. Il procède ainsi le 18 février[36] lorsqu’il annonce à Massari l’imminence d’une crise politique. Ce sera une insurrection ou un changement de gouvernement. Si la politique ne change pas « ci sarà rivoluzione ». Gioberti voit dans ce bouillonnement une conséquence de ce qui se passe en Italie. Le spectacle des affaires politiques italiennes a ici une grande influence sur les esprits. On voit, dit-il avec fierté, « che l’Italia comincia a racquistare il suo primato ».
 
« La repubblica francese va bene »
Le 24 février[37], le jour même de la révolution, il s’empresse de raconter à Pinelli les événements de la journée. Le ministère est tombé. Le roi est en fuite. On dit qu’il a abdiqué. Les Tuileries sont prises et dévastées par le peuple. Il y a peu de gens dans les rues ; pas de carrosses, pas de femmes mais des « plebei » en blouse, armés d’épées et de carabines chantant le Ca ira de l’ « l’antica rivoluzione ». On voit que le peuple est vainqueur. Si la chose s’arrête c’est un grand bien pour l’Italie. Mais il craint que cela ne s’arrête pas.
Le même jour[38] il écrit à Santarosa une lettre où il prend un peu de recul. Il a visité les Tuileries pillées et dévastées par le peuple. La vue fait pitié. « Luiggi » est en fuite. On dit qu’il a abdiqué. Ce serait bien pour l’Italie que la chose finisse, mais il craint que « queste francesi non sappiano fermarsi ». « Il Signor Guizot » a tout mené « bestialmente ». Hier, quelques unités de soldats s’employaient à faire cesser le tumulte. Mais la furie de quelques-uns est passée à toute la population. Puis sans transition Gioberti passe au problème que lui pose cette révolution, le rejet du bicaméralisme. « Mi maraviglio », dit-il, qu’on mette en doute la question des deux chambres. C’est un point résolu en politique. Faire une seule chambre serait une folie. La raison et l’expérience le prouvent. Une chambre unique est incompatible non seulement avec la sécurité de la couronne mais aussi avec la sécurité commune. Ce choix constitutionnel monocaméral serait-il un mauvais présage ? Gioberti a probablement eu l’esprit un peu embrouillé au soir de cette journée révolutionnaire. Mais le lendemain tout est clair. Il a compris ce qu’est cette révolution et il veut le faire savoir.
Gioberti fait alors de son mieux pour donner du crédit à cette révolution. Il veut rassurer tous ceux qui en Italie se sont engagés dans la voie constitutionnelle de l’Unité. C’est à la mesure de cette préoccupation qu’il faut lire la lettre qu’il adresse à Massari le 25 février[39] en vue d’être publiée dans le quotidien florentin La Patria et distribuée gratuitement. Gioberti fait remarquer que l’alliance avec la France est assurée et que pour la protéger il ne faut pas quitter la voie constitutionnelle. C’est-à-dire qu’il faut éviter deux choses : que les souverains prennent peur et se jettent dans les bras de l’Autiche ; que cette révolution donne des idées radicales aux Italiens. Mais cette révolution, martèle Gioberti, n’est pas sur le modèle 1793. Son personnel est expérimenté et la façon dont elle a été conduite montre qu’on peut avoir confiance. Il le répète à ses correspondants, tel l’Abbé Bogino de Turin à qui il écrit le 28 février[40] : « La repubblica francese va bene. Nata per incanto, continua con maraviglia. Parigi è viva, animata ma tranquilla ». Les chefs du gouvernement provisoire « sono uomini da bene » qui ont la confiance de tous. « Il popolo sovrano si porta con molto giudizio ». En somme, la France et l’Italie « sono dègne l’une del altra » et malgré la diversité des régimes politiques elles doivent rester amies.
 
