Notes pour le cours d' Histoire de l'administration du territoire

Michel Bottin

 

 Le préfet de l’an VIII

 Variations sur l’article 3 de la loi de pluviôse

 

 

Publié dans les Actes du Colloque organisé par la Préfecture des Alpes-Maritimes sur le Bicentenaire de la Loi de Pluviôse an VIII, Recherches régionales, Côte d’Azur et contrées limitrophes, n° 156, 2001, pp. 1-7.

 

 

            « Le préfet sera chargé seul de l’administration ». C’est par cette formulation lapidaire que l’article 3 de la loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) définit, trois mois à peine après le coup d’Etat du 18 brumaire, les pouvoirs du préfet dans le département. On ne trouvera pas dans cette loi de catalogue d’attributions ou de savant dosage de compétences entre des pouvoirs locaux et des agents de l’Etat. En quelques mots l’essentiel est dit. Ou presque. Il suffit d’ajouter, ce que fait l’article 28, que le préfet est nommé par le premier consul, chef du gouvernement. Loin du contexte de l’an VIII on mesure mal la profonde nouveauté de l’institution. Elle rompt radicalement avec les pratiques révolutionnaires en vigueur depuis 1789.

            La loi de pluviôse fait en effet exploser les principes de collégialité et d’élection établis depuis le début de la Révolution en matière d’administration du territoire. C’est une révolution dans la Révolution. Ces principes avaient été établis par la loi du 22 décembre 1789 qui mettait en place des assemblées départementales élues chargées de très larges pouvoirs d’administration. Un directoire, élu par l’assemblée, assurait l’exécution dans toutes les parties de l’action administrative en dehors de toute tutelle d’un agent du pouvoir central. L’intendant royal n’avait pas survécu à l’été 1789.

 

 On mesure le caractère radical de la nouveauté de l’an VIII : un agent unique nommé par le gouvernement dirige toute l’administration, du maintien de l’ordre public à l’organisation des services. En dix ans, expériences et troubles politiques ont bousculé les principes originels jusqu’à remettre complètement en question les deux piliers de la nouvelle administration révolutionnaire : l’élection comme mode de choix de tous les administrateurs, la collégialité comme mode de travail.

            La crise fédéraliste de 1793 avait porté les coups les plus décisifs à ce système d’administration du territoire. Celle-ci opposa, au sein de la Convention, les partisans d’une application stricte du principe d’unité et d’indivisibilité du territoire, les Montagnards, aux tenants d’une approche favorable à l’autonomie des départements, les Girondins. La critique montagnarde avait montré implacablement les extrémités auxquelles pouvait conduire l’exercice des pouvoirs d’administration générale par des assemblées de notables élus sans que le pouvoir central dispose des moyens d’intervenir. Ce fédéralisme fut dénoncé et combattu par le second Comité de Salut public, celui de Robespierre, avec la plus extrême sévérité. C’était le crime le plus grave qu’on puisse commettre contre la République puisqu’on divisait la Nation. La confrontation tourna à la guerre civile. Les Montagnards, appuyés par les Sans-Culottes parisiens, prirent le dessus. Les directoires de départements furent supprimés pour crime de fédéralisme.

 L’administration passa aux représentants en mission. La solution était plus politique, voire idéologique, qu’institutionnelle. Elle répondait aux besoins de l’heure, consolider et diffuser la Révolution, faire face à la guerre, intérieure et extérieure.

            Le Directoire opta pour une solution plus institutionnelle ; l’administration dans le département était à nouveau assurée par un directoire élu… mais celui-ci était maintenant flanqué d’un commissaire central nommé par le gouvernement et chargé de veiller à la stricte application des lois. On doit évidemment y voir l’ancêtre direct du préfet. Tiraillé entre la volonté de conserver les principes de la Révolution et les nécessités de l’efficacité, le Directoire n’avait pas choisi. Il restaurait ces administrations départementales et leurs immenses pouvoirs. Pourtant la critique s’amplifiait. Ainsi Boissy d’Anglas, rapporteur du projet de constitution de l’an III, n’hésitait pas à aborder directement la question : « Pourquoi quand l’exécution doit être simple et rapide, organisez-vous des corps délibérants tourmentés du besoin de faire des lois, établissant par leurs arrêtés autant de législations diverses qu’il existe de départements et s’écartant presque toujours et du véritable but de leur institution et de cette unité de principes si nécessaires à tout gouvernement ».