Les risques
Cette révolution n’est donc pas en elle-même mauvaise. Mais est-on certain qu’elle n’ira pas plus loin ? Parce qu’en effet les risques sont réels. Gioberti le répète dans la plupart des lettres de la période. A Maurizo Macario le 14 mars[41] : Paris est tranquille et la nouvelle république est « molto diversa dall’ antica ». Mais il y a le risque que les esprits s’échauffent et que certains jouent « a fare il profeta ». Le 15 mars[42], à Benedetto Rignon de Turin : la république est « quieta, cosi tranquilla ». Mais sous cette apparence couve peut-être un incendie.
Il faut faire de ce changement une présentation objective et positive si on veut écarter toute tentation radicale. C’est l’objet de la lettre qu’il adresse le 3 mars à Salvatore de Renzi[43] à Naples. La révolution parisienne de février fut juste, héroïque et « brevissima ». Le peuple a fait preuve d’une énergie et d’une modération qui dépassent toute louange. Le nom de république ne doit pas épouvanter les princes italiens. Il faut la reconnaître et l’apprécier. Si les princes de l’Italie suivent les principes du gouvernement constitutionnel, ils n’ont pas à craindre que le « capriccio di repubblica » touche leurs peuples et que les Français exercent dans la Péninsule un « apostolato di rebellione ». Mais attention, des esprits ardents et prompts à l’exagération pourraient faire surgir une république qui contrarierait le développement progressif et tranquille de la liberté de l’Italie.
Mais peut-être les premiers effets négatifs se font-ils déjà sentir ?  Gioberti fait part à Pietro di Santarosa le 16 mars[44] d’une lettre reçue ce jour de Naples et qui fait état d’un fort mécontentement et même de révoltes. A son avis, à la discorde avec la Sicile s’ajoute l’attraction de la révolution française. Il le constate d’ailleurs lui-même à Paris chez les exilés italiens à Paris. Cette révolution est un brûlot. Gioberti pense que l’Autriche, les Jésuites et Giovina Italia vont tenter d’inoculer « la luce repubblicana » dans les pauvres cervelles des exilés italiens. Il y a là un véritable risque. La reconnaissance de ce régime est indispensable pour empêcher une fermentation des esprits. Tout ceci ne l’empêche pas de dire que les choses vont à « meraveglia ». Paris est plus tranquille sous « Albert ouvrier[45] » que sous Louis-Philippe.
 
Conseils diplomatiques
Gioberti a bien compris que le nouveau régime républicain peut compromettre la marche vers l’Unité. Il faut de toute urgence connaître ses intentions, et dans la mesure du possible s’en faire un allié. Gioberti joue au diplomate.
Le 26 février[46] il écrit à Craven, un diplomate anglais qu’il connait bien[47], que les grands événements de France l’empêchent de l’accompagner en Italie. « Il faut que je reste ici pour servir mon pays ». Il lui explique que le « salut de la France et la tranquillité de l’Europe consistent en deux points : 1° dans la prompte reconnaissance de la république française. Cela l’empêchera de tomber dans les excès. 2° dans une alliance de l’Angleterre, de l’Italie, de la France et de la Suisse. Permettez que je vous prie avec insistance de proposer ces deux points à Lord Palmerston[48]. Je suis sûr d’être l’interprète de la partie le plus sage de mes compatriotes ».
Gioberti cherche en particulier à entrer en contact avec Lamartine, ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire. Le 20 mars il informe le marquis Roberto d’Azeglio[49] de l’état de ses démarches et des raisons qui l’obligent à rester à Paris. On lui a pourtant proposé de prendre la tête du ministère de l’Instruction publique et de partir « subito » pour Turin. Il est flatté. Mais il a une raison pour rester à Paris. On lui a proposé de voir Lamartine pour connaître ses intentions précises concernant l’Italie. Mais les tentatives de rendez-vous n’ont pu aboutir en raison de son emploi du temps chargé. Il a finalement obtenu une audience qui fut ouverte et longue. Il estime avoir eu raison de ne pas avoir donné suite à la proposition de ministère. La révolution de Vienne[50] doit modifier notablement la politique italienne. C’est ce que pense le gouvernement provisoire. Gioberti dit tenir cette information de la propre bouche de Lamartine avec qui il a eu une rencontre ce matin. Deux points en ressortent : 1° Le roi de Sardaigne ne doit pas profiter de la situation pour assaillir la Lombardie parce que cela modifierait les relations entre la France et les princes germaniques et produirait une guerre générale qui anéantirait tout espoir de réorganiser l’Europe sur la base d’un congrès. 2° Il faut empêcher en Italie tout mouvement républicain qui serait nuisible non seulement aux Italiens, mais aussi à la France elle-même. Les dispositions de Monsieur de Lamartine envers l’Italie sont excellentes. Il lui dit être plus italien « che francese » et pense que l’Italie est destinée à devenir la première des nations. Gioberti précise qu’il dit tout cela en confiance parce que cela pourrait nuire gravement à la réputation du « Signor Lamartine » si cela se divulguait dans les journaux.
Le même jour[51] il adresse à Valerio un courrier soulignant cette nouvelle entente franco-italienne. Les dispositions de Lamartine et de ses collègues envers l’Italie ne peuvent être plus généreuses et bienveillantes. Ils désirent que l’Italie et la France soient deux sœurs unies ensemble par des liens indissolubles. Il faudrait que le journal de Valerio insiste sur la rapide reconnaissance de la république française.
 
La question du retour à Turin
De toute évidence Gioberti n’est pas prêt à rentrer à Turin. Il pense toujours être un informateur indispensable. Le 25 mars[52] il propose ainsi à Valerio de tenir dans la Concordia une chronique sur la révolution de février.
Peut-être Gioberti ambitionne-t-il l’ambassade sarde à Paris ? Il fait part à Santarosa le 25 mars[53]des discutions qu’il a fréquemment avec ses amis depuis la révolution de février. Il y est beaucoup question d’une alliance avec la France. Certains pensent que c’est difficile. Lui pense que s’il était ambassadeur il trouverait la solution. Mais il se contredit quelques lignes plus loin en priant Valerio de dire au comte Balbo qu’il n’a pas plus pensé à être ambassadeur qu’à devenir empereur de Chine.
Peut-être souhaite-il être nommé sénateur ? Pas davantage. Il l’explique à Rignon le 31 mars[54]. Il ne veut pas être sénateur pour être sénateur. Le « buon signor Lamartine » annonce ma promotion à tous mes compatriotes qui le rencontrent. Ils m’en font des compliments.
Il le répète à Valerio le même jour[55]. Qu’on ne lui parle pas d’être sénateur. Puis il se lance dans une analyse prospective du proche avenir politique français. Les peurs concernant la France lui paraissent infondées. Ce n’est probablement pas un épisode de 93, ni du communisme, ni une rénovation de l’orléanisme. Le comportement de la population est « ammirabile ». Une fracture dans le gouvernement provisoire serait funeste. Mais il ne semble pas qu’à ce jour le risque soit réel. Quand l’Assemblée[56] sera réunie il se peut qu’il y ait opposition entre la partie démocratique et la partie conservatrice. Mais sans excès. L’ennemi le plus fort de la république est la situation de ses finances.
 
Le départ
Gioberti semble alors se désintéresser des événements pour se préoccuper de la mise au point et de l’édition d’un important ouvrage sur l’influence des Jésuites sur la politique contemporaine, l’Apologia del Gesuita Moderno [57].
Sans doute alors songe-t-il à rentrer à Turin. Les élections législatives du 27 avril sont peut-être une bonne occasion, d’autant que sa popularité est immense. Mais là encore il refuse la proposition de soutien du comité électoral de la cinquième circonscription de Turin. Mais finalement il est tout de même élu en même temps par le troisième collège de Turin et le troisième collège de Gênes[58].
Gioberti quitte Paris le 29 avril. Il fait alors une tournée triomphale dans plusieurs régions et n’arrive à Turin qu’à la fin du mois de juillet[59]. Après bien des hésitations Gioberti entre dans la politique active. Il sera président de la Chambre des députés du 8 mai au 30 décembre 1848, ministre de l’Instruction publique et Président du Conseil. Il est nommé à ce poste le16 décembre 1848. Des difficultés avec l’aile gauche de sa coalition l’obligent à démissionner le 21 février 1849. Victor-Emmanuel II le nomme alors ambassadeur extraordinaire à Paris. Il reprend contact avec ses relations ministérielles et tente en vain d'obtenir une intervention de la république française en faveur de l'Unité italienne. Il renonce très vite à cette mission mais reste à Paris. Il y décède le 26 octobre 1851.


[1] Ricordi biografici e carteggio di Vincenzo Gioberti, raccolti per cura di Giuseppe Massari, vol. 3, Torino, 1862, pp. 4-74. L’étude porte sur les 46 lettres écrites par Gioberti du 1er janvier au 29 avril 1848. Elles sont adressées à 12 correspondants, tous italiens à une exception près. Les références à ce recueil sont mentionnées Carteggio, op.cit.

[2] Il n’y a pas dans l’ensemble épistolaire étudié ici de lettres concernant la Toscane. La concession d’une constitution par Léopold II le 17 février 1848 n’est pas commentée par Gioberti.

[3] Carteggio, op.cit., p. 8.

[4] Pier Dionigi Pinelli, 1804-1852, piémontais, avocat, spécialiste de la réforme agricole, élu député à la Chambre subalpine le 27 avril 1848, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement Alfieri, Enciclopedia Treccani.

[5] Carteggio, op.cit., p. 10.

[6] Antonio Montanari, 1811-1898, professeur d’histoire à Bologne. Son enseignement est marqué par le libéralisme politique bolonais. Sa correspondance avec Gioberti porte beaucoup sur les rapports entre politique et religion. Montanari sera élu député à la première assemblée de l’Etat pontifical. Il deviendra ministre du Commerce. Après la révolution romaine, il suivra le pape à Gaète, Enciclopedia Treccani.  

[7] Carteggio, op.cit., p. 11.

[8] Carteggio, op.cit., p. 13.