 

La portée de l’article 3

 

            Dès le début du Consulat, les débats du Tribunat sur la loi de pluviôse an VIII souligneront sans ambiguïté la nécessité de changer le mode d’administration du territoire. Il faut, clame le tribun Delpierre « donner à l’action du gouvernement, unité, rigueur et célérité en mettant en jeu la volonté d’un moteur unique dans chaque département ». Personne ne pouvait s’empêcher de penser aux anciens intendants en écoutant de tels propos. Certains le dirent tout haut, tel le tribun Mongez qui n’hésitait pas à souligner les avantages de l’ancienne administration des intendants qui justement, assurait « célérité et uniformité ». Le rapprochement était inévitable.

            Tocqueville, quelque dizaines d’années plus tard, en fera, dans son Ancien Régime et la Révolution, un des éléments de sa célèbre démonstration : la Révolution puis l’Empire poursuivaient l’œuvre de centralisation de l’Ancien Régime. « Ils semblent, dit-il à propos des préfets et des intendants, se donner la main par-dessus le gouffre qui les sépare ». Tocqueville donne du sens à l’histoire mais le raccourci est trop séduisant pour être vrai. La comparaison fait bon marché des spécificités de l’intendance. L’intendant exerçait ses pouvoirs dans le strict cadre d’une lettre de commission définissant son action. S’il était bien nommé par le roi il n’était pas chargé seul de l’administration. Il administrait aux côtés de l’administration ordinaire des officiers royaux et des corps, villes et communautés d’habitants. Le partage était encore plus net dans les pays d’états : le bon intendant était celui qui établissait la meilleure collaboration avec l’assemblée des états de la province.

Le préfet de l’an VIII n’est assurément pas l’héritier de l’intendant. Le chancelier d’Aguesseau dont le père avait été intendant en Languedoc disait qu’ « un intendant placé entre le roi et le peuple doit se regarder comme l’homme de l’un et de l’autre ». Monseigneur de Boisgelin, archevêque d’Aix, allait encore plus loin dans cette conception dans son discours d’ouverture des Etats de Provence le 31 décembre 1787. Il s’émerveillait des évolutions des dernières années en s’exclamant « l’homme du roi est devenu l’homme de la province ».

 

Le préfet et le ministre

            Le préfet de l’an VIII n’est pas cela. Il n’est pas l’homme du département. Il est l’homme du gouvernement. Il a avec celui-ci une relation exclusive. Chaptal, le célèbre chimiste, ministre d l’intérieur sous le Consulat a très bien exprimé cette position dans son discours devant le Corps législatif le 28 pluviôse an VIII : « Le préfet ne connaît que le ministre, le ministre ne connaît que le préfet. Le préfet ne discute point les ordres qu’on lui transmet. Il les applique ; il en assure et surveille l’exécution ». C’est dans cette simplicité de présentation que l’institution apparaît la plus grandiose. Aucune autre réforme n’exprime mieux l’esprit de l’an VIII, c’est-à-dire à la fois le rejet de l’Ancien Régime, le respect du principe révolutionnaire fondamental d’unité et d’indivisibilité… et une forte dose de réminiscences antiques.

            Le souvenir de Rome plane en effet sur le consulat napoléonien. Au-delà des artifices, il y trouve une inspiration originale. Comme d’autres créations de la période, l’institution préfectorale en porte la marque. Tous ces protagonistes de l’an VIII connaissaient assez Tite Live pour savoir comment la République romaine avait brisé l’indépendance des cités italiennes jalouses de leurs autonomies : Rome avait envoyé des praefecti nommés par le prêteur urbain. Porté par la gloire de Rome le terme légitimait à lui seul l’institution. Il en portait même implicitement la meilleure définition : le praefectus c’est celui qui remplace une autorité administrative ou politique, celui qui en tient lieu : c’est un représentant effectif. L’Ancien régime n’en offrait pas d’exemple précis : le gouverneur du XVIe siècle s’était comporté en vice-roi et il avait fallu en briser la puissance ; son successeur des XVIIe et XVIIIe siècles ne représentait plus que la majesté royale et était dépourvu de pouvoirs d’administration. Quant à l’intendant il administre dans le cadre de sa commission ; il ne représente pas.

 

            Le législateur de l’an VIII ne voulait ni intendant ni gouverneur, ni délégué ni lieutenant ; il mettait en place un préfet, c’est-à-dire un agent qui exprime par une sorte d’ubiquité administrative la volonté de celui qu’il remplace. C’est ce que voulait dire Napoléon, alors exilé à Sainte Hélène, lorsqu’il qualifia le préfet de « Napoléon au petit pied ». On s’est beaucoup mépris sur le sens de la formule. On a cru que l’empereur voulait dire qu’ils étaient des sortes de vice empereurs. Non, il signifiait par là que le préfet était Napoléon dans le département. Il est le gouvernement en action dans le département. C’est pour cette raison que leur action ne saurait exprimer autre chose que ce qui a été décidé et qu’en cas d’urgence il leur revient de décider comme le gouvernement l’aurait fait. Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur en l’an VIII et véritable « père des préfets » avait, dès la mise en place de l’institution, exprimé ainsi ce qui en constitue l’essence : « Toute idée d’administration et d’ensemble serait détruite si chaque préfet prenait pour règle de conduite son opinion personnelle sur une loi ou sur un acte du gouvernement ». Le sens de la citation a été obscurci par une foule de commentaires, tous marqués par la problématique de la centralisation et trop connotés par ce débat tardif qui ne prend corps qu’à la fin du XIXe siècle. Il ne traduit pas l’esprit de l’an VIII. Le législateur de l’an VIII ne voulait pas centraliser au sens parisien ou provincial du terme, tout ramener au centre, il voulait appliquer le principe d’unité et d’indivisibilité, tout simplement. Il n’y avait en France ni centre ni périphérie. Ou plutôt le centre était partout.

 

            Le choix des premiers préfets fut à la hauteur des ambitions institutionnelles. C’est Lucien Bonaparte, au cours de son passage au ministère d l’Intérieur, qui présida au choix, aidé de Lebrun et de Cambacérès. Toutes les facettes de la Révolution étaient représentées, de l’Assemblée Constituante aux conseils du Directoire en passant par la Convention. D’anciens terroristes côtoyaient quelques nobles ralliés, si possible régicides. Le choix s’appuyait davantage sur la compétence et la fidélité que sur l’appartenance politique. En ce sens l’an VIII quitte les ornières du Directoire. Enfin, le choix portait sur des hommes indépendants, libres de toute attache dans le département qu’ils avaient à administrer. Et libres de toute attache politique. Napoléon avait eu l’audace de demander à ces hommes faits par la Révolution d’être « non les hommes de la Révolution mais ceux du gouvernement ».

 