[9] Pietro De Rossi di Santarosa, 1805-1850, un des fondateurs du journal Il Risorgimento en 1847, ami de Cavour, ministre des travaux publics dans le gouvernement Alfieri, Enciclopedia Treccani.

[10] Carteggio, op.cit. p. 48.

[11] Carteggio, op.cit., p.31.

[12] Carteggio, op.cit., p. 31.

[13] Abbé Giuseppe Gando, génois, 1816-1880, poète en italien et en latin.

[14] Carteggio, op.cit., p. 58.

[15] Carteggio, op.cit., p.34.

[16] Ferdinand II annonce un statut de 29 janvier et le promulgue le 11 février.

[17]Carteggio, op.cit., p. 35.

[18] Giuseppe Massari, né à Tarente en 1821, mort à Rome en1884. Exilé à Paris en 1839 où il entretient d’étroites relations avec Gioberti. Il retourne en Italie en 1843 et est arrêté à Milan. Expulsé il revient en Toscane en 1847 ; il collabore alors au journal La Patria et est élu au Parlement napolitain en 1848. Entre 1860 et 1862 il rassemble les écrits et la correspondance de Gioberti, Enciclopedia Treccani. Et web.

[19] Carteggio, op.cit., p. 45.

[20] 1800-1872. Médecin napolitain. Il a écrit plusieurs ouvrages d’histoire de la médecine. Il s’intéresse à la politique sanitaire. Il s’engage en politique entre 1830 et 1848, Enciclopedia Treccani.  

[21] Carteggio, op.cit., p. 48.

[22] Carteggio, op.cit., p. 24.

[23] La guerra del Vespro siciliano, 1843

[24] Carteggio, op.cit., p. 47.

[25] Cesare Balbo est nommé président du Conseil le 18 mars.

[26] Carteggio, op.cit., p. 55.

[27] Lorenzo Valerio, 1810- 1865.Dirige le quotidien La Concordia. Elu député à la Chambre subalpine en 1848. Enciclopedia Treccani.  

[28] Carteggio, op.cit., p. 56

[29] Carteggio, op.cit., p. 59.

[30] Carteggio, op.cit., p. 65.

[31] Carteggio, op.cit., p. 65.

[32] Roberto Taparelli d’Azeglio, 1790-1862. Fils de Cesare et frère de Massimo. Acteur des manifestations patriotiques de 1848. Sénateur de Sardaigne en 1848, Enciclopedia Treccani.

[33] Commission du gouvernement provisoire. Il est ainsi ministre des Affaires étrangères de février à mai 1848.

[34] Gioberti habite « 19 Allée d’Antin aux Champs Elysées », entre le pont des Invalides et le Rond-point-des-Champs-Elysées. Le quartier est au milieu du XIXe siècle peu urbanisé. On est loin des quartiers populaires. L’adresse est indiquée sur son papier à lettres.

[35] Carteggio, op.cit., p. 17 et le post-scriptum, p 19.  

[36] Carteggio, op.cit., p. 35. 

[38] Carteggio, op.cit., p. 39.

[39] Extrait de La Patria, n° 180. Disponible sur le web.

[40] Carteggio, op.cit., p. 43.

[41] Carteggio, op.cit., p. 46.

[42] Carteggio, op.cit., p. 47.

[43] Carteggio, op.cit., p. 45.

[44] Carteggio, op.cit., p. 48.

[45] Alexandre Albert Martin dit l’« Ouvrier Albert ». Membre du gouvernement provisoire établi après le 24 février.

[46] Carteggio, op.cit., p. 42.

[47] Adolfo Craven, « anglais, fort estimé attaché à la légation anglaise de Bruxelles », in Rassegna storica del Risogimento. Gioberti l’a sans doute connu pensant son exil à Bruxelles. Web.

[48] A cette époque Foreign Secretary du Gouvernement britannique.

[49] Carteggio, op.cit., p. 54.

[50] La révolte du 13 mars qui provoque le départ de Metternich.

[51] Carteggio, op.cit., p. 56.

[52] Carteggio, op.cit., p. 59.

[53] Carteggio, op.cit., p. 57.

[54] Carteggio, op.cit., p. 70.

[55] Carteggio, op.cit., p. 71

[56] Les élections ont lieu le 23 avril 

[57] Apologia del libro intitolato Il Gesuita moderno con alcune considerazioni intorno al Risorgimento italiano, Bruxelles et Livorno, Meline, Cans e compagna, 1848, 2 vol.

[58] Carteggio, op.cit., p. 74.

[59] Victor Morpurgo, Vincenzo Gioberti. Notice nécrologique, extrait de La Presse, Paris, 1852, p. 8.

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