Le préfet et les chefs de services dans le département

            « Le préfet sera chargé seul de l’administration dans le département » ; la clarté de la proclamation cachait cependant trois séries d’ambiguïtés : sur le rôle des conseils établis par la loi de l’an VIII autour du préfet ; sur la position des maires et sous-préfets établis par la même loi ; sur la place des chefs des services extérieurs en poste dans le département. Ce dernier point est assurément le plus sensible.  « Le préfet ne connaît que le ministre » affirmait Chaptal. Mais quel ministre ? La réponse est difficile tant l’architecture gouvernementale du régime napoléonien est complexe : les ministres côtoient dans les conseils des directeurs puissants, quasi-ministres, des conseillers d’Etat presque ministres, sans parler des grands dignitaires, plus que ministres. Où est l’interlocuteur naturel du préfet ? Et qui peut empêcher tel ministre voire tel directeur général d’intervenir auprès d’un préfet ou de soutenir son directeur départemental contre le préfet ? La formulation de l’article 3 est assurément trop concise pour être vraiment claire. Elle appelle le commentaire et ouvre la porte à toutes les interprétations jurisprudentielles. Lagarde, un ancien préfet, rédacteur de l’article « Préfet » dans le Répertoire de Jurisprudence de Merlin édité en 1812, pouvait ainsi, après quelques années d’application, se montrer à juste titre plus circonspect. Il évitait tout simplement d’aborder la question des attributions pour ne pas avoir à présenter « un code complet d’administration »… que personne au demeurant ne réclamait !

            On voit mal en effet le pouvoir exécutif renaissant et triomphant de l’an VIII se lier les mains par une codification minutieuse. Dire que « le préfet sera chargé seul de l’administration » revient à concentrer dans ses mains toute l’autorité publique, quelle que soit la matière et quelles que soient les modalités : administrer est ainsi un pouvoir positif et négatif ; il permet de faire et d’empêcher de faire. Le préfet est à la fois un gestionnaire du bien public et un gardien de l’ordre public. Le législateur n’a pas jugé utile d’entrer dans ces distinctions. Par contre il a tenu à rassurer tous ceux qui pouvaient déplorer le recul des assemblées locales élues, départementales en particulier. Il introduit cette subtile distinction, bien dans l’esprit de l’époque, entre l’ « administration active », celles des maires, sous-préfets, préfets et ministres, et l’ « administration passive », celle des conseils locaux, dont en particulier le conseil général. La fausse symétrie est remarquable !

 

            On comprend qu’en l’absence de définition d’attributions des conflits aient pu survenir entre les chefs des services et le préfet. Celui-ci n’avait au demeurant pas vocation à tout administrer… tout simplement parce que la loi ne faisait de lui ni un juge, ni un général, et qu’après la signature du Concordat de 1801 rien n’autorisera le préfet à se comporter en évêque. Ce sont là des lignes de partage tellement naturelles, dans l’esprit de l’an VIII du moins, qu’il apparaît inutile d’insister. On remarquera cependant que même les distinctions les plus évidentes ont été malmenées : en matière judiciaire parce que le préfet a tout de même le pouvoir d’interdire aux tribunaux de connaître des affaires d’administration ; en matière militaire parce que sa compétence s’étend aux questions de ravitaillement et de conscription et qu’à l’occasion l’autorité militaire peut s’en trouver froissée ; pour les affaires religieuses parce que la police du culte peut avoir toutes les apparences d’une immixtion dans le domaine religieux. Les problèmes de partage de compétences se poseront également en matière universitaire après la création de l’Université impériale en 1806 : le préfet n’administrait plus l’Université, c’est-à-dire les lycées et les facultés. Un recteur le remplaçait… ce qui plaçait l’inspecteur d’académie en situation délicate, puisque, subordonné du recteur, il devait travailler en relation avec le préfet pour toutes les affaires concernant l’enseignement élémentaire.

            Tous les chefs de services en poste sur le territoire peuvent ainsi avoir de bonnes raisons d’entrer en conflit avec le préfet, surtout lorsque leur circonscription couvre plusieurs départements. Si l’institution a généralement fonctionné conformément à la loi, de 1800 à 1814, c’est essentiellement grâce à l’unité d’action gouvernementale assurée par Napoléon et surtout à la protection dont a bénéficié l’institution elle-même contre toute dénaturation. Napoléon a protégé ses préfets, contre les chefs de service les plus entreprenants, contre les maires des grandes villes, contre les notables locaux. Il a arbitré les conflits de compétence entre les ministres. C’est en tout cas ainsi qu’on présente traditionnellement la question. Le tableau est certainement un peu retouché. Les historiens, Jean Tulard plus particulièrement, ont jeté depuis quelques années un éclairage plus réaliste sur ces relations entre préfets et gouvernement.

L’approche n’est évidemment pas neutre. Peut-être est-elle même tendancieuse ; L’institution préfectorale est une composante à part entière du mythe napoléonien. On peut penser que la situation des préfets sous l’Empire a été valorisée pour mieux faire ressortir les dégradations postérieures, celle de la Restauration par exemple. Certes Louis XVIII a conservé l’institution contre tous ceux qui réclamaient un rétablissement des cadres provinciaux et des intendants. Le préfet avait fait la preuve de son efficacité et la « royalisation » d’une forte partie du corps préfectoral au cours des dernières années de l’Empire montrait que la royauté restaurée pouvait faire bon ménage avec la création de l’an VIII. Quitte sans doute à la faire évoluer.

 

Les limites de l’article 3

 

            Insensiblement l’institution changea en effet de nature. Le changement apparaissait sur deux plans. En matière politique le préfet devenait, dans le cadre du nouveau régime censitaire un agent électoral, multipliant les visites aux électeurs, gardant un contact étroit avec les éligibles, contestant à l’occasion les choix du gouvernement. Il y a dans Lucien Leuven une scène –elle se passe sous la Monarchie de Juillet- qui montre combien ce travail politique était accaparant. En matière administrative le changement était sans doute moins visible mais plus essentiel : les chefs des services extérieurs s’émancipent, prennent directement leurs ordres auprès de leurs ministres respectifs, obtiennent le pouvoir de décider directement. Le préfet de son côté se sent de moins en moins lié et  agit de plus en plus sans autorisation ministérielle sans autorisation. C’est sous Louis-Philippe que le mouvement prend toute son ampleur. L’an VIII est déjà bien loin.

 

                        La déconcentration des pouvoirs préfectoraux

            Le second régime napoléonien a fait dès le mois de mars 1852, en pleine Seconde République bonapartiste, la critique de cette situation. Quatre mois à peine après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, le décret du 25 mars 1852 met les choses au point. C’est Persigny, ministre de l’Intérieur et ferme défenseur des préfets, qui en est l’instigateur. Il veut restaurer l’institution dans sa pureté originelle. « Considérant, dit le préambule du décret, que depuis la chute de l’Empire des abus et des exagérations de tout genre ont dénaturé le principe de notre centralisation administrative, substituant à l’action prompte des autorités locales les lentes formalités de l’administration centrale ; considérant qu’on peut gouverner de loin mais qu’on n’administre bien que de près ; qu’en conséquence autant il importe de centraliser l’action gouvernementale de l’Etat autant il est nécessaire de décentraliser l’action administrative ». Le passage est connu ; il a servi de base de réflexion a des générations d’étudiants au temps de nos débats contemporains sur la décentralisation. On appréciait particulièrement l’emploi à contre sens du mot décentralisation là où on aurait dû parler de déconcentration. C’était un moyen de montrer qu’en 1852 le concept de décentralisation était encore bien flou.

            Peu importe. Le décret était bien fait pour renforcer le pouvoir des préfets. Il était accompagné d’une liste d’une centaine de matières qui auparavant requéraient l’approbation du ministre concerné et qui étaient désormais de la seule compétence préfectorale. Une autre vague de déconcentrations suivra en 1861, toujours à l’instigation de Persigny. Mais était-ce un retour à l’an VIII ? Evidement non. Persigny prenait en considération les réalités administratives et donnait au préfet des moyens directs d’intervention. Le Second Empire ne restaure pas le Premier. En ce domaine comme dans d’autres, il l’adapte. Ce faisant Persigny définissait la fonction préfectorale sur de nouvelles bases. Etonnant rebond de l’Histoire. En prétendant retrouver la pureté originelle de l’institution, Persigny créait une situation nouvelle, plus proche de l’intendant que du préfet napoléonien. La précision avec laquelle on énumérait les matières déconcentrées peut faire penser aux dispositions des lettres de commission de l’intendant. Et de même que l’intendant devait travailler avec les officiers de l’administration ordinaire, le préfet administrait aux côtés des chefs des services extérieurs et avec leur collaboration.

            N’exagérons pas ! Le préfet était avant tout le chef des services de l’Etat dans le département. C’est sur cette base que sa position fut toujours défendue.

 

                        Les effets de la décentralisation

            Les choses ne sont toutefois pas aussi simples. Les premières avancées, très timides au demeurant, de la décentralisation imposent une approche nouvelle de l’article 3. Dans un tel cadre le préfet n’est plus chargé seul de l’administration dans le département. C’est ce qu’on découvre avec les lois de 1871 sur les compétences des conseils généraux et de 1884 sur l’administration communale. Ces textes étaient les points d’orgue d’une évolution qui avait progressivement fait de ces collectivités territoriales des acteurs de l’administration dans le département. Le préfet paraissait ici retrouver le chemin du pouvoir de tutelle emprunté autrefois par l’intendant pour contrôler l’action des villes et des communautés d’habitants. Nombreux étaient les députés royalistes de l’Assemblée Nationale élue en 1871 qui faisaient un tel rapprochement. Léonce de Lavergne, l’un des leurs, avait dans son étude sur Les assemblées provinciales sous Louis XVI parue en 1864 balisé le chemin.

Il suffisait qu’on accroisse  suffisamment les pouvoirs des communes et des départements pour que le préfet se retrouve dans la situation de l’intendant. Il aurait suffit en particulier qu’on crée un véritable exécutif départemental assurant l’exécution des délibérations du conseil général. Mais l’Assemblée Nationale n’osa pas aller aussi loin et les communes et les départements n’obtinrent que des pouvoirs limités. Le préfet restait en particulier l’exécutif des délibérations du conseil général. A la plus grande satisfaction des Républicains d’ailleurs qui pouvaient craindre qu’un recul du préfet face à des pouvoirs locaux trop décentralisés malmène le principe d’unité et d’indivisibilité de la République. Alphonse Aulard pouvait ainsi toujours considérer quelques années plus tard que les préfets étaient beaucoup plus puissants que les intendants parce qu’ils n’étaient freinés par aucun corps.

 

            Tout ceci reste vrai jusqu’en 1982. Depuis les choses ont bien changé. D’une part le préfet n’est plus l’exécutif départemental, d’autre part les compétences départementales ont été accrues. Peut-on encore dire que le préfet administre seul le département ? La place occupée par les collectivités territoriales dans l’administration du département fait plutôt penser à une collaboration. On est plus près des pratiques administratives en pays d’états avant 1789 que de l’an VIII.

Mais ce n’était pas là la préoccupation du législateur de l’an VIII. Il n’y avait pas, plus, à l’époque de corps intermédiaires. Tous avaient été balayés par la Révolution. Il faut en revenir à la raison profonde qui a conduit le législateur de l’an VIII à affirmer que le préfet administre seul le département. La disposition visait à protéger le préfet contre les services extérieurs de l’Etat. Sur ce point elle est toujours effective.

L’article 3 de la loi du 10 août 1871 proclame que « le préfet est le représentant du pouvoir exécutif dans le département » ; le décret-loi du 5 novembre 1926 le confirme ; la loi du 23 novembre sur les pouvoirs du préfet le répète ; le décret du 17 juin 1950 précise que les préfets assurent la direction générale des fonctionnaires de l’Etat ; le décret du 26 septembre 1953 qui accroît la déconcentration préfectorale ne dit pas les choses autrement, etc. Ces affirmations récurrentes sont autant de corrections apportées aux dérèglements provoqués par une gestion cloisonnée  des services extérieurs dans le département. Sur ce point l’institution préfectorale n’a pas, deux cents ans après, changé de nature.

 

 

